Texte soigneusement saisi par Jean Shaw, Toronto. Relecture partielle (R. Wooldridge). Saisie subventionnée par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.
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LES OEUVRES MORALES ET MESlees de Plutarque, Traduictes de Grec en François, reveuës et corrigees en plusieurs passages par Maistre Jaques Amiot Conseiller du Roy et grand Aumosnier de France. DIVISEES EN DEUX TOMES, ET ENRICHIES en ceste edition de Annotations en marge, avec deux Indices. Le premier des traités, Le second des choses memorables mentionnees esdites Oeuvres. A PARIS, Chez Barthelemy Macé, au mont S. Hilaire à l'Escu de Bretaigne. M.D.LXXXVII. Avec Privilege du Roy.
SI vous prenez plaisir à porter Sceptres, et à
seoir en Thrones royaux, dit Salomon, aimez la sapience, afin que
vous regniez eternellement: aimez la lumiere de sapience, vous qui
commandez aux peuples. C'est une belle instruction, Sire, et un sage
advertissement pour ceux à qui Dieu a mis en main les resnes
du gouvernement de ce monde, leur estant addressé par un Roy,
auquel Dieu donna jadis tant de sagesse, que jamais auparavant n'en
avoit esté de semblable, ny jamais plus, dit l'Escriture,
n'en sera de pareil. Car certainement sapience est provision
necessaire à ceux qui veulent regner, sans laquelle les Roys,
quelques grands, quelques riches et puissans qu'ils soyent, ne sont
pas munis de ce qu'il leur faut, pour exercer dignement et maintenir
seurement leur estat, et avec laquelle ils ont moyen d'estre
honorez, et heureux en ce monde temporellement, et glorieux en
l'autre eternellement, eux et ceux qui ont à vivre soubs leur
obeissance, suivant ce que dit la mesme sapience. «Le sage Roy
est l'establissement, l'appuy et asseuré fondement de son
peuple.» A quoy se rapporte aussi naïfvement, ainsi que
toute verité s'accorde à toute verité, le dire
de Platon, Que les Royaumes seront heureux quand les Philosophes
regneront, ou que les Roys philosopheront, c'est à dire,
quand ils feront profession d'aimer la sapience: propos
veritablement memorable, digne d'estre souvent recordé et
profondement engravé és coeurs des Monarques et Roys,
d'autant qu'en ce poinct-là principalement, à le bien
prendre, gist et consiste la grandeur auguste de la Majesté
Royale, et que c'est enquoy les Roys approchent plus pres, et
ressemblent mieux à la divinité, de pouvoir beatifier
et rendre heureux, non une ville seulement, ou un païs
particulier, ains tout un monde, par maniere de dire, selon
l'estendue de leur Empire, n'ayant la hautesse de leur estat rien de
meilleur que de vouloir, ny de plus grand que de pouvoir bien faire
à une multitude innumerable de toutes sortes d'hommes. Or y
ayant en nostre ame deux principales puissances necessairement
concurrentes à toute louable et vertueuse action,
l'entendement et la volonté, l'un pour comprendre ce qu'il
faut faire, et l'autre pour l'executer, sapience est la perfection
de toutes les deux, qui enlumine, sublime et affine le discours de
la raison par la cognoissance des choses, pour sçavoir
discerner le vray du faux, le bien du mal, et le droit du tort, afin
de pouvoir bien juger: et qui rectifie, reigle et conduit la
volonté pour luy faire aymer, elire et pourchasser l'un,
hair, fuir, et eviter l'autre. Ces deux perfections certainement
sont graces singulieres de Dieu, et dons speciaux du sainct Esprit,
mais plus necessaire celle de la volonté, qui n'est autre
chose que la crainte de Dieu, et conscience craintive, et tremblante
de peur de l'offenser, tant et si souvent recommandee par toute la
saincte escriture, que en plusieurs passages elle est honnoree du
tiltre et nom venerable de Sapience, <p a2v>disant le bon
Job, «Sapience est la crainte du Seigneur Dieu: et
l'intelligence, se garder de mal faire.» Mais si elle est
requise à toutes sortes de gens qui desirent traverser la
tourmente de ceste vie sans mortel naufrage, beaucoup plus l'est-
elle aux Princes souverains qu'à nuls autres, d'autant que
les inferieurs et subjects, si d'aventure ils choppent quelque fois,
trouvent assez qui les releve: mais les Roys qui ne recognoissent
aucun superieur en ce monde, qui se disent estre par dessus les
loix, et avoir plein pouvoir, puissance absoluë, et
authorité souveraine, s'ils ont enuie de fourvoyer, qui les
redressera? s'ils s'oublient, qui les corrigera? s'ils se laissent
aller à leurs appetits, qui les en retiendra? Estant si
difficile de tenir mesure et garder moyen en licence qui n'est point
limitee, ainsi que tesmoigne ce proverbe ancien,
Celuy auquel ce qu'il veut loit,
Veult tousjours plus que ce qu'il doit.
Certainement il n'y aura rien que celuy qui est terrible, ce dit le
Prophete Royal, qui oste l'esprit et la vie aux Princes, qui
transfere les Couronnes et Royaumes d'une gent à autre, pour
les injustices, abus, et diverses tromperies, ainsi que dit le Sage,
lequel menace effroyablement les mauvais Princes au livre de
Sapience, en ces propres termes: «La puissance et
authorité que vous avez, vous a esté donnée de
Dieu, lequel examinera voz oeuvres, et sondera voz coeurs: et pour
ce qu'estants ministres de son regne vous n'avez pas bien
jugé, vous n'avez pas gardé la loy de Justice, ny
n'avez pas cheminé selon sa volonté, il vous
apparoistra horriblement, et bien tost, par ce qu'il se fera
jugement tresdur de ceux qui commandent: au petit se fera
misericorde, mais les puissants seront tourmentz puissamment.»
C'est la voix de Sapience et de verité, Sire, qui deust
continuellement sonner aux oreilles de tous Princes et Seigneurs,
afin qu'ils se donnassent bien garde de tomber en ce jugement, dont
les peut garentir et preserver ceste heureuse sapience de la crainte
de Dieu. Mais quel moyen y a-il de l'avoir? C'est luy seul qui la
donne liberalement, et ne la plaint à personne qui la luy
demande avec fermeté de vive foy. Et toutesfois encore y a-il
des moyens qui nous aydent et nous disposent à l'obtenir,
comme entre autres la lecture des sainctes Lettres, qui semble estre
l'estude propre d'un Roy Treschrestien, suivant ceste sentence
escripte en la Loy de Moyse: «Apres que le Roy sera assis en
son throsne Royal, il transcrira le livre de ceste loy, dont il
prendra l'original des mains des Prestres Levitiques, l'aura
tousjours aupres de soy, et y lira tous les jours de sa vie, afin
qu'il en apprenne à craindre Dieu son Seigneur, à
garder ses commandements, et les cerimonies contenues en sa
loy.» Plus fructueuse ne plus salutaire estude ne pourroit-il
faire, prouveu qu'il en prenne l'intelligence non du propre sens
d'aucun particulier, mais de la tradition et consentement universel
de l'Eglise. C'est de tels livres proprement que le Prince Chrestien
doit apprendre ceste genereuse et bien-heureuse crainte inspiree de
l'esprit de Dieu, qui luy reigle et dirige sa volonté, la
gardant de se desborder, et vaguer en licence effrenee, luy
enseignant de n'estimer pas que sa volonté absoluë soit
raison et justice, ainsi que le flateur Anaxarchus donnoit jadis
impudemment à entendre au Roy Alexandre le grand, pour luy
faire passer le regret qu'il avoit de l'homicide par luy commis en
la personne de Clytus, disant que Dicé et Themis, c'est
à dire, droict et justice, estoyent les assesseurs et
collateraux de Jupiter, pour signifier et donner à entendre
aux hommes, que tout ce qui est dict ou faict par le Prince est
juste, legitime et droiturier: ains au contraire luy donne à
cognoistre, qu'il doit estre subject à la loy eternelle,
royne des mortels et immortels, comme dit Pindarus, qui est la
droitte raison, verité et justice, propre volonté de
Dieu seul, obeissant à laquelle il fera ne plus ne moins que
la ligne et la reigle, laquelle estant premierement droitte de soy-
mesme, dresse puis apres toutes autres choses qui sont gauches et
tortues, en s'appliquant à elles: par ce que tout ainsi comme
du chef sourdent et se derivent les nerfs, instruments du sentiment
et du mouvement, et par iceux influë l'esprit animal en toutes
les parties du corps humain, sans lequel il ne pourroit exercer
aucune function naturelle de sentir ny de mouvoir: aussi voit-on
ordinairement que par imitation et influence du desir de complaire,
les subjects prennent les moeurs et conditions de leur Roy suivant
ce que dit un poëte,
<p a3r> Communement la subjette province,
Forme ses moeurs au moule de son Prince.
de maniere que s'il fait profession de craindre Dieu, d'estre sage
et vertueux, il achemine par son exemple les principaux de ses
subjects premierement, et puis les autres de main en main, à
devenir semblablement devots envers Dieu, justes envers les hommes,
et consequemment bienheureux: comme au contraire aussi depuis qu'il
est ignorant et vicieux, il espand la contagion du vice et de
l'ignorance par toutes les provinces de son obeissance: ne plus ne
moins qu'il est force que toutes les copies transcriptes d'un
original defectueux ou depravé retiennent les fautes du
premier exemplaire. C'est pourquoy le grand Cyrus, celuy qui premier
establit l'Empire des Perses, souloit dire «qu'il n'appartenoit
à nul de commander s'il n'estoit meilleur que ceux ausquels
il commandoit.» Cela mesmes vouloit aussi monstrer Osiris, qui
fut jadis un sage Roy d'Aegypte, portant pour sa devise le sceptre,
dessus lequel il y avoit un oeil, pour signifier la sapience qui
doit estre en un Roy: n'appartenent pas à un qui forvoye, de
redresser: qui ne voit goutte, de guider: qui ne sçait rien,
d'enseigner: et qui ne veut obeir à la raison, de commander.
Ainsi que font les mal-advisez et pirement conseillez Princes, qui
refusent de recevoir les remonstrances de la raison, comme un
maistre qui leur commande, de peur qu'elle ne leur retrenche ce
qu'ils estiment le principal bien de leur grandeur, en les
assubjettissant à leur devoir, et les gardant de faire tout
ce qui leur plaist: suivant ce que disoit le tyran de Sicile
Dionysius, que le plus doux contentement qu'il recevoit de sa
domination tyrannique estoit que tout ce qu'il vouloit, incontinent
se faisoit. Car ce n'est pas vraye grandeur que de pouvoir tout ce
que l'on veut, mais bien de vouloir tout ce qu'on doit. Telle donc
est la partie de Sapience où les Roys doivent plus estudier,
d'autant que servir à Dieu est regner, et qu'ayans appris
à craindre Dieu, ils sçavent ne craindre rien au
demourant, ains fouler aux pieds et mespriser tous les dangers et
terreurs de ce monde: et au reste pour l'autre partie acquerir leur
sert aussi grandement la cognoissance de l'antiquité, la
lecture des histoires et principalement les livres et discours de la
Philosophie morale, traittant des qualitez louables ou vituperables
és moeurs des hommes, du gouvernement des estats, de
l'origine des Royaumes, comment ils prennent leurs commencements,
qui les fait croistre et les maintient en leur entier, pour quelles
causes ils diminuent, et qui leur apporte finale decadence et totale
ruine. Ce sont les livres que Demetrius Phalerien, grand personnage
et fort estimé en matiere d'estat et de gouvernement,
conseilloit de lire sur tous autres au Roy d'Aegypte Ptolomeus:
«Pour ce, disoit-il, que tu y verras et apprendras beaucoup de
fautes que tu commets en ton gouvernement, lesquelles tes familiers
ne te veulent ou ne t'osent à l'adventure pas dire:» se
trouvant tousjours assez de gens à l'entour des Princes, qui
leur preschent plustost la grandeur de leur pouvoir, que
l'obligation de leur devoir: là où ces maistres muets-
là ne cerchent point à complaire, ains sans flater
representent naifvement, comme dedans un miroir quel est le bon
Prince, quel est l'office d'un vray Roy: comme entre les autres est
le livre de Xenophon qu'il a escrit de la vie de Cyrus, là
où il a avec un gentil pinceau depeint de naifves couleurs
soubs le nom de Cyris, quel seroit un Roy s'il s'en trouvoit au
monde de parfait. Tels livres d'autant qu'ils sont ornez de beau
langage, enrichis d'exemples tirez de toute l'antiquité, et
tissus de l'ingenieuse invention d'hommes sçavants qui ont
visé à plaire ensemble et à profiter, entrent
quelquefois avec plus de plaisir és oreilles delicates des
Princes, que ne fait pas la saincte Escriture, qui pour sa
simplicité, sans aucun ornement de langage, semble commander
plustost imperieusement, que de suader gracieusement. Et pourtant
seroit-il utile aux Princes de divertir quelquefois leur entendement
à la lecture de tels escrits, qui tendent et conduisent
à mesme fin que les livres saincts, c'est à
sçavoir de rendre les hommes vertueux, mais par divers
moyens: ceux là pour la crainte de Dieu qui applique le loyer
au merite, et la peine au demerite: et ceux-cy par la glorieuse
renommee immortelle qu'ils promettent aux Princes vertueux, dont ils
doivent estre plus desireux, que de la conservation de
<p a3v>leur propre vie: et l'infamie perdurable aussi dont
ils menassent les vicieux, de tant plus mesmement que l'on remarque
jusques aux moindres choses, bonnes ou mauvaises qui sont és
moeurs des Princes, par ce que la haultesse de leur estat expose et
met leur vie en la veuë de tout le monde. Si n'est pas l'estude
d'un Roy de s'enfermer seul en une estude, avec force livres, comme
feroit un homme privé, mais bien de tenir tousjours aupres de
luy gents de sçavoir et de vertu, prendre plaisir à en
deviser et conferer souvent avec eulx, mette en avant tels propos
à sa table, et en ses privez passetemps, en ouyr volontiers
lire et discourir: l'accoustumance luy en rend l'exercice peu
à peu si aggreable et si plaisant, qu'il trouve puis apres
tous autres propos fades, bas et indignes de son exaulcement, et si
fait qu'en peu d'annees il devient sans peine bien instruit et
sçavant és choses dont il a plus affaire en son
gouvernement, suivant la sentence de ce commun proverbe des
Grecs,
Les Roys, sçavants deviennent quand ils ont
Tousjours pres d'eux des hommes qui le sont.
Succedez doncques, Sire, à ceste veritablement royale
condition du feu Roy François premier, vostre grandpere,
Prince de tres-auguste memoire, comme vous avez fait à sa
couronne, et à plusieurs autres belles et grandes qualitez,
tant du corps que de l'esprit, d'aimer et approcher de vous les
personnes qui feront profession de lettres à bonnes
enseignes, et qui auront vertu conjointe avec eminent
sçavoir, aimez à discourir avec eux, et y employez
tant de bonnes heures qui se perdent quelquefois inutilement. Car,
nous l'avons veu par le moyen de telle conference et communication
devenu l'un des plus sçavants hommes en toute liberale
science et honneste litterature qui fust de son regne en la France,
et sans contredit le plus eloquent. Ce que nous pouvons
raisonnablement avec le temps esperer et nous promettre de vous sur
les arres de la cognoissance de plusieurs belles choses que vous
avez ja acquises, et mesmement sur le livre que vous mettez
presentement par escrit en beaux et bons termes touchant l'art de la
venerie. Or ayant eu ce grand heur que d'estre mis aupres de vous
dés vostre premiere enfance, que vous n'aviez gueres que
quatre ans, pour vous acheminer à la cognoissance de Dieu et
des lettres, je me mis à penser quels autheurs anciens
seroient plus idoines et plus propres à vostre estat, pour
vous proposer à lire quand vous seriez venu en aage d'y
pouvoir prendre quelque goust. Et pour ce qu'il me sembla qu'apres
les sainctes Lettres la plus belle et la plus digne lecture que l'on
sçauroit presenter à un jeune Prince, estoyent les
Vies de Plutarque, je me mis à revoir ce que j'en avois
commencé à traduire en nostre langue par le
commandement du feu grand Roy François, mon premier
bienfaitteur, que Dieu absolve, et parachevay l'oeuvre entier estant
en vostre service il y a environ douze ou treize ans. Et en ayant
esté la traduction assez bien receuë par tout où
la langue Françoyse est entenduë, tant en ce Royaume que
dehors, mesmement endroit vous qui depuis que l'aage et l'usage vous
eurent apporté la suffisance de lire, et quelque jugement
naturel, ne vouliez lire en autre livre. Cela me donna dés
lors envie de mettre aussi en vostre langue ces autres Oeuvres
morales et philosophiques qui ont peu jusques à nos jours
eschapper à l'envie du temps: estant encore stimulé
à ce faire par un zele d'affection particuliere, pource que
comme l'on tient qu'il fut jadis precepteur de Trajan, le meilleur
des Empereurs qui furent oncques à Rome, aussi Dieu m'avoit
fait la grace de l'avoir esté du premier Roy de la
Chrestienté, que nature a doué d'autant de
bonté que nul de ses predecesseurs: combien que ce fust
entreprise trop hardie, à dire la verité, et presque
temeraire, non seulement pour le peu de suffisance que je recognois
en moy, mais aussi pour l'obscurité du subject en beaucoup de
ses traictez philosophiques, ausquels il n'est pas possible, ou pour
le moins bien difficile, de pouvoir donner grace et lumiere en
nostre langue, et principalement pour la defectuosité,
corruption et depravation miserable qui se trouve presque par tout
le texte original Grec. Toutesfois le desir de faire chose à
quoy vous prinssiez plaisir, et qui fust profitable à vos
subjects en public, m'a tenu en haleine et tellement excité,
qu'à la fin j'en suis venu à bout tellement
<p a4r>quellement, jusques à ce que par quelque bonne
fortune un meilleur et plus entier exemplaire puisse tomber en mes
mains, ou de quelque autre apres moy. Je laisseray juger à la
commune voix de ceux qui voudront prendre la peine de conferer et
examiner ma traduction sur le texte Grec, avec quel succez je m'en
seray acquité: mais bien puis-je dire en verité, que
ç'a esté avec un labeur incroyable, pour suppleer,
remplir ou corriger par conjecture fondee sur le long usage d'avoir
tant et si longuement manié cest autheur par collation de
plusieurs passages respondans l'un à l'autre, et de divers
exemplaires vieux escrits à la main, infinis lieux qui y sont
d'esesperement estropiez et mutilez: ce que nul ne peut estimer,
quel tourment d'esprit et quelle croix d'entendement c'est, qui ne
l'a essayé afin de pouvoir faire sortir l'oeuvre és
mains des hommes, au moins en tel estat, que l'on y peut prendre
quelque plaisir et profit: ce que je pense avoir fait ayant
estudié de le rendre le plus clair qu'il m'a esté
possible, en si profonde obscurité biensouvent, et si
scabreuse et raboteuse asperité presque par tout
ordinairement. Mais si la varieté est delectable, la
beauté aimable, la bonté louable, l'utilité
desirable, la rarité esmerveillable, et la gravité
venerable, je ne sçay point d'autheur profane, qui a tout
prendre ensemble, soit à preferer, non pas à conferer,
aux Oeuvres de Plutarque, mesmement qui les pourroit avoir toutes,
et en leur entier. Au demourant, si j'ay par ceste traduction mienne
aucunement enrichy ou poly vostre langue, honoré vostre
regne, et bien merité de vos subjects, et de tous ceux qui
entendent le langage françois, louange en soit à Dieu
qui m'en a fait la grace: mais l'honneur et le gré du monde
vous en sont deuz, Sire, d'autant que c'est pour vous que je l'ay
entrepris, et à vous seul je le vouë et dedie, avec
l'humble service de tout le reste de ma vie, le faisant sortir en
public, soubs la protection de vostre tresnoble nom, pour en quelque
chose me monstrer recognoissant de tant de biens, de faveurs et
d'honneurs que vous m'avez faits de vostre grace, et me faittes
journellement: et aussi pour tesmoigner à la
posterité, et à ceux qui n'ont pas cest heur de vous
cognoistre familierement, que nostre Seigneur a mis en vous une
singuliere bonté de nature, encline d'elle-mesme à
aimer, honorer et estimer toutes choses vertueuses, mesmement les
lettres, et ceux qui avec vertu ont travaillé de les
acquerir. Qui me fait estimer que si bien le commencement de vostre
regne a esté fort turbulent et calamiteux, le progres en sera
plus heureux, si Dieu plaist, et la fin glorieuse, prouveu que vous
vous affectionniez tousjours de plus en plus à aimer et
pourchasser ceste saincte Sapience discipline des Roys, en la
demandant par chacun jour d'ardente affection à celuy qui
seul la peut donner, disant avec Salomon, «Donne moy la
Sapience qui assiste à ton throsne:» et avec le prophete
royal, «Perce ma chair de ta crainte, afin que je redoute tes
jugements:» demourant tousjours en l'union et obeissance de la
saincte Eglise Catholique, dont vous estes le premier fils, et vous
efforçant de retenir tousjours par tous vertueux et religieux
deportements le tiltre hereditaire de Roy Tres-chrestient que vos
glorieux ancestres vous ont acquis. A tant je finiray la presente
par la devote affectueuse oraison que fait le peuple fidele pour son
bon Roy David, Nostre Seigneur vous vueille exaucer au jour de
tribulation, le nom du Dieu de Jacob vous soit en protection, vous
envoye secours de son sainct mont, et de Sion vous defende: se
souvienne de tous vos sacrifices, et ait pour aggreable vos
offrandes: vous vueille donner ce que vostre cueur desire, et face
ressortir tous vos conseils à bonne fin.
Vostre tres-humble, tres-obeissant et tres-obligé serviteur
et subject Jacques Amyot E. d'Auxerre, vostre grand Aumosnier.
I. Comment il fault nourrir les Enfans. feuillet 1
II. Comment il fault lire les Poëtes. 8
III. Comment il fault ouïr. 24
IIII. De la Vertu morale. 31
V. Du vice et de la vertu. 38
VI. Que la vertu se peut enseigner. 39
VII. Comment on pourra discerner le flateur d'avec l'amy. 39
VIII. Comment il faut refrener la cholere. 55
IX. De la Curiosité. 63
X. Du contentement ou repos de l'esprit. 67
XI. De la mauvaise honte. 76
XII. De l'amitié fraternelle. 81
XIII. Du trop parler. 89
XIIII. De l'avarice et convoitise d'avoir. 97
XV. De l'amour et charité naturelle des peres envers
leurs enfans. 100
XVI. De la pluralité d'amis. 103
XVII. De la Fortune. 105
XVIII. De l'envie et de la haine. 107
XIX. Comment on pourra recevoir utilité de ses ennemis.
109
XX. Comment on pourra appercevoir si lon amende en l'exercice
de la vertu. 113
XXI. De la Superstition. 119
XXII. Du Bannissement. 124
XXIII. Qu'il ne faut point emprunter à usure. 130
XXIIII. Qu'il faut qu'un Philosophe converse avec les Princes.
133
XXV. Qu'il est requis qu'un Prince soit sçavant. 135
XXVI. Que le vice est suffisant pour rendre l'homme
malheureux. 137
XXVII. Comment on se peut louer soy-mesme sans reprehension.
138
XXVIII. Quelles passions sont les pires, celles de l'ame, ou
celles du corps. 144
XXIX. Les Preceptes de Mariage. 145
XXX. Le Banquet des sept Sages. 150
XXXI. Instruction pour ceux qui manient affaires d'estat. 161
XXXII. Si l'homme d'aage se doit mesler d'affaires publiques.
178
XXXIII. Les dicts notables des anciens Roys, Princes et grands
Capitaines. 188
XXXIIII. Les dicts notables des Laced@emoniens. 109
XXXV. Les vertueux faicts des femmes. 229
XXXVI. Consolation envoyee à Appollonius sur la mort de
son fils. 242
XXXVII. Consolation envoyee à sa femme, sur la mort de
sa fille. 255
XXXVIII. Pourquoy la Justice divine differe quelque-fois la
punition des malefices. 258
XXXIX. Que les bestes brutes usent de la raison. 269
XL. S'il est loisible de manger chair. Traitté premier.
274
Traitté second. 276
XLI. Que l'on ne sçauroit vivre joyeusement selon
Epicurus. 277
XLII. Si ce mot commun est bien dit, Cache ta vie. 291
XLIII. Les Reigles et preceptes de Santé. 292
<p a5v> XLIIII. De la Fortune des Romains. 301
XLV. De la Fortune ou vertu d'Alexandre. Traitté
premier. 307.
Traitté second. 311
XLVI. D'Isis et d'Osiris. 318
XLVII. Des Oracles qui ont cessé. 335
XLVIII. Que signifie ce mot Ei. 352
Les Traittez du second Tome.
XLIX. Les Propos de Table. 359
L. Les Opinions des Philosophes. 439
LI. Les Demandes des choses Romaines. 460
LII. Les Demandes des choses Grecques. 478
LIII. Collation abregee d'aucunes histoires. 485
LIIII. Les Vies des dix Orateurs. 492
LV. De trois sortes de gouvernement. 503
LVI. Sommaire de la Comparaison d'Aristophanes et de Menander.
504
LVII. Estranges Accidents advenus pour l'amour. 505
LVIII. Quels Animaux sont les plus advisez. 507
LIX. Si les Atheniens ont esté plus excellents en armes
qu'en lettres. 523
LX. Lequel est plus utile, le feu, ou l'eau. 527
LXI. Du premier froid. 538
LXII. Les Causes naturelles. 534
LXIII. Les Questions Platoniques. 539
LXIIII. De la creation de l'Ame. 546
LXV. De la fatale Destinee.
LXVI. Que les Stoïques disent des choses plus estranges
que les Poëtes. 559
LXVII. Les Contredicts des philosophes Stoïques. 560
LXVIII. Des communes Conceptions contre les Stoïques. 573
LXIX. Contre l'Epicurien Colotes. 588
LXX. De l'Amour. 599
LXXI. De la face qui apparoist au rond de la Lune. 613
LXXII. Pourquoy la prophetisse Pythie ne rend plus les oracles
en vers. 627
LXXIII. De l'esprit familier de Socrates. 635
LXXIIII. De la malignité d'Herodote. 648
LXXV. De la Musique. 660
POUR bien traitter de la nourriture des enfans de bonne
maison, et de libre condition, comment, et par quelle discipline on
les pourroit rendre honnestes et bien conditionnez, à
l'adventure vaudra-il mieulx commancer un peu plus hault, à
la generation d'iceux. En premier lieu doncques, je conseillerois
à ceux qui desirent estre peres d'enfans qui puissent un jour
vivre parmy les hommes en honneur, de ne se mesler pas avec femmes
les premieres venuës, j'entens comme avec courtisanes
publiques, ou concubines privees: pour ce que c'est un reproche qui
accompagne l'homme tout le long de sa vie, sans que jamais il le
puisse effacer, quand on luy peut mettre devant le nez, qu'il n'est
pas issu de bon pere et de bonne mere, et est la marque qui plustost
se presente à la langue et à la main de ceux qui le
veulent accuser ou injurier: au moyen dequoy a bien dit sagement le
poëte Euripide,
Quand une fois mal assis a esté
Le fondement de la nativité,
Force est que ceux qui de tels parents sortent,
D'autruy peché la penitence portent.
Parquoy c'est un beau thresor pour pouvoir aller par tout la teste
levee, et parler franchement, que d'estre né de gens de bien:
et en doivent bien faire grand compte ceux qui souhaittent avoir
lignee entierement legitime, où il n'y ait que redire. Car
c'est chose qui ordinairement ravalle et abaisse le coeur aux
hommes, quand ils sentent quelque defectuosité, ou quelque
tare en ceux dont ils ont prins naissance: et dit fort bien le
poëte,
Qui sent son pere ou sa mere coulpable
D'aucune chose à l'homme reprochable,
Cela de coeur bas et petit le rend,
Combien qu'il l'eust de sa nature grand.
Comme au contraire, ceux qui se sentent nez de pere et de mere qui
sont gens de bien, et à qui lon ne peult rien reprocher, en
ont le coeur plus elevé, et en conçoivent plus de
generosité. Auquel propos on dit que Diophantus le fils de
Themistocles disoit souventefois et à plusieurs, que ce qui
luy plaisoit, plaisoit aussi au peuple <p 1v>d'Athenes:
«Car ce que je veux (disoit-il) ma mere le veut: et ce que ma
mere veut, aussi fait Themistocles: et ce qui plaist à
Themistocles, plaist aussi aux Atheniens.» Et en cela fait
aussi grandement à louër la magnanimité des
Laced@emoniens, lesquels condamnerent leur Roy Archidamus en une
somme d'argent, pour l'amende de ce qu'il avoit eu le coeur
d'espouser une femme de petite stature, en y adjoustant la cause
pour laquelle ils le condamneoient: «Pour autant (disoient-ils)
qu'il a pensé de nous engendrer non des Roys, mais des
Roytelets.» A ce premier advertissement est conjoint un autre,
que ceux qui paravant nous ont escrit de semblable matiere n'ont pas
oublié: c'est, «Que ceux qui se veulent approcher de
femmes pour engendrer, le doivent faire ou du tout à jeun,
avant que d'avoir beu vin, ou pour le moins apres en avoir pris bien
sobrement.» Pour ce que ceux qui ont esté engendrez de
peres saouls et yvres deviennent ordinairement yvrongnes, suyvant ce
que Diogenes respondit un jour à un jeune homme
desbauché et desordonné: «Jeune fils mon amy, ton
pere t'a engendré estant yvre.» Cela suffise quant a la
generation des enfans. Au reste, quant à la nourriture, ce
que nous avons accoustumé de dire generalement en tous arts
et toutes sciences, cela se peut encore dire et asseurer de la
vertu: c'est, «Que pour faire un homme parfaittement vertueux,
il faut que trois choses y soient concurrentes, la nature, la
raison, et l'usage.» J'appelle raison la doctrine des
preceptes: et usage, l'exercitation. Le commancement nous vient de
la nature, le progres et accroissement, des preceptes de la raison:
et l'accomplissement, de l'usage et exercitation: et puis la cime de
perfection, de tous les trois ensemble. S'il y a defectuosité
en aucune de ces trois parties, il est force que la vertu soit aussi
en cela defectueuse et diminuee: car la nature sans doctrine et
nourriture est une chose aveugle, la doctrine sans nature est
defectueuse, et l'usage sans les deux premieres est chose
imparfaitte. Ne plus ne moins qu'au labourage, il faut premierement
que la terre soit bonne: secondement, que le laboureur soit homme
entendu: et tiercement, que la semaece soit choisie et elevë:
aussi la nature represente la terre, le maistre qui enseigne
resemble au laboureur, et les enseignements et exemples reviennent
à la semence. Toutes lesquelles parties j'oserois bien pour
certain asseurer avoir esté conjointes ensemble és
ames de ces grands personnages qui sont tant celebrez et renommez
par tout le monde, comme Pythagoras, Socrates, Platon, et autres
semblables qui ont acquis gloire immortelle. Or est bienheureux
celuy-là, et singulierement aimé des Dieux, à
qui le tout est ottroyé ensemble: mais pourtant s'il y a
quelqu'un qui pense, que ceux qui ne sont pas totalement bien nez,
estans secourus par bonne nourriture et exercitation à la
vertu, ne puissent aucunement reparer et recouvrer le defaut de leur
nature: sçache qu'il se trompe et se mesconte de beaucoup, ou
pour mieux dire, de tout en tout: car paresse aneantit et corrompt
la bonté de nature, et diligence de bonne nourriture en
corrige la mauvaistié. Ceux qui sont nonchalans ne peuvent
pas trouver les choses mesmes qui sont faciles: et au contraire, par
soing et vigilance lon vient à bout de trouver les plus
difficiles. Et peut-on comprendre combien le labeur et la diligence
on d'efficace et d'execution, en considerant plusieurs effects qui
se sont en nature: car nous voyons que les gouttes d'eau qui tombent
dessus une roche dure, la creusent: le fer et le cuyvre se sont
usant et consumant par le seul attouchement des mains de l'homme, et
les rouës des charriots et charrettes que lon a courbees
à grand' peine, ne sçauroient plus retourner à
leur premiere droiture, quelque chose que lon y sçeust faire:
comme aussi seroit-il impossible de redresser les bastons tortus que
les joueurs portent en leurs mains dessus les eschaffaux: tellement
que ce qui est contre nature changé par force et labeur,
devient plus fort que ce qui estoit selon nature. Mais ne voit-on
qu'en cela seulement, combien peut le soing et la diligence?
Certainement il y a un nombre <p 2r>infiny d'autres choses,
esquelles on le peut clairement appercevoir. Une bonne terre,
à faute d'estre bien cultivee, devient en friche: et de tant
plus qu'elle est grasse et forte de soy-mesme, de tant plus se
gaste-elle par negligence d'estre bien labouree: au contraire vous
en verrez une autre dure, aspre, et pierreuse plus qu'il ne seroit
de besoing, qui neantmoins, pour estre bien cultivee, porte
incontinent de beau at bon fruict. Qui sont les arbres qui ne
naissent tortus, ou qui ne deviennent steriles et sauvages, si l'on
n'y prend bien garde? à l'opposite aussi, pourveu que lon y
ait l'oeil, et que lon y employe telle sollicitude comme il
appartient, ils deviennent beaux et fertiles. Qui est le corps si
robuste et si fort, qui par oysiveté et delicatesse n'aille
perdant sa force, et ne tombe en mauvaise habitude? et qui est la
complexion si debile et si foible qui par continuation d'exercice et
de travail ne se fortifie à la fin grandement? Y a-il chevaux
au monde, s'ils sont bien domtez et dressez de jeunesse, qui ne
deviennent en fin obeïssans à l'homme pour monter
dessus? au contraire, si lon les laisse sans domter en leurs
premiers ans, ne deviennent-ils pas farouches et revesches pour
toute leur vie, sans que jamais on en puisse tirer service? et de
cela ne se faut-il pas esmerveiller, veu qu'avec soing et diligence
lon apprivoise, et rend-on domestiques les plus sauvages et les plus
cruelles bestes du monde. Pourtant respondit bien le Thessalien,
à qui lon demandoit qui estoient les plus sots et les plus
lourdauts entre les Thessaliens: «Ceux, dit-il, qui ne vont
plus à la guerre.» Quel besoing doncques est-il de
discourir plus longuement sur ce propos? car il est certain, que les
moeurs et conditions sont qualitez qui s'impriment par long traict
de temps: et qui dira que les vertus morales s'acquierent aussi par
accoustumance, à mon advis il ne se fourvoyera point. Parquoy
je feray fin au discours de cest article, en y adjoustant encore un
exemple seulement. Lycurgus, celuy qui establit les loix des
Laced@emoniens, prit un jour deux jeunes chiens nez de mesme pere et
de mesme mere, et les nourrit si diversement qu'il en rendit l'un
gourmand et goulu, ne sçachant faire autre chose que mal: et
l'autre bon à la chasse, et à la queste: puis un jour
que les Laced@emoniens estoient tous assemblez sur la place, en
conseil de ville, il leur parla en ceste maniere: «C'est chose
de tresgrande importance, Seigneurs Laced@emoniens, pour engendrer
la vertu au coeur des hommes, que la nourriture, l'accoustumance, et
la discipline, ainsi comme je vous feray voir et toucher au doigt
tout à ceste heure.» En disant cela, il amena devant
toute l'assistance les deux chiens, leur mettant au devant un plat
de soupe, et un liévre vif: l'un des chiens s'en courut
incontinent apres le liévre, et l'autre se jetta aussi tost
sur le plat de soupe. Les Laced@emoniens n'entendoient point encore
où il vouloit venir, ne que cela vouloit dire, jusques
à ce qu'il leur dit: Ces deux chiens sont nez de mesme pere
et de mesme mere, mais ayans esté nourris diversement, l'un
est devenu gourmand, et l'autre chasseur. Cela doncques suffise
quant à ce poinct de l'accoustumance, et de la
diversité de nourriture. Il ensuit apres de parler touchant
la maniere de les alimenter et nourrir apres qu'ils sont nez. Je dis
doncques, qu'il est besoing que les meres nourrissent de laict leurs
enfans, et qu'elles mesmes leur donnent la mammelle: car elles les
nourriront avec plus d'affection, plus de soing et de diligence,
comme celles qui les aimeront plus du dedans, et comme lon dit en
commun proverbe, dés les tendres ongles: Là où
les nourrisses et gouvernantes n'ont qu'une amour supposee et non
naturelle, comme celles qui aiment pour un loyer mercenaire. La
nature mesme nous monstre que les meres sont tenues d'allaicter et
nourrir elles mesmes ce qu'elles ont enfanté: car à
ceste fin a elle donné à toute sorte de beste qui fait
des petits, la nourriture du laict: et la sage Providence divine a
donné deux tetins à la femme, à fin que si
d'adventure elle vient à faire deux enfans jumeaux, elle ait
deux fontaines de laict <p 2v>pour pouvoir fournir à
les nourrir tous deux. Il y a d'avantage, qu'elles mesmes en auront
plus de charité et plus d'amour envers leurs propres enfans,
et non sans grande raison certes: car le avoir esté nourris
ensemble est comme un lien qui estrainct, ou un tour qui roidit la
bienveuillance: tellement que nous voyons jusques aux bestes brutes,
qu'elles ont regret quand on les separe de celles avec qui elles ont
esté nourries. Ainsi doncques faut-il que les meres propres,
s'il est possible, essayent de nourrir leurs enfans elles mesmes: ou
s'il ne leur est possible, pour aucune imbecillité ou
indisposition de leurs personnes, comme il peut bien advenir: ou
pour ce qu'elles ayent envie d'en porter d'autres: à tout le
moins faut-il avoir l'oeil à choisir les nourrisses et
gouvernantes, non pas prendre les premieres qui se presenteront,
ains les meilleures que faire se pourra, qui soient premierement
Grecques, quant aux moeurs. Car ne plus ne moins qu'il faut
dés la naissance dresser et former les membres des petits
enfans, à fin qu'ils croissent tout droits, et non tortus ne
contrefaicts: aussi faut-il dés le premier commancement
accoustrer et former leurs moeurs, pour ce que ce premier aage est
tendre et apte à recevoir toute sorte d'impression que lon
luy veut bailler, et s'imprime facilement ce que lon veut en leurs
ames pendant qu'elles sont tendres, là où toute chose
dure malaiseement se peut amollir: car tout ainsi que les seaux et
cachets s'impriment aiseement en de la cire molle, aussi se moulent
facilement és esprits des petits enfans toutes choses que lon
leur veut faire apprendre. A raison dequoy, il me semble que Platon
admoneste prudemment les nourrisses, de ne conter pas indifferemment
toutes sortes de fables aux petits enfans, de peur que leurs ames
dés ce commancement ne s'abbreuvent de follie et de mauvaise
opinion: et aussi conseille sagement le poëte Phocyllides,
quand il dit,
Dés que l'homme est en sa premiere enfance,
Monstrer luy faut du bien la cognoissance.
Et si ne faut pas oublier, que les autres jeunes enfans, que lon met
avec eux pour les servir, ou pour estre nourris quand et eux, soient
aussi devant toutes choses bien conditionnez, et puis Grecs de
nation, et qui ayent la langue bien deliee pour bien prononcer: de
peur que s'ils frequentent avec des enfans barbares de langues, ou
vicieux de moeurs, ils ne retiennent quelque tache de leurs vices:
car les vieux proverbes ne parlent pas sans raison quand ils disent,
«Si tu converses avec un boitteux, tu apprendras à
clocher.» Mais quand ils seront arrivez à l'aage de
devoir estre mis soubs la charge de p@edagogues et de gouverneurs,
c'est lors que peres et meres doivent plus avoir l'oeil à
bien regarder, quels seront ceux à la conduitte desquels ils
les commettront, de peur qu'à faute d'y avoir bien prins
garde, ils ne mettent leurs enfans en mains de quelques esclaves
barbares, ou escervellez et volages. Car c'est chose trop hors de
tout propos ce que plusieurs font maintenant en cest endroit, car
s'ils ont quelques bons esclaves, ils en font les uns laboureurs de
leurs terres, les autres patrons de leurs navires, les autres
facteurs, les autres receveurs, les autres banquiers pour manier et
traffiquer leurs deniers: et s'ils en trouvent quelqu'un qui soit
yvrongne, gourmand et inutile à tout bon service, ce sera
celuy auquel ils commettront leurs enfans: là où il
faut qu'un gouverneur soit de nature tel, comme estoit Ph@enix le
gouverneur d'Achilles. Encore y a-il un autre poinct plus grand, et
plus important que tous ceux que nous avons alleguez, c'est qu'il
leur faut cercher et choisir des maistres et des precepteurs qui
soient de bonne vie, où il n'y ait que reprendre, quant
à leurs moeurs, et les plus sçavans et plus
experimentez que lon pourra recouvrer: Car la source et la racine de
toute bonté et toute preudhommie est, avoir esté de
jeunesse bien instruict. Et ne plus ne moins que les bons jardiniers
fichent des paux aupres des jeunes plantes, pour les tenir droittes:
aussi les <p 3r>sages maistres plantent de bons
advertissements et de bons preceptes à l'entour des jeunes
gents, à fin que leurs meurs se dressent à la vertu.
Et au contraire, il y a maintenant des peres qui meriteroient qu'on
leur crachast, par maniere de dire, au visage, lesquels par
ignorance, ou à faute d'experience, commettent leurs enfans
à maistres dignes d'estre reprouvez, et qui à faulses
enseignes font profession de ce qu'ils ne sont pas: et encore la
faute et la mocquerie plus grande qu'il y a en cela, n'est pas quand
ils le font à faute de cognoissance: mais le comble d'erreur
gist en cela, que quelquefois ils cognoissent l'insuffisance, voire
la meschanceté de tels maistres, mieux que ne font ceux qui
les en advertissent, et neantmoins se fient en eux de la nourriture
de leurs enfans: faisans tout ainsi comme si quelqu'un estant
malade, pour gratifier à un sien amy, laissoit le medecin
sçavant qui le pourroit guarir, pour en prendre un qui par
son ignorance le feroit mourir: ou si à l'appetit d'un sien
amy il rejettoit un pilote qu'il sçauroit tresexpert, pour en
choisir un tres-insuffisant. O Jupiter et tous les Dieux, est-il
bien possible qu'un homme aiant le nom de pere aime mieux gratifier
aux prieres de ses amis, que bien faire instituer ses enfans?
N'avoit donques pas l'ancien Crates occasion de dire souvent, que
s'il luy eust esté possible, il eust volontiers monté
au plus haut de la ville, pour crier à pleine teste: «O
hommes, où vous precipitez vous, qui prenez toute la peine
que vous pouvez pour amasser des biens, et ce pendant ne faittes
compte de vos enfans, à qui vous les devez laisser?» A
quoy j'adjousterois volontiers, que ces peres-là font tout
ainsi, que si quelqu'un avoit grand soing de son soulier, et ne se
soucioit point de son pied. Encore y en a il qui sont si avaricieux,
et si peu aimants le bien de leurs enfans, que pour payer moins de
salaire ils leur choisissent des maistres qui ne sont d'aucune
valeur, cerchans ignorance à bon marché: auquel propos
Aristippus se mocqua un jour plaisamment et de bonne grace d'un
semblable pere, qui n'avoit ne sens ny entendement: car comme ce
pere luy demandast, combien il vouloit avoir pour luy instruire et
enseigner son fils, il luy respondit, Cent escus. Cent escus, dit le
pere, ô Hercules, c'est beaucoup: comment? j'en pourrois
achetter un bon esclave de ces cent escus. Il est vray, respondit
Aristippus, et en ce faisant tu auras deux esclaves, ton fils le
premier, et puis celuy que tu auras achetté. Et quel propos
y a-il, que les nourrisses accoustument les enfans à prendre
la viande qu'on leur baille, avec la main droitte: et s'ils la
prennent de la main gauche, qu'elles les en reprennent: et ne donner
point d'ordre qu'ils oyent de bonnes et sages instructions? Mais
aussi qu'en advient-il puis apres à ces bons peres-là,
quand ils ont mal nourry, et pis enseigné leurs enfans? Je le
vous diray. Quand ils sont parvenus à l'aage d'homme, ils ne
veulent point ouïr parler de vivre regleement ny en gens de
bien, ains se ruent en sales, vilaines et serviles voluptez: et lors
tels peres se repentent trop tard à leur grand regret,
d'avoir ainsi passé en nonchaloir la nourriture et
instruction de leurs enfans: mais c'est pour neant, quand il ne sert
plus de rien, et que les fautes que journellement commettent leurs
enfans, les font languir de regret. Car les uns s'accompagnent de
flatteurs et de plaisans poursuyvans de repeuës franches,
hommes maudits et meschans, qui ne servent que de perdre, corrompre
et gaster la jeunesse: les autres achettent à gros deniers
des garçes folles, fieres, sumptueuses et superflues en
despense, qui leur coustent puis apres infiniement à
entretenir: les autres consument tout en despense de bouche: les
autres à jouër aux dez, et à faire masques et
mommeries: aucuns y en a qui se jettent en d'autres vices plus
hardis, faisans l'amour à des femmes mariees, et allans la
nuict pour commettre adulteres, achettans un seul plaisir bien
souvent avec leur mort: là où s'ils eussent
esté nourris par quelque philosophe, ils ne se fussent pas
laissez aller à semblables choses, ains eussent à tout
le moins entendu l'advertissement de Diogenes, lequel disoit en
paroles peu <p 3v>honnestes, mais veritables toutefois:
Entre en un bordeau, à fin que tu cognoisses, que le plaisir
qui ne couste gueres ne differe rien de celuy que lon achette bien
cherement. Je conclurray doncques en somme, et me semble que ma
conclusion à bon droit devra estre plustost estimee un
oracle, que non pas un advertissement, Que le commancement, le
milieu, et la fin, en ceste matiere, gist en la bonne nourriture et
bonne institution: et qu'il n'est rien qui tant serve à la
vertu et à rendre l'homme bien-heureux, comme fait cela. Car
tous autres biens aupres de celuy-là sont petits, et non
dignes d'estre si soigneusement recerchez ny requis. La Noblesse est
belle chose, mais c'est un bien de nos ancestres. Richesse est chose
precieuse, mais qui gist en la puissance de Fortune, qui l'oste bien
souvent à ceux qui la possedoient, et la donne à ceux
qui point ne l'esperoient. C'est un but où tirent les coupe-
bourses, les larrons domestiques, et les calomniateurs: et si y a
des plus meschans hommes du monde qui bien souvent y ont part.
Gloire est bien chose venerable, mais incertaine et muable.
Beauté est bien desirable, mais de peu de duree:
Santé, chose precieuse, mais se change facilement. Force de
corps est bien souhaittable, mais aisee à perdre, ou par
maladie, ou par vieillesse: de maniere que s'il y a quelqu'un qui se
glorifie en la force de son corps, il se deçoit grandement:
car qu'est-ce de la force corporelle de l'homme aupres de celle des
autres animaux, j'entens comme des Elephans, des Taureaux, et des
Lions? Et au contraire, le sçavoir est la seule
qualité divine et immortelle en nous. Car il y a en toute la
nature de l'homme deux parties principales, l'entendement, et la
parole: dont l'entendement est comme le maistre qui commande, et la
parole comme le serviteur qui obeit: mais cest entendement n'est
point esposé à la fortune: il ne se peut oster,
à qui l'a, par calomnie: il ne se peut corrompre par maladie,
ny gaster par vieillesse, pour ce qu'il n'y a que l'entendement seul
qui rajeunisse en vieillissant: et la longueur du temps, qui diminue
toutes choses adjouste tousjours sçavoir à
l'entendement. La guerre, qui comme un torrent entraine et dissipe
toutes choses, ne sçauroit emporter le sçavoir. Et me
semble que Stilpon le Megarien feit une response digne de memoir,
quand Demetrius aiant pris et saccagé la ville de Megare luy
demanda, s'il avoit rien perdu du sien: «Non, dit-il, car la
guerre ne sçauroit piller la vertu.» A laquelle response
s'accorde et se rapporte aussi celle de Socrates, lequel estant
interrogé par Gorgias, ce me semble, quelle opinion il avoir
du grand Roy, s'il l'estimoit pas bien-heureux: «Je ne
sçay, respondit-il, comment il est prouveu de sçavoir
et de vertu.» comme estimant que la vraye felicité
consiste en ces deux choses, non pas és biens caduques de la
fortune. Mais comme je conseille et admoneste les peres, qu'ils
n'ayent rien plus cher, que de bien faire nourrir et instituer en
bonnes meurs et bonnes lettres leurs enfans: aussi di-je, qu'il faut
bien qu'ils ayent l'oeil à ce que ce soit une vraye, pure et
sincere litterature: et au demourant, les esloigner le plus qu'ils
pourront de ceste vanité, de vouloir apparoit devant une
commune, pour ce que plaire à une populace est ordinairement
desplaire aux sages: dequoy Euripide mesmes porte tesmoignage de
verité en ces vers,
Langue je n'ay diserte et affilee
Pour haranguer devant une assemblee:
Mais en petit nombre de mes egaux,
C'est là où plus à deviser je vaux:
Car qui sçait mieux au gré d'un peuple
dire,
Est bien souvent entre sages le pire.
Quant à moy, je voy que ceux qui s'estudient de parler
à l'appetit d'une commune ramassee, sont ou deviennent
ordinairement hommes dissolus, et abandonnez à toutes
sensuelles voluptez: ce qui n'est pas certainement sans apparence de
raison: <p 4r>car si pour plaire aux autres ils mettent
à nonchaloir l'honnesteté, par plus forte raison
oublieront ils tout honneur et tout devoir, pour se donner plaisir
et deduit à eux mesmes, et suivront plus tost les attraits de
leur concupiscence, que l'honnesteté de la temperance. Mais
au reste, qu'enseignerons nous de bon encore aux jeunes enfans, et
à quoy leur conseillerons nous de s'addonner? C'est belle
chose, que ne faire ne dire rien temerairement: et, Comme dit le
Proverbe ancien, Ce qui est beau est difficile aussi. Les oraisons
faittes à l'improuveu sont pleines de grande nonchalance, et
y a beaucoup de legereté: car ceux qui parlent ainsi à
l'estourdie ne sçavent là où il fault
commancer, ny là où ils doivent achever: et ceux qui
s'accoustument à parler ainsi de toutes choses promptement
à la volee, outre les autres fautes qu'ils commettent, ils ne
sçavent garder mesure ny moyen en leur propos, et tombent en
une merveilleuse superfluité de langage: là où
quand on a bien pensé à ce que lon doit dire, on ne
sort jamais hors des bornes de ce qu'il appartient de deduire.
Pericles, ainsi comme nous avons entendu, bien souvent qu'il estoit
expressément appellé par son nom, pour dire son advis
de la matiere qui se presentoit, ne se vouloit pas lever, disant
pour son excuse, «Je n'y ay pas pensé.» Demosthenes
semblablement grand imitateur de ses façons de faire au
gouvernement, plusieurs fois, que le peuple d'Athenes l'appelloit
nommeement pour ouïr son conseil sur quelque affaire, leur
respondoit tout de mesme, «Je ne suis pas preparé.»
Mais on pourroit dire à l'adventure, que cela seroit un conte
fait à plaisir, que lon auroit receu de main en main, sans
aucun tesmoignage certain: luy mesme en l'oraison qu'il feit
alencontre de Midias, nous met devant les yeux l'utilité de
la premeditation: car il y dit en un passage, Je confesse, Seigneurs
Atheniens, et ne veux point dissimuler que je n'aye pris peine et
travaillé à composer ceste harangue, le plus qu'il m'a
esté possible: car je serois bien lasche, si aiant souffert
et souffrant tel outrage, je ne pensois bien soigneusement à
ce que j'en devrois dire pour en avoir la raison. Non que je veuille
de tout poinct condamner la promptitude de parler à
l'improuveu, mais bien l'accoustumance de l'exerciter à tout
propos, et en matiere qui ne le merite pas: car il le fault faire
quelquefois, pourveu que ce soit comme lon use d'une medecine: bien
diray-je cela, que je ne voudrois point que les enfans, avant l'aage
d'homme fait, s'accoustumassent à rien dire sans y avoir
premierement bien pensé: mais apres que lon a bien
fondé la suffisance de parler, alors est-il bien raisonnable,
quand l'occasion se presente, de lascher la bride à la
parole. Car tout ainsi comme ceux qui ont esté longuement
enferrez par les pieds, quand on vient à les deslier, pour
l'accoustumance d'avoir eu si longuement les fers aux pieds, ne
peuvent marcher, ains choppent à tous coups: aussi ceux qui
par long temps ont tenu leur langue serree, si quelquefois il
s'offre matiere de la deslier à l'improuveu, retiennent une
mesme forme et un mesme style de parler: mais de souffrir les enfans
haranguer promptement à l'improuveu, cela les accoustume
à dire un infinité de choses impertinentes et vaines.
Lon dit que quelquefois un mauvais peintre monstra à Apelles
un image qu'il venoit de peindre, en luy disant: «Je la viens
de peindre tout maintenant.» «Encore que tu ne me l'eusses
point dit, respondit Apelles, j'eusse bien cogneu qu'elle a
voirement esté bien tost peinte: et m'esbahy comment tu n'en
as peint beaucoup de telles.» Tout ainsi doncques (pour
retourner à mon propos) comme je conseille d'eviter la
façon de dire theatrale et pompeuse, tenant de la hautesse
tragique: aussi admoneste-je de fuir la trop basse et trop vile
façon de langage, pour ce que celle qui est si fort enflee
surpasse le commun usage de parler: et celle qui est si mince et si
seiche, est par trop craintifve. Et comme il fault que le corps soit
non seulement sain, mais d'avantage en bon point: aussi faut il que
le langage soit non seulement sans vice ne maladie, mais aussi fort
et robuste: pource que lon louë seulement ce qui est seur, mais
on admire <p 4v>ce qui est hardy et adventureux. Et ce que
je dis du parler, autant en pense-je de la disposition du courage:
car je ne voudrois que l'enfant fust presumptueux, ny aussi
estonné, ne par trop craintif: pour ce que l'un se tourne
à la fin en impudence, et l'autre en couardise servile: mais
la maistrise en cela, comme en toutes choses, est de bien
sçavoir tenir le milieu. Et ce pendant que je suis encore sur
le propos de l'institution des enfans aux lettres, avant que passer
outre, je veux dire absoluëment ce qui m'en semble: c'est, que
de ne sçavoir parler que d'une seule chose, à mon
advis, est un grand signe d'ignorance, outre ce qu'à
l'exercer on s'en ennuye facilement, et si pense qu'il est
impossible de tousjours y perseverer: ne plus ne moins que de
chanter tousjours une mesme chanson, on s'en saoule et s'en fasche
bien tost: mais la diversité resjouit et delecte en cela,
comme en toutes autres choses que lon voit, ou que lon oit. Et
pourtant faut-il que l'enfant de bonne maison voye et apprenne de
tous les arts liberaux et sciences humaines, en passant par dessus,
pour en avoir quelque goust seulement: car d'acquerir la perfection
de toutes, il seroit impossible: au demourant qu'il employe son
principal estude en la philosophie: et ceste mienne opinion se peut
mettre bien clairement devant les yeux par une similitude fort
propre: car c'est tout autant comme qui diroit, «Il est bien
honneste d'aller visitant plusieurs villes, mais expedient de
s'arrester et habituer en la meilleure.» Or tout ainsi, disoit
plaisamment le philosophe Bion, que les amoureux de Penelopé,
qui poursuyvoient de l'avoir en mariage, ne pouvans jouir de la
maistresse, se meslerent avec les chambrieres: aussi ceux qui ne
peuvent advenir à la Philosophie, se consument de travail
apres les autres sciences, Qui ne sont d'aucune valeur à
comparaison d'elle. Et pourtant faut-il faire en sorte que la
Philosophie soit comme le sort principal de toute autre estude, et
de tout autre sçavoir. Il y a deux arts que les hommes ont
inventez pour l'entretenement de la santé du corps, c'est
à sçavoir, la medecine, et les exercices de la
personne, dont l'une procure la santé, et l'autre la force,
et la gaillarde disposition: mais la Philosophie est la seule
medecine des infirmitez et maladies de l'ame: car par elle et avec
elle nous cognoissons ce qui est honneste ou deshonneste, ce qui est
juste ou injuste, et generalement ce qui est à fuir ou
à eslire: comme il se faut deporter envers les Dieux, envers
ses pere et mere, envers les vieilles gens, envers les loix, envers
les estrangers, envers ses superieurs, envers ses enfans, envers ses
femmes, et envers ses serviteurs: pour ce qu'il faut adorer les
Dieux, honorer ses parents, reverer les vieilles gens, obeïr
aux loix, ceder aux superieurs, aimer ses amis, estre moderé
avec les femmes, aimer ses enfans, n'outrager point ses serviteurs:
et, ce qui est le principal, ne se monstrer point ny trop esjouy en
prosperité, ny trop triste en adversité: ny dissolu en
voluptez, ny furieux et transporté en cholere. Ce que
j'estime estre les principaux fruicts que lon peut recueillir de la
Philosophie: car se porter genereusement en une prosperité,
c'est acte d'homme: s'y maintenir sans envie, signe de nature douce
et traittable: surmonter les voluptez par raison, de sagesse: et
tenir en bride la cholere, n'est pas oeuvre que toute personne
sçache faire: mais la perfection, à mon jugement, est
en ceux qui peuvent joindre cest estude de la Philosophie avec le
gouvernement de la chose publique: et par ce moyen estre jouyssans
des deux plus grands biens qui puissent estre au monde, de profiter
au public, en s'entremettant des affaires: et à soymesme, se
mettant en toute tranquillité et repos d'esprit par le moyen
de l'estude de Philosophie. Car il y a communément entre les
hommes trois sortes de vie, l'une active, l'autre contemplative, et
la tierce voluptueuse: desquelles ceste derniere estant
dissoluë, serve et esclave des voluptez, est brutale, trop
vile, et trop basse: la contemplative destituee de l'active, est
inutile: et l'active ne communiquent point avec la contemplative,
commet beaucoup de fautes, et n'a point d'ornement: au moyen dequoy,
<p 5r>il faut essayer tant que lon peut de s'entremettre du
gouvernement de la chose publique, et quant et quant vacquer
à l'estude de Philosophie, autant que le temps et les
affaires les pourront permettre. Ainso gouverna jadis Pericles,
ainsi Archytas le Tarentin, ainsi Dion le Syracusain, ainsi
Epaminondas le Thebain, dont l'un et l'autre fut familier et
disciple de Platon. Quant à l'institution doncques des enfans
és lettres, il n'est, à mon advis, ja besoing de
s'estendre à en dire d'advantage: seulement y adjousteray-je,
que c'est chose utile, ou plus tost necessaire, faire diligence de
recueillir les oeuvres et les livres des Sages anciens, prouveu que
ce soit à la façon des laboureurs: car comme les bons
laboureurs font provision des instruments du labourage, non pour
seulement les avoir en leur possession, mais pour en user: aussi
faut-il estimer que les vrais outils de la science sont les livres,
quand on les met en usage, qui est le moyen par lequel on la peut
conserver. Mais aussi ne doit-on pas oublier la diligence de bien
exerciter les corps des enfans, ains en les envoyant aux escholes
des maistres qui font profession de telles dexteritez, les faut
quant et quant addresser aux exercices de la personne: tant pour les
rendre adroits que pour les faire forts, robustes, et dispos: pour
ce que c'est un bon fondement de belle vieillesse, que la bonne
disposition et robuste complexion des corps en jeunesse. Et comme en
temps calme, quand on est sur la mer, on doit faire provision des
choses necessaires à l'encontre de la tourmente: aussi faut-
il en jeunesse se garnir de temperance, sobrieté et
continence, et en faire reserve et munition de bonne heure, pour en
mieux soustenir la vieillesse: vray est qu'il faut tellement
dispenser le travail du corps, que les enfans ne s'en dessechent
point, et ne s'en treuvent puis apres las et recreuz quand on les
voudroit faire vacquer à l'estude des lettres: car comme dit
Platon, le sommeil et la lassitude sont contraires à
apprendre les sciences. Mais cela est peu de chose, je veux venir
à ce qui est de plus grande importance que tout ce que j'ay
dit au paravant: car je dis qu'il faut que l'on exerce les jeunes
enfans aux exercices militaires, comme à lancer le dart,
à tirer de l'arc, et à chasser: pour ce que tous les
biens de ceulx qui sont vaincus en guerre sont exposez en proye aux
vaincueurs, et ne sont propres aux armes et à la guerre les
corps nourris delicatement à l'ombre:
Mais le soudart de seiche corpulence
Aiant acquis d'armes experience,
C'est luy qui rompt des ennemis les rengs,
Et en tous lieux force ses concurrents.
Mais quelqu'un me pourra dire à l'adventure, Tu nous avois
promis de nous donner exemples et preceptes, comment il faut nourrir
les enfans de libre condition, et puis on voit que tu delaisses
l'institution des pauvres et populaires, et ne donnes enseignements
que pour les nobles, et pour les riches seulement. A cela il m'est
bien aisé de respondre: car quant à moy je desirerois,
que ceste mienne instruction peust servir et estre utile à
tous: mais s'il y en a aucuns, à qui par faute de moyens mes
preceptes ne puissent estre profitables, qu'ils en accusent la
fortune, non pas celuy qui leur donne ces advertissements. Au reste
il faut, que les pauvres s'esvertuent, et taschent de faire nourrir
leurs enfans en la meilleur discipline qui soit: et si d'adventure
ils n'y peuvent ateindre, au moins en la meilleure qu'ils pourront.
J'ay bien voulu en passant adjouster ce mot à mon discours,
pour au demourant poursuivre les autres preceptes qui appartiennent
à la droitte instruction des jeunes gens. Je dis doncques
notamment, que lon doit attraire et amener les enfans à faire
leur devoir par bonnes paroles et douces remonstrances, non pas par
coups de verges ny par les battre: pour ce qu'il semble que ceste
voye-là convient plus tost à des esclaves, que non pas
à des personnes libres, pour ce qu'ils s'endurcissent aux
coups, et deviennent comme hebetez, et ont le travail de l'estude
puis apres en horreur, partie <p 5v>pour la douleur des
coups, et partie pour la honte. Les louanges et les blasmes sont
plus utiles aux enfans nez en liberté, que toutes verges ne
tous coups de fouët: l'un pour les tirer à bien faire,
et l'autre pour les retirer de mal: et faut alternativement user
tantost de l'un, tantost de l'autre: et maintenant leur user de
reprehension, maintenant de louange. Car s'ils sont quelque-fois
trop guays, il faut en les tensant leur faire un peu de honte, et
puis tout soudain les remettre en les louant: comme font les bonnes
nourrisses, qui donnent le tetin à leurs petits enfans apres
les avoir fait un peu crier: toutefois il y faut tenir mesure, et se
garder bien de les trop haut-louër, autrement ils presument
d'eux-mesmes, et ne veulent plus travailler depuis que lon les a
louez un peu trop. Au demourant j'ay cogneu des peres, qui pour
avoir trop aimé leurs enfans, les ont en fin haïs.
Qu'est-ce à dire cela? Je l'esclarciray par cest exemple. Je
veux dire, que pour le grand desir qu'ils avoient que leurs enfans
fussent les premiers en toutes choses, ils les contraignoient de
travailler excessivement: de maniere que plians soubs le faix, ils
en tomboient en maladies, ou se faschans d'estre ainsi surchargez,
ne recevoient pas volontiers ce qu'on leur donnoit à
apprendre. Ne plus ne moins que les herbes et les plantes se
nourrissent mieux quand on les arrouse modereement, mais quand on
leur donne trop d'eau, on les noye et suffoque: aussi faut-il donner
aux enfans moyen de reprendre haleine en leurs continuez travaux,
faisant compte, que toute la vie de l'homme est divisee en labeur et
en repos: à raison dequoy nature nous a donné non
seulement le veiller, mais aussi le dormir: et non seulement la
guerre, mais aussi la paix: non seulement la tourmente, mais aussi
le beau temps: et ont esté instituez non seulement les jours
ouvrables, mais aussi les jours de feste. En somme, le repos est
comme la saulse du travail: ce qui se voit non seulement és
choses qui ont sentiment et ame, mais encore en celles qui n'en ont
point: car nous relaschons les cordes des arcs, des lyres, et des
violes, à fin que nous les puissions retendre puis apres: et
brief, le corps s'entretient par repletion et par evacuation, aussi
fait l'esprit par repos et travail. Il y a d'autres peres qui
semblablement sont dignes de grande reprehension, lesquels depuis
qu'une fois ils ont commis leurs enfans à des maistres et
precepteurs, ne daignent pas assister à les voir et ouyr eux
mesmes apprendre quelquefois: en quoy ils faillent bien lourdement,
car au contraire ils deussent eux mesmes esprouver souvent, et de
peu en peu de jours, comment ils profitent, et non pas s'en reposer
et rapporter du tout à la discretion de quelques maistres
mercenaires: car par ceste solicitude les maistres mesmes auront
tant plus grand soing de faire bien apprendre leurs escholiers,
quand ils verront que souvent il leur en faudra rendre compte:
à quoy se peut appliquer le bon mot que dit anciennement un
sage escuyer, «Il n'y a rien qui engraisse tant le cheval, que
l'oeil de son maistre.» Mais sur toutes choses, il faut exercer
et accoustumer la memoire des enfans, pour ce que c'est, par maniere
de dire, le tresor de science: c'est pourquoy les anciens
poëtes ont faint, que Mnemosyné, c'est à dire
Memoire, estoit la mere des Muses, nous voulans donner à
entendre, qu'il n'y a rien qui tant serve à engendrer et
conserver les lettres, et le sçavoir, que fait la memoire:
pourtant la fault-il diligemment et soigneusement exerciter en
toutes sortes, soit que les enfans l'ayent ferme de nature, ou
qu'ils l'ayent foible: car aux uns on corrigera par diligence le
defaux, aux autres on augmentera le bien d'icelle: tellement que
ceux-là en deviendront meilleurs que les autres, et ceux-cy
meilleurs que eux mesmes: car le poëte Hesiode a sagement
dit,
Si tu vas peu avecques peu mettant,
Et plusieurs fois ce peu la repetant:
En peu de jours tu verras cela croistre,
Qui par avant bien petit souloit estre.
<p 6r>D'avantage les peres doivent sçavoir, que ceste
partie memorative de l'ame ne sert pas seulement aux hommes à
apprendre les lettres, mais aussi qu'elle vaut beaucoup aux affaires
du monde: pour ce que la souvenance des choses passees fournit
d'exemples pour prendre conseil à l'advenir. Au surplus il
faut bien prendre garde à destourner les enfans de paroles
sales et deshonnestes: Car la parole, comme disoit Democtitus, est
l'ombre du faict: et les faut duire et accoustumer à estre
gracieux, affables à parler à tout le monde, et
saluër volontiers un chascun: car il n'est rien si digne
d'estre hay, que celuy qui ne veut pas que lon l'abborde, et qui
dedaigne de parler aux gens. Aussi se rendront les enfans plus
amiables à ceux qui converseront autour d'eux, quand ils ne
tiendront pas si roide, qu'ils ne veuillent du tout rien conceder
és disputes et questions qui se pourront esmouvoir entre eux:
car c'est belle chose de sçavoir non seulement vaincre, mais
aussi se laisser vaincre quelquefois, mesmement és choses
où le vaincre est dommageable: car alors la victoire est
veritablement Cadmiene, comme lon dit en commun proverbe, c'est
à dire, elle tourne à perte et dommage au vaincueur:
de quoy j'ay le sage poëte Euripide pour tesmoing en un passage
où il dit,
Quand l'un des deux qui disputent ensemble
Entre en courroux, plus advisé me semble
Celuy qui mieux aime coy s'arrester,
Que de parole ireuse contester.
Au reste ce dequoy plus on doit instruire les jeunes gens, et qui
leur est de non moindre, voire j'ose bien dire de plus grande
consequence, que tout ce que nous avons dit jusques icy: c'est,
qu'ils ne soient delicats ne superflus en chose quelconque, qu'ils
tiennent leur langue, qu'ils maistrisent leur cholere, et qu'ils
ayent leurs mains nettes. Mais voyons particulierement combien
emporte un chacun de ces quatre preceptes, car ils seront plus
faciles à entendre en les mettant devant les yeux par
exemples: comme, pour commancer au dernier, Il y a eu de grands
personnages qui pour s'estre laissez aller à prendre argent
injustement, ont respandu tout l'honneur qu'ils avoient
amassé au demourant de leur vie: comme Gylippus
Laced@emonien, qui pour avoir descousu par dessoubs les sacs pleins
d'argent qu'on luy avoit baillez à porter, fut honteusement
banny de Sparte. Et quant à ne se courroucer du tout point,
c'est bien une vertu singuliere: mais il n'y a que ceux qui sont
parfaittement sages qui le puissent du tout faire, comme estoit
Socrates, lequel aiant esté fort outragé par un jeune
homme insolent et temeraire, jusques à luy donner des coups
de pied, et voyent que ceux qui se trouvoient lors autour de luy
s'en courrouçoient amerement, et en perdoient patience, et
vouloient courir apres: «Comment, leur dit-il, si un asne
m'avoit donné un coup de pied, voudriez vous que je luy en
redonnasse un autre?» toutefois il n'en demoura pas impuny: car
tout le monde luy reprocha tant ceste insolence, et l'appella lon si
souvent et tant, le regibbeur et donneur de coups de pied, que
finablement il s'en pendit et estrangla luy mesme de regret. Et
quand Aristophanes feit jouër la Com@edie qui s'appelle les
Nuës, en laquelle il respand sur Socrates toutes les sortes et
manieres d'injures qu'il est possible, comme quelqu'un des assistans
à l'heure qu'on le farçoit et gaudissoit ainsi, luy
demandast: «Ne te courrouces-tu point Socrates, de te voir
ainsi publiquement blasonner?» «Non certainement,
respondit-il, car il m'est advis, que je suis en ce Theatre, ne plus
ne moins qu'en un grand festin, où lon se gaudit joyeusement
de moy.» Archytas le Tarentin et Platon en feirent tout de
mesme: car l'un estant de retour d'une guerre, où il avoit
esté Capitaine general, trouva ses terres toutes en friche:
et feit appeller son receveur, auquel il dit, «Se je n'estois
en cholere, je te battrois bien.» Et Platon aussi s'estant un
jour courroucé à l'encontre d'un sien esclave meschant
et <p 6v>gourmand, appella le fils de sa soeur Speusippus,
et luy dit, Pren moy ce meschant icy, et me le va fouëtter, car
quant à moy je suis courroucé. Mais quelqu'un me dira
que ce sont choses bien malaisees à faire et à imiter.
Je le sçay bien: toutefois il se faut estudier, à
l'exemple de ces grands personnages-là, d'aller tousjours
retrenchant quelque chose de la trop impatiente et furieuse cholere:
car nous ne sommes pas pour nous egaler ny accomparer à eulx
aux autres sciences et vertus non plus, et neantmoins comme estans
leurs sacristains et leurs porte-torches, en maniere de parler,
ordonnez pour monstrer aux homms les reliques de leur sapience, ne
plus ne moins que si c'estoient des Dieux, nous essayons de les
imiter, et suyvre leurs pas, en tirant de leurs faicts toute
l'instruction qu'il nous est possible. Quant à refrener sa
langue, pour ce que c'est le seul precepte des quatre que j'ay
proposez qui nous reste à discourir, s'il y a aucun qui
estime que ce soit chose petite et legere, il se fourvoye de grande
torse du droict chemin: car c'est une grande sagesse, que se
sçavoir taire en temps et lieu, et qui fait plus à
estimer que parole quelconque: et me semble que pour ceste cause les
anciens ont institué les sainctes cerimonies des mysteres,
à fin qu'estans accoustumez au silence par le moien
d'icelles, nous transportions la crainte apprise au service des
Dieux à la fidelité de taire les secrets des hommes.
Car on ne se repent jamais de s'estre teu, mais bien se repent on
souvent d'avoir parlé: et ce que lon a teu pour un temps, on
le peut bien dire puis apres: mais ce que lon a une fois dit, il est
impossible de jamais plus le reprendre. J'ay souvenance d'avoir ouy
raconter innumerables exemples d'hommes qui par l'intemperance de
leur langue se sont precipitez en infinies calamitez entre lesquels
j'en choisiray un ou deux, pour esclarcir la matiere seulement.
Ptolomeus roy d'Egypte, surnommé Philadelphus, espousa sa
propre soeur Arsinoé, and lors y eut un nommé Sotades
qui luy dit, Tu fiches l'aiguillon en un pertuis qui n'est pas
licite. Pour ceste parole il fut mis en prison, là où
il pourrit de misere par un long temps, et paya la peine deuë
à son importun caquet: et pour avoir pensé faire rire
les autres, il plora luy mesme bien longuement. Autant en feit, et
souffrit aussi presque tout de mesme, un autre nommé
Theocritus, excepté que ce fut beaucoup plus aigrement. Car
comme Alexandre eust escript et commandé aux Grecs, qu'ils
preparassent des robbes de pourpre, pour ce qu'il vouloit à
son retour faire un solennel sacrifice aux Dieux, pour leur rendre
graces de ce qu'ils luy avoient ottroyé la victoire sur les
Barbares. Pour ce commandement les villes de la Grece furent
contraintes de contribuer quelque somme de deniers par teste: et
lors ce Theocritus, «J'ay, dit-il, tousjours esté en
doubte de ce qu'Homere appelloit la mort purpuree, mais à
ceste heure je l'entens bien.» ceste parole luy acquit la haine
et la malveuillance d'Alexandre le grand. Une autre fois pour avoir
par un traict de mocquerie reproché au Roy Antigonus, qu'il
estoit borgne, il le meit en un courroux mortel, qui luy cousta la
vie: car aiant Eutropion maistre cueux du Roy esté
elevé en quelque degré, et en quelque charge à
la guerre, le Roy luy ordonna qu'il allast devers Theocritus pour
luy rendre compte, et le recevoir aussi reciproquement de luy.
Eutropion le luy feit entendre, et alla et vint par plusieurs fois
vers luy pour cest effect, tant qu'à la fin Theocritus luy
dit: «Je voy bien que tu me veulx mettre tout crud sur table,
pour me faire manger à ce Cyclops.» reprochant à
l'un qu'il estoit borgne, et à l'autre qu'il estoit
cuisinier. Et lors Eutropion luy repliqua sur le champ, Ce sera
doncques sans teste: car je te feray payer la peine que merite ceste
tienne langue effrenee, et ce tien langage forcené. comme il
feit, car il alla incontinent rapporter le tout au Roy, qui envoya
aussi tost trencher la teste à Theocritus. Outre les susdits
preceptes, il fauit encore de jeunesse accoustumer les enfans
à une chose qui est tressaincte, c'est, qu'ils dient
tousjours verité, pour ce que le mentir est un vice servil,
digne d'estre de tous hay, et non <p 7r>pardonnable aux
esclaves mesmes, qui ont un peu d'honnesteté. Or quant
à tout ce que j'ay discouru et conseillé par cy
devant, touchant l'honesteté, modestie, et temperance des
jeunes enfans, je l'ay dit franchement et resoluëment, sans en
rien craindre ne douter: mais quant au poinct que je veux toucher
maintenant, je n'en suis pas bien certain, ne bien resolu, ains en
suis comme la balance qui est entre deux fers, et ne panche point
plus d'un costé que d'autre: tellement que je fais grande
doute, si je le doy mettre en avant, ou bien le destourner: mais
pour le moins faut-il prendre la hardiesse de declarer que c'est. La
question est, Si lon doit permettre à ceux qui aiment les
enfans, de converser et hanter avec eux, ou bien les en reculer et
chasser arriere, de sorte qu'ils n'en approchent, ny ne parlent
aucunement à eux. Car quand je considere certains peres
severes et austeres de nature, qui pour la crainte qu'ils ont que
leurs enfans ne soient violez, ne veulent aucunement souffrir, que
ceux qui les aiment parlent en sorte quelconque à eux: je
crains fort d'en establir et introduire la coustume: mais aussi
quand de l'autre costé je viens à me proposer
Socrates, Platon, Xenophon, Aeschines, Cebes, et toute la suitte de
ces grands personnages, qui jadis ont approuvé la
façon d'aimer les enfans, et qui par ce chemin ont
poulsé de jeunes gens à apprendre les sciences, et
à s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et se
former au moule de la vertu, je deviens alors tout autre, et encline
à vouloir imiter et ensuivre ces grands hommes-là,
lesquels ont Euripide pour tesmoing en un passage où il
dit,
Amour n'est pas tousjours celuy du corps,
Un autre y a qui n'appéte rien, fors
L'ame qui soit vestue d'innocence,
De chasteté, justice, et continence.
Aussi ne faut-il pas laisser derriere un passage de Platon,
là où il dit moitie en riant, moitié à
bon esciant, qu'il faut que ceux qui ont fait quelques grandes
prouësses en un jour de battaille, au retour ayent privilege de
baiser tel qu'il leur plaira entre les beaux. Je diray donc, qu'il
faut chasser ceux qui ne desirent que la beauté du corps, et
admettre ceux qui ne cerchent que la beauté des ames: ainsi
faut-il fuïr et defendre les sortes d'amour, qui se prattiquent
à Thebes et en Elide, et ce que lon appelle le ravissement en
Candie, mais bien le faut-il recevoir tel comme il se prattique
à Athenes, et en Laced@emone: toutefois quant à cela,
chacun suyve en ce propos l'opinion qu'il en aura, et ce que bon luy
semblera. Au reste aiant desormais assez discouru touchant
l'honnesteté et bonne nourriture des enfans, je passeray
maintenant à l'aage de l'adolescence, apres que j'auray
seulement dit ce mot, Que j'ay souvent repris et blasmé ceux
qui ont introduit une tresmauvaise coustume de bailler bien des
maistres et gouverneurs aux petits enfans, et puis lascher tout
à un coup la bride à l'impetuosité de
l'adolescence: là où, au contraire, il falloit avoir
plus diligemment l'oeil, et faire plus soigneuse garde d'eux qu'il
ne falloit pas des jeunes enfans: car qui ne sçait que les
fautes de l'enfance sont petites, legeres, et faciles à
rhabiller, comme de n'avoir pas bien obey à leurs maistres,
ou avoir failly à faire ce qu'on leur avoit ordonné:
mais au contraire, les pechez des jeunes gens en leur adolescence,
bien souvent sont enormes et infames, comme une yvrongnerie, une
gourmandise, larcins de l'argent de leurs peres, jeux de dez,
masques et mommeries, amours de filles, adulteres de femmes mariees.
Pourtant estoit-il convenable de contenir et refrener leurs
impetueuses cupiditez par grand soing et grande vigilance: car ceste
fleur d'aage-là ordinairement s'espargne bien peu, et est
fort chatouilleuse et endemenee à prendre tous ses plaisirs,
tellement qu'elle a grand besoing d'une grande et forte bride: et
ceux qui ne tirent à toute force à l'encontre pour la
retenir, ne se donnent de garde, qu'ils laissent à leur
esprit la bride lasche à toute licence de mal faire. C'est
pourquoy il faut que les bons et sages peres, principalement
<p 7v>en cest aage là, facent le guet, et tiennent en
bride leurs jeunes jouvenceaux, en les preschant, en les menassant,
en les priant, en leur remonstrant, en leur conseillant, en leur
promettant, en leur mettant devant les yeux des exemples d'autres,
qui pour avoir ainsi esté debordez et abandonnez à
toutes voluptez se sont abysmez en grandes miseres et griefves
calamitez: et au contraire, d'autres qui pour avoir refrené
leurs concupiscences ont acquis honneur et glorieuse renommee:
«car ce sont comme les deux elements et fondements de la vertu,
l'Espoir de pris, et la Crainte de peine:» pource que
l'esperance les rend plus prompts à entreprendre toutes
choses belles et louables, et la crainte les rend tardifs à
en oser commettre de vilaines et reprochables. Brief il les faut
bien soigneusement divertir de hanter toutes mauvaises compaignies:
autremenmt ils rapporteront tousjours quelque tache de la contagion
de leur meschanceté. C'est ce que Pythagoras commandoit
expressément en ces preceptes @enigmatiques sous paroles
couvertes, lesquels je veux en passant exposer, pour ce qu'ils ne
sont pas de petite efficace pour acquerir vertu: comme quand il
disoit, «Ne gouste point de ceux qui ont la queuë
noire:» c'est autant à dire comme, ne frequente point
avec hommes diffamez et denigrez pour leur meschante vie. «Ne
passe point la balance:» c'est à dire, qu'il faut faire
grand compte de la Justice, et se donner bien garde de la
transgresser. «Ne te sied point sur le boisseau:» c'est
à dire, qu'il faut fuir oisiveté pour se prouvoir des
choses necessaires à la vie de l'homme. «Ne touche pas
à tous en la main:» c'est à dire, ne contracte
pas legerement avec toute personne. «Ne porter pas un anneau
estroit: c'est à dire, qu'il faut vivre une vie libre, et ne
se mettre pas soy-mesme aux ceps. «N'attizer pas le feu avec
l'espee:» c'est à dire n'irriter pas un homme
courroucé: car il n'est pas bon de le faire, ains faut ceder
à ceux qui sont en cholere. «Ne manger pas son
coeur:» c'est à dire, n'offenser pas son ame et son
esprit en le consumant de cures et d'ennuis. «S'abstenir de
febves:» c'est à dire, ne s'entremettre point du
gouvernement de la chose publique, pour ce qu'anciennement on
donnoit les voix avec des febves, et ainsi procedoit-on aux
elections des Magistrats. «Ne jetter pas la viande en un pot
à pisser:» c'est, qu'il ne faut pas mettre un bon propos
en une meschante ame: car la parole est comme la nourriture de
l'ame, laquelle devient pollue par la meschanceté des hommes.
«Ne s'en retourner pas des confins:» c'est à dire
quand on se sent pres de la mort, et que lon est arrivé aux
extremes confins de ceste vie, le porter patiemment, et ne s'en
descourager point. Mais à tant je retourneray à mon
propos. Il faut, comme j'ay dit au paravant, eslongner les enfans de
la compaignie et frequentation des meschans, specialement des
flatteurs. Car je repeteray en cest endroit ce que j'ay dit souvent
ailleurs, et à plusieurs peres: c'est qu'il n'est point de
plus pestilent genre d'hommes, et qui gaste d'avantage ne plus
promptement la jeunesse, que font les flatteurs, lesquels perdent et
les peres et les enfans, rendans la vieillesse des uns, et la
jeunesse des autres miserable, leurs presentans en leurs mauvais
conseils un appast qui est inevitable, c'est la volupté, dont
ils les emorchent. Les peres riches preschent leurs enfans de vivre
sobrement ceux-cy les incitent à yvrongner: ceux-là
les convient à estre chastes, ceux-cy à estre
dissolus: ceux-là à espargner, ceux-cy à
despendre: ceux là, à travailler, ceux cy à
jouër et ne rien faire: disans, qu'est-ce que de nostre vie? ce
n'est qu'un poinct de temps: il faut vivre pendant que lon a le
moyen, et non pas languir. Qu'est-il besoing se soucier des menaces
d'un pere qui n'est qu'un vieil resueur, qui radotte, et a la mort
entre les dents? un de ces matins nous le porterons en terre. Un
autre viendra qui luy amenera quelque garce prise en plein bordeau,
et luy donnera à entendre * qu'elle sera sa femme: Les
autres lisent et luy produira sa femme. pour à quoy
fournir, le jeune homme desrobbera son pere, et ravira en un coup ce
que le bon homme aura espargné de longue main, pour
l'entretenement de sa vieillesse. Brief, c'est une malheureuse
generation. Ils font semblant <p 8r>d'estre amis, et jamais
ne disent une parole franche: ils caressent les riches, et
mesprisent les pauvres. Il semble qu'ils ayent appris l'art de
chanter sur la lyre pour seduire les jeunes gens: ils esclattent
quand ceux qui les nourrissent font semblant de rire: hommes faulx
et supposez, et la bastardise de la vie humaine, qui vivent au
gré des riches, estans nez libres de condition, et se rendans
serfs de volonté: qui pensent qu'on leur fait outrage, s'ils
ne vivent en toute superfluité, et si on ne les nourrit
plantureusement sans rien faire: tellement que les peres qui
voudront faire bien nourrir leurs enfans, doivent necessairement
chasser d'aupres d'eux ces mauvaises bestes-là: et aussi en
faut-il esloigner leurs compaignons d'eschole, s'il y en a aucuns
vicieux, car ceux-là seroient suffisans pour corrompre et
gaster les meilleures natures du monde. Or sont bien les regles que
j'ay jusques icy baillees, toutes bonnes, honestes et utiles: mais
celle que je veux à ceste heure declarer est equitable et
humaine: c'est, que je ne voudrois point que les peres fussent trop
aspres et trop durs à leurs enfans, ains desirerois qu'ils
laissassent aucunefois passer quelque faute à un jeune homme,
se souvenans qu'ils ont autrefois esté jeunes eux-mesmes. Et
tout ainsi que les medecins meslans et destrempans leurs drogues qui
sont ameres avec quelque jus doux, ont trouvé le moyen de
faire passer l'utilité parmy le plaisir: aussi faut-il que
les peres meslent l'aigreur de leurs reprehensions avec la
facilité de clemence: et que tantost ils laschent un petit la
bride aux appetis de leurs enfans, et tantost aussi ils leur serrent
le bouton, et leur tiennent la bride roide, en supportant doucement
et patiemment leurs fautes: ou bien s'ils ne peuvent faire qu'ils ne
s'en courroucent, à tout le moins que leur courroux s'appaise
incontinent. Car il vaut mieux qu'un pere soit prompt à se
courroucer à ses enfans, pourveu qu'il s'appaise aussi
facilement, que tardif à se courroucer, et difficile aussi
à pardonner: car quand un pere est si severe qu'il ne veut
rien oublier, ne jamais se reconcilier, c'est un grand signe qu'il
hait ses enfans: pourtant fait-il bon quelquefois, ne faire pas
semblant de veoir aucunes de leurs fautes, et se servir en cest
endroit de l'ouyë un peu dure et de la veuë trouble
qu'apporte la vieillesse ordinairement: de sorte qu'ils ne facent
pas semblant de voir ce qu'ils voient, ne d'ouïr ce qu'ils
oyent. Nous supportons bien quelques imperfections de nos amis,
trouverons-nous estrange de supporter celles de nos enfans? bien
souvent que nos serviteurs yvrongnent, nous ne voulons pas trop
asprement recercher leur yvrongnerie. Tu as esté quelquesfois
estroit envers ton fils, sois luy aussi quelquefois large à
luy donner. Tu t'es aucunefois courroucé à luy, une
autrefois pardonne luy. Il t'a trompé par l'entremise de
quelqu'un de tes domestiques mesmes, dissimule-le, et maistrise ton
ire. Il aura esté en l'une de tes mestairies, ou il aura pris
et vendu, peut estre, une paire de boeufs: il viendra le matin te
donner le bon jour sentant encore le vin, qu'il aura trop beu avec
ses compaignons le jour de devant, fais semblant de l'ignorer: ou
bien il sentira le perfum, ne luy en dis mot. ce sont les moyens de
domter doucement une jeunesse petillante. Vray est que ceux qui sont
de leur nature sujects aux voluptez charnelles, et ne veulent pas
prester l'oreille quand on les reprend, il les faut marier, pource
que c'est le plus certain arrest, et le meilleur lien que lon
sçauroit bailler à la jeunesse: et quand on est venu
à ce poinct-là, il leur faut cercher femmes qui ne
soient ne trop plus nobles, ne trop plus riches qu'eux: car c'est un
precepte ancien fort sage, Pren la selon toy: pour ce que ceux qui
les prennent beaucoup plus grandes qu'eux, ne se donnent garde
qu'ils se trouvent non marys de leurs femmes, mais esclaves de leurs
biens. J'adjousteray encore quelques petits advertissements, et puis
mettray fin à mes preceptes. Car devant toutes choses il faut
que les peres se gardent bien de commettre aucune faute, ny
d'omettre aucune chose qui appartienne à leur droit, à
fin qu'ils servent de vif exemple à leurs enfans, et qu'eux
regardans à leur vie, comme dedans un clair miroir,
s'abstiennent à leur exemple de <p 8v>faire et de
dire chose qui soit honteuse: car ceux qui reprennent leurs enfans
des fautes qu'ils commettent eux-mesmes, ne s'advisent pas, que
soubs le nom de leurs enfans il se condamnent eux-mesmes: et
generalement tous ceux qui vivent mal ne se laissent pas la
hardiesse d'oser seulement reprendre leurs esclaves, tant s'en faut
qu'ils peussent franchement tanser leurs enfans. Mais, qui pis est,
en vivant mal ils leur servent de maistres et de conseillers de mal
faire: car là où les vieillards sont deshontez, il est
bien force que les jeunes gens soient de tout poinct effrontez:
pourtant faut-il tascher de faire tout ce que le devoir requiert,
pour rendre les enfans sages, à l'imitation de celle nobles
Dame Eurydicé, laquelle estant de nation Esclavonne, et par
maniere de dire triplement barbare, neantmoins pour avoir moyen de
pouvoir instruire elle-mesme ses enfans, prit la peine d'apprendre
les lettres, estant desja bien avant en son aage. L'Epigramme
qu'elle en feit, et qu'elle dedia aux Muses, tesmoigne assez comment
elle estoit bonne mere, et combien elle aimoit cherement ses
enfans:
Eurydicé Hierapolitaine
A de ces vers aux Muses fait estraine
Qui en son coeur luy feirent concevoir
L'honneste amour d'apprendre et de sçavoir:
Si que ja mere, et ses fils hors d'enfance,
Pour acquerir des lettres cognoissance,
Où sont compris des Sages les discours,
Elle donna travail à ses vieux jours.
Or de pouvoir observer toutes les regles et preceptes ensemble, que
nous avons cy dessus declarez, à l'adventure est-ce chose qui
se peult plustost souhaitter, que conseiller: mais d'en imiter et
ensuivre la plus grande partie, encor qu'il y faille de l'heur et de
la prosperité, si est-ce chose dont l'homme par nature peult
bien estre capable, et dequoy il peult bien venir à bout.
CE que le Poëte Philoxenus disoit, qu'entre les chairs
celles estoient plus savoureuses qui estoient les moins chairs: et
entre les poissons, ceux qui estoient les moins poissons: s'il est
vray ou non, Seigneur Marcus Sedatus, laissons-le decider et juger
à ceux qui ont, comme disoit Caton, le palais plus aigu et
plus sensitif que le coeur. Mais que les bien fort jeunes personnes
prennent plus de plaisir, qu'ils obeïssent plus volontiers, et
qu'ils se laissent plus facilement mener aux discours de la
Philosophie, qui tiennent moins du Philosophe, et qui semblent plus
tost estre dits en jouant qu'à bon esciant, c'est chose toute
evidente et notoire: car nous voyons, qu'en lisant non seulement les
fables d'Aesope, et les fictions des Poëtes: mais aussi le
livre de Heraclides intitulé Abaris, et de Lycon
<p 9r>d'Ariston, là où sont les opinions que
les Philosophes tiennent touchant l'ame, meslees parmy des contes
faicts à plaisir, ils sont par maniere de dire ravis d'aise
et de joye. Pourtant faut-il bien avoir l'oeil à ce qu'ils
soient non seulement honnestes és voluptez du boire et du
manger, mais encore plus les accoustumer à user sobrement du
plaisir et de la delectation en ce qu'ils liront ou escouteront,
comme d'une saulse appetissante, pour en tirer et faire mieux
savourer ce qu'il y aura de salutaire et de profit: car les portes
closes d'une ville ne la garderont pas d'estre prise, si elle
reçoit les ennemis par une seule qui soit demouree ouverte:
ny la continence és voluptez des autres sentiments ne
preservera pas un jeune homme d'estre depravé, si par
mesgarde il se laisse aller aux plaisirs de l'ouye: ains d'autant
qu'elle approche plus pres du propre siege de l'entendement et de la
raison, qui est le cerveau: d'autant blesse et gaste elle plus celuy
qui la reçoit, si lon n'en fait bien soigneuse garde. Parquoy
n'estant à l'adventure pas possible ny profitable avec,
interdire de tout point la lecture des poëtes à ceux qui
sont ja de l'aage de tons fils Cleander, et du mien Soclarus,
gardons les, je te prie, bien diligemment, comme ceux qui ont plus
grand besoing de guide et de conduitte en leurs lectures, qu'ils
n'ont pas en leurs alleures. C'est la raison pour laquelle il m'a
semblé, que je te devois envoyer par escrit ce que n'agueres
je discouru touchant les escrits des poëtes, à fin que
tu le lises, et que si tu treuves que les raisons y deduittes ne
soient de moindre efficace et vertu que les pierres que lon appelle
Amethystes, que quelques uns prennent, et se les attachent autour du
col pour se garder d'enyvrer en leurs banquets, où ils
boivent d'autant, tu en faces part et les communiques à ton
Cleander, et en preoccupes son naturel, qui pour n'estre pesant ny
endormy en chose quelconque, ains par tout esveillé, vehement
et vif, en sera de tant plus facile à mener par tels
advertissements:
Au chef du poulpe il y a quelque bien,
Et quelque chose aussi qui ne vault rien.
C'est pour ce que la chair en est plaisante au goust, à qui
la mange, mais elle fait songer de mauvais songes, et imprime en la
fantasie des visions estranges et turbulentes, ainsi comme lon dit:
aussi y a il en la poësie beaucoup de plaisir, et bien de quoy
repaistre et entretenir l'entendement d'un jeune homme de bon
esprit, mais il n'y a pas moins aussi de quoy le troubler et le
faire vaciller, si son ouye n'est guidee et regie par sage conduite.
Car on peult bien dire, non seulement de la terre d'Aegypte, mais
aussi de la poësie,
Drogues y a pesle-mesle à foison,
De medecine, et aussi de poison,
Qu'elle produit à ceux-là qui s'en
servent.
Leans caché est amour gracieux,
Desir, attraict, plaisir delicieux,
Et doux parler, qui bien souvent abuse
Des plus sçavans et des plus fins la ruse.
Car la maniere dont elle trompe ne touche point à ceux qui
sont trop grossiers et trop lourds: ainsi comme respondit un jour
Simonides, quand on luy demanda pourquoy il ne trompoit les
Thessaliens aussi bien comme les autres Grecs: pour ce, dit-il,
qu'ils sont trop sots et trop ignorans pour estre trompez par moy.
Et Gorgias le Leontin souloit dire, que la Trag@edie estoit une
sorte de tromperie, de laquelle celuy qui avoit trompé estoit
plus juste, que celuy qui n'avoit point trompé: et celuy qui
en avoit esté trompé estoit plus sage, que celuy qui
ne l'avoit point esté. Comment ferons nous doncques?
contraindrons nous les jeunes gens de monter sur le brigantin
d'Epicurus, pour passer par devant et fuir la poësie, en leur
plastrant et bouschant les oreilles avec de la cire non fondue, ne
plus ne moins que feit jadis <p 9v>Ulysses à ceux
d'Ithace? ou si plus tost environnans et attachans leur jugement
avec les discours de la vraye raison, pour les engarder qu'ils ne
branlent, et qu'ils n'enclinent par le moyen des allechements du
plaisir, à ce qui leur pourroit nuyre, nous les redresserons
et preserverons? Car Lycurgus le fils du fort Dryas n'eut pas
l'entendement sain ne bon quand il feit par tout son royaume couper
et arracher les vignes, pour autant qu'il voyoit que plusieurs se
troubloient de vin et s'enyvroient: là où il devoit
plus tost en approcher les Nymphes, qui sont les eaux des fonteinse,
et retenir en office un dieu fol et enragé, comme dit Platon,
par un autre sage et sobre: car la meslange de l'eau avec le vin luy
oste la puissance de nuyre, et non pas ensemble la force de
profiter: aussi ne devons nous pas arracher ny destruire la
poësie, qui est une partie des lettres et des muses: Mais
là où les fables et fictions estranges et theatriques
d'icelle, pour la grande et singuliere delectation qu'elles donnent
en les lisant, se voudroient presumptueusement elever, dilater et
estendre jusques à imprimer quelque mauvaise opinion, alors
mettans la main au devant, nous les reprimerons et arresterons: et
là où la grace sera conjointe avec quelque
sçavoir, et la douceur attrayant du langage ne sera point
sans quelque fruict, et quelque utilité, là nous y
introduirons la raison de philosophie, et descouvrirons le profit
qui y sera. Car ainsi comme la Mandragore croissant aupres de la
vigne, et transmettant par infusion sa force naturelle au vin qui en
sort, cause puis apres, à ceux qui en boivent, une plus douce
et plus gracieuse envie de dormir: aussi la Poësie prenant les
raisons et arguments de la philosophie, en les meslant parmy des
fables, en rend la science plus aisee et plus aggreable à
apprendre aux jeunes gens. Au moyen dequoy, ceux qui desirent
à bon escient philosopher, ne doivent pas rejeter les oeuvres
de poësie, mais plus tost cercher à philosopher dedans
les escripts des poëtes, en s'accoustumant à trier et
separer le profit d'avec le plaisir, et l'aimer: autrement, s'il n'y
a de l'utilité, le trouver mauvais, et le rebuter: car aimer
le profit qui en vient, est certes le commancement de bien
apprendre, et comme dit Sophocles,
Qui bien commance en toute chose, il semble
Qu'apres la fin au principe resemble.
En premier lieu doncques, le jeune homme que nous voudrons
introduire à la lecture des Poëtes, nous l'advertirons
qu'il ne doit rien avoir si bien imprimé en son entendement,
ne si à la main, que ce commun dire,
Communément Poëtes sont menteurs.
Et mentent aucunefois volontairement, et aucunefois malgré
eux: volontairement, pour ce que desirans plaire aux oreilles, ce
que la plus part des lisans demandent, ils estiment la verité
plus austere pour le faire, que non pas le mensonge: car la
verité racontant la chose comme de faict elle a esté,
encor que l'issue en soit mal-plaisante, ne laisse pas pourtant de
la dire: mais un conte qui est inventé à plaisir, se
glisse facilement, et se destourne habilement de ce qui ennuye
à ce qui chatouille d'aise et de plaisir: car il n'y a rime,
ny carme, ny langage figuré, ny hautesse de style, ny
translation bien prise, ny douce liaison de paroles bien coulantes,
qui ait tant de grace, ny tant de force d'attraire, et de retenir,
comme a la disposition d'un conte fait à plaisir, bien
entrelassé et bien deduit. Mais ne plus ne moins qu'en la
peinture, la couleur a plus d'efficace pour esmouvoir, que n'a le
simple traict, à cause de je ne sçay quelle
resemblance d'homme qui deçoit nostre jugement: aussi
és poësies, le mensonge meslé avec quelque
verisimilitude, excite plus, et plaist d'avantage, que ne
sçauroit faire tout l'estude que lon sçauroit employer
à composer de beaux carmes, ny à bien polir son
langage, sans meslange de fables et de fictions poëtiques:
d'où vient que l'ancien Socrates, qui toute sa vie avoit fait
grande profession de combattre pour la defense de la verité,
s'estant un jour voulu mettre à la poësie, à
cause de quelques <p 10r>illusions qu'il avoit euës en
songeant, ne se trouva point, à l'essay, propre ny ayant
bonne grace à inventer des menteries: au moyen dequoy il meit
en vers quelques unes des fables d'Aesope, comme ny ayant point de
poësie, là où il n'y a point de menterie. Car il
y a bien des sacrifices où lon ne danse point, et où
lon ne jouë point des fleutes, mais nous ne sçavons
point de poësie, où il n'y ait point de fiction et de
menterie: pour ce que les vers d'Empedocles, les carmes de
Parmenides, le livre de la morsure des bestes venimeuses, et des
remedes de Nicander, et les sentences de Theognis, ce sont oraisons
qui ont emprunté de la poësie la hautesse du style, et
la mesure des syllabes, ne plus ne moins qu'une monture, pour eviter
la bassesse de la prose. Quand donques il y a és compositions
poëtiques quelque chose estrange et fascheuse ditte touchant
les Dieux ou demy-dieux, ou touchant la vertu de quelque excellent
personnage et de grand renom, celuy qui reçoit cela comme une
verité, s'en va gasté et corrompu en son opinion: mais
celuy qui se souvient tousjours, et se rameine devant les yeux les
charmes et illusions, dont la poësie se sert ordinairement
à controuver et inventer des fables, et qui luy peut dire
à tout propos,
O tromperesse estant plus maculee
Que n'est la peau de l'Once tavelee,
pourquoy est-ce qu'en jouant tu fronces tes sourcils, et pourquoy en
me trompant fais-tu semblant de m'enseigner? celuy-là n'en
souffrira jamais rien de mal, ny ne recevra en son entendement
aucune mauvaise impression, ains se reprendra soy-mesme, quand il
aura peur de Neptune, craignant qu'il n'ouvre et ne fende la terre
jusques à descouvrir les enfers, et reprendra aussi Apollo se
courrouceant pour le premier homme du camp des Grecs,
Aegistus qui tua Agamemnon.
Luy qui si haut ses louanges chantoit,
Luy qui propos semblables en contoit,
Qui au festin luy-mesme estoit assis,
C'est celuy seul qui l'a, non autre, occis.
Aussi reprimera-il les larmes d'Achilles trespassé, et
d'Agamemnon aux enfers, qui pour le desir de revivre, et le regret
de ceste vie, tendent leurs foibles et debiles mains: et si
d'adventure il se trouve aucunefois troublé de passions, et
surpris d'enchantement et ensorcellement, il ne feindra point de
dire en soy-mesme,
Retourne t'en vistement sans sejour
Là sus où est la lumiere du jour:
Et retien bien fermement en memoire
Tout ce qui est dedans ceste umbre noir,
Pour le conter cy apres à ta femme.
Homere a dit plaisamment ce mot-là, au lieu de son Odyssee
où il descrit les enfers, comme estant un conte propre
à faire devant les femmes, à cause de la fiction, Ce
sont doncques semblables choses que les Poëtes feignent
volontairement, mais il y en a d'autres en plus grand nombre, qu'ils
ne feignent et ne controuvent pas, ains pour ce qu'ils les pensent
et les croyent eux-mesmes ainsi, ils nous attachent la
faulseté, comme ayant Homere dit de Jupiter,
Deux sorts de mort il meit en la balance,
L'un d'Achilles, l'autre de la vaillance
Du preux Hector, lesquels il soubs-pesa
Par le milieu: mais d'Hector plus pesa
Le sort fatal, tirant sa destinee
Vers la maison aux ombres assignee,
Ainsi Phoebus adonc l'abandonna.
Aeschylus a adjousté à ceste fiction toute une
Trag@edie entiere, laquelle il a intitulee, <p 10v>Le pois
ou la balance des ames: faisant assister à l'un des bassins
de la balance de Jupiter, d'un costé Thetis, et de l'autre
costé l'Aurore, lesquelles prient pour leurs fils qui
combattent: et neantmoins il n'est homme qui ne voye clairement, que
c'est chose feinte, et fable controuvee par Homere, pour donner
plaisir, et apporter esbahissement au lecteur. Mais ce passage,
C'est Jupiter qui meut toute la guerre,
Dont les humains sont travaillez sur terre. Et cestuy-
cy,
Dieu sourdre fait de la guerre achoison
Quand ruiner il veut une maison:
Tous tels propos sont par eux affermez selon la creance et l'opinion
qu'ils ont: en quoy ils sement parmy nous, et nous communiquent
l'erreur et l'ignorance, en laquelle ils sont touchant la nature des
Dieux. Semblablement les estranges merveilles des enfers, et les
descriptions qu'ils en font, esquelles par paroles effroyables ils
nous peignent et impriment des apprehensions et imaginations de
fleuves brulans, de lieux horribles, de tourments espouventables: il
n'y a personne qui n'entende bien qu'il y a bien de la fable et de
la fiction en cela, ne plus ne moins qu'és viandes que lon
ordonne aux malades, il y a quant-et-quant beaucoup de la force des
drogues medicinales. Car ny Homere, ny Pindare, ny Sophocles, n'ont
point escrit ces choses des enfers, pensans qu'elles fussent
ainsi:
Là où les rivieres dormantes
De la nuict aux eaux croupissantes,
Rendent un brouillas infiny
De tenebres en l'air bruny.
Et, Vers le rocher tout blanc sur le rivage
De l'Ocean dresserent leur voyage.
Et, C'est le reflux de l'abysme profond;
Par où lon va des enfers au noir fond.
Et quant à ceux qui redoutent la mort, ou qui la regrettent
et lamentent, comme chose pitoyable, ou la privation de sepulture,
comme chose miserable, en telles paroles,
Ne m'abandonne ainsi sans sepulture,
En t'en allant, sans plorer ma mort dure.
Et, L'ame prenant hors du corps sa volee,
En souspirant aux enfers est allee,
Pour le regret de laisser en douleur,
Avant son temps, de jeunesse la fleur.
Et, Ne me tuez avant que je sois meure,
Me contraignant d'aller faire demeure
Entre les morts, soubs la terre pesante:
La lumiere est à voir trop plus plaisante.
Toutes telles paroles (di-je) sont de personnes passionnees, et ja
prevenues d'erreur d'opinion: pourtant nous esmeuvent et troublent
elles d'avantage, quand elles nous trouvent pleins de la passion et
de la foiblesse de coeur, dont elles procedent. Au moyen dequoy, il
se faut de bonne heure prouveoir et preparer alencontre, ayans
tousjours ceste sentence qui nous sonne aux aureilles, La
poësie ne se soucie pas gueres de dire verité: et si y
a plus, que la verité de telles choses est tres-difficile
à trouver et à comprendre, voire à ceux mesmes
qui ne travaillent à autre besongne, qu'à cercher
l'intelligence et la cognoissance de ce qui est, ainsi comme eux-
mesmes le confessent: auquel propos il servira d'avoir tousjours en
main ces vers d'Empedocles,
Il n'y a oeil d'homme qui le sçeust voir,
Ny de l'ouir aureille n'a pouvoir,
<p 11r> Et n'est esprit humain qui peust estendre
Son pensement jusques à le comprendre.
Et ceux-cy de Xenophanes,
Il ne sera, et n'a oncques esté
Homme qui sçeust avec certaineté
Que c'est des Dieux, ny de tout l'univers,
Dequoy je vais discourant en mes vers.
Semblablement aussi les paroles de Socrates en Platon, s'excusant
avec serment, qu'il ne sçait et n'entend rien de ces choses-
là : car par ce moyen les jeunes hommes adjousteront moins de
foy au dire des poëtes touchant cela, en l'inquisition dequoy
ils verront que les Philosophes mesmes se perdent et s'esblouissent.
Encore arresterons nous d'avantage la creance du jeune homme, que
nous voudrons mettre à la lecture des Poëtes, quand
premier que d'y entrer nous luy figurerons et descrirons, que c'est
de la Poësie: en luy faisant entendre, que c'est un art
d'imiter, et une science respondante à la peinture: et luy
alleguant non seulement ce commun dire que est en la bouche de tout
le monde, Que la Poësie est peinture parlante, et la peinture
une Poësie muette: mais aussi luy enseignant, que quand nous
voyons un lezard bien peint, ou un singe, ou la face d'un Thersites,
nous y prenons plaisir, et le louons à merveilles, non comme
chose belle de soy, ains bien contrefaitte apres le naturel: car ce
qui est laid de soy, ne peut estre beau: mais l'art de bien faire
resembler soit chose belle, ou chose laide, est tousjours estimee:
et au contraire, qui voulant portraire un laid corps feroit une
belle image, ne feroit chose ny bien seante, ny semblable. Il se
trouve des peintres qui prennent plaisir à peindre des choses
estranges et monstrueuses, comme Timomachus, qui peignit en un
tableau, comme Medee tua ses propres enfans: et Theon, comme Orestes
tua sa mere: Parrasius, la fureur et rage simulee d'Ulysses: et
Chaerephanes qui contrefeit des lascifs et impudiques embrassements
d'hommes et de femmes. Esquels arguments, et semblables, par
accoustumance de souvent luy recorder, il faut faire que le jeune
homme entende, que lon ne louë pas le faict en soy, du quel on
voit la representation, mais l'artifice de celuy qui l'a peu si
ingenieusement, et si parfaittement representer au vif. Pareillement
aussi pour ce que la poësie represente quelquefois par
imitation, de meschants actes, des passions mauvaises, et des moeurs
vicieuses et reprochables, il faut que le jeune homme sçache,
que ce que lon admire en cela, et que lon trouve singulier, il ne le
doit pas recevoir comme veritable, ny l'approuver comme bon, ains le
louër seulement comme bien convenable et bien approprié
à la personne, et à la matiere subjette: car tout
ainsi comme il nous fasche et nous desplait quand nous oyons ou le
grongnement d'un pourceau, ou le cry que fait une rouë mal
ointe, ou le sifflement des vents, ou le mugissement de la mer: mais
si quelque bouffon et plaisant le sçait bien contrefaire,
comme Parmeno jadis contrefaisoit le cochon, et un Theodorus les
grandes rouës à puiser de l'eau des puits, nous y
prenons plaisir. Semblablement aussi fuyons nous une personne malade
ou pourrie d'ulceres, comme chose hydeuse à voir, et
neantmoins quand nous venons à voir le Philoctetes
d'Aristophon, et la Jocasta de Silanion, où l'un est descrit,
comme tombant par pieces, et l'autre comme rendant l'esprit, nous en
recevons delectation grande: aussi le jeune homme lisant ce que
Thersites un plaisant, ou Sisyphus un amoureux desbaucheur de
filles, ou Batrachus un maquereau, va disant ou faisant, soit
instruict et adverty de louër l'art et la suffisance de celuy
qui les a bien sçeu naïfvement representer, mais au
demourant de blasmer et detester les actions et conditions qu'il
represente: car il y a grande difference entre representer bien, et
representer chose bonne: pource que le representer bien, c'est
à dire, naïfvement et proprement ainsi qu'il appartient:
or les choses deshonnestes sont propres et convenables aux personnes
<p 11v>deshonnestes. Et comme les souliers du boiteux
Demonides, qui avoit les pieds bots, lesquels ayant perdus, il
prioit aux Dieux qu'ils fussent bons à celuy qui les luy
avoit desrobez, ils estoient bien mauvais de soy, mais bons et
propres pour luy: Aussi ce propos
Si violer la justice et le droict
Il est licite à l'homme en quelque endroict,
C'est pour regner qu'il le se doit permettre,
Au demourant rien de mal ne commettre. Et ceux-cy,
Cerche d'avoir d'homme droict le renom,
Mais les effects et justes oeuvres non:
Ains va faisant tout ce, dont tu verras
Que recevoir du profit tu pourras. Et ceux-cy,
Si ne la prens, je pers tout un talent,
Auquel son doire on dit @equivalent:
Et puis est-il possible que je vive,
Ayant failly à telle lucrative?
Pourray-je bien dormir, apres avoir
Refusé tant d'argent à recevoir?
Mon ame estant hors de ce monde ostee,
N'en sera elle aux enfers tormentee,
Comme ayant trop mauditement mespris
Contre ce sainct talent d'argent non pris?
Ce sont tous meschants propos, et faulx, mais qui conviennent bien
à un Etheocles, à un Ixion, et à un vieillard
usurier. Si doncques nous advertissions les jeunes gents, que les
Poëtes n'escrivent pas telles choses, comme s'ils les louoyent
et les approuvoient, mais que sçachans bien que ce sont
mauvais et meschans langages, il les attribuent aussi à de
mauvaises et meschantes personnes: en ce faisant ils ne recevront
aucunes pernicieuses impressions des poëtes, ains au contraire
la suspicion qu'ils prendront de la personne qui parlera, leur fera
incontinent trouver mauvaise la parole et la sentence, comme estant
faitte ou ditte par une meschante et vicieuse personne. A quoy
servira d'exemple ce que fait Paris en Homere, qui s'enfuyant de la
battaille s'en va coucher dedans le lict avec la belle Helene: car
n'ayant le poëte nulle part ailleurs introduit homme qui aille
de plein jour coucher avec sa femme, il monstre assez clairement,
qu'il juge et repute telle incontinence reprochable et honteuse. En
quoy il faut aussi bien prendre garde, si le poëte mesme en
donne point quelque demonstration, qu'il tienne luy-mesme tels
langages pour mauvais, ainsi comme a fait Menander au prologue de sa
Comedie qu'il appelle Thais:
Muse dy moy qui est cest effrontee,
Belle non moins que fine et assettee,
A ces amants faisant dix mille torts,
Leur demandant, et les chassant dehors,
Ne leur portant à nul affection,
Et leur usant à tous de fiction?
Desquels advertissements Homere entre autres use tressagement: car
il reprent et blasme ordinairement les mauvais propos, avant que de
les faire dire: et au contraire, il louë et recommande les
bons, en ceste maniere,
Lors il luy teint un propos doux et sage. Et ailleurs,
En s'approchant, d'un parler luy usa
Si gracieux, que son ire appaisa.
Et en reprenant le mauvaus avant le coup, il semble qu'il proteste
par maniere de dire, et qu'il denonce que lon s'en donne de garde,
et que lon ne s'y arreste point, non <p 12r>plus qu'à
chose de mauvais et dangereux exemple: comme quand il veut descrire
les grosses paroles que dit Agamemnon au presbtre d'Apollo, abusant
irreveremment de sa dignité, il met devant,
Cela au fils d'Atreus point ne pleut,
Ains de despit que son gros cueur en eut,
Il renvoya le presbtre malement.
Ce malement signifie, qu'il le renvoya traicté
outrageusement, temerairement et superbement, outre toute
honesteté du devoir. Aussi fait il prononcer à
Achilles des paroles outrageuses et temeraires,
Yvrongne aux yeux éhontez comme un chien,
Au coeur de cerf qui de valeur n'a rien.
y adjousant et subjoignant un mesme jugement qu'aux autres,
Achilles dit, de rechef furieux,
Au fils d'Atreus propos injurieux,
N'estant encor point son ire assouvie.
Car il est vraysemblable que rien ne peut estre beau ny honeste, qui
soit di asprement et en cholere. Ce qu'il observe non seulement aux
paroles, mais aussi aux faicts,
Ainsi parla, puis au corps despouillé
Du preux Hector feit un acte fouillé,
De peu d'honneur, l'estendant sur sa face
Tout de son long, aupres du lict et place
Où Patroclus vivant souloit coucher.
Il use aussi fort à propos d'autres reprehensions, apres les
choses passees, donnant luy-mesme sa sentence touchant ce qui s'est
dit ou fait peu devant, comme, pour exemple, apres la narration de
l'adultere de Mars, il fait que les Dieux disent,
Ce n'est vertu que faire oeuvre illicite,
Car le boiteux attrape en fin le viste.
Et en un autre passage, apres l'audace presumptueuse de Hector, et
sa brave vanteterie il dit:
Le haut parler d'Hector en se vantant,
Alla Juno contre luy irritant.
Et touchant le couple de flesche que deslacha Pandarus,
Ainsi Pallas avec son sainct langage,
Persuada son esprit trop volage.
Telles sentences doncques, et telles opinins des poëtes, qui
sont couchees en paroles expresses, sont aisees à discerner
et cognoistre à qui y veut un peu prendre garde: mais encores
donnent ils d'autres instructions par les faicts, ainsi comme lon
dit, que Euripides respondit un jour à quelques uns qui
blasmoient Ixion, en l'appellant malheureux et maudit des Dieux:
Aussi ne l'ay-je jamais laissé, ce leur dit-il, sortit hors
de l'eschaffaud, que je ne l'aye attaché et cloué bras
et jambes à une rouë. Il est bien vray, qu'en Homere, il
n'y a point de telle maniere de doctrine, en termes expres, mais qui
voudra considerer un peu de pres les fables et fictions qui sont les
plus blasmees en luy, il y trouvera au dedans une tres-utile
instruction et speculation couverte, combien que quelques uns les
tordans à force, et les tirants, comme lon dit, par les
cheveux, en expositions allegoriques (ainsi que nous les appellons
maintenant, là où les anciens les nommoient
Souspeçons) vont disant, que la fiction de l'adultere de Mars
avec Venus signifie, que quand la planette de Mars vient à
estre conjoincte avec celle de Venus en quelques nativitez, elle
rend les personnes enclines à adulteres: mais quand le Soleil
vient à se lever là dessus, leurs adulteres sont
subjects à estre descouvers et pris sur le faict. Quant
à l'embellissement de <p 12v>Juno, et à la
fiction du tissu qu'elle emprunta de Venus, ils veulent que cela
signifie une purgation et purification de l'air qui se fait quand on
approche du feu: comme si le poëte luy mesme ne donnoit pas les
solutions et expositions de telles doutes: car en la fable de
l'adultere de Venus son intention n'est autre, que de donner
à entendre, que la Musique lascive, les chansons
dissoluës, et les propos que lon tient sur des mauvais
arguments, rendent les moeurs des personnes desordonnees, leurs vies
lubriques et effeminees, les hommes subjects à leur plaisir,
aux delices, aux voluptez, et aux amours de folles femmes,
Souvent changer de licts delicieux,
De baings aussi, et d'habits precieux.
Pourtant fait-il qu'Ulysses commande au Musicien qui chantoit sur la
lyre:
Change propos, et dis en ta chanson
Du grand cheval de Troye la façon.
Nous donnant la-dessous un bon enseignement, qu'il faut que les
Chantres, Musiciens, et Poëtes prennent les arguments de leurs
compositions des hommes sages et vertueux: et en la fiction de Juno
il a tresbien voulu monstrer, que l'amour et la grace que les femmes
gaignent sur les hommes par charmes, sorcelleries et enchantemens,
avec fraudes et tromperies, non seulement est chose de peu de duree,
mal asseuree, et dont l'homme se lasse, et se fasche bien tost, mais
aussi qui se tourne le plus souvent en courroux et aspre
inimitié, aussi tost que la volupté en est passee: car
il fait que Jupiter en ce lieu-là menasse ainsi Juno, et luy
use de telles paroles,
Tu cognoistras alors, que profité
Rien ne t'aura du lict la volupté,
Que me tirant à part hors l'assemblee
Des Dieux par dol tu as euë à l'emblee.
Car le recit et la representation des oeuvres vicieuses, pourveu
qu'à la fin elle rende à ceux qui les ont faittes la
honte, le deshonneur et le dommage qu'ils meritent, elle ne nuict
point, ains plus tost profite aux escoutans: pour ce que les
Philosophes usent d'exemples pris des histoires, pour admonester et
instruire les lisans par choses qui realement sont, ou qui ont
esté: mais les Poetes inventent et controuvent les choses par
lesquelles ils nous veulent enseigner. Qui plus est, tout ainsi
comme Melanthius, fust ou en jeu, ou à bon esciant, disoit
que l'estat d'Athenes demouroit sur ses pieds, et se maintenoit par
la division qui estoit entre les Orateurs, à cause qu'ils ne
panchoient pas tous d'un costé, at ainsi par le discord qui
regnoit entre ceux qui manioient les affaires, il se faisoit
tousjours quelque contrepois alencontre de ce qui estoit dommageable
à la chose publique: aussi les contrarietez qui se trouvent
entre les dicts des poëtes, ostans reciproquement la foy les
uns aux autres, empeschent que ce qu'il y a de dangereux et de
nuisible ne soit de si grand pois. Quand donques en approchant
telles sentences l'une de l'autre, il nous apparoistra qu'il y aura
contradiction evidente, alors il faudra encliner et favoriser
à la meilleure: comme,
Souvent, mon fils, les habitans des cieux
Font tresbucher les hommes soucieux. Au contraire,
Il n'y a rien, pour sa faute escuser,
Si à la main que les Dieux accuser. Et ceux-cy,
Prend ton plaisir à des biens amasser,
Non à sçavoir ou vertu prochasser. Au
contraire,
C'est chose trop grossiere, que d'avoir
Planté de biens, et rien plus ne sçavoir. Et
ailleurs,
A. Qu'est il besoing pour les Dieux que tu meures?
B. Il est meilleur. faire service aux Dieux
<p 13r> Ne m'a jamais semblé laborieux.
Toutes telles diversitez et contrarietez de sentences ont leurs
solutions prestes à la main, si (comme nous avons dit peu
devant) nous addressons le jugement des jeunes gens à adherer
à la meilleure. Mais quand il se trouvera quelque propos dit
meschamment, et que la response n'y sera pas toute prompte pour le
confondre sur le champ, il le faudra lors refuter et condamner par
autres sentences contraires que les mesmes poëtes auront
escrittes ailleurs, sans autrement s'en offenser ny courroucer
à eux, ains estimer que ce sont propos dicts par jeu, ou
seulement pour representer le naturel de quelque personnage.
Alencontre doncques des fictions qui sont en Homere, quand il fait
que les Dieux se jettent les uns les autres du haut en bas, ou
qu'ils sont blessez en bataille par les hommes, ou qu'ils tansent
les uns aux autres, et qu'ils on debats ensemble, tu pourras sur le
champ opposer, si tu veux, ce qu'il dit,
Tu pouvois bien, si tu eusses voulu,
Tenir propos qui eussent mieux valu.
Et certainement tu parles, et entens bien mieux les matieres
ailleurs en ces passages,
Les Dieux vivans sans travail à leur aise. Et en cest
autre,
Les Dieux seuls ont joyë perpetuelle. Et ailleurs,
Les Dieux pour eux ont retenu liesse,
Et resigné aux hommes la tristesse.
Car ce sont-là les vrayes et certaines opinions que lon doit
avoir des Dieux, et toutes ces autres fictions-là ont
esté controuvees seulement pour donner plaisir aux lisans. Au
cas pareil là où Euripides en un lieu dit,
Les dieux puissans, trop plus que nous ne sommes,
Vont abusant nous autres pauvres hommes
Par plusieurs tours de ruze tromperesse.
Il y faudra adjouster ce qu'il dit trop mieux, et plus veritablement
en un autre passage,
Si quelque mal les Dieux aux hommes font,
Certainement vrays Dieux plus ils ne sont.
Et comme ainsi soit que Pindare die fort aigrement et
vindicativement en un lieu,
Il faut tout tenter et faire,
Pour son ennemy défaire:
Il luy faut opposer, voire-mais tu dis toy-mesme en un autre
passage,
Tousjours d'une douceur traistresse
La fin est pleine de destresse.
Et Sophocles dit en un lieu,
Le gain tousjours est chose delectable,
Quoy que n'en soit le moyen veritable.
Mais nous avons entendu de luy en un autre passage,
Jamais ne fut de bon fruict rapporteur
Un parler vain et langage menteur.
Et à l'encontre de ces propos qui se lisent touchant l'avoir
et la richesse,
Richesse prend ce qui est accessible,
Et ce qui est du tout inaccessible.
Et, Possible n'est que de ses amours puisse
Jouïr le pauvre, encor qu'il en jouisse.
Au contraire,
Langue diserte est cause qu'un visage
Laid et hideux nous semble beau et sage.
On luy peut mettre à l'encontre plusieurs autres bonnes
sentences de Sophocles mesme:
<p 13v> L'homme qui n'est de biens mondains
fourny
Ne laisse pas d'estre d'honneur garny. Et ceste-cy,
Pour mendier, l'homme pis ne vaut mie,
Prouveu qu'il ait sagesse et preudhommie. Et d'autres,
Dequoy sert tant de vertus acquerir,
Veu que cela qui fait l'homme florir
En tout bon heur, la richesse opulente,
Vient de malice, et ruse fraudulente?
Menander aussi veritablement en quelque endroict a un peu trop
hault-loué et exalté la concupiscence de
volupté, mesmement pour ceux qui de nature sont chauds,
aspres, et d'eux-mesmes subjects à l'amour:
Tout ce qui est en ce monde vivant,
Et la chaleur du Soleil recevant.
Commune à tous, il est, il a esté,
Et sera serf tousjours à volupté.
Mais toutefois ailleurs il nous en destourne, et nous retire fort
à l'honnesteté, refrenant l'insolence de
l'impudicité, quand il dit,
La volupté de deshonneste vie,
Tousjours en fin de reproche est suyvie.
Ces derniers propos sont à demy contraires aux premiers, mais
bien sont-ils meilleurs et plus utiles: ainsi cest approchement de
propos contraires, en les considerant ainsi l'un devant l'autre,
fera l'un des deux effects, car ou il attirera les jeunes gens
à ce qui sera la meilleur, ou pour le moins il ostera et
diminuera de la foy aux pires: mais si d'adventure les poëtes
ne baillent eux-mesmes les responses et solutions à quelques
propos estranges qu'ils diront, il ne sera pas mauvais de leur
opposer les sentences contraires d'autres hommes illustres, pour les
mettre à l'espreuve de la balance à l'encontre des
meilleurs: comme, pour exemple, le poëte Alexis emeut à
l'adventure quelques uns par ces vers,
Si l'homme est sage, il doit de tous costez
Aller faisant amas de voluptez,
Dont il y a trois especes notables
A conserver la vie profitables:
La premiere est, manger: et la deuxiéme,
Boire: Venus vient apres la troisiéme:
Outre cela, toute fruition
D'aise se doit nommer accession.
Mais il leur faut à l'opposite ramener en memoire ce que le
sage Socrates souloit dire, «Que les hommes vicieux vivent pour
manger et pour boire, mais que les gents de bien boivent et mangent
pour vivre:» et semblablement alencontre du poëte qui
dit,
Contre un meschant meschanceté est bonne:
commandant par maniere de dire, que lon se rende semblable aux
meschants: on peut opposer ceste notable response de Diogenes,
lequel interrogué, «Comment on se pourroit le mieux
venger de son ennemy,» respondit, «En se rendant soy-mesme
homme de bien et d'honneur.» Et faut aussi user de la prudence
de Diogenes à l'encontre de Sophocles, lequel a emply un
million d'hommes de desespoir par ces vers qu'il a escrits touchant
la religion et confrairie des mysteres de Ceres,
O tresheureux les enfans des Confreres,
Qui aiants veu les secrets des mysteres
Vont aux enfers. Il n'y a que ceux-là
Qui puissent estre en vie pardela:
<p 14r> Les autres tous devallans y endurent
De griefs tourments, qui sans fin tousjours durent.
Diogenes ayant ouy ce propos, demanda tout haut, Qu'est-ce que tus
dis? le larron Pat@ecion estant decedé, aura-il plus heureuse
condition de son estre apres ceste vie, que n'aura Epaminondas,
seulement pour ce qu'il aura esté de la religion et de la
confrairie des mysteres? Car à Timotheus en plein Theatre,
où il chantoit un sien poëme qu'il avoit composé
à la louange de Diane, et l'appelloit par les surnoms que les
Poëtes ont accoustumé de luy bailler, Furieuse,
Insensee, enragee, forsennee: Cynesias respondit sur le champ tout
hautement, Que puisses-tu avoir une fille qui soit telle. Aussi fut-
ce bien gentillement respondu à Bion à l'encontre de
ces vers de Theognis,
L'homme ne peut faire ne dire rien,
Quand pauvreté l'estraint en son lien,
Et a sa langue au palais attachee:
Comment doncques babilles-tu tant, veu que tu es pauvre, et nous
romps la teste de ton caquet? aussi ne faut-il pas omettre les
occasions des paroles et sentences adjacentes ou meslees parmy les
propos que nous cognoistrons meriter d'estre corrigez: mais tout
ainsi que les medecins disent que la mousche Cantharide est bien un
mortel poison, et toutefois que les ailes et les pieds ont force
d'aider au contraire, et de dissoudre sa mortelle puissance: aussi
és dicts des poëtes un seul nom, ou un seul verbe, mis
aupres de ce que lon a peur qui nuise, rendra bien souvent plus
debile et plus foible sa force de tirer le lecteur à mal: au
moyen dequoy il s'y faut attacher, et plus amplement declarer la
signifiance desdicts mots: comme, pour exemple, aucuns font en ces
vers icy,
C'est l'ordinaire aux humains malheureux,
Tondre leur chef, et larmoyer sur eux. Et en ceux-cy,
Chetifs humains sont à misere nez,
Et à tous maux par les Dieux destinez.
Car le poëte ne dit pas absoluëment aux humains que les
Dieux ayent predestiné de vivre en douleur et malheur, mais
il le dit aux fouls et ecervelez, lesquels estans ordinairement
cauteleux et miserables pour leurs meschancetez, il a
accoustumé d'appeller Deilous et Oïzyrous. [...] Il y a
encore un autre moyen de divertir et destourner les intelligences
des propos poëtiques en bonne part, lesquels on pourroit
autrement prendre en mauvaise, par l'interpretation de la
signifiance, en laquelle ils ont accoustumé de prendre les
mots: à quoy il vaut mieux exerciter les jeunes escholiers,
que non pas à l'intelligence de certaines paroles obscures,
que nous appellons glottas, pour ce que cela est plein de grand
sçavoir, et de delectation, comme de sçavoir pourquoy
ce mot Rigedane aux poëtes signifie male mort, [...] c'est pour
autant que les Macedoniens appellent la mort Danos: et les Aeoliens
appellent la victoire que lon gaigne par patience et par
continuation de perseverance, Cammonie: [...] les Dryopiens
appellent les Dieux, Popi. [...] Cela est utile, et du tout
necessaire, si nous voulons recevoir utilité, non pas
dommage, de la lecture des poëtes, sçavoir comment et en
quelle signification ils usent des noms des Dieux, et aussi des
appellations, c'est à dire, dictions qui signifient biens et
maux, et que c'est qu'ils entendent quand ils nomment Psychen, c'est
à dire, l'ame: [...] et Moeran, c'est à dire la
destinee, [...] et si ce sont termes qui ne se prennent qu'en une
signification, ou en plusieurs, en leurs escrits, comme beaucoup
d'autres. [...] Car ce mot Oicos signifie aucunefois la maison
où lon demeure, comme quand il dit,
En la maison au comble haut levé:
Aucunefois il signifie le bien, et le revenu, comme là
où il dit,
<p 14v> Journellement ma maison on me mange.
[...] Et ce mot Bios, c'est à dire vie, aucunefois se prent
pour vivre, comme en ce vers,
Luy voulant mal Neptune, par envie,
Diminua la pointe de sa vie.
Et aucunefois il signifie les facultez et les biens,
Et ce pendant d'autres mangent ma vie.
[...] Ce terme aussi Halyin, il le prent aucunefois pour estre
fasché et ennuyé, comme quand il dit,
Ainsi parla, mais elle mal contente
Se departit, en son coeur fort dolente.
Quelquefois il signifie se resjouir et se glorifier,
Te glorifies-tu
Pour un belistre Irus avoir battu?
[...] Et Thoazin aucunefois signifie, se mouvoir impetueusement,
comme quand Euripides dit,
De l'Ocean se mouvant la baléne.
et signifie aussi se seoir et se reposer, comme quand Sophocles
dit,
Mes beaux amis, quelle est l'occasion
De ceste vostre estrange session?
Que veulent dire alentour de vos testes
Rameaux de ceux qui viennent aux requestes?
C'est aussi fait dextrement, que d'accommoder la signification et
l'usage des paroles aux choses qui se presentent, ainsi comme les
Grammairiens enseignent, que les mots prennent diverse signifiance
selon la diversité de la matiere subjecte: comme,
La nef petite entre les autres prise,
Mais en la grand' charge ta marchandise.
[...] Car ce mot Aenin en ces vers signifie Epaenin, c'est à
dire, louër: mais louër en ce lieu-là vaut autant
à dire comme, refuser ou rejetter: ne plus ne moins qu'en une
commune façon de parler nous avons accoustumé de dire,
Cela va bien, ou, bon prou luy face, quand nous ne voulons point de
quelque chose, ou que nous ne l'acceptons point: aussi disent
aucuns, que Proserpine pour ceste cause a esté appellee
Epaenen, pour ce que c'est une Deesse qui est à rejetter.
Laquelle difference et diversité de signification des
vocables il convient observer premierement és plus grandes
choses, et qui sont de plus grande consequence, comme és noms
des Dieux: et pour ce commancerons nous à enseigner aux
jeunes gens, que les poetes usent des noms des Dieux, entendans
aucunefois leur essence mesme, et aucunefois les forces et
puissances que ces Dieux-là donnent, ou ausquelles ils
president, appellans ces deux choses par un seul mesme mot: comme,
pour exemple, quand Archilochus faisant sa priere dit,
Sire Vulcain escoute ma demande,
En m'ottroyant ce que je te demande
A deux genoux: et me donne les biens
Que quand tu veux tu peux donner aux tiens.
il est tout evident qu'il invoque là le Dieu propre. Mais
là où parlant du mary de sa soeur, qui avoit
esté noyé en la mer, il dit qu'il eust porté
plus patiemment sa calamité,
Si Vulcain eust son chef et corps aimé
Dedans ses beaux vestements consumé:
il entend du feu, et non pas de l'essence du Dieu. Pareillement
Euripides disant en son jurement,
<p 15r> Par Jupiter les astres regissant,
Et Mars de sang espandu rougissant,
il est bien certain qu'il parle des Dieux: mais quand Sophocles
dit,
Mars est aveugle, ô Dames, et sans yeux,
Rompant tout comme un sanglier furieux,
il faut entendra là de la guerre: ne plus ne moins qu'il le
faut prendre pour le fer en ce lieu d'Homere,
Dont Mars trenchant au long du clair Scamandre
A maintenant le noir sang fait espandre.
Comme ainsi soit doncques, qu'il y a plusieurs termes et vocables
doubles, aians plusieurs diverses significations: il faut entendre
et retenir, que par ces mots Dios et Zenos, qui signifient Jupiter,
les Poëtes entendent aucunefois le Dieu en son essence, et
quelquefois la fortune, et quelquefois la fatale destinee: car quand
ils disent,
O Jupiter regnant sur le mont Ide:
Et aillieurs,
O Jupiter qui est plus que toy sage?
ils parlent en ces lieux-là, et autres semblables, du Dieu:
mais quand en discourant des causes des choses qui se font, il vient
à les nommer en disant,
D'hommes vaillants elle jetta grand nombre,
Avant leur temps, en la tenebreuse umbre
Des creux enfers. le vouloir tel estoit
De Jupiter qui cela permettoit.
en ce lieu-là il entend par Jupiter la fatale destinee. Car
il n'est pas vray-semblable que le poëte pensast, que Dieu
autrement machinast du mal aux hommes, mais bien veut-il en passant
donner à entendre, que la necessité des choses
humaines est telle, qu'il est fatalement predestiné à
toutes villes, toutes armees, et tous Capitaines, s'ils sont bien
sages, que leurs affaires aussi necessairement prospereront, et
qu'ils viendront en fin au dessus de leurs ennemis: mais si au
contraire, se laissans aller à leurs passions, et tombans en
erreurs, ils viennent à avoir des differents, et à
entrer en querelles les uns contre les autres, comme feirent ceux-
cy, il est force qu'il en sourde tout trouble, tout desordre, et que
finablement l'issue n'en vaille rien.
Conseils qui sont à mal faire obstinez,
A porter fruicts tels sont predestinez.
Et toutefois quand Hesiode fait, que Prometheus conseille à
Epimetheus son frere,
Ne reçoy dons que Jupiter t'envoye
Du ciel en terre, ainçois les luy renvoye:
il use là du nom de Jupiter voulant, signifier la puissance
de fortune: car il appelle tous les biens de fortune dons de
Jupiter, comme richesse, mariages, estats, et tous autres biens
exterieurs, dont la possession est inutile à ceux qui n'en
sçavent pas bien user: et pourtant estimoit-il que Epimetheus
estant homme de nulle valeur, et sans entendement, devoit craindre
et eviter toutes telles prosperitez de la fortune, comme voyant bien
qu'il estoit pour en recevoir honte, perte et dommage, plus tost
qu'autrement. Et semblablement quand il dit,
N'ayes le coeur de jamais à personne
La pauvreté reprocher que Dieu donne.
il appelle là manifestement, don de Dieu, une chose fortuite,
n'estimant pas que ce soit reproche, que lon doive mettre devant le
nez à un homme, qu'il soit par cas de fortune pauvre: mais
bien que la pauvreté qui procede de paresse, de
lascheté, di'oisiveté, ou bien de folle despense, et
de superfluité, soit reprochable et honteuse. Car n'ayans pas
encore lors ce mot de Fortune en usage, et neantmoins cognoissans
<p 15v>desja bien que la puissance de celle cause variante,
inconstamment et incertainement ne se pouvoit pas eviter par
discours d'entendement humain, ils exposoient cela, et le
declaroient comme ils pouvoient par les noms des Dieux, ne plus ne
moins que nous en commun langage appellons quelquefois des affaires,
des meurs, et natures de personnes, des propos, et des hommes
mesmes, celestes et divins. Voila un expedient et moyen pour soudre
et corriger plusieurs sentences, qui semblent de prime face
impertinemment et importunément dittes de Jupiter, comme sont
celles-cy,
Jupiter a sur le sueil de sa porte
Deux tonneaux pleins de l'une et l'autre sorte
De sorts, dont l'un est remply des heureux,
L'autre contient ceux qui sont malheureux. Et ceste-cy,
Le haut tonnant ne voulut pas conduire
A bonne fin leurs serments, mais pour nuire
Autant aux uns qu'aux autres, leurs transmeit
Signes du ciel, dont en erreur les meit.
De là sourdit aux Troyens et aux Grecs
Le mal qui tant leur causa de regrets:
Pour ce qu'ainsi à Jupiter plaisoit,
Qui tellement fourvoyer les faisoit.
Car tout cela se doit entendre de la Destinee fatale, ou de la
fortune, les causes desquelles sont incomprehensibles à
nostre entendement, et ne sont du tout point en nostre puissance.
Mais là où il y a chose conforme à la raison et
à la semblance de verité, là estimons nous que
proprement il entende Dieu quand il nomme Jupiter, comme en ces
passages-icy,
Par les squadrons des autres il alloit,
Mais rencontrer Ajax il ne vouloit,
Car Jupiter a en haine celuy,
Lesquel s'attache à un plus fort que luy.
Et ailleurs,
Jupiter est des grands cas soucieux,
Mais les petits il laisse aux demy-Dieux.
Aussi faut-il avoir bien soigneusement l'oeil aux autres dictions,
qui se tournent et transferent à signifier plusieurs choses
diverses, et qui se prennent diversement par les Poëtes, comme
est entre autres ce mot Areté, c'est à dire, vertu:
[...] car pour ce que non seulement elle rend les hommes sages,
prudents, justes et bons, tant en faicts qu'en dicts, mais aussi
ordinairement leur acquiert honneur, gloire et authorité:
à ceste cause ils appellent souvent Areté glorieuse
renommee et puissance, ne plus ne moins qu'ils appellent Elaea,
c'est à dire, l'olive, [...] et Phegos la fouïne, du
mesme nom que les arbres qui les portent: [...] et pourtant quand le
jeune homme trouvera en lisant les poëtes ces passages,
Les Dieux ont mis la sueur au devant
De la vertu.
Et, Lors les Gregeois rompirent par vertu
Des ennemis le squadron combattu.
Et, S'il faut mourir, honorable est la mort
Quand par vertu du monde ainsi lon sort.
qu'il pense incontinent que cela est dit de la meilleure, plus
excellente, et plus divine habitude qui puisse estre en nous,
laquelle nous entendons que ce soit droitture de raison et de
jugement, le cyme de nature raisonnable, et une disposition de l'ame
<p 16r>consentant et s'accordant avec soy-mesme. Mais quand
au contraire il viendra à lire ces autres lieux icy,
C'est Jupiter qui fait la vertu croistre,
Comme il luy plaist, és hommes, et decroistre. Et
cestuy-cy,
Gloire & vertu vont apres la richesse.
qu'il ne demeure pas pour cela esblouy d'esbahissement de l'heur des
riches, et s'en emerveillant comme s'ils avoient incontinent avec
leur richesse la vertu achettee à pris d'argent, ny ne se
persuade pas qu'il soit en la puissance de Fortune, augmenter, ou
raccourcir et diminuer sa prudence, ains estime que le Poëte
aura là usé du nom de vertu pour signifier honneur,
authorité, prosperité, ou quelque autre chose
semblable: ne plus ne moins que ce mot [...], c'est à dire,
malice, se prent aucunefois par eux en sa propre signification, pour
la mauvaistié ou meschanceté de l'ame, comme quand
Hesiode escrit,
De la malice on en trouve à foison.
aucunefois il se prent pour quelque autre mal ou malheur, comme
quand Homere dit,
Les hommes tous vieillissent en malice.
Car celuy s'abuseroit grandement qui se persuaderoit, que les
Poëtes prissent beatitude et l'entendissent precisément,
comme font les Philosophes pour une habitude parfaite, et une
possession entiere de tous biens, ou bien pour une perfection de vie
coulante heureusement selon nature, pour ce que bien souvent ils en
abusent, en appellant l'homme opulent en biens, heureux, et en
nommant puissance, honneur, et authorité, beatitude et
felicité. Homere a bien usé proprement de ces termes
en ces vers,
Pour posseder une grande chevance
Je n'ay point plus au coeur d'esjouissance.
aussi fait Menander, quand il dit,
De tout avoir j'ay chez moy grande somme,
Et pour cela chacun riche me nomme,
Mais bien-heureux pas un seul ne m'appelle.
Et Euripides fait un grand trouble, et une grande confusion, quand
il dit ainsi,
Ja ne me soit donnee vie heureuse,
Pour estre aussi ensemble douloureuse. Et en autre lieu,
Pourquoy vas-tu honorant tyrannie,
Qui est heureuse injustice et benie?
Si ce n'est que lon prenne les termes par translation, en autre
signifiance qu'en leur propre. Mais à tant c'est assez
parlé de ce propos. Au reste il ne fault pas recorder une
fois seulement, mais plusieurs, aux jeunes gens, et leur remettre
souvent devant les yeux, que la Poësie ayant pour son propre
subject l'imitation, use d'ornement et d'enrichissement, en
descrivant les choses qui se presentent à elle, et les moeurs
et naturels des personnes, mais toutefois elle n'abandonne point la
semblance de verité, pour ce que l'imitation delecte le
lisant, d'autant qu'elle tient du vraysemblable: et pourtant
l'imitation qui ne veut pas de tout poinct se departir de la
verité, exprime les signes de vice et de vertu, qui sont
meslez parmy les actions, comme fait celle d'Homere, laquelle ne
s'arrestant aucunement aux estranges opinions des Stoïques, qui
disent qu'il ne peult avoir rien qui soit de mal conjoinct avec la
vertu, ny aussi de bien avec le vice, ains que du tout, en tout, et
par tout l'ignorant fault et peche tousjours, et au contraire aussi,
que le sage fait tousjours et en toutes choses bien. Car ce sont les
opinions des Stoïques, que lon dispute par les escholes: mais
aux affaires de ce monde, et en la vie des hommes, ainsi que dit
Euripides,
possible n'est que le mal de tout poinct
<p 16v> D'avec le bien, non meslé, soit
desjoinct:
ains y a tousjours meslange de l'un avec l'autre. Mais sans
verité la poësie use fort de varieté et de
diversité: car les diverses mutations sont celles, qui
donnent aux fables la force de passionner les lisans, et qui font
les estrange evenements, et contre l'opinion de ceux qui les lisent,
en quoy consiste le plus grand esbahissement, et dont procede le
plus de plaisir: au contraire, ce qui est simple et uniforme
n'apporte point de passion, et n'y a point de fiction: d'où
vient que les Poëtes ne font jamais que mesmes hommes gaignent
tousjours, ne qu'ils soient tousjours heureux, ne que tousjours ils
facent bien: qui plus est, quand ils feignent que les Dieux mesmes
s'entremettent des affaires des hommes, ils ne les font pas sans
passion, ny exempts d'erreur et de faute, de peur que ce qui
passionne, et qui tient suspendus en admiration les coeurs des
hommes en la poësie, ne demeure oisif et amorty, s'il n'y avoit
aucun danger, ny aucun adversaire. Cela estant ainsi, menons le
jeune homme à lire les oeuvres des poëtes: non estant
prevenu de telles opinions touchant ces grands et magnifiques noms-
là des anciens, comme s'ils avoient esté sages, justes
et vertueux Roys en toute perfection, et par maniere de dire, la
regle de toute vertu et de toute droitture: car autrement, il en
rapportera grand dommage, s'il y va avec ceste opinion de trouver
tout bon ce qu'ils diront, et de l'admirer, et non pas d'en
haïr aucuns, et approuver celuy qui blasme ceux qui font ou qui
disent de telles choses:
O Jupiter, Apollo, et Minerve,
Que nul des Grecs sa vie ne preserve,
Ny des Troiens: mais que nous eschappions
La mort, à fin que tous seuls nous sappions
Les hautes tours et murailles de Troie.
Et, J'ay entendu la voix trespitoyable
De cassandra la fille miserable
Au Roy Priam, que my femme traistresse
Clyt@emnestra, en cruelle destresse
A fait mourir, pour une jalousie
D'elle et de moy, dont elle estoit saisie.
Et, De me mesler avec la concubine
A mon vieil pere, à fin que la mastine
En eust apres en haine le vieillard.
Ce qui je creus, et fus lasche paillard.
Et, Jupiter pere, il n'y a Dieu aux cieux
Qui soit autant que toy pernicieux.
Le jeune homme ne s'accoustume point à jamais louër
aucun propos semblable, ny n'aille point cerchant aucunes
couvertures pour l'escuser, ny ne s'estudie point à inventer
des desguisements coulorez pour masquer des choses infames et
vilaines, à fin de monstrer la subtilité et
vivacité de son esprit: mais plus tost, qu'il estime que la
Poësie est une imitation d'hommes, de moeurs, et de vies non
entierement parfaittes, ou du tout irreprehensibles, ains meslees de
passions, de faulses opinions, et d'ignorance, mais qui bien souvent
par la dexterité et bonté de leur nature se reviennent
à ce qui est le meilleur. Quand le jeune homme se sera ainsi
preparé, et aura ainsi informé et instruict son
entendement, de maniere que les choses bien faittes et bien dittes
luy emouveront le coeur, et l'affectionneront, et au contraire, les
mauvaises luy desplairont, et le fascheront: ceste instruction de
son jugement fera, que sans aucun danger il pourra lire et ouïr
toutes sortes de livres poëtiques. Mais celuy qui admire tout,
qui s'apprivoise à tout, et qui a desja le jugement asservy
par la magnificence de ces grands noms heroïques, ne plus ne
moins que ceux des disciples de <p 17r>Platon qui
contrefaisoient les hautes espaules de leur maistre; et le
begueyement d'Aristote, ne se donnera garde qu'il se laissera trop
aisément aller à des choses mauvaises. De l'autre
costé aussi ne faut-il pas faire comme les superstitieux, qui
quand ils sont en un temple, craignent effroyeement tout, et adorent
tout, ains faut hardiment prononcer autant ce qui est dit
importunément et meschamment, que ce qui l'est bien et
sagement. Comme, pour exemple, Achilles voyant les gens de guerre
tous les jours tomber malades, se faschant de voir la guerre aller
ainsi en longueur, luy principalement qui avoit si grand renom et si
grande reputation en la guerre, assemble le conseil: mais d'avantage
estant homme sçavant en la medecine, et voyant apres le
neufiéme jour, qui est critique, c'est à dire, auquel
se fait la judication de la convalescence, ou de la mort, que ce
n'estoit point une maladie ordinaire, ny contractee des causes
accoustumees et communes, il se dresse en pieds pour parler, non pas
au commun peuple, ains pour donner conseil au Roy, en disant,
Fils d'Atreus, il sera necessaire
De retourner, ce croy-je, sans rien faire.
Il dit cela sagement et modestement, et luy seoit bien de le dire:
mais là où le devin dit, qu'il redoute le courroux du
plus puissant de tous les Grecs, Achilles luy respond alors, non
plus sagement ny modestement, en jurant, que nul, tant comme il
seroit vivant, ne luy mettroit la main sur le collet: et y
adjoustant d'avantage, non pas si tu disois Agamemnon mesme:
monstrant en cela un mespris et va contemnement de celuy qui avoit
l'auctorité souveraine: et passant encore outre en fureur de
cholere, il met la main à l'espee, en volonté de le
tuer: ce qui n'eust esté ny sagement, pour son honneur, ny
utilement fait à luy: et puis s'en repentant soudain,
Dans le fourreau son espee il remeit,
Minerve au coeur ce bon conseil luy meit.
En quoy il feit bien et honnestement, que n'ayant peu de tout point
retrancher sa cholere, au moins la modera-il, et la reteint soubs
l'obeissance de la raison, avant que de commettre aucun exces,
auquel il n'y eut point eu de remede. Pareillement aussi Agamemnon,
en ce qu'il fait et qu'il dit en l'assemblee du conseil, est digne
de mocquerie: mais en ce qu'il ordonne touchant Chryseïs, est
plus venerable, et maintient plus sa majesté Royale. Car
Achilles, ce-pendant que lon luy enléve la belle
Chryseïde,
Loing de ses gens se retirant à part,
S'en va plorer chaudement à l'esquart.
Mais Agamemnon conduisant luy mesme la sienne jusques dedans la
navire, la livrant et la renvoyant à son pere, celle que
n'agueres il avoit dit, qu'il l'aimoit plus cherement qu'il ne
faisoit sa propre femme espousee, il ne fit rien indigne de luy, ne
qui sentist son homme passionné d'amour. Et au contraire,
Phoenix estant maudit par son pere, à cause de sa concubine,
dit ces propos,
Je fus en train d'aller tuer mon pere,
Mais quelque Dieu refrena ma cholere,
Me remonstrant comme ma renommee
En demourroit à jamais diffamee
Entre les Grecs, par lesquels interdit
Nommé serois parricide maudit.
Aristarchus aiant en horreur telle abomination, osta ces vers en
Homere. Mais ils ne sont pas mal à propos en ce lieu
là, pour ce que Phoenix en cest endroit là enseigne
à Achilles, comme la cholere est une violente passion, et
comme il n'est chose que les hommes n'osent commettre quand ils sont
enflammez de courroux, quand ils ne veulent pas user de raison, ny
croire ceux qui les addoucissent. Car il introduit Meleager qui se
courrouce à ses citoiens, et puis apres se rappaise,
reprenant en cela <p 17v>et blasmant sagement les passions,
mais louant aussi ceux qui ne s'y laissent point aller, ains y
resistent, et les maistrisent, et s'en repentent, comme estant chose
honneste et utile. Il est vray qu'en ces passages là, la
difference est toute evidente et manifeste, mais là où
il y a quelque obscurité et incertitude de la sentence et
intelligence des propos, il faut arrester le jeune homme en cest
endroit là, et luy enseigner à faire une telle
distinction: Si Nausicaa voyant Ulysses homme estranger, s'eschauffa
de la mesme passion qu'avoit fait Calypso envers luy, comme celle
qui ne demandoit que son plaisir, estant desja en aage de marier, et
dit follastrement ces parolles à ses chambrieres,
Pleust or à Dieu qu'un tel mary me vinst,
Et qu'avec moy volontiers il se teinst.
son audace et son incontinence est à reprendre: mais si par
les propos d'Ulysses ayant apperceu qu'il estoit homme de bon sens
et de bon entendement, elle souhaitte plus tost estre mariee avec
luy, qu'avec un de son pays qui ne sçeust que baller, ou
voguer sur la mer, en ce cas elle seroit digne de louër. Au cas
pareil quand Penelopé devise gracieusement et courtoisement
avec les poursuyvans qui la demandoient en mariage, et que eux
alencontre luy donnent des habillements, joyaux d'or, et autres
ornemens à parer les Dames, Ulysses s'en resjouissant,
Il leur tiroit des dons de dessoubs l'aile,
Et en prenoit son plaisir avec elle:
s'il s'esjouissoit de ce que sa femme recevoit des dons, et qu'il
prenoit plaisir au gaing qu'il y avoit, il surpassoit en
macquerellage le Polyager qui est tant mocqué et
picqué par les Poëtes comiques,
Polyager a bon heur qui luy rit,
C'est pour autant que chez luy il nourrit
Du ciel la chévre, et par son influence
Il reçoit biens mondains en affluence.
Mais s'il le faisoit pour ce qu'il esperoit par ce moyen les avoir
mieux soubs sa main, et moins se doutans de ce qu'il leur gardoit,
en ce cas-là son esjouissance et son asseurance estoient
fondees en raison. Semblablement aussi au denombrement qu'il fait
des biens que les Ph@eaciens avoient exposez avec luy sur le rivage,
et puis avoient fait voile, si veritablement en telle solitude, et
en telle incertitude de l'estat où il se trouve, il a peur de
son argent et de ses biens,
Q'ils ne s'en soient ainsi allez d'emblee,
Pour luy avoir aucune chose emblee:
il est, à l'adventure, plus digne de commiseration, que de
detestation, pour avarice. Mais si, comme aucuns pensent, n'estant
pas asseuré qu'il fust en l'Isle d'Ithace, il estime que la
conservation de ses biens et de son argent soit une certaine preuve
et demonstration de la legalité et saincteté des
Ph@eaciens, pour ce que autrement ils ne l'eussent pas ainsi
transporté en terre estrange sans y avoir profit, et ne
l'eussent pas laissé là en s'en allant sans toucher
à rien du sien, il n'use pas en cela de mauvais indice, et
est sa providence en ce faict digne de louange. Il y en a bien
quelques uns qui blasment mesme ceste exposition de luy sur le
rivage, s'il est vray qu'elle fust faicte par les Ph@eaciens luy
dormant, et dit-on que les Thyrreniens en gardent ne sçay
quelle histoire, par laquelle il appert que Ulysses de sa nature
aimoit fort à dormir, et que pour ceste cause, bien souvent
on ne pouvoit pas parler à luy: mais si le sommeil n'estoit
pas veritable, et que aiant honte de renvoyer les Ph@eaciens qui
l'avoient amené, sans les festoyer chez luy, et leur faire
des presens, et ne pouvant faire qu'il ne fust descouvert et cogneu
par ces ennemis, s'ils demouroient avec luy, il usa de ce pretexte
pour couvrir et celer sa perplexité de ne sçavoir
comment il devoit faire, <p 18r>en faisant semblant de
dormir, en ce cas ils l'approuvent. En donnant doncques de tels
advertissements aux enfans, nous ne les laisserons point tomber en
corruption de moeurs, ains plus tost leurs imprimerons un zele et un
desir des choses meilleures, en leur louant ainsi les bonnes, et
blasmant les mauvaises. Ce que principalement il convient faire
és Trag@edies, là où bien souvent il y a des
propos affettez, et paroles fines et malicieuses sus des actes
vilains et deshonnestes car ce que dit Sophocles en un passage n'est
pas universellement vray,
On ne sçauroit parler honnestement
De ce qui est fait deshonnestement.
Car luy mesme bien souvent en de mauvaises natures, et en faicts
reprochables, a accoustumé de les pallier avec certains
propos riants et raisons apparentes: et son compaignon Euripides,
tout de mesme. Ne voyons nous pas qu'il fait, que Ph@edra accuse
Theseus de son forfait d'elle mesme, disant que c'est à cause
de ses meschancetez qu'elle est devenue amoureuse d'Hippolytus: et
si donne une semblable audace à Helene en la Trag@edie des
Troades contre la Royne Hecuba, disant que c'estoit celle qui avoit
plus tost merité d'estre punie, pource qu'elle avoit
enfanté Alexandre Paris son adultere? Le jeune homme doncques
ne doit point prendre coustume de trouver telles inventions galantes
ny de bon esprit, et de rire à telle subtilitez et telles
arguces de devis, ains de haïr autant ou plus les paroles
d'intemperance et de dissolution, que les faicts mesmes. Parquoy en
tous propos il sera tousjours bon d'en recercher la cause, ne plus
ne moins que faisoit Caton quand il estoit encore jeune enfant, car
il faisoit tout ce que son P@edagogue luy commandoit, mais il luy
demandoit tousjours la cause et la raison de chasque commandement:
mais aux Poëtes il ne faut pas croire tout, comme lon feroit ou
à des P@edagogues, ou à des Legislateurs, si la
matiere subjette n'est fondee en raison, et elle sera fondee en
raison lors qu'elle sera bonne et honneste: mais si elle est
meschante, alors elle devra sembler folle et vaine. Or y a il des
gents qui demandent et recerchent asprement et curieusement que
c'est qu'a voulu dire Hesiode en ce vers,
Ne mets le pot au dessus de la tasse. Et Homere en ceux-
cy,
Le chevalier de son char demonté,
Qui sur celuy d'autre sera monté,
Combattre avec la forte javeline.
Et des autres choses qui sont bien de plus grande consequence, ils
en reçoivent la creance legerement, sans rien enquerir ny
examiner, comme sont ces propos icy,
Qui sent son pere ou sa mere coulpable
De quelque tare, ou faute reprochable,
Cela de coeur bas et petit le rend,
Combien qu'il eust de sa nature grand. Et cestuy-cy,
Celuy qui a la fortune adversaire,
Doit abbaisser son courage haulsaire.
Et autres telles sentences, lesquelles touchent aux moeurs, et
troublent la vie des hommes, leur imprimans de mauvaus jugements, et
des opinions lasches, qui n'ont rien de l'homme magnanime, si ce
n'est que nous nous accoustumions à leur contredire à
chasque point, en ceste maniere: Pourquoy est-il besoing, que celuy
qui a fortune contraire abbaisse son courage, et non plus tost qu'il
s'éleve contre elle, et se maintienne haut, et non subject
à estre rabbaissé ny ravallé par les accidents
de la fortune? Et à quelle cause, pour estre né d'un
pere fol ou vicieux, faut-il que j'aye le coeur abbatu, si je suis
homme de bien et sage? Est-il plus raisonnable, que l'ignorance et
faute de mon pere me tienne bas et n'osant lever la teste, que ma
propre valeur et vertu me hausse le courage? Car celuy qui resiste
faisant de telles oppositions alencontre, <p 18v>et ne donne
pas le flanc, par maniere de dire, à tout propos, comme
à tout vent, ains estime que ceste sentence de Heraclitus
soit sagement ditte,
Un homme mol s'estonne de tout ce qu'il oit dire.
celuy-là, dis-je, reboutera et rejettera plusieurs propos des
Poëtes, qui ne seront ny profitables ny veritables. Ces
observations done feront, que le jeune homme pourra ouyr et lire
sans danger les Poëtes. Mais pourautant que ne plus ne moins
qu'en la vigne le fruict bien souvent est caché dessous les
pampres et les branches, de sorte que lon ne le voit point, à
cause qu'il est tout couvert: aussi en la diction poëtique, et
parmy les fables et fictions des Poëtes, il y a beaucoup
d'advertissements utiles et profitables, que le jeune homme ne peult
appercevoir de luy mesme, et neantmoins il ne faut pas qu'il s'en
escarte, ains qu'il s'attache fermement aux matieres qui peuvent
servir à le dresser à la vertu, et qui peuvent luy
former ses moeurs. Il ne sera pas mauvais de discourir un peu sur ce
propos en peu de paroles, touchant sommairement les choses en
passant, laissant les longues narrations, confirmations, et la
multitude d'exemples à ceux qui escrivent plus à
l'ostentation. Premierement doncques, le jeune homme cognoissant les
bonnes moeurs, et bonnes natures des hommes, et les mauvaises aussi,
qu'il prenne bien garde aux paroles et aux faicts que le Poëte
leur attribue au plus pres de ce qui leur est convenable, comme
Achilles dit à Agamemnon, encore qu'il le die en cholere,
Jamais à toy pareille recompense
Je n'ay, non pas quand des Grecs la puissance
Un jour aura la grande Troie prise.
Mais Thersites tensant le mesme Agamemnon dit,
Du cuyvre à force il y a en ta tente,
Mainte captive en beauté excellente,
Dequoy les Grecs un present te feront
Premier de tous, quand pris Troie ils auront. Et derechef
Achilles,
Si Jupiter tant nos voeux favorise,
Que par nous soit Troie la grande prise. Et Thersites,
Que prisonnier j'ameneray lié,
Moy, ou des Grecs quelqu'un autre allié.
Semblablement en la reveuë de l'armee que fait Agamemnon,
passant au long de toutes les bandes, il tanse Diomedes, lequel ne
luy respond rien,
Du roy portant à la voix reverence.
Mais Sthenelus, dont il ne faisoit point de compte, luy
replique,
Fils d'Atreus ne dis parole vaine,
Veu que tu sçais la verité certaine:
Nous nous vantons de valoir beaucoup mieux,
Que n'ont jamais fait tous nos peres vieux.
La difference qu'il y a entre ces personnages bien remarquee
instruira et enseignera le jeune homme, que c'est chose honneste,
que d'estre humble et modeste: et au contraire, l'advertira de
fuïr l'orgueil et l'outrecuidance, et le parler hautainement de
soy, comme chose mauvaise. Aussi sera-il expedient et utile
d'observer en ce passage, ce que fait Agamemnon, car il passe outre
Sthenelus, sans s'arrester à parler à luy: mais il ne
met pas ainsi à nonchaloir Ulysses qui s'estoit senti
picqué,
Ainsi parla et luy rendit response,
Quand il cogneut que choler luy fronce
La face, et l'autre apres luy repliqua.
Car de respondre à tout le monde, c'est à faire
à un poursuivant qui fait la court, et non pas à un
Prince qui retient sa dignité: mais aussi de mespriser tout
le monde <p 19r>c'est fait en homme superbe et fol. Aussi
fait tresbien Diomedes, lequel estant repris et tansé par le
Roy, se tait, en la battaille: mais apres la battaille, il parle
hardiment à luy,
Tu m'as des Grecs le premier assailly,
Me reprochant d'avoir le coeur failly.
Ce sera aussi bien fait d'entendre et observer la difference qu'il
y a entre un homme prudent, et un devin, qui ne veult qu'apparoistre
et se monstrer: Car Calchas ne choisit point le temps opportun, et
ne se soucia point de charger publiquement devant tout le monde le
Roy Agamemnon, disant que c'estoit luy, et non autre, qui leur
amenoit la pestilence. Mais Nestor, au contraire, voulant mettre en
avant le propos de reconciliation avec Achilles, de peur qu'il ne
semblast qu'il voulust devant tout le peuple accuser le Roy d'avoir
failly, et de s'estre trop laissé transporter à sa
cholere, il l'admoneste,
Donne à disner aux Seigneurs de grand aage,
Venir t'en peut tout honneur sans dommage:
L'advis adonc de plusieurs tu prendras,
Et au meilleur sagement te tiendras.
Puis, apres le souper, il envoye ses ambassadeurs. L'une de ces deux
diverses façons de faire est, dextrement r'habiller une
faute: l'autre est, injurieusement accuser et faire honte à
un homme. D'avantage il faut aussi noter la diversité qu'il
y a entre les nations, qui est de telle sorte. Les Troiens courrent
sus à leurs ennemis avec grands cris et fierté grande,
et les Grecs avec un silence, craignans leurs capitaines: car
craindre ses capitaines et ses superieurs lors que lon vient aux
mains avec l'ennemy, est signe de vaillance, et ensemble de bonne
discipline militaire. D'où vient que Platon conseille
d'accoustumer les hommes à craindre plus tost les
reprehensions et les choses laides et vilaines, que non pas les
travaux ny les dangers: et Caton disoit, qu'il aimoit mieux ceux qui
rougissoient, que ceux qui pallissoient. Et quant aux promesses, il
y a aussi des marques propres pour recognoistre les sages d'avec les
folles: car Dolon promet.
Tout à travers du camp je passeray,
Tant qu'à la nef d'Agamemnon seray.
Au contraire, Diomedes ne promet rien de soy, mais il dit qu'il aura
moins de peur quand il sera envoyé avec un autre. C'est
doncques chose honneste et digne d'hommes Grecs, que la prevoyance:
mais c'est chose mauvaise et barbaresque, que la fiere
temerité: pourtant faut-il imiter l'une, et rejetter l'autre
arriere. Il y aura bien aussi quelque proffitable speculation, en
observant ce qui advint aux Troiens et à Hector lors qu'il
s'appresta pour combattre d'homme à homme contre Ajax.
Aeschylus estant un jour à regarder l'esbattement des jeux
Isthmiques, l'un des combattans à l'escrime des poings aiant
receu un grand coup de poing sur le visage, l'assemblee s'en escria
tout haut: et luy se prit à dire, «Voyez ce que fait
l'accoustumance et l'exercitation: ceux qui regardent crient, et
celuy qui a receu le coup ne dit mot:» Aussi le Poëte
disant, que les Grecs se resjouïrent grandement quand ils
veirent venir Ajax sur les rangs bien armé à blanc,
mais
Tous les Troiens trembloient de froide peur,
Et Hector eut un battement de coeur,
Qui est-ce qui avec plaisir ne remarque ceste difference? Celuy qui
va pour combattre n'a que le coeur qui luy saulte, comme s'il alloit
pour luicter seulement, ou pour gaigner le pris d'une course: mais
tout le corps tremble et tressaut à ses gens qui le
regardent, pour la peur qu'ils ont du danger de leur Roy, et pour la
bonne affection <p 19v>qu'ils luy portent. Il faut aussi
remarquer icy la difference qu'il y a entre le plus vaillant et le
plus lasche de tous les Grecs: car quant à Thersites,
Il haïssoit le preux Achilles fort,
Et vouloit mal à Ulysses de mort.
Mais Ajax aiant tousjours cherement aimé Achilles, porte
encore tesmoignage de sa vaillance en parlant à Hector,
De ce combat d'homme à homme, la preuve
Te monstrera quels champions on treuve
En l'ost Grec, oultre Achilles parangon
De la prouësse, aiant coeur de lion.
Cela est une particuliere louange d'Achilles: mais ce qui suit apres
est dit à la louange de tous universellement, non sans
utilité,
Nous sommes tels, que pour teste te faire
On nous verra plusieurs en avant traire.
Car il ne se fait ny seul ny plus vaillant que les autres pour le
combattre, ains dit qu'il y en a plusieurs autres suffisans pour luy
faire teste. Cela doncques suffira quant à la
diversité des personnes, si nous n'y voulons d'adventure
adjouster encore cela d'avantage, qu'il y eust en ceste guerre
plusieurs Troyens qui furent pris prisonniers vifs, et des Grecs pas
un: et que plusieurs d'iceux se sont abbaissez jusques à se
jetter aux pieds de leurs ennemis, comme Adrastus, les enfans
d'Antimachus, Lycaon, Hector luy mesme, qui pria Achilles pour sa
sepulture: mais des autres nul, comme estant chose barbare de
s'humilier en bataille devant son ennemy, et le supplier: et au
contraire valeur Grecque, de vaincre en combattant, ou bien, mourir
vertueusement. Or tout ainsi comme és pasturages l'abeille
cerche pour sa nourriture la fleur, la chévre la fueille
verte, le pourceau la racine, et les autres bestes la semence et le
fruict: aussi en la lecture des poëmes l'un en cueille la fleur
de l'histoire, l'autre s'attache à la beauté de la
diction, et à l'elegance et douceur du langage, ainsi comme
Aristophanes parle d'Euripide,
Car la rondeur de son parler me plaist.
Les autres se prennent à ce qui peut servir à former
ls meurs, ausquels ce present traitté s'addresse. Ramenons
leur doncques en memoire, que celuy qui aime les fables remarque
bien ce qu'il y a de subtilement et ingenieusement inventé:
et semblablement, que celuy qui est studieux d'eloquence y note
diligemment ce qu'il y a d'escript purement et artificiellement: et
par ainsi qu'il n'est pas raisonnable, que celuy qui aime l'honneur
et la vertu, et qui ne prent pas les poëtes en main par maniere
de jeu et d'esbattement pour passer son temps, mais pour en tirer
utile instruction, escoute negligemment et sans fruict les sentences
que lon y treuve, à la recommendation de la prouësse, de
la temperance, et de la justice: comme sont celles cy,
Diomedes d'où vient ceste foiblesse,
Que nous mettons en oubly la prouësse?
Approche toy de moy pour faire teste.
En cest endroit reproche deshonneste
Ce nous seroit, si en nostre presence
Hector prenoit nos vaisseaux sans defense.
Car de voir le plus sage, et le plus prudent Capitaine des Grecs au
danger de mourir, et d'estre perdu avec toute l'armee, redouter et
craindre non la mort, mais la honte et le reproche, cela sans point
de doute devra rendre le jeune homme grandement affectionné
à la vertu. Et ceste-cy,
Minerve avoit plaisir tout evident
<p 20r> D'un homme juste et ensemble prudent.
Le Poëte fait une telle conclusion, que la deesse Pallas ne
prent plaisir à un homme ny pour estre beau de corps, ny pour
estre riche, ny pour estre fort et robuste, mais seulement pour
estre sage et juste: et en un autre passage quand elle dit, qu'elle
ne le delaisse ny ne l'abandonne point, pour ce qu'il estoit
Sage, rassis, prudent et advisé,
le Poëte nous donne clairement à entendre, que cela
signifie, qu'il n'y a en nous que la vertu seule qui soit divine, et
aimee des Dieux, s'il est ainsi que naturellement chasque chose se
resjouit de son semblable. Et pour ce qu'il semble que ce soit une
grande perfection à un homme, comme à la verité
elle l'est, pouvoir maistriser sa cholere, c'est encore une plus
grande vertu de prevenir et prouveoir à ce que lon ne tombe
point en cholere, et que lon ne s'en laisse point surprendre. Il
faut aussi advertir les lisans de cela bien soigneusement, et non
point en passant, comme Achilles qui de sa nature n'estoit point
endurant ne patient, commande à Priam qu'il se taise, et
qu'il ne l'irrite point, en ceste maniere,
Garde vieillard d'irriter ma cholere,
Car de moy-mesme assez je delibere
De te livrer ton fils: et puis apres,
J'en ay du ciel commandement expres.
Mais garde toy que je ne te dechasse
Hors de ma tente, et que je ne trespasse
Ce que mandé m'a Jupiter bruyant,
Quoy que venu tu sois en suppliant.
Et puis apres avoir lavé et ensepvely le corps d'Hector, luy-
mesme le met dedans le chariot, devant que le pere le veist ainsi
deschiré qu'il estoit,
De peur qu'estant le pere vieil atteinct
D'aspre douleur, son courroux il ne teint,
Voyant le corps de son fils dechiré,
Et que cela n'est encore empiré
Le coeur selon d'Achilles, tellement
Que sans avoir egard au mandement
De Jupiter, de sa trenchante espee
Soudain la teste il ne luy eust coupee.
Car se cognoistre subject à soy courroucer, et de nature
aspre et courageux, mais en eviter les occasions et s'en garder, en
prevenant de loing avec la raison, de sorte que non pas mesme mal-
gré soy il ne tombast en celle passion, cela est acte de
merveilleuse providence. Ainsi faut-il, que celuy qui se sent aimer
le vin, face à l'encontre de l'yvrongnerie, et semblablement
alencontre de l'amour celuy qui se sent de nature amoureuse, comme
Agesilaus ne voulut pas se laisser baiser par un beau jeune fils,
qui s'approcha de luy pour cest effect: et Cyrus n'osa pas seulement
voir Panthea: là où, au contraire, les fols et mal-
appris vont euxmesmes amassant la matiere pour enflammer leurs
passions, et se precipitent volontairement eux-mesmes dedans les
vices dont ils se sentent tarez, et ausquels ils sont le plus
enclins. Au contraire Ulysses non seulement arreste et retient sa
cholere, mais qui plus est, sentant par les paroles de Telemachus
qu'il estoit un peu aspre, et qu'il haïssoit les meschans, il
l'addoucit, et le prepare de longue main, luy commandant de ne
remuer rien, ains avoir patience,
Si de mespris ils me font demonstrance
En ma maison, passe tout en souffrance
Patiemment, quelque tort qu'on me face
<p 20v> Devant tes yeux, voire si en la place
Ils me trainnoient par les pieds attaché,
Ou s'ils avoient sur moy leur arc lasché,
Endure tout, le voyant, sans mot dire.
Car tout ainsi, que lon ne bride pas les chevaux cependant qu'ils
courent, mais devant qu'ils aient commencé leur course, aussi
méne-lon au combat ceux qui sont courageux et malaisez
à tenir, apres les avoir preparez et domtez premierement avec
la raison. Il ne faut pas non plus passer negligemment par dessus
les dictions, non que je vueille que lon se jouë, comme fait
Cleanthes, car il se mocque bien souvent, en faisant semblant
d'interpreter ces vers,
Jupiter pere au mont Ida regnant,
Et, [...].
Car il veut que lon lise ces deux mots d'un tenant, comme si ce n'en
estoit qu'un seul qui signifiast les exhalations qui se
lévent de la terre. Chrysippus aussi en beaucoup d'endroits
est froid et maigre, non pource qu'il se jouë, mais pource
qu'il veut subtilizer impertinemment en forceant la signifiance des
mots: comme quand il veut, que [...] signifie aigu en dispute, et
transcendant en force d'eloquence. Il sera donc meilleur laisser ces
petites arguces-là aux grammairiens, et considerer de pres
d'autres observations, où il y a plus de verisimilitude, et
plus d'utilité,
Mon vouloir mesme y estoit tout contraire,
Car j'ay appris à bien vivre et bien faire. Et
ceste-cy,
Car il sçavoit estre à chacun affable.
Car en declarant que la prouësse estoit chose que lon peut
apprendre, et monstrant qu'il estime, que l'estre affable aux
hommes, et parler gracieusement à tout le monde, se fait par
science, et avec discours de raison, il enhorte les hommes en ce
faisant à n'estre point nonchallans d'eux-mesmes, ains
à travailler pour apprendre les choses honnestes, et hanter
ceux qui les enseignent, comme estant la couardise, la sottise et
l'incivilité faute de sçavoir, et vraye ignorance. A
cela s'accorde et convient fort proprement ce qu'il dit de Jupiter
et de Neptune,
Ils sont tous deux de mesme sang yssus,
Et d'un païs tous deux: mais le dessus
Jupiter a, pour estre né devant,
Et qu'il est plus que son frere sçavant.
Car en ce disant il monstre, que le sçavoir et la prudence
sont qualitez plus divines et plus royales: en quoy il met la plus
grande excellence de Jupiter, comme estimant que toutes les autres
bonnes parties suyvent celle-là: aussi faut-il accoustumer le
jeune homme à escouter d'une oreille non endormie ces autres
sentences icy,
Jamais pour rien ne dira menterie,
Car il a trop la sagesse cherie.
Et, Antilochus qui as tousjours esté
Par cy devant si sage reputé,
Qu'as-tu commis, puis que si peu tu vaux?
Tu m'as fait honte, et gasté mes chevaux.
Et, Glaucus comment as tu une parole
Ditte (estant tel) si superbe et si folle?
Certainement j'eusse dit, qu'en bon sens
Tu emportois le pris entre cinq cens.
comme voulant inferer, que les sages ne mentent jamais en leurs
propos, et ne se monstrent jamais lasches quand ce vient à un
bon affaire, ny ne reprennent autruy sans raison. Et quand il dit
aussi que Pandarus par sa follie se laissa induire à rompre
<p 21r>les trefves, il monstre assez qu'il estime, que
l'homme sage ne commet jamais injustice. Autant leur en peut on
semblablement enseigner touchant la continence, en s'arrestant
à considerer ces passages-cy,
Antea femme à Proetus amoureuse
De luy, estoit ardemment desireuse
D'estre par luy en secret ambrassee,
Mais point ne peut induire ta pensee
Bellerophon, car sage tu estois,
Et rien que bon en ton coeur ne mettois.
Et, Au paravant Clyt@emnestra pudique
Faisoit tousjours refus d'acte impudique,
Car sagement alors se conduisoit,
Et de bon sens en sa vie elle usoit.
En ces passages nous voyons que le Poëte attribue la cause de
continence et de pudicité à la sagesse. Et és
enhortemens que font les Capitaines à leurs soudars au fort
de la battaille,
Où est la honte, ô lasches Lyciens,
Où fuyez vous si vistes comme chiens?
Et, Mettez chacun la honte et la justice
Devant vos yeux vengeresse de vice,
Car autrement certes un grand reproche
Et vitupere encontre vous s'approche.
Il semble qu'il fait les temperans et continens preux et vaillans,
pource qu'ils ont honte des choses laides, et pourautant qu'ils
peuvent surmonter les voluptez et soustenir les dangers: ce qui
emeut aussi Timotheus à dire sagement en preschant les Grecs
de bien faire, en son poëme qui est intitulé, les
Perses,
Honte par vous soit crainte et reveree,
Force de coeur par elle est aceree.
Aeschylus aussi met en ligne de sagesse, le non appeter d'estre veu,
ny passionné de convoitise de gloire, et se soublever par les
louanges d'une commune, escrivant de Amphiaraus en ceste sorte,
Il ne veut point sembler juste, mais l'estre,
Aimant vertu en pensee profonde,
Dont nous voyons ordinairement naistre
Sages conseils, où tout honneur abonde.
car se contenter de soy-mesme, et de sa façon de vivre quand
elle est tresbonne, c'est fait en homme sage, et de bon entendement.
Comme ainsi soit doncques qu'ils reduisent toutes choses bonnes et
honnestes à la sagesse, cela demonstre que toute espece de
vertu s'acquiert par discipline et apprentissage. Or l'abeille
trouve naturellement és plus aigres fleurs, et parmy les plus
aspres espines, le plus parfaict miel, et le plus utile: aussi les
enfans, s'ils sont bien nourris en la lecture des Poëtes, en
tireront tousjours quelque bonne et profitable doctrine, mesmes des
passages où il y a de plus mauvaises et plus importunes
suspicions: comme en premier lieu, pour exemple, il semble que le
Roy Agamemnon se rende fort suspect de concussion et d'avarice,
d'avoir exempté d'aller à la guerre ce riche homme qui
luy donna la jument Aetha,
De peur d'aller à Troie la venteuse,
Mais demourer loing de guerre douteuse,
Chez soy en paix et toute volupté,
Car il avoit de tous biens à planté.
mais toutefois il feit bien et sagement, comme dit Aristote, aiant
preferé une bonne <p 21v>jument à un tel
homme: car il ne vaut pas un chien, non pas certainement un asne,
l'homme qui est ainsi lasche de coeur, et ainsi effeminé par
delices et par abondance de richesses. Au cas pareil, il semble que
Thetis fait tres-deshonnestement d'inciter son fils Achilles aux
voluptez, et luy ramentevoir les plaisirs de ses amours: mais encore
là peut on en passant considere la continence d'Achilles, que
combien qu'il fust amoureux de Briseïde, estant retournee
devers luy, et sachant que la fin de sa vie estoit prochaine,
neantmoins il ne se haste point, ny ne convoite point de jouir ce
pendant tant qu'il pourra de ses plaisirs, ny ne porte point le
dueil de la mort de son amy en oysiveté, comme fait le commun
des hommes, en omettant les choses que requeroit son devoir, ains
s'abstient de volupté pour le regret et la douleur qu'il en
sentoit, et neantmoins ce pendant ne laisse pas de mettre la main
à l'oeuvre, et d'aller à la guerre. Semblablement
Archilochus n'est pas estimé de ce, qu'estant triste et
desplaisant pour la mort du mary de sa soeur, lequel avoit
esté noyé en la mer, il veut combattre et vaincre sa
douleur par boire et faire bonne chere: mais neantmoins il allegue
une cause là où il y a quelque apparence de raison,
car il dit,
Pour lamenter, son mal ne gueriray,
Ny pour jouër ne l'empireray.
Car si celuy-là à bon droit disoit, qu'il n'empireroit
rien pour jouër, faire banquets, et se donner du plaisir,
comment gasterions nous quelque chose en nos affaires, pour
philosopher, ou pour vacquer au gouvernement de la chose publique,
ou pour aller au palais, ou pour hanter l'Academie, ou pour nous
mesler du labourage? Au moyen dequoy, les corrections soudaines
d'aucunes sentences poëtiques qui se font en changeant quelques
mots, ne sont pas mauvaises, desquelles ont usé Cleanthes et
Antisthenes. Car l'un comme les Atheniens un jour se fussent fort
scandalisez et mutinez en plein Theatre à raison de ce
vers,
Qu'y a il laid sinon ce qui le semble?
les appaisa sur le champ en leur jettant à l'encontre cest
autre vers,
Le laid est laid, quoy qu'il le semble ou non.
Et Cleanthes reforma ce vers parlant de la richesse,
A ses amis donner, et puis despendre
Pour la santé au corps malade rendre. En le
rescrivant ainsi,
A des putains donner, et puis despendre
Pour un malade encore empiré rendre.
Et Zenon aussi corrigeant ces vers de Sophocles,
Chez un tyran qui entre, il y devient
Serf, quoy que libre il soit quand il y vient: les
rescrivit ainsi,
Qui entre chez un tyran ne devient
Son serf, s'il est libre quand il y vient.
par l'homme libre il entend celuy qui n'est point timide, ains
magnanime, et qui n'a point le coeur-aisé à ravaller.
Qui empeschera donc, que nous ne puissions aussi retirer les jeunes
gens du pis au mieux, en usant de semblables emendations?
Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
Est quand le traict de son soing delectable
Chet à l'endroit où plus il le demande. Mais
plus tost,
Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
Est quand le traict de son soing profitable
Chet à l'endroit duquel plus il amende.
Car appeter ce qui ne se doit pas vouloir, et l'obtenir et avoir,
est chose miserable, et non pas souhaitable. Et,
Pas engendré ne t'a le pere tien
<p 22r> Pour en ce monde avoir, sans mal, tout
bien:
Il faut sentir aucunefois liesse,
Et quelquefois aussi de la tristesse.
Mais bien, dirons nous, faut-il sentir liesse, et avoir
contentement, quand on peut avoir moyennement ce qui est necessaire,
pour ce que
Pas engendré ne t'a le pere tien
Pour en ce monde avoir, sans mal, tout bien. Et cest
autre,
Lás, c'est un mal envoyé des hauts Dieux,
Quand l'homme sçait et voit devant ses yeux
Le bien, et fait neantmoins le contraire.
Mais bien est ce une faute brutale, desraisonnable, et miserable
avec, que sçavoir et cognoistre ce qui est le meilleur, et
neantmoins se laisser aller au pire par lascheté de coeur,
par paresse, ou par incontinence.
Les moeurs, non pas le parler, persuadent.
Mais bien sont-ce les moeurs et la parole ensemble qui persuadent,
ou les moeurs par le moyen du parler, comme le cheval se manie avec
la bride, et le pilote regit sa navire avec le timon: car la vertu
n'a point de si gracieux ne si familier instrument, que la
parole.
L'Affection tienne à aimer est-elle
Encline au masle, ou plus à la femelle?
Response,
Où beauté est, ambidextre je suis.
Il valoit mieux dire, Où continence est, l'homme est
ambidextre veritablement, et n'encline ny en une part ny en l'autre:
et au contraire, celuy qui par la volupté et beauté
est tiré tantost cy tantost là, est gaucher,
inconstant et incontinent.
Cognoistre Dieu l'homme prudent espeure. Mais plustost,
Cognoistre Dieu l'homme prudent asseure.
Et au contraire il n'espeure sinon les fols, les ingrats, et qui
n'ont point de jugement, pour autant qu'ils ont suspecte et qu'ils
craignent la cause et le principe de tout bien, comme s'il nuisoit
et s'il faisoit mal. Voila la maniere comment lon peut user de
correction. Il y a une autre sorte d'amplification, quand on estend
la sentence plus que les paroles ne portent: comme nous a bien
enseigné Chrysippus qu'il faut transporter et appliquer une
sentence qui sera utile, à autres especes semblables,
comme,
Jamais un boeuf mesme ne se perdroit,
Quand le voisin homme de bien voudroit.
Autant en faut-il entendre d'un chien, d'un asne, et de tous autres
animaux, qui se peuvent perdre, et perir.
Semblablement là où Euripide dit,
Qui est le serf qui n'a crainte de mort?
il faut penser qu'il en a autant voulu dire et du travail et de la
maladie. Car tout ainsi comme les medecins trouvans une drogue
convenable et propre à quelque certaine maladie, et par
là cognoissans sa force et vertu naturelle, la transferent
puis apres, et en usent à toute autre maladie qui a quelque
chose de conforme et semblable à celle-là: aussi une
sentence qui peut estre commune, et dont l'utilité se peut
appliquer à plusieurs diverses matieres, il ne la faut pas
laisser attacher et approprier à un tout seul subject, ains
la remuer et accommoder à toutes les choses qui seront
semblables, en accoustumant les jeunes gens à pouvoir
soudainement cognoistre celle communication, et à transferer
promptement ce qu'il y a de propre, les exercitans et duisans par
plusieurs exemples à estre prompts à le remarquer,
à fin que quand ils viendront à lire en Menander ce
verset,
Heureux qui a biens et entendement,
ils estiment, que cela est autant dit de l'honneur, de
l'authorité, et de l'eloquence. <p 22v>Et la
reprehension que fait Ulysses à Achilles lors qu'il estoit
oisif entre des filles en l'Isle de Scyros,
Toy qui es fils du plus vaillant guerrier
Qui ceignit onc espee ne baudrier
En toute Grece, à filer la filace
Esteindras tu la gloire de ta race?
Cela mesme se peut dire à un homme dissolu en voluptez,
à un avaricieux, et à un nonchaland et paresseux, et
à un ignorant. Tu yvrongnes estant fils du plus homme de bien
de la Grece: ou, tu jouës au dez, ou aux cailles: ou, tu
exerces un mestier vil, tu prestes à usure, n'aiant point le
coeur assis en bon lieu, ny digne de la noblesse dont tu es
yssu.
Ne va disant, Pluto dieu de chevance,
Je ne sçaurois adorer la puissance
D'un dieu que peut le plus meschant du monde
Facilement acquerir.
Autant doncques en peut on dire de la gloire, de la beauté
corporelle, d'un manteau de capitaine general, et d'une mytre de
presbtre que nous voyons des plus meschans hommes du monde
aucunefois obtenir.
Les enfans sont fort laids de couardise:
aussi sont ils certes d'intemperance, de superstition, d'envie, et
de tous les autres vices et maladies de l'ame. Et aiant Homere
tresbien dit,
Lasche Paris de visage tresbeau: Et semblablement,
Hector aiant le visage tresbeau:
il donne secrettement à entendre, que c'est chose qui tourne
à blasme, et à deshonneur à celuy qui n'a rien
de meilleur que la beauté de la face: il faut appliquer ceste
reprehension à choses pareilles pour retrencher un peu les
@eles à ceux qui s'elevent et se glorifient pour choses de
nulle valeur, enseignant aux jeunes hommes, que ce sont reproches
que telles louanges, comme quand on dit excellent en richesse,
excellent à tenir bonne table ou en serviteurs, ou en
montures, et encores y pouvons nous bien adjouster, pour parler
continuellement: car il fault cercher l'excellence et la preference
par dessus les autres és choses honnestes, et à estre
le premier et le plus grand és choses grandes: car la
reputation provenant des choses basses et petites n'est point
honorable, ny ne sent point son homme de bon coeur. Cest exemple
dernier que nous avons allegué, me fait souvenir de
considerer de plus pres les blasmes et les louanges qui sont
principalement és poëmes d'Homere, car ils nous donnent
une bien expresse instruction de n'estimer pas beaucoup les choses
corporelles, ny celles qui dependent de la fortune: car premierement
és tiltres qu'ils se donnent en s'entresalüant, ou en
s'entre appellant, ils ne se nomment point ny beaux, ny riches, ny
robustes, ains usent de telles louanges,
Esprit divin, sage et ingenieux
Ulysses fils de Laërtes le vieux.
Et, Fils de Priam Hector qui en sagesse
De Jupiter egales la hautesse.
Et, Achilles fils de Peleus, lumiere
De tous les Grecs, et la gloire premiere.
Et, O patroclus que tant le mien coeur aime!
Et à l'opposite, quand ils veulent aussi injurier quelqu'un,
ils ne s'attachent point aux marques exterieures du corps, ny aux
choses casuelles de la fortune, ains touchent les faultes et vices
de l'ame, qu'ils blasment:
Homme ehonté, comme un chien sans vergongne,
<p 23r> Qui as le cueur d'un cerf, couard,
yvrongne.
Et, Injurieux Ajax, qui es le pire
Des detracteurs, et ne vaux qu'à mesdire.
Et, Presumptueux Idomeneus cesse
D'estre arrogant, et hault parler sans cesse.
Et, Ajax hautain et superbe en paroles,
Qui en dis tant de vaines et de folles.
Bref, Ulysses voulant injurier Thersites, ne l'appelle point
boitteux, ny bossu, ny chauve, ny teste pointue, ains luy reproche,
qu'il est babillard, indiscret: et au contraire, la mere de Vulcain
en le caressant luy dit,
Viença mon fils, vien mon pauvre boitteux.
Ainsi appert-il, que Homere se mocque de ceux qui ont honte d'estre
boitteux ou aveugles, et qu'il estimoit n'estre point reprehensible
ce qui n'est point deshonneste, ny deshonneste ce qui ne vient point
de nous, ny par nous, mais qui procede de la fortune. Parquoy ces
deux grandes utilitez demeurent à ceux qui sont exercitez
à ouyr, et à lire les poëtes: l'une c'est, qu'ils
en deviennent plus modestes, apprenans à ne reprocher
odieusement ny follement à personne sa fortune: l'autre est,
qu'ils en sont plus magnanimes, apprenans à ne fleschir point
à la fortune, et à ne se troubler point pour quelque
meschef qui leur advienne, ains à porter doucement et
patiemment les mocqueries, traicts de picqueure et risees que lon
leur en pourroit bailler, aiants tousjours en memoire prompte
à la main ces vers de Philemon,
Rien n'est plus doux que se souffrir mocquer
Patiemment, et ne point s'en picquer.
toutefois s'il y a aucun de tels mocqueurs qui merite que lon le
repicque, il se fault attacher à ses vices et à ses
fautes, ne plus ne moins que Adrastus Tragique repliqua à
Alcm@eon, qui luy reprochoit,
Alcm. Frere germain tu es d'une meschante,
Qui son mary tua de main sanglante.
Adrast. Mais toy tu as, parricide inhumain,
Ta mere propre occise de ta main.
Car ainsi comme ceux qui fouëttent les habillements, ne
touchent point aux corps: aussi ceux qui reprochent quelque
infortune ou quelque tache ou default de la race à leur
ennemy, adressent leur coup vainement et follement aux choses
exterieures, et ce-pendant ne touchent point à l'ame, et aux
choses qui veritablement meritent d'estre reprises, corrigees, et
blasmees. Ausurplus ainsi comme cy dessus nous avons donné un
enseignement, de mettre alencontre des mauvais propos et dangereuses
paroles qui se rencontrent aucunefois és livres des
poëtes, les graves et bonnes sentences des grands et renommez
personnages, tant en sçavoir, comme en gouvernement, pour
divertir et empescher que lon n'adjouste soy à tels dicts
poëtiques: aussi les propos que nous trouverons en eux bons, et
honnestes, et utiles, ils les faudra encore confirmer et fortifier
par tesmoignages, et par demonstrations tirees de la philosophie, en
attribuant l'invention premiere de tels propos aux philosophes. Car
c'est chose juste et profitable, que la foy soit ainsi fortifiee et
authorisee, quand aux poësies qui se recitent sur l'eschafaud
en un theatre, ou qui se chantent sur la lyre, et que lon fait
apprendre aux enfans en une eschole, les Devises de Pythagoras
s'accordent, et les enseignements de Platon, ou les Preceptes de
Chilon, et que les Regles de Bias tendent à une mesme
sentence, que ce que lon fait lire aux jeunes enfans: au moyen
dequoy, il ne faut pas leur dire en passant seulement, mais leur
declarer par le menu bien diligemment, qu'en ces passages,
Tu n'as mon fils esté né sur la terre
<p 23v> Pour manier armes et faire guerre:
Mais va plustost, tant que seras vivant,
Le faict d'amour et des nopces suivant,
Et, Jupiter mesme a en haine celuy,
Lequel s'attache à un plus fort que luy:
cela n'est point different de ce precepte, Cognois toy-mesme, ains
tend à une mesme sentence: ne plus ne moins que ces sentences
icy,
Fols sont ceux-là qui n'entendent au bout,
Combien plus est la moytié que le tout:
Mauvais conseil ne nuyt tant à personne,
Qu'il fait tousjours à celuy qui le donne:
tendent à mesme intelligence que font les discours de Platon
en ses livres de Gorgias, et de la chose publique, c'est à
sçavoir, qu'il est plus dangereux faire injustice que non pas
la souffrir: et plus dommageable mal faire, que mal recevoir.
Semblablement aussi faudra-il adjouster à ce dire
d'Aeschylus,
Aies bon coeur, peine demesuree
Extremement, n'est de longue duree:
que c'est cela mesme qui tant est repeté és livres
d'Epicurus, et tant loué par ses sectateurs, que les grands
travaux expedient et despechent promptement l'homme, et que les
longs ne sont pas grands. De laquelle sentence Aeschylus a bien
evidemment exprimé une partie, et l'autre luy est si
adjacente, qu'elle est aisee à entendre: car si le grand et
vehement travail ne dure pas, adonc celuy qui dure n'est pas grand,
ne difficile à supporter.
Vois-tu comment le haut tonnant precede
Tous autres Dieux, et qu'à nul il ne cede,
Pource qu'en luy n'y a de menterie,
Ny d'orgueil point, ny point de mocquerie
Et de sot ris, et que seul point n'essaye
Jamais que c'est que de volupté gaye?
Ces vers de Thespis ne disent-ils pas une mesme chose que fait ce
propos de Platon, La divinité est situee loing de douleur et
de volupté?
De la vertu seule procede gloire
Vraye, et qui point ne sera transitoire:
Mais la richesse avec ceux mesme hante
Qui sont de moeurs et de vie meschante.
Ces carmes de Bacchilides, et ces autres cy semblables
d'Euripides,
On doit avoir sur tout en reverence,
A mon advis, la sage temperance,
Qui n'est jamais qu'avec les gens de bien. Et ceux-cy,
Efforcez vous d'avoir vertu la belle,
Pour ce que si vous acquerez sans elle
Des biens mondains, vous semblerez heureux,
Mais ce pendant vous serez malheureux.
ne contiennent-ils pas la preuve et la demonstration de ce que
disent les Philosophes touchant la richesse et les biens exterieurs,
qu'ils sont inutiles, et ne portent aucun profit sans la vertu
à ceux qui les possedent? Car le conjoindre ainsi et
accommoder les passages des Poëtes aux preceptes et arrests des
Philosophes, tire la poësie hors des fables, et luy oste le
masque, et donne efficace de persuader et profit à bon
escient aux sentences utilement dittes, et d'avantage ouvre l'esprit
d'un jeune garson, et l'encline aux discours et raisons de la
Philosophie, en prenant desja quelque <p 24r>goust, et en
aiant ouy ja parler, non point y venant sans jugement, encore tout
remply de folles opinions qu'il aura toute sa vie ouyes de sa mere,
ou de sa nourrice, et quelquefois aussi de son pere, voire de son
p@edagogue: ausquels il aura ouy reputer tresheureux, et, par
maniere de dire, adorer les riches hommes, et redouter
effroyablement la mort avec horreur, ou le travail: et au contraire,
estimer la vertu chose non desirable, et n'en faire compte, non plus
que de rien, sans avoir des biens de ce monde, et sans
authorité. Car quand les jeunes gens viennent de prime face
à entendre les decisions et raisons des Philosophes toutes
contraires à ces opinions-là, ils en demeurent tous
estonnez, troublez et effarouchez, ne les pouvans recevoir ny
endurer: non plus que ceux qui ont longuement demouré en
tenebres ne peuvent soudainement supporter ny endurer la lumiere des
rayons du Soleil, s'ils ne sont premierement accoustumez petit
à petit à quelque clarté bastarde, dont la
lueur soit moins vifve, tant qu'ils la puissent regarder sans
douleur: ainsi les faut-il peu à peu accoustumer du
commancement à une verité, qui soit un peu meslee de
fables. Car quand ils auront ouy premierement, ou leu és
livres des poëtes ces sentences,
Plorer convient celuy qui sort du ventre,
Pour tant de maux auquel naissant il entre,
Et convoyer au sepulchre le mort,
Qui des travaux de ceste vie sort,
En faisant tous signes d'aise et de joye,
Et benissant de son depart la voye.
Et, Pain pour manger et eau pour boire, en somme,
Sont seulement necessaires à l'homme.
Et, O tyrannie aimee des barbares!
Et, Le bien supréme, et le comble de l'heur
Des humains est sentir moins de douleur.
ils se troubleront et se fascheront moins quand ils entendront dire
chez les Philosophes, Que nous ne nous devons point soucier de la
mort, Que nature a mis une borne aux richesses, Que la beatitude et
le souverain bien de l'homme ne gist point en quantité grande
d'argent, ny en maniement de grands affaires, ny en magistrats et en
credit et authorité: ains en ne sentir point de douleur, en
avoir les passions addoucies, et en une disposition de l'ame suivant
en toutes choses ce qui est selon nature. Pour ceste raison, et pour
toutes celles que nous avons paravant alleguees et deduittes, le
jeune homme a besoing d'estre bien guidé en la lecture des
poëtes, à fin que la poësie ne l'envoye point mal
edifié mais plus tost preparé et rendu amy et familier
à l'estude de philosophie.
C'est une vaine inutile parole
Qui folement dessoubs les nues vole.
car ceux qui veulent recevoir aucune chose que lon verse d'un vase
en un autre, enclinent et tournent leurs vases la bouche devers ce
que lon y verse, à fin que l'infusion se face bien dedans, et
qu'il ne s'en respande rien au dehors, et eux ne sçavent pas
se rendre attentifs, et par attention accommoder leur ouyë,
à fin que rien ne leur eschappe de ce qui se dit utilement,
ains, ce qui est digne des plus grande mocquerie, s'ils se trouvent
presents à ouïr raconter l'ordre de quelque festin, ou
d'une monstre, ou un songe, ou un debat et querelle que le recitant
aura eu contre un autre, ils escoutent en grand silence, et
s'arrestent à ouïr diligemment: mais si quelqu'un les
tire à part pour leur enseigner chose util, ou pour les
enhorter à quelque point de leur devoir, ou pour les
reprendre quand ils faillent, ou appaiser quand ils se courroucent,
ils ne le peuvent endurer, et taschent à refuter par
arguments, en contestant <p 25v>alencontre de ce que lon
leur dit, s'ils peuvent: et s'ils ne peuvent, ils s'enfuient pour
aller ouïr quelques autres fols propos, comme de meschants
vaisseaux pourris, remplissans leurs oreilles de toute autre chose,
plus tost que de ce qui leur est necessaire. Ceux doncques qui
veulent bien dresser les chevaux, leur enseignent à avoir
bonne bouche, et obeïr bien au mors: aussi ceux qui veulent
bien instruire les enfans, les doivent rendre soupples et obeissans
à la raison, en leur enseignant à beaucoup ouïr
et à ne gueres parler. Car Spintharus louant Epaminondas
disoit, qu'il n'avoit jamais trouvé homme qui sçeust
tant comme luy, ne qui parlast moins: aussi dit-on, que nature pour
ceste cause a donné à chascun de nous une langue
seule, et deux oreilles: pource qu'il faut plus ouir, que parler. Or
est-ce par tout un grand et seur ornement à un jeune homme,
que le silence: mais encore principalement, quand en escoutant
parler un autre, il ne se trouble point, ny n'abbaye point à
chasque propos, ains encore que le propos ne luy plaise gueres, il
a patience neantmoins, et attend jusques à ce que celuy qui
parle ait achevé, et encore apres qu'il a achevé, il
ne va pas soudainement luy jetter au devant une contradiction, ains
comme dit Aeschines, il laisse passer entre-deux quelque petite
intervalle de temps, pour veoir si celuy qui a dit voudra point
encore adjouster quelque chose à son dire, ou y changer, ou
en oster. Mais ceux qui tout soudain contredisent, n'estans escoutez
ny n'escoutans, ains parlans tousjours alencontre de ceux qui
parlent, font une fault mal-seante et de mauvaise grace: là
où celuy qui est accoustumé d'ouïr patiemment
avec honneste contenance, en recueille mieux le propos qu'on luy
tient s'il est utile et bon, et s'il est inutile ou faulx, il a
meilleur loisir de le discerner, et de le juger, et si se monstre
amateur de verité, non de querelle, ny temeraire en
contention et aigre: au moyen dequoy ne parlent point mal ceux qui
disent, qu'il fault plus tost vuider la folle opinion et presomption
que les jeunes gens prennent d'eux-mesmes, qu'il ne fault l'air
dequoy sont enflez les outres et peaux de chévres, quand on
y veult mettre dedans quelque chose de bon: car autrement estans
pleins du vent d'outrecuidance, ils ne reçoivent rien de ce
que lon y cuyde verser. Or l'envie conjointe avec une malveillance
et malignité n'est bonne à oeuvre quelconque, ains est
nuysante à toute chose honneste et louable: mais sur tout
est-elle mauvaise assistante et conseillere de celuy qui veult bien
ouïr, rendant les propos qui luy seroient utiles, ennuyeux,
malplaisans, et fascheux à ouïr, pour ce que les envieux
prennent plaisir à toute autre chose, plus tost qu'à
ce qui est bien dit: et neantmoins celuy qui est marry de veoir
à un autre richesse, authorité ou beauté, est
seulement envieux, pour ce qu'il est marry de veoir un autre avoir
quelque bien: mais celuy à qui il desplaist d'ouïr bien
dire, est marry de son bien propre; car tout ainsi comme la
clarté est le bien de ceux qui voyent, aussi la parole est le
bien de ceux qui escoutent s'ils la veulent recevoir. Et quant aux
autres especes d'envie, ce sont certaines autres mauvaises et
vicieuses passions et conditions de l'ame qui les engendrent: mais
l'envie contre les bien-disans procede d'une ambition importune, et
une convoitise injuste d'honneur, qui altere tellement celuy qui en
est attainct, qu'elle ne le laisse pas seulement prester l'oreille
à ce qui se dit, ains luy trouble et luy distraict la pensee
à considerer en un mesme temps sa suffisance, pour veoir si
elle est moindre que de celuy qui parle, et à regarder la
contenance des autres qui escoutent pour sçavoir s'ils y
prennent plaisir, et s'ils ont en estime celuy qui discourt: car si
on le louë, il luy est advis qu'on luy donne autant de coups de
baston, et s'en courrouce alencontre des assistans, s'ils le
trouvent bien-disant: et neantmoins quant aux propos il les laisse-
là, et rejette arriere les precedents, pour ce qu'il luy fait
mal de s'en souvenir, et tremble, et ne sçait qu'il fait de
peur qu'il a des succedents, craignant qu'ils ne soient trouvez
encore meilleurs que les premiers: au moyen de quoy il fait
<p 26r>tout ce qu'il peut pour rompre le propos le plus tost
qu'il est possible, mesmement quand il voit que le discourant parle
le mieux: puis quand l'audience est faillie, il ne s'attache
à pas un des discours qui auront esté faicts, ains va
sondant et recueillent les voix et opinions des assistans: et s'il
en trouve qui le louënt, il s'oste de là vistement, et
s'en fuit arriere, comme s'il estoit fol: mais s'il y en a quelques
uns qui les blasment, ou qui les tordent en mauvaise part, ce seront
ceux-là ausquels il courra, et avec lesquels il s'assemblera:
et si d'adventure il n'y a personne qui les destorde, alors il luy
comparera d'autres plus jeunes, qui auront mieux discouru (ce dira-
il) et avec plus grande force d'eloquence, sur un mesme subject: et
ne cessera d'interpreter tout en mauvaise part, jusques à
tant qu'aiant corrompu et gasté toute la harangue qui aura
esté faitte, il se la rendra inutile, et sans aucun profit
à luy-mesme. Et pourtant faut-il, en tel cas, que l'ambition
soit d'accord avec le desir d'ouir, à fin que lon escoute
patiemment et doucement celuy qui haranguera, ne plus ne moins que
si lon estoit convié au banquet de quelque sainct sacrifice,
en louant son eloquence, là où il aura bien dit, et
prenant en gré la bonne volonté de celuy qui aura mis
en avant ce qu'il sçait, et qui aura voulu persuader les
autres par les arguments et raisons dont il s'est luy mesme
persuadé. Ainsi quand il luy sera bien succedé, il y
faudra pour conclusion adjouster, que ce n'a point esté par
fortune ny par cas d'adventure qu'il luy sera advenu de bien dire,
ains par soing, par diligence, et par art: et pour le moins faudra-
il contrefaire ceux qui louënt, et qui estiment fort quelque
chose, et là où il aura failly, il faudra là
arrester son entendement à considerer dont et pour quelles
causes sera venue la faute: car ainsi comme Xenophon dit, que les
bons mesnagers font leur profit de tout, et de leurs ennemis et de
leurs amis: aussi ceux qui sont esveillez et attentifs à ouir
diligemment, reçoivent profit non seulement de ceux qui
disent bien, mais aussi de ceux qui faillent à bien dire. Car
une maigre invention, une impropre locution, un mauvais langage, une
laide contenance, un esblouissement de sotte joye, quand on s'entend
louër, et toutes autres telles impertinences, qui adviennent
souvent à ceux qui font des harangues en public, nous
apparoissent beaucoup plus tost en autruy, quand nous escoutons,
qu'ils ne font en nous-mesmes quand nous haranguons: et pource faut-
il transferer l'examen et la correction de celuy qui aura
harangué en nous-mesmes, en examinant si nous commettons
point par mesgarde de telles fautes en orant. Car il n'est rien au
monde si facile que de reprendre son voisin, mais ceste
reprehension-là est vaine et inutile, si on ne la rapporte
à une instruction de corriger ou eviter semblables erreurs en
soy-mesme. Et ne faut pas en tel endroit oublier l'advertissement du
sage Platon, quand on a veu quelqu'un faillant, de descendre
tousjours en soy-mesme, et dire à par soy, «Ne suis-je
point tel?» Car tout ainsi que nous voyons nos yeux reluisans
dedans les prunelles de ceux de nos prochains, aussi faut-il que en
la maniere de dire des autres nous nous representions la nostre,
à fin que nous ne soions pas legers ny temeraires à
reprendre les autres, et aussi que quand nous viendrons nous mesmes
à haranguer, nous soyons plus soigneux de prendre garde
à telles choses. A cest effect aussi servira grandement la
comparaison, quand nous serons retirez à part de retour du
lieu où aura esté faitte la harangue, que nous
prendrons quelque poinct qui nous semblera n'avoir pas esté
bien ou suffisamment deduit, et nous essayerons, et tirerons en
avant nous mesmes pour le remplir, ou pour le corriger, ou bien pour
autrement le dire, ou qui plus est encore, pour tascher à
amener des raisons et arguments tous autres sur le mesme subject, et
les deduire tout autrement, ce que Platon mesme a autrefois fait sur
l'oraison de Lysias. Car ce n'est pas chose difficile, ains
tresfacile, que de contredire un oraison prononcee, mais en
prononcer et dire une autre sur le mesme subject, qui soit mieux
faitte, et meilleure, c'est cela qui est bien difficile à
faire, comme <p 26v>dit un Laced@emonien quand il entendit
que Philippus Roy de Macedoine avoit demoly et rasé la ville
d'Olynthe, «Mais il n'en sçauroit, dit-il, faire une
telle.» Quand doncques nous verrons, que en discourant sur un
mesme subject et argument, il n'y aura pas grande difference entre
ce que nous dirons, et ce que l'autre paravant aura dit, alors nous
retrencherons beaucoup de nostre mespris, et incontinent les ailes
tomberont à nostre presomption et amour de nous mesmes, quand
nous viendrons à nous esprouver par telles comparaisons. Or
est l'esmerveiller et admirer contraire au mespriser, signe d'une
plus douce et plus equitable nature: mais il n'a pas besoing non
plus de peu de soing, et à l'adventure de plus grand et plus
reservé que le mespriser: pour ce que ceux qui sont ainsi
mesprisans et presomptueux, reçoivent moins de profit d'ouir
ceux qui haranguent, mais ceux qui sont simples et subjects à
tout admirer, en reçoivent dommage, et ne démentent
point ce que dit Heraclitus,
Un homme mol s'estonne de tout ce qu'il oit dire.
Pourtant faut-il simplement laisser eschapper de la bouche les
louanges du disant: mais quant à adjouster foy à ce
qu'il aura dit, il y faut aller bien reserveement: et quant au
langage et à la prononciation de ceux qui s'exercent à
bien dire, il en faut estre simple et gracieux spectateur et
auditeur, mais bien aspre et severe examinateur et contrerolleur de
ce qui aura esté dit quand à l'usage et à la
verité, à fin que ceux qui auront dit ne nous
haïssent point, et ce qui aura esté dit ne nous nuise
point: car bien souvent nous ne nous donnons garde, que nous
recevons des faulses et mauvaises doctrines, pour la foy que nous
adjoustons, et la bonne affection que nous portons à ceux qui
les mettent en avant. A ce propos les Seigneurs du conseil de
Laced@emone trouvans l'opinions bonne d'un personnage qui avoit
tresmal vescu, la feirent proposer par un autre de bonne vie et de
bonne reputation: faisans en cela sagement et prudemment,
d'accoustumer leur peuple à s'emouvoir plus tost par les
moeurs, que par la parole du proposant. Mais en Philosophie il faut
mettre à part la reputation de celuy qui met en avant un
propos, et examiner le propos à part, pour-ce que, comme lon
dit, en la guerre il y a beaucoup de faulses alarmes, aussi y a il
en un auditoire: car la barbe blanche du disant, le geste, le grave
sourcil, le parler de soy mesme, et principalement les cris, les
battemens de mains, les tressaillements des assistans à
ouïr une harangue, estonnent quelquefois un auditeur qui n'est
pas bien rusé, comme un torrent qui l'emporte malgré
luy: et si y a encore quelque tromperie au stile, et au langage,
quand il est doux et coulant, et qu'avec quelque gravité et
hautesse artificielle il vient à discourir des choses. Car
ainsi comme ceux qui chantent soubs une fleute, font beaucoup de
fautes dont les escoutans ne s'apperçoivent point: aussi un
langage elegant et brave esblouit les aureilles de l'escoutant,
qu'il ne puisse sainement juger de ce qu'il signifie: comme dit
Melanthius interrogué qu'il luy sembloit de la Trag@edie de
Dionysius: «Je ne l'ay, dit-il, peu voir, tant elle estoit
offusquee de langage.» Mais les devis, leçons et
harangues de ces Sophistes faisans monstre de leur eloquence, ont
non seulement la couverture des paroles fardee qui cachent la
sentence, mais qui plus est, ils addoucissent leurs voix par je ne
sçay quels amollissements, ne sçay quels entonnements
et accents de chansons qu'ils donnent à leur prononciation,
qui ravissent les escoutans hors d'eux-mesmes, et les tirent
là où ils veulent, en leur donnant une vaine
volupté, et en recevant une plus vaine gloire: tellement
qu'il leur advient proprement ce que respondit une fois Dionysius,
lesquel aiant promis au theatre à quelque joueur de Cithre
qui avoit excellentement joué devant luy, qu'il luy donneroit
de grands presents, depuis il ne luy donna rien: «Car autant
que tu m'as, ce dit-il, donné de plaisir en chantant, autant
en as tu receu de moy en esperant.» Toute telle contribution
fournissent et payent les auditeurs qui escoutent de tels
harangueurs: car ils sont admirez pour autant de
<p 27r>temps comme ils demeurent en la chaire à
haranguer: mais finie la harangue, aussi tost est escoulé le
plaisir des uns, et plus tost encore la gloire des autres: de
maniere que ceux-là ont despendu en vain autant de temps,
comme ils ont demeuré à escouter, et ceux cy toute
leur vie qu'ils ont employee pour apprendre à ainsi parler.
A ceste cause faut-il oster ce qu'il y a de trop et de superflu au
langage, et s'arrester à cercher le fruict mesme, et suyvre
en cela l'exemple non des bouquetiere, qui font les bouquets et les
chapeaux de fleurs, mais des abeilles: car ces femmes-là
choisissans à l'oeil les belles et odorantes fleurs et
herbes, en tissent et composent un ouvrage qui est bien souëf
à sentir, mais qui au demourant ne porte point de fruict, et
ne dure qu'un seul jour: mais les abeilles bien souvent volans
à travers, et par dessus des prairies pleines de roses, de
violettes, et de hyacinthes, se poseront sur du tres-fort et tres-
acre thym, et s'arresteront dessus, preparans de quoy faire le roux
miel, et y ayant cueilly quelque chose qui y puisse servir, s'en
revolent à leur propre besongne: aussi faut-il que le sage
auditeur, et qui a l'entendement pur et net de passion, laisse
là le langage affetté et fardé, et
semblablement aussi les propos qui tiendront du triacleur ou du
basteleur, qui se veut monstrer, en jugeant que telles herbes sont
propres pour Sophistes, qui ressemblent les mousches guespes, qui ne
servent de rien à faire le miel: mais que avec une profonde
attention il descende au fond de la sentence, et de l'intention du
disant, pour en retirer ce qu'il y aura d'utile et de profitable, se
souvenant qu'il n'est pas là venu pour ouir jouër des
farces ou chanter des musiciens en un theatre, mais en un eschole,
et en un auditoire pour apprendre à emender et corriger sa
vie par la raison: et pour ceste cause faut il faire jugement et
examen de la lecture et harangue par soy-mesme, et par la
disposition en laquelle on se treuve, en considerant s'il y aura
aucune des passions de l'ame que en soit detenue plus molle, ou si
elle nous aura rendu quelque ennuy plus leger, si le courage. et
l'asseurance en est plus ferme, si lon se sent plus enflammé
envers l'honnesteté et la vertu. Car il n'est pas raisonnable
que quand on se léve de la chaire d'un barbier, on se present
devant un miroir, et que lon taste sa teste pour voir s'il aura bien
rongné les cheveux, et s'il aura bien accoustré la
barbe: et qu'au sortir d'une leçon et d'une eschole lon ne se
retire pas incontinent à part pour considerer son ame, si
aiant laissé quelque chose de ce qui luy pesoit, et dont elle
avoit trop auparavant, elle en sera point devenue plus legere, plus
aisee, et plus douce: car comme dit Ariston, «ny une estuve, ny
un sermon ne sert de rien, s'il ne nettoye.» Soit doncques le
jeune homme joyeux, que le discours d'une leçon qu'il aura
ouyë, luy ait profité: non que je veuille que le plaisir
soit la fin finale qu'il se proposera pour l'aller ouir, ne qu'il
s'estime qu'il faille sortir de l'eschole d'un philosophe, en
chantant à demy voix avec une chere guaye que se lise en la
face, ou qu'il cerche à estre parfumé de souëfves
senteurs, là où il aura besoing d'estre graissé
de cataplasmes, et frotté d'huyles et de fomentations plus
medicinales que bien odorantes: mais bien qu'il ait à
gré, si avec une parole poignante et picquante on luy nettoye
et purifie son ame pleine de brouillas espais, et d'obscurité
grande, ne plus ne moins qu'avec la fumee on nettoye les ruches des
abeilles. Car si bien celuy qui presche et qui harangue ne doit pas
du tout estre negligent de son stile, qu'il n'y ait quelque plaisir
et quelque grace: c'est neantmoins ce dequoy le jeune homme qui
escoute se doit soucier le moins, aumoins du commancement: je ne dis
pas que puis apres il ne s'y puisse bien arrester, ne plus ne moins
que ceux qui boivent, apres qu'ils ont estanché leur soif,
alors ils tournent les couppes tout à l'entour, pour
considerer et regarder l'ouvrage qui est dessus: aussi quand le
jeune homme auditeur se sera remply de doctrine, et qu'il aura
repris haleine, on luy peut bien permettre de s'amuser à
considerer le langage, s'il aura rien d'elegant et de gentil. Mais
celuy qui tout au commancement s'attache <p 27v>non aux
choses, ny à la substance, ains va requerant que le langage
soit pur, attique et rond, me semble faire tout ainsi, comme si
estant empoisonné il ne voiloit point boire de preservatif et
d'antidote, si lon ne luy bailloit le bruvage dedans un vase fait et
formé de le terre de Colie en Attique, ny vestir une robbe au
coeur d'hyver, sinon que la laine fust des moutons de l'Attique, et
aimoit mieux demourer sans se bouger ny rien faire, en une cappe
simple et mince, comme est le style de l'oraison de Lysias. Ces
erreurs-là sont cause qu'il se trouve grande indigence de
sens et de bon entendement, et à l'opposite grande abondance
de babil et de caquet és jeunes gens par les escholes:
pourautant qu'ils n'observent, ny la vie, ny les actions, ny le
deportement d'un Philosophe en l'administration et gouvernement de
la chose publique, ains donnent toute la louange aux beaux termes,
paroles elegantes, et au bien dire, sans sçavoir, ny vouloir
enquerir pour le sçavoir, si ce qu'il dit est utile ou
inutile, necessaire, ou bien superflu. Apres ces preceptes que nous
avons baillez, comment on doit ouir un Philosophe discourant, suit
tout d'un tenant la regle et advertissement des questions que lon
doit proposer: car il faut que celuy que lon convie à souper,
se contente de ce que lon sert sur la table devant luy, sans
demander autre chose, ny contreroller ou reprendre ce qui luy est
presenté: mais celuy qui est venu à un festin de devis
et de discours, par maniere de parler, si c'est sur certain argument
choisi de longue main, il faut qu'il ne face autre chose qu'escouter
patiemment sans mot dire: car ceux qui distraient le disant à
autres subjects et autres arguments, et qui luy entrejettent des
interrogations, ou luy font des oppositions alencontre de ce qu'il
dit, sont fascheux, importuns, qui ne peuvent jamais accorder en un
auditoire, et outre ce qu'ils n'en reçoivent aucun profit,
ils troublent le disant, et tout le discours de son oraison quant-
et-quant. Mais si le disant prie de luy mesme qu'on l'interrogue, et
qu'on luy propose telle question que lon voudra, il faut alors luy
demander tousjours quelque chose qui soit necessaire ou profitable:
car Ulysses est mocqué en Homere par les poursuivans de sa
femme, pour ce que
Il ne queroit que des bribes coupees,
Non des vaisseaux d'honneur, ou des espees.
car ils reputoient un signe de magnanimité, demander, tout
ainsi que donner, quelque chose de grand pris: mais plus seroit
digne d'estre mocqué celuy qui proposeroit au discourant des
questions frivoles et sans fruict quelconque, comme font aucunefois
des jeunes gens qui ont envie de babiller, ou bien de monstrer
qu'ils sont sçavans en dialectique ou és
mathematiques, et ont accoustumé de proposer au discourant,
comment il faut diviser les choses indefinies, ou que c'est que le
mouvement selon la coste, et selon le diametre. Ausquels se peut
dire la response que feit le medecin Philotimus à un qui
estant phtisique et pourry dedans le corps, luy demandoit quelque
medecine pour guarir un petit ulcere qu'il avoit au bout de l'ongle:
car le medecin cognoissant bien à sa couleur et à son
haleine, qu'il estoit gasté au dedans, luy respondit:
«Mon amy tu n'es pas en danger pour l'ulcere de ton ongle, il
n'est pas temps d'en parler maintenant:» Aussi n'est-il pas
heure maintenant de disputer de telles questions que tu me proposes,
jeune fils mon amy, mais plus tost, comment tu te pourras delivrer
de la folle opinion et presomption de toy-mesme qui te tient, ou de
l'amour et de la sottie dont tu es empestré, pour te rendre
en un estat de vie saine, et sans vanité quelconque. Qui plus
est, encore faut-il bien avoir l'oeil à regarder. en quoy le
discourant a plus de suffisance ou naturelle ou acquise, pour luy
faire les interrogations de ce en quoy il est le plus excellent, non
pas forcer celuy qui aura mieux estudié en la philosophie
morale, de respondre à des questions de Physique ou des
Mathematiques: ou celuy qui sera mieux entendu en la naturelle et
Physique, le tirer à juger des propositions conjoinctes, ou
à soudre de faulx syllogismes. Car tout <p 28r>ainsi
comme qui voudroit fendre du bois avec une clef, ou ouvrir une porte
avec une coignee, il ne feroit point d'injure à la clef, ny
à la coignee, mais il se priveroit soy-mesme de l'usage
propre, et de ce que peut faire l'un et l'autre: aussi ceux qui
demandent au discourant ce à quoy il n'est pas propre de
nature, ou en quoy il ne s'est pas exercité, et qui ne
veulent pas cueillir ne prendre ce qu'il a et qu'il peut fournir,
ils ne font pas seulement ceste perte-là, mais d'avantage
acquierent la reputation de mauvaistié et de
malignité. Il se faut aussi garder de demander beaucoup de
questions et souvent, car cela est encore signe d'homme qui se veut
monstrer: mais prester l'oreille attentifvement avec douceur, quand
quelque autre propose, est fait en homme studieux, et qui se
sçait bien accommoder à la compagnie, si d'adventure
il n'y a quelque cas propre et particulier qui l'empesche, ou s'il
n'y a quelque passion, aiant besoing d'estre arrestee, ou quelque
imperfection requerant reméde qui nous presse: car comme dit
Heraclitus, peut estre vaudroit-il mieux ne cacher point son
ignorance, ains la mettre en evidence pour la faire guarir. Mais si
quelque cholere ou quelque assaut de superstition, ou quelque
violente querelle alencontre de nos domestiques et parents, ou
quelque furieuse concupiscence d'amour,
Touchant du coeur les cordes plus cachees,
Qui ne devroient pour rien estre touchees,
commande en nostre entendement, il ne faut pas fuir en rompant le
propos à en estre repris, ains faut cercher à en ouir
discourir aux escholes mesmes: et apres les leçons faillies
prendre à part le philosophe, et luy conferer, et l'en
interroguer, non pas comme font plusieurs, qui sont bien aises
d'ouir aux philosophes parler des autres, et l'en estiment: et si
d'adventure le philosophe laissant les autres, s'addresse à
part à eux, pour leur remonstrer franchement ce qu'ils ont de
besoing, et qu'il les en face souvenir, ils s'en courroucent, et
l'en estiment curieux et fascheux: car ils pensent proprement qu'il
faille ouir les philosophes en leurs escholes par maniere de
passetemps, comme les joueurs de Trag@edies en un theatre, et
cuident que és choses exterieurs il n'y a point de difference
entre les philosophes et eux: et ont bien raison de le cuider ainsi,
quant aux Sophistes: car depuis qu'ils sont hors de leurs chaires
où ils haranguent, et qu'ils laissent leurs livres, et leurs
petites introductions, és autres actions et vrayes parties de
la vie humaine, on les trouve petits, et de moindre esprit que les
plus bas et plus vulgaires hommes du monde: mais ils n'entendent pas
aussi, que de ceux qui sont vrayement dignes de ce nom de
philosophes, soit qu'ils se jouënt, ou qu'ils facent à
bon escient un clin d'oeil, un signe de la teste, un visage
renfrongné, et principalement les paroles qu'ils disent
à part à chascun, portent tousjours quelque
utilité et quelque fruict à ceux qui ont la patience
de les laiser dire, et de leur prester l'oreille. Au demourant quant
aux louanges que lon donne au bien disant, il est besoing d'y user
de moyen et de prudence retenue, pource que ny le peu, ny le trop,
en telle chose n'est louable ny honneste: car l'auditeur qui se
maintient si dur et si roide, qu'il ne s'amollit ny ne s'emeut pour
chose qu'il oye, est fascheux et insupportable, estant remply d'une
presomptueuse opinion de soy-mesme qu'il cache leans, et
secrettement en soy mesme se vante qu'il diroit bien quelque chose
de meilleur, que ce qu'il oit, ne remuant les sourcils en aucune
maniere, ny ne jettant aucune voix qui porte tesmoignage qu'il oye
volontiers, ains par un silence, une gravité feinte, et une
contenance affectee, va prochassant la reputation d'homme constant
et de gravité grande, pensant que les louanges soient comme
de l'argent, qu'autant comme lon en donne à un autre, autant
on en oste à soy mesme. Car il y en a plusieurs qui prennent
mal et à contrepoil un dire de Pythagoras, qui disoit, que de
l'estude de la philosophie il luy estoit demouré ce fruict,
qu'il n'avoit rien en admiration: et ceux cy pensent que pour non
louër ny honorer les autres, il les faille mespriser, et
veulent qu'on les estime venerables <p 28v>par dedaigner
tous les autres. Mais la raison philosophique oste bien
l'esbahissement et l'admiration qui procede de doute, ou
d'ignorance, pour ce qu'elle sçait et cognoist la cause d'une
aucune chose, mais pour cela elle ne perd pas la facilité, la
grandeur et l'humanité: car à ceux qui veritablement
et certainement sont bons, c'est un tresbel honneur que d'honorer
ceux qui le meritent, et orner autruy est un ornement tresdigne qui
vient d'une superabondance de gloire et d'honneur qui est en celuy
qui le donne: mais ceux qui sont chiches és louanges
d'autruy, semblent estre pauvres et affamez dés leurs
propres: comme aussi au contraire, celuy qui sans jugement à
chasque mot et à chasque syllable presque s'eléve et
s'escrie, est par trop leger et volage, et bien souvent desplaist
à ceux mesmes qui font les harangues, mais bien fasche il
tousjours les autres assistans, en les faisant sourdre et lever
contre leur volonté, comme les tirans quasi par force
à ce faire, et à crier comme luy de honte qu'ils ont:
et puis n'aiant recueilly aucun profit de l'oraison ouyë, pour
avoir esté trop estourdy et trop turbulent apres ses
louanges, il s'en retourne de l'auditoire avec l'une de ces trois
reputations qu'il en rapporte, qu'il est mocqueur ou qu'il est
flatteur, ou qu'il est ignorant. Or faut-il quand on est en siege de
justice pour juger un proces, ouir les parties sans haine ny faveur,
ains de sens rassis, pour rendre le droict à qui il
appartient: mais és auditoires des gens de lettres, il n'y a
ny loy ny serment qui nous empesche, que nous n'escoutions avec
faveur et benevolence celuy qui fait la harangue, ains au contraire,
les anciens ont mis et colloqué les Graces aupres de Mercure,
voulans par cela donner à entendre, que le parler requiert
graces, benevolence, et amitié: car il n'est pas possible que
le disant soit si fort rejettable, ne si defaillant en toutes
choses, qu'il n'y ait ny sens aucun digne de louange inventé
par luy mesme, ou renouvellé des anciens, ny le subject de sa
harangue, ny son but et intention, ny aumoins le lange et le stile,
ou la disposition des parties de l'oraison: car, comme dit l'ancien
proverbe,
Parmy chardons et espineux halliers
Naissent les fleurs des tendres violiers.
Car si aucuns, pour monstrer leur esprit, ont pris à
louër le vomissement, autres la fiévre, et quelques uns
la marmite, et n'ont point eu faute de grace, comme est il possible
qu'une oraison composee par un personnage, qui quoy que ce soit
semble, ou pour le moins est appellé philosophe, ne donne aux
auditeurs gracieux et equitables quelque respit et quelque temps
à propos pour la louër? Ceux qui sont en fleur d'aage,
ce dit Platon, comment que ce soit donnent tousjours des attaintes
à celuy qui est amoureux, et appellent ceux qui sont blancs
de couleur, enfans des Dieux: ceux qui sont noirs, magnanimes: celuy
qui a le nez aquilin, royal: celuy qui est camus, gentil et plaisant
et aggreable: celuy qui est pasle, en couvrant un peu ceste mauvaise
couleur, ils l'appelleront face de miel: car l'amour a cela, qu'il
s'attache et se lie à tout ce qu'il trouve, comme fait le
lierre. Mais celuy qui prendra plaisir à ouir, s'il est homme
de lettres, sera bien plus inventif à trouver tousjours
dequoy louër un chascun de ceux qui monteront en chaire pour
declamer. Car Platon, qui en l'oraison de Lysias ne louoit point
l'invention, et reprenoit grandement la disposition, encore
toutefois en louoit-il le stile et l'elocution, pource que toutes
les paroles y sont claires et rondement tournees. Aussi pourroit on
avec raison reprendre le subject dequoy a escrit Archilochus, la
composition des vers de Parmenides, la bassesse de Phocylides, le
trop de langage d'Euripides, l'inegalité de Sophocles: comme
semblablement aussi des orateurs, l'un n'a point de nerfs à
exprimer un naturel, l'autre est mol és affections, l'autre
a faute de graces, et neantmoins est loué pour quelque
particuliere force qu'il a d'emouvoir et de delecter: au moyen
dequoy les auditeurs ne se sçauroit escuser, qu'ils n'aient
tousjours assez matiere de gratifiers, s'ils veulent,
<p 29r>à ceux qui font des leçons ou des
harangues publiques: car il y en a, à qui il suffit, encore
que lon ne porte point tesmoignage de vive voix à leur
louange, de leur monstrer un bon oeil, un visage ouvert, une chere
joyeuse, et une disposition et contenance amiable, et non point
fascheuse ne chagrine: ces choses-là sont toutes vulgaires et
communes envers ceux mesmes qui ne disent du tout rien qui vaille:
mais une assiette modeste, en son siege, sans apparence de dedaing,
avec un port de la personne droict, sans pancher ne çà
ne là, un oeil fiché sur celuy qui parle, un geste
d'homme qui escoute attentifvement, et une composition de visage
toute nette, sans demonstration quelconque, non de mespris ou
d'estre difficile à contenter seulement, mais aussi de toutes
autres cures et de tous autres pensemens. Car en toutes choses la
beauté se compose comme par une consonance, et convenance
mesuree de plusieurs bienseances concurrentes ensemble en un mesme
temps: mais la laideur s'engendre incontinent par la moindre du
monde qui y defaille ou qui y soit de plus qu'il ne fault mal
à propos: comme notamment en cest acte d'ouir, non seulement
un froncis de sourcil, ou une triste chere de visage, un regard de
travers, une torse de corps, un croisement de cuisses l'une sur
l'autre mal-honneste, mais seulement un clin d'oeil ou de teste, un
parler bas en l'oreille d'un autre, un ris, un baaillement, comme
quand on a envie de dormir, un silence, et toute autre chose
semblable, est reprehensible, et requiert que lon y prenne bien
soigneusement garde. Et ceux-cy cuident que tout l'affaire soit en
celuy qui dit, et rien en celuy qui escoute: ains veulent que celuy
qui a à harenguer vienne bien preparé et aiant bien
diligemment pensé à ce qu'il doit dire, et eux sans
avoir rien propensé, et sans se soucier de leur devoir, se
vont seoir là, tout ne plus ne moins que s'ils estoient venus
pour souper à leur aise, pendant que les autres
travailleroient: et toutefois encore celuy qui va souper avec un
autre a quelques choses à faire et à observer, s'il
s'y veult porter honnestement: par plus forte raison doncques,
beaucoup plus en a l'auditeur: car il est à moitié de
la parole avec celuy qui dit, et luy doit ayder, non pas examiner
rigoureusement les fautes du disant, et peser en severe balance
chascun de ses mots, et chascun de ses propos, et luy ce-pendant
sans crainte d'estre de rien recerché, faire mille
insolences, mille impertinences et incongruitez en escoutant. Mais
tout ainsi comme en jouant à la paume, il faut que celuy qui
reçoit la balle se remue dextrement, au pris qu'il voit
remuer celuy qui luy renvoye: aussi au parler y a il quelque
convenance de mouvement entre l'escoutant et le disant, si l'un et
l'autre veult observer ce qu'il doit. Mais aussi ne faut-il pas
inconsiderément user de toutes sortes d'acclamations à
la louange du disant: car mesmes Epicurus est fascheux quand il dit,
que ses amis par leurs missives luy rompoient la teste à
force de clameurs de louanges qu'ils luy donnoient: mais ceux aussi
qui maintenant introduisent és auditoires des mots estranges,
en voulant louër ceux qui haranguent, disant avec une clameur,
Voyla divinement parlé: C'est quelque Dieu qui parle par sa
bouche: Il n'est possible d'en approcher: comme si ce n'estoit pas
assez de dire simplement, Voyla bien dit, ou sagement parlé:
ou, Il a dit la pure verité: qui sont les marques de louanges
dont usoient anciennement Platon, Socrates, et Hyperides: ceux-
là font une bien laide faute, et si font tort au disant, par
ce qu'ils font estimer qu'il appéte telles excessives et
superbes louanges. Aussi sont fort fascheux ceux qui avec serment,
comme si c'estoit en jugement, portent tesmoignage à
l'honneur des disans: et ne le font gueres moins ceux qui faillent
à accommoder leurs louanges aux qualitez des personnages:
comme quand à un philosophe enseignant et discourant, ils
escrient, Subtilement: ou à un vieillard, Gentillement ou
Joliement: en transferant et appliquant à des Philosophes les
voix et paroles que lon a accoustumé d'attribuer à
ceux qui se jouënt, ou qui s'exercent et se monstrent en leurs
declamations scholastiques, et donnans à une oraison sobre et
<p 29v>pudique une louange de courtisane, qui est autant
comme si à un champion victorieux, ils mettoient sur la teste
une couronne de lis ou de roses, non pas de laurier ou d'olivier
sauvage. Euripides le poëte Tragique instruisoit un jour les
joueurs d'une danse, et leur enseignoit à chanter une chanson
faitte en Musique harmonique: quelqu'un qui l'escoutoit, s'en prit
à rire: auquel il dit, Si tu n'estois homme sans jugement et
ignorant, tu ne rirois pas, veu que je chante en harmonie
Mixolydiene*: C'est à dire, pesante et grave. mais
aussi un homme philosophe et exercité au maniement des
affaires, pourroit à mon advis retrencher l'insolence d'un
auditeur trop licentieux, en luy disant, Tu me sembles homme
ecervellé, et mal appris: car autrement, ce-pendant que
j'enseigne, ou qui je presche, et que je discours touchant
l'administration de la chose publique, ou de la nature des Dieux, ou
de l'office d'un magistrat, tu ne danserois ny ne chanterois pas.
Car, à vray dire, regardez quel desordre c'est que quand un
philosophe discourt en son eschole, que les assistans crient et
bruient si hault et si fort au dedans, que ceux qui passent, ou qui
escoutent au dehors, ne sçavent si c'est à la louange
d'un joueur de fleutes, ou d'un joueur de Cithre, ou d'un baladin,
que ce bruit se fait. D'avantage il ne fault pas escouter
negligemment les reprehensions et corrections des philosophes sans
pointure aucune de deplaisir: car ceux qui supportent si facilement
et negligemment l'estre repris et blasmez par les philosophes,
qu'ils en rient quand ils les reprennent, et louënt ceux qui
leur disent leurs fautes, ne plus ne moins que les flatteurs et
bouffons poursuivans de repeuë franche louënt eux qui les
nourrissent, encore quand ils leur disent des injures: ceux-
là, dis-je, sont de tout point ehontez et effrontez, donnans
une mauvaise et deshonneste preuve et demonstration de la force de
leur coeur, que l'impudence. Car de supporter un traict de risee
sans injure, dit en jeu plaisamment, et ne s'en point courroucer ny
fascher, cela n'est point ne faute de coeur ne faute d'entendement,
ains est chose gentile et conforme à la coustume des
Laced@emoniens. Mais d'ouir une vive touche, et une reprehension qui
pour reformer les moeurs use de parole poignante, ne plus ne moins
que d'une drogue et medecine mordante, sans en estre
resserré, ny plein de sueur et d'esblouissement pour la honte
qui fait monter la chaleur au visage, ains en demourer inflexible,
se soubstiant, et se mocquant, c'est le faict d'un jeune homme de
treslache nature, et qui n'a honte de rien, tant il est de longue
main accoustumé et confirmé à mal faire: de
sorte que son ame en a desja fait un cal endurcy, qui ne peut non
plus qu'une chair dure, recevoir marque de macheure. Mais ceux
là estans tels, il y en a d'autres de nature toute contraire:
car si une fois seulement on les a repris, ils s'enfuyent sans
jamais tourner visage, et quittent là toute la philosophie,
combien qu'ils aient un beau commancement de salut, que nature leur
a baillé, qui est, avoir honte d'estre repris, lequel ils
perdent par leur trop lasche et trop molle delicatesse, ne pouvans
endurer que lon leur remonstre leurs faultes, et ne recevans pas
genereusement les corrections, ains destournans leurs aureilles
à ouir plus tost de douces et molles paroles de flatteurs ou
de Sophistes, qui leur chantent des plaisanteries bien aggreables
à leurs aureilles, mais au demourant sans fruict ny profit
quelconque. Tout ainsi doncques comme celuy qui apres l'incision
faitte fuit le chirurgien, et ne peut endurer l'estre lié, a
receu ce qui estoit douloureux en la medecine, et non pas ce qui
estoit profitable: aussi celuy qui ne donne pas à la parole
du Philosophe, qui luy a ulceré et blecé sa bestise,
le loysir d'appaiser la douleur, et faire reprendre la playe, il
s'en va avec morsure et douloureuse pointure de la philosophie, sans
utilité quelconque: Car non seulement la playe de Telephus,
comme dit Euripides,
Se guarissoit avec la limeure
Du fer de lance aiant fait la bleçeure:
mais aussi la morsure de la philosophie, qui poingt les coeurs des
jeunes hommes, se guarit par la parole mesme qui l'a faitte. Et
pourtant faut-il, que celuy qui se sent <p 30r>repris et
blasmé, en souffre bien et resente quelque regret, mais non
pas qu'il en demeure confus,ne qu'il s'en descourage: ains faut que
quand la philosophie a commancé à le manier et toucher
au vif, comme un sacrifice de purgation, apres en avoir patiemment
supporté les premieres purifications et premiers
rabrouëments, il en espere au bout de cela veoir quelque belle
et douce consolation, au lieu du present trouble et espouvantement.
Car encore que la reprehension du philosophe à l'adventure se
face à tort, il est neantmoins honneste de le laisser dire et
avoir patience: et puis quand il aura achevé de parler, alors
s'addresser à luy pour se justifier, et le prier de reserver
ceste franchise et vehemence de parler, alencontre de quelque autre
faute qui aura au vray esté commise. D'avantage tout ainsi
qu'en l'estude des lettres, en la musique, quand on apprend à
jouer de la lyre, ou à luicter, les commancements sont fort
laborieux, bien embrouillez, et pleins de difficulté: mais
puis apres, en continuant petit à petit, il s'engendre
à la journee une familiarité et cognoissance grande,
ainsi qu'il se fait envers les hommes, laquelle rend toutes choses
faciles, aisees à la main, et aggreables, tant à
faire, comme à dire. Ainsi est il de la philosophie, laquelle
du commancement semble avoir ne sçay quoy de maigre et
d'estrange, tant és choses, comme és termes et
paroles: mais pour cela il ne faut pas, à faute de coeur,
s'estonner à l'entree, ny laschement se decourager, ains faut
essayer tout, en perseverant, et desirant tousjours de tirer outre,
et passer en avant, en attendant que le temps améne celle
familiere cognoissance et accoustumance, qui rend à la fin
doux tout ce qui de soy mesme est beau et honneste: car elle viendra
en peu de temps, apportant quand et elle une clarté et
lumiere grande à ce que lon apprent, et engendrera un ardent
amour de la vertu, sans lequel l'homme est bien lasche et miserable,
qui se peult adonner et mettre à suyvre autre vie, en se
departant, à faute de coeur, de l'estude de la philosophie:
bien peult il estre à l'adventure, que les jeunes gens, non
encore experimentez, trouvent au commancement des difficultez qu'ils
ne peuvent comprendre és choses, mais si est-ce pourtant que
la plus part de l'obscurité et de l'ignorance leur vient
d'eux mesmes, et par façons de faire toutes diverses
commettent une mesme faute. Car les uns, pour une reverence
respectueuse qu'ils portent au disant, ou pour ce qu'ils le veulent
espargner, ne l'osent interroguer, et se faire entierement declarer
son discours, et font signe de l'approuver par signe de la teste,
comme s'ils l'entendoient bien: les autres à l'opposite, par
une importune ambition et vaine emulation de monstrer la promptitude
de leur esprit contre d'autres, devant qu'ils l'ayent compris,
disent qu'ils l'entendent, et ainsi jamais ne le conçoivent.
Dont il advient à ces premiers honteux, et qui de vergongne
n'osent demander ce qu'ils n'entendent pas, que quand ils s'en
retournent de l'auditoire, ils se faschent eux mesmes et demeurent
en doubte et perplexité, et que finablement ils sont une
autre fois contraincts, avec plus grand vergongne de fascher ceux
qui ont ja discouru, en recourant apres et leur demandant ce qu'ils
ont dit: et à ces ambitieux, temeraires et presomptueux,
qu'ils sont contraincts de pallier, desguiser et couvrir l'ignorance
qui demeure tousjours avec eux. Parquoy rejettans arriere de nous
toute telle lascheté et vanité, mettons peine, comment
que ce soit, d'apprendre, et comprendre en nostre entendement les
profitables discours que nous oyrons faire aux philosophes, et pour
ce faire supportons doucement les risees des autres, qui seront, ou
penseront estre, plus vifs et plus aigus d'entendement, que nous:
comme Cleanthes et Xenocrates estans un peu plus grossiers d'esprit
que leurs compagnons d'eschole, ne fuyoient pas à apprendre
pour cela, ny ne s'en descourageoient pas, ains se rioient et se
mocquoient les premiers d'eux mesmes, disans qu'ils ressembloient
aux vases qui ont le goulet estroict, et aux tables de cuyvre, pour
ce qu'ils comprenoient difficilement ce qu'on leur enseignoit, mais
aussi qu'ils le retenoient seurement et fermement: car il ne faut
<p 30v>pas seulement, ce que dit Phocylides,
Souvent se doit laisser circonvenir
Celuy qui veult bon en fin devenir,
ains faut assi se laisser mocquer, endurer des hontes, des
picqueures, des traicts de gaudisserie, pour repoulser de tout son
effort et combattre l'ignorance. Toutefois si ne faut-il pas aussi
passer en nonchaloir la faute que font au contraire ceux qui, pour
estre d'apprehension tardive, en sont importuns, fascheux et
chargeans: car ils ne veulent pas quelque fois, quand ils sont
à part en leur privé, se travailler pour entendre ce
qu'ils ont ouy, ains donnent le travail au docteur qui lit, en luy
demandant et l'enquerant souvent d'une mesme chose, ressemblans aux
petits oyselets qui ne peuvent encore voler, et qui baaillent
tousjours attendans la becquee d'autruy, et voulans que lon leur
baille ja tout masché et tout prest. Il y en a d'autres qui
cerchans hors de propos la reputation d'estre vifs d'entendement et
attentifs à ouir, rompent la teste aux docteurs lisans,
à force de cacqueter et de les interrompre, en leur demandant
tousjours quelque chose qui n'est point necessaire, et cerchans des
demonstrations là où il n'en est point de besoing: et
par ainsi,
Le chemin court de soy en devient long,
comme dit Sophocles, non seulement pour eux, mais aussi pour les
autres assistans. Car en arrestant ainsi à tous coups le
philosophe enseignant, avec leurs vaines et superflues questions, ne
plus ne moins que quand on va par les champs ensemble, ils
empeschent la continuation de l'enseignement et de la doctrine, qui
en est ainsi souvent rompue et arrestee. Ceux là doncques,
ainsi comme dit Hieronymus, font ne plus ne moins que les couards et
chetifs chiens, qui mordent bien les peaux des bestes sauvages,
quand ils sont à la maison, et leur arrachent bien les poils,
mais ils ne touchent point à elles aux champs. Au reste, je
conseillerois à ces autres-là qui sont d'entendement
tardif, que retenans les principaux points du discours, ils
composent eux mesmes à part le reste, et qu'ils exercent leur
memoires à trouver le demourant: et que prenans en leur
esprit les paroles d'autruy, ne plus ne moins qu'une semence et un
principe, ils le nourrissent et l'accroissent, pour ce que l'esprit
n'est pas comme un vaisseau qui ait besoing d'estre remply
seulement, ains plus tost a besoing d'estre eschauffé par
quelque matiere qui luy engendre une emotion inventifve, et une
affection de trouver la verité. Tout ainsi doncques comme si
quelqu'un aiant affaire de feu en alloit cercher chez ses voisins,
et là y en trouvant un beau et grand, il s'y arrestoit pour
tousjours à se chauffer, sans plus se soucier d'en porter
chez soy: aussi si quelqu'un allant devers un autre pour l'ouir
discourir, n'estime point qu'il faille allumer son feu ny son esprit
propre, ains prenant plaisir à ouir seulement, s'arreste
à jouir de ce contentement, il tire des paroles de l'autre
l'opinion seulement, ne plus ne moins que lon fait une rougeur et
une lueur de visage quand on s'approche du feu: mais quand à
la moisissure et au reland du dedans de son ame, il ne l'eschauffe
ny ne l'esclarcit point par la philosophie. Si doncques il est
besoing encore de quelque autre precepte pour achever l'office d'un
bon auditeur, c'est qu'il faut qu'en se souvenant de celuy que je
viens de dire, il exerce son entendement à inventer de
soymesme, aussi bien comme à comprendre ce qu'il entend des
autres, à fin qu'il se forme au dedans de soy une habitude,
non point sophistique, c'est à dire apparente, pour
sçavoir reciter ce qu'il aura entendu d'ailleurs, mais
interieure et de vray philosophe, faisant son compte que le
commancement de bien vivre, c'est estre blasmé et
mocqué.
NOSTRE intention est d'escrire et traitter de la Vertu que lon
appelle et que lon estime Morale, en quoy principalement elle
differe de la contemplative, pour ce que elle a pour sa matiere les
passions de l'ame, et pour sa forme la raison: quelle substance elle
a, et comment elle subsiste. A sçavoir si la partie de l'ame
qui la reçoit, est nantie et ornee de raison qui luy soit
propre à elle, ou si elle en emprunte l'usage et la
participation d'ailleurs: et la recevant d'ailleurs, si c'est comme
les choses qui sont meslees avec d'autres meilleures, ou bien si
c'est pour ce que ce qui est soubs le gouvernement et soubs la
domination d'autruy, semble participer de la puissance de ce qui luy
commande et qui le gouverne: car qu'il soit bien possible que la
vertu subsiste et demeure en estre sans aucune matiere ny meslange,
j'estime qu'il soit assez manifeste. Mais premierement je croy qu'il
vauldra mieux reciter sommairement en passant, les opinions des
autres Philosophes, non par maniere de narration historiale
seulement ains plus tost à fin que les opinions des autres
exposees, la nostre en soit plus claire à entendre, et plus
certaine à tenir. Menedemus doncques natif de la ville
d'Eretrie, ostoit toute pluralité et toute difference de
vertus, pour ce qu'il tenoit qu'il n'y en avoit qu'une toute seule,
laquelle s'appelloit de divers noms, disant que c'estoit une mesme
chose qui s'appelloit temperance, force, justice, comme c'est tout
un que homme, et mortel, ou animal raisonnable. Ariston natif de
Chio tenoit aussi, qu'en substance il n'y avoit qu'une seule vertu,
laquelle il appelloit Santé, mais selon divers respects il y
en avoit plusieurs differentes l'une de l'autre, comme qui
appelleroit nostre veuë quand elle s'applique à regarder
du blanc, Leucothee: et à regarder du noir, Melanthee: et
ainsi des autres choses semblables. Car la vertu (disoit-il) qui
concerne ce qu'il faut faire ou laisser, s'appelle Prudence, et
celle qui regle la concupiscence, et qui limite ce qui est
moderé et opportun és voluptez, se nomme Temperance:
et celle qui concerne les affaires, et contraux, que les hommes ont
les uns avec les autres, est Justice, ne plus ne moins qu'un
cousteau est tousjours le mesme, mais il coupe tantost une chose et
tantost une autre: et le feu agit bien en diverses et differentes
matieres, mais c'est tousjours par une mesme nature. Et semble que
Zenon mesme le Citieïen panche un petit en ceste opinion-
là, quand il definit que la prudence qui distribue à
chacun ce qui luy appartient, est la Justice: celle qui choisit ce
qu'il faut eslire ou fuir, Temperance: ce qu'il faut supporter et
souffrir, Force: et ceux qui le defendent en telle opinion, disent
que par la prudence il entendoit la science. Mais Chrysippus
estimant que chacune qualité a sa vertu propre, sans y penser
introduisit en la Philosophie un exaim, comme disoit Platon, et
toute une ruchee par maniere de dire, de vertus: car comme de fort
se derive force, de juste justice, de clement clemence: aussi fait
de gracieux grace, de bon bonté, de grand grandeur, de beau
beauté, et toutes autres telles galanteries, gentillesses,
courtoisies, et joyeusetez, qu'il mettoit au nombre des vertus,
remplissant la Philosophie de nouveaux termes, sans qu'il en fust
besoing. Mais tous ces Philosophes-là ont cela de commun
entre eux, qu'ils tiennent que la vertu est une disposition et une
puissance de la principale partie de l'ame, que est la raison, et
supposent cela comme chose toute confessee, toute certaine et
irrefragable: et n'estiment point qu'il y ait en l'ame de partie
sensuelle et irraisonnable, qui soit de nature differente de la
raison, ains pensent que ce soit tousjours une mesme partie et
substance de l'ame, celle qu'ils appellent principale, ou la raison
et l'entendement, qui se tourne et se change en tout, tant
<p 31v>és passions, comme és habitudes et
dispositions, selon la mutation desquelles il devient ou vice ou
vertu, et qui n'a en soy rien qui soit irraisonnable, mais que lon
l'appelle irraisonnable quand le mouvement de l'appetit est si
puissant, qu'il demeure le maistre, et poulse l'homme à
quelque chose deshonneste, contre le jugement de la raison: car ils
veulent que la passion mesme soit raison, mais mauvaise, prenant sa
force et vehemence d'un faux et pervers jugement. Tous ceux-
là me semblent avoir ignoré, que chascun de nous est
veritablement double et composé, au moins n'ont-ils cogneu,
que ceste premiere composition de l'ame et du corps, qui est
manifeste à tous, mais l'autre composition et mixtion de
l'ame, ils ne l'ont point entenduë: toutefois qu'il y ait
encore quelque duplicité et meslange en l'ame mesme, et
quelque diversité de nature et difference entre la partie
raisonnable et l'irraisonnable, comme si c'estoit presque un autre
second corps par necessité naturelle meslé et
attaché à la raison: il est bien vraysemblable, que
Pythagoras ne ne l'a pas ignoré, à ce que lon peult
conjecturer par la diligence grande qu'il a employee en la Musique,
l'appliquant à l'Ame pour l'addoucir, domter et apprivoiser,
comme s'appercevant bien, que toutes les parties d'icelle n'estoient
pas obeïssantes ne subjectes à doctrine, ny aux
sciences, de maniere que par la seule raison on les peust retirer de
vice, et qu'elles avoient besoing de quelque autre maniere
d'apprivoisement et de persuasion, autrement qu'il seroit impossible
à la philosophie de venir à bout de sa rebellion. Mais
bien est-il tout evident et tout certain, que Platon a tresbien
entendu, que l'ame ou la partie animee de ce monde, n'est point
simple, ains est meslee de la puissance du mesme, de l'autre, par ce
que d'une part elle se regit et tourne tousjours par un mesme ordre,
qui est le plus puissant mouvement, et de l'autre part elle est
divisee en cercles, sph@eres, et mouvements à demy contraires
au premier, vagabons et errans, en quoy est le principe des
diversitez des generations qui se font en la terre. Aussi l'ame de
l'homme estant part et portion de celle de l'univers, et composee
sur les nombres et proportions d'icelle, n'est point simple ny d'une
seule nature, ains a une partie qui est spirituelle et intelligente,
où est le discours de la raison, à laquelle
appartient, selon nature, de commander et dominer en l'homme:
l'autre est brutale, sensuelle, errante et desordonnee d'elle mesme,
si elle n'est regie et conduitte d'ailleurs. Et ceste-cy derechef se
soubsdivise en deux autres parties, dont l'une s'appelle corporelle
ou vegetative, l'autre irascible ou concupiscible, adherente tantost
à la partie corporelle, et tantost à la spirituelle,
et au discours de la raison, à qui elle donne force et
vigueur. Or cognoist on la difference de l'une et de l'autre en ce
principalement, que la partie intelligente resiste bien souvent
à la concupiscible et irascible: et faut bien dire qu'elles
soient diverses et differentes de la raison, attendu que bien
souvent elles desobeïssent et repugnent à ce qui est
tresbon. Aristote a supposé ces principes là bien
longuement plus que nul autre, comme il appert par ses escripts,
mais depuis il attribua la partie irascible à la
concupiscible, les confondant toutes deux en une, comme estant l'ire
une convoitise et appetit de vengeance, mais tousjours a il tenu,
que la partie sensuelle et brutale estoit totalement distincte et
divisee de l'intellectuelle et raisonnable, non qu'elle soit du tout
privee de raison, comme l'est la vegetative et nutritive, qui est
celle des plantes, par ce que celle là estant du tout sourde,
ne peult ouir la raison, et est un germe qui procede de la chair, et
tient tousjours au corps: mais la sensuelle ou concupiscible, encore
qu'elle soit destituee de raison propre à elle, si est ce
neantmoins, qu'elle est apte et idoine à ouir et obeir
à la partie intelligente et discourante, à se
retourner vers elle, et à se ranger à ses preceptes,
prouveu qu'elle ne soit point gastee à faict, et corrompue
par une volupté ignorante, et une habitude de vie
dissoluë. Et s'il y en a qui s'esmerveillent et qui trouvent
<p 32r>estrange, comment une partie peut estre
irraisonnable, et neantmoins obeissante à la raison: ceux-
là ne me semblent pas bien comprendre la force et la
puissance de la raison, combien elle est grande, et jusques
où elle passe et penetre à commander, conduire, et
guider, non par dures ny violentes contrainctes, mais par molles et
douces inductions et persuasions, qui ont plus d'efficace que toutes
les forces du monde. Qu'il soit ainsi, les esprits, les nerfs et les
os sont parties irraisonnables du corps, mais aussi tost qu'il y a
en l'esprit un mouvement de volonté, comme aiant la raison
tant soit peu secoué la bride, tous s'estendent, tous
s'esveillent et se rendent prests à obeïr: si l'homme
veut courir, les pieds sont dispos: s'il veut prendre ou jetter
quelque chose, les mains sont incontinent prestes à mettre en
oeuvre. Le poëte Homere mesme nous donne bien clairement
à cognoistre la convenance et intelligence qu'il y a entre la
raison, et les parties privees du discours de raison, par ces
vers,
Ainsi baignoit de larmes son visage
Penelopé, en plorant le veufvage
De son espoux tout joignant d'elle assis:
Mais Ulysses en son esprit rassis
Se sentoit bien attainct de pitié tendre,
Voiant ainsi tant de larmes espandre
Celle que plus il aimoit cherement:
Et toutefois il tenoit sagement
Ses pleurs cachez, et dessoubs les paupieres
Fermes estoient de ses yeux les lumieres,
Sans plus siller, que si leur dureté
De roide fer ou de corne eust esté.
tant il avoit rendu obeïssans au jugement de la raison et les
esprits, et le sang, et les larmes. Cela mesme monstrent aussi
clairement les parties naturelles, qui se retirent, et par maniere
de dire, s'enfuient, sans se bouger ny emouvoir, quand nous
approchons des belles personnes que la raison ou la loy nous
defendent de toucher. Ce qui advient encore plus evidemment à
ceux, qui estans devenus amoureux de quelques filles ou femmes, sans
les cognoistre, recognoissent puis apres que ce sont ou leurs
soeurs, ou leurs propres filles: car alors tout soudain la
concupiscence cede et fait joug, quand la raison s'y est interposee,
et le corps contient toutes ses parties honestement, en devoir
d'obeïr au jugement de la raison. Et advient aussi bien
souvent, que lon mange quelques viandes de bon appétit sans
sçavoir que c'est, mais aussi tost que lon
s'apperçoit, ou que par autre on est adverty, que c'est
quelque viande impure, mauvaise et defenduë, non seulement on
s'en repent, et en est-on fasché en son entendement, mais
aussi les facultez corporelles s'accordans avec l'opinion, on en
prent des vomissements et des maux de coeur, qui renversent
l'estomac sans dessus dessoubs. Et si ce n'estoit que j'aurois peur
qu'il ne semblast, que j'allasse industrieusement ramasser de toutes
parts des inductions plaisantes, pour aggreer aux jeunes gens, je
m'eslargirois à deduire les psalterions, les lyres, les
espinettes, les fleutes, et autres tels instruments de musique, que
lon a inventez pour accorder et consoner avec les passions humaines,
encore que ce soient choses sans ames, elles ne laissent pas
toutefois de s'esjouir ou se plaindre et lamenter avec eux, ains
chantent, s'esguayent, voire font l'amour quand et eux, representans
les affections, les volontez, et les moeurs de ceux qui en
jouënt. Auquel propos on dit, que Zenon mesme allant un jour au
theatre pour ouïr le musicien Amoebeus, qui chantoit sur la
lyre, dit à ses disciples: Allons-y, pour ouir et apprendre
quelle armonie et resonance rendent les entrailles des bestes, les
nerfs, les ossements, et les bois, quand on les sçait
disposer par nombres, par proportions, et par ordre.
<p 32v>Mais laissant ces exemples-là, je leur
demanderois volontiers, si quand les chevaux, les chiens, et les
oyseaux, que nous nourrissons en nos maisons, par accoustumance,
nourriture et enseignement, apprennent à rendre des voix
intelligibles, et à faire des mouvements, des gestes, et des
tours qui nous sont et plaisans et utiles: et semblablement quand
ils lisent dedans Homere, que Achilles excitoit à combattre
et les hommes et les chevaux, ils s'esbahissent encore, et doutent
si la partie qui se courrouce, qui appéte, qui se deult, qui
s'esjouit en nous, peut bien obeïr à la raison, et pour
estre affectionneee et disposee par elle, attendu mesmement qu'elle
n'est point logee dehors, ny divisee et distincte d'avec nous, et
qu'il n'y a rien au dehors qui la forme, ne qui la moule, ou qui la
taille par force à coups de marteau ny de ciseau, ains que
elle est tousjours attachee à elle, tousjours conversant avec
elle, nourrie et duitte par longue accoustumance. Voyla pourquoy les
anciens l'ont bien proprement appellee Ethos, qui est à dire,
les Moeurs, pour nous donner grossement à entendre, que les
moeurs ne sont autre chose, qu'une qualité imprimee de longue
main en celle partie de l'ame qui est irraisonnable, et est ainsi
nommee par ce qu'elle prend celle qualité de la demeure
longue, et longue accoustumance, estant formee par la raison,
laquelle n'en veut pas du tout oster ny desraciner la passion, par
ce qu'il n'est ny possible, ny utile, ains seulement luy trasse et
limite quelques bornes, et luy establit quelque ordre, faisant en
sorte que les vertus morales ne sont pas impassibilitez, mais
plustost reglements et moderations des passions et affections de
nostre ame, ce qu'elle fait par le moyen de la prudence, laquelle
reduit la puissance de la partie sensuelle et passible à une
habitude honneste et louable. Par ce que lon tient que ces trois
choses sont en nostre ame, la puissance naturelle, la passion, et
l'habitude. La puissance naturelle est le commancement, et par
maniere de dire, la matiere de la passion, comme la puissance de se
courroucer, la puissance de se vergongner, la puissance de
s'asseurer. La passion apres est le mouvement actuel d'icelle
puissance, comme le courroux, la vergongne, l'asseurance. Et
l'habitude est une fermeté establie en la partie
irraisonnable par longue accoustumance, et une qualité
confirmee, laquelle devient vice quand la passion est mal gouvernee,
et vertu quand elle est bien conduitte et menee par la raison. Mais
pourautant que lon ne trouve pas que toute vertu soit une
mediocrité, ny ne l'appelle-on pas toute morale, à fin
de mieux en monstrer et declarer la difference, il faut commencer un
peu de plus haut. Toutes les choses sont ou absoluëment et
simplement en leur estre, ou relativement au esgard à nous.
Absoluëment sont en leur estre, comme la terre, le ciel, les
estoilles, et la mer: relativement au regard de nous, comme bon,
mauvais: proufitable, nuisible: plaisant desplaisant. La raison
contemple l'un et l'autre, mais le premier genre des choses qui sont
absoluëment appartient à science, et à
contemplation, comme son object: le second, des choses qui sont
relativement au esgard à nous, appartient à
consultation et action: et la vertu de celuy-là est sapience,
la vertu de cestui-cy, prudence: et y a difference entre prudence et
sapience, d'autant que prudence consiste en une relation, et
application de la partie contemplative de l'ame, à l'action
et au regime de la sensuelle et passible selon raison, tellement que
prudence a besoing de la fortune, là où sapience n'en
a que faire, pour atteindre et parvenir à sa propre fin: ny
aussi de consultation, par ce qu'elle concerne les choses qui sont
tousjours unes et tousjours de mesme sorte. Et comme le Geometrien
ne consulte pas touchant le triangle, à sçavoir s'il
a trois angles egaux à deux droicts, ains le sçait
certainement: et la consultation se fait des choses qui sont et
adviennent tantost d'une sorte, et tantost d'une autre, non pas de
celles qui sont fermes et stables tousjours en un estre immuable:
aussi l'entendement et ame speculative exerceant ses functions sur
les choses premieres et permanentes qui ont tousjours une mesme
nature, et qui ne reçoivent <p 33r>point de
changement, est exempte de toute consultation. Mais la prudence
descendant aux choses pleines de variation, de troubles et de
confusion, il est force qu'elle se mesle souvent des choses
fortuites et casuelles, et qu'elle use de consultation en choses si
douteuses et si incertaines, et apres avoir consulté, qu'elle
vienne lors à mettre la main à l'oeuvre, et à
l'action, assistee de la partie raisonnable, laquelle elle tire
quand et soy aux actions, car elles ont besoing d'un instinct et
esbranlement que fait l'habitude morale en chasque passion: mais
cest instinct-là a besoing de raison qui le limite, à
fin qu'il soit moderé, à fin qu'il ne passe point
outre, ny ne demeure point deça le milieu, par ce que la
partie brutale et passible a des mouvements qui sont les uns trop
vehements et trop soudains, les autres trop tardifs et plus lasches
qu'il n'appartient. C'est pourquoy nos actions ne peuvent estre
bonnes qu'en une sorte, et mauvaises en plusieurs: comme lon ne peut
assener au but que par une sorte seulement, mais bien le peut on
faillir en plusieurs, en donnant ou plus haut ou plus bas qu'il ne
faut. L'office doncques de la raison active selon nature est,
d'oster et retrencher tous exces et toutes defectuositez aux
passions, par ce que quelquefois l'instinct et esbranlement, soit
par infirmité, ou par delicatesse, ou par crainte, ou par
paresse, se lasche et demeure court au devoir, et là se
treuve la raison active, qui le resveille et l'excite. Et
quelquefois aussi, au contraire, se laisse aller à la
debordee, estant dissolu et desordonné, et la raison luy oste
ce qu'il a de trop vehement, reglant ainsi et moderant ce mouvement
actif, elle imprime en la partie irraisonnable les vertus morales,
qui sont mediocritez entre le peu et le trop. Car il ne faut pas
estimer que toute vertu consiste en mediocrité, d'autant que
la sapience et prudence, qui n'ont besoing aucun de la partie
brutale et irraisonnable, gisent seulement au pur et sincere
entendement et discours du pensement, non subjectes aux passions,
n'estans autre chose qu'une cime et extremité de raison
affinee, contente de soy, parfaitte, et n'ayant aucun besoing de la
partie irraisonnable et sensuelle, en laquelle raison se forme et
engendre la tres-divine et tres-heureuse science: mais la vertu
morale tenant de la terre à cause du corps, a besoing des
passions, comme d'outils et de ministres pour agir et faire ses
operations, n'estant pas corruption ou abolition de la partie
irraisonnable de l'ame, ains plus tost le reglement et
l'embellissement d'icelle, et est bien extremité quant
à la qualité et à la perfection, mais non pas
quant à la quantité, selon laquelle elle est
mediocrité, ostant d'un costé ce qui est excessif, et
de l'autre ce qui est defectueux. Mais pource qu'il y a milieu et
mediocrité de plusieurs sortes, il nous faut definir quel
milieu et quelle mediocrité est la vertu morale. Premierement
doncques, il y a un milieu qui est composé des deux
extremitez, comme le gris ou le tanné, composé du
blanc et du noir. Et ce qui contient ou qui est contenu est moyen et
milieu entre ce qui contient et ce qui est contenu seulement, comme
le monbre de huit entre le douze et le quatre. Ce qui ne participe
et ne tient de nulle des extremitez s'appelle aussi moyen et milieu,
comme ce qui est indifferent entre le bien et le mal, mais vertu ne
peut estre milieu ne moyen selon pas une de ces interpretations-
là, par ce qu'elle ne peut estre composition ny meslange de
deux vices, ny ne peut contenir ce qui est moins, ny estre contenu
de ce qui est plus que le devoir, et si n'est point du tout
exempté des passibles emotions subjettes au trop et au peu,
et au plus et au moins. Mais plus tost elle est et s'appelle milieu
et moyen, selon la mediocrité qui est aux sons et aux accords
des voix, car il y a en la Musique une note et une voix qui
s'appelle moienne, pour ce qu'elle est au milieu de la basse et de
la haute que lon appelle Hypaté et Neté, se retirant
de la hautesse de l'une qui est trop aiguë, et de la bassesse
de l'autre qui est trop grosse: aussi la vertu morale est un certain
mouvement et puissance en la partie irraisonnable de l'ame qui
tempere le relaschement ou roidissement, et le plus et moins qui y
peuvent estre, reduisant chascune passion à temperature
moderee pour la garder de faillir. <p 33v>En premier lieu
doncques ils disent, que la force ou prouësse et vaillance est
le moyen et le milieu entre couardise et temerité, desquelles
deux extremitez l'une est exces, et l'autre defaut de la passion
d'ire. La liberalité est un moyen entre chicheté et
prodigalité: Clemence entre indolence et cruauté:
Justice moyen entre le distribuer plus et moins de ce qu'il faut
és contraux et affaires des hommes, les uns avec les autres:
Temperance milieu entre l'impassibilité insensible, et la
dissolution desbordee és voluptez: en quoy principalement et
plus clairement se donne à cognoistre la difference qu'il y
a de la partie brutale à la partie raisonnable de l'ame: et
voit-on evidemment, qu'autre chose est la passion, et autre chose la
raison, par ce qu'autrement il n'y auroit point de difference entre
la temperance et la continence, et entre l'intemperance et
l'incontinence és voluptez et cupiditez, si c'estoit une
mesme partie de l'ame qui jugeast, et qui convoitast: mais
maintenant la temperance est quand la raison gouverne et manie la
partie sensuelle et passionnee, ne plus ne moins qu'un animal bien
domté et bien fait à la bride, le trouvant
obeïssant en toutes cupiditez, et recevant volontairement le
mors. Et la continence est quand la raison demeure bien la plus
forte, et méne la concupiscence, mais c'est avec douleur et
regret, par ce qu'elle n'obeit pas volontiers, ains va de travers
à coups de baston, forcee par le mors de bride, faisant toute
la resistance qu'elle peut à la raison, et luy donne beaucoup
de travail et de trouble: comme Platon, pour le mieux donner
à entendre par similitude, fait qu'il y a deux bestes de
voitture qui tirent le chariot de l'ame, dont la pire combat,
estrive et regibbe contre la meilleure, et donne beaucoup d'affaire
et de peine au cocher qui les conduit, estant contrainct de tirer
alencontre, et tenir roide, de peur que les resnes purpurees, comme
dit Simonides, ne luy eschappent des mains. Voila pourquoy ils ne
tiennent point que continence soit vertu entiere et parfaitte, ains
quelque chose moindre, par ce que ce n'est point une
mediocrité de consonante armonie et accord du pire avec le
meilleur, ne qui resecque ce qu'il y a de trop en la passion: ny
l'appétit n'obeit point volontairement de gré à
gré à la raison de l'ame, ains luy fait de la peine,
et en reçoit aussi, et finablement est rangé soubs le
joug par force, comme en une sedition civile, là où
les deux parties discordantes se voulans mal, et se faisans la
guerre l'une à l'autre, habitent dedans une mesme closture de
ville, comme dit Sophocles,
La cité est pleine d'encensements,
Pleine de chants, et de gemissements.
telle est l'ame du continent, pour le combat et le discord qu'il y
a entre la raison et l'appétit. C'est pourquoy ils tiennent
aussi, que l'incontinence n'est pas du tout vice, ains quelque chose
de moins, mais que l'intemperance est le vice tout entier, pour ce
qu'elle a l'affection mauvaise et la raison gastee et corrompue,
estant par l'une poulsee à appéter ce qui est
deshonneste, et par l'autre induite à mal juger et consentir
à la cupidité deshonneste: de maniere qu'elle perd
tout sentiment des fautes et pechez qu'elle commet, là
où l'incontinence retient bien le jugement sain et droict par
la raison, mais par la vehemence de la passion plus puissante que la
raison, elle est emportee comme son propre jugement: aussi est elle
differente de l'intemperance, d'autant qu'en l'une la raison est
vaincue par la passion, et en l'autre elle ne combat pas seulement.
L'incontinent en combattant quelque peu, se laisse à la fin
aller à sa concupiscence: l'intemperant en consentant,
approuvant et louant, suit son appétit. L'intemperant est
bien aise et se resjouit d'avoir peché, l'incontinent en a
douleur et regret: l'intemperant va guayement et affectueusement
apres sa villanie, l'incontinent enuis et mal volontiers abandonne
l'honnesteté: et s'il y a difference entre leurs faicts et
actions, il n'y en a pas moins entre leurs paroles, car les propos
de l'intemperant sont tels,
Grace il n'y a ny plaisir en ce monde,
<p 34r> Sinon avec dame Venus la blonde:
Puissent mes yeux par mort esvanouir
Alors que plus je n'en pourray jouir.
Un autre dit, Boire, manger, et paillarder, c'est le principal: tout
le reste je l'estime accessoire, quant à moy. Celuy-là
est de tout son coeur enclin aux voluptez, et miné par
dessoubs: aussi ne l'est pas moins celuy qui dit,
Laisse moy perdre, il me plaist de perir.
Car il a le jugement avec l'appétit gasté et corrompu,
depuis qu'il parle ainsi. Mais les propos et paroles de
l'incontinent sont autres et differentes,
J'ay le sens bon, mais nature me force. Et cest autre,
Helas helas, c'est divine vengeance,
Que l'homme aiant du bien la cognoissance,
N'en use pas, ains fait out le contraire. Et cest
autre,
Là le courroux ne peut non plus durer
Ferme, que l'ancre en tourmente asseurer
La nave estant fichee dans du sable,
Qui ne tient coup, et ne demeure stable.
Il ne dit pas mal, ny de mauvaise grace, l'ancre fichee dedans le
sable, pour signifier la foible tenue de la raison, qui ne demeure
pas fichee et ferme, ains par la lascheté, et molle
delicatesse de l'ame, laisse aller son jugement: et n'est pas loing
aussi de celle comparaison ce que dit un autre,
Comme une nave attachee au rivage,
Venu le vent rompt tout chable et cordage.
Car il appelle chable et cordage le jugement de la raison qui
resiste à l'acte deshonneste, lequel vient à se rompre
par l'impetuosité de la passion, comme d'un vent violent:
car, à dire la verité, l'intemperance est poulsee par
cupiditez à pleines voiles dedans les voluptez et luy mesme
s'y dresse et s'y accommode: mais l'incontinent y va, par maniere de
dire, de travers, desirant s'en retirer, et repoulser la passion qui
l'attire, mais à la fin il se laisse couler et tomber en
l'acte deshonneste, ainsi que Timon le donne à entendre par
ces vers dont il picquoit Anaxarchus,
D'Anaxarchus hardie et permanente
La force estoit comme un chien impudente,
Où que ce fust qu'il se voulust jetter:
Mais malheureux, comme j'oy raconter,
Il se jugeoit, pource que sa nature
A volupté encline oultre mesure
(Dont la plus part de ces Sages ont peur)
Le retiroit arriere de son coeur.
Car ny le sage n'est continent, mais temperant: ny le fol
incontinent, mais intemperant, par ce que le temperant se plaist et
delecte des choses belles et honnestes, et l'intemperant ne se
fasche et desplaist pas des deshonnestes: parquoy l'incontinence
convient proprement et ressemble à une ame sophistique, qui
a bien l'usage de la raison, mais si imbecille, qu'elle ne peut pas
perseverer et demourer ferme en ce qu'elle a une fois jugé
estre le devoir. Voyla doncques les differences qu'il y a entre
l'intemperance et l'incontinence, et aussi entre la temperance et la
continence: car le remors, le regret, et le contre-coeur n'ont point
encore abandonné la continence, là où en l'ame
temperante tout est applany: il n'y a rien emeu qui batte, tout y
est sain: de sorte que qui verroit l'obeissance grande, et la
tranquillité merveilleuse, dont la partie irraisonnable est
unie et incorporee avec la raisonnable, il pourroit dire,
Alors le vent avoit du tout cedé,
<p 34v> Et luy estoit le calme succedé
Sans nulle haleine, aiant des mers profondes
Dieu appaisé totalement les ondes.
Aiant la raison assopy les excessifs, furieux et forcenez mouvements
des cupiditez et passions, et celles dont la nature a necessairement
besoing, les aiant rendues tellement soupples et obeissantes, amies
et secondantes toutes les intentions et toutes les volontez de la
raison, que ny elles ne courent devant, ny ne demourent derriere, ny
ne font desordre quelconque par aucune desobeissance,
Comme un poulain suit la jument qu'il tette.
Ce qui confirme le dire de Xenocrates touchant ceux qui prennent
à bon escient l'estude de la philosophie, que seuls ils font
volontairement ce que les autres font malgré eux par la
crainte des loix, s'abstenans de satisfaire à leurs
appétis desordonnez pour la doute des peines, comme les
chiens pour la peur des coups de baston, et le chat pour le bruit,
ne regardans seulement qu'au danger de la peine. Or qu'il y ait en
l'ame sentiment d'une telle fermeté et resistance alencontre
des cupiditez, comme s'il y avoit quelque chose qui les combattist,
et qui leur feist teste, il est bien evident: toutefois il y en a
qui maintiennent, que la passion n'est point chose differente ny
diverse de la raison, et que cela qui se sent n'est point un combat
de deux diverses choses, ains changement d'une seule, qui est la
raison, mais que nous ne nous appercevons pas de ce changement,
à cause de sa soudaineté, ne considerans pas ce
pendant, que c'est une mesme subject de l'ame, laquelle de sa nature
sçait convoiter, et se repentir, se courroucer et avoir peur,
qui tend à faire chose deshonneste attiree par la
volupté, et à l'opposite aussi s'en retient par
crainte de la peine: car il est certain, que cupidité,
crainte, et autres semblables passions, sont opinions perverses, et
mauvais jugements qui s'impriment non en diverses parties de l'ame,
ains en celle qui est la principale, c'est à sçavoir
le discours de la raison, de laquelle les passions sont
inclinations, consentements, appetitions, mouvements, et operations
brief qui se changent legerement en peu d'heure, et dont
l'impetuosité et vehemence violente est fort dangereuse,
à cause de l'imbecillité et inconstance de la raison,
ne plus ne moins que les courses des petits enfans. Mais le discours
de cos oppositions-là premierement est contraire à
l'evidence notoire, et au sens commun, car il n'y a personne qui en
soymesme ne sente une mutation de concupiscence en jugement, et
à l'opposite aussi, de jugement en concupiscence: et voyons
que l'amant ne cesse point d'aimer, encore qu'en son entendement il
discoure et juge, qu'il se faille departir de l'amour, et luy
resister, ny derechef aussi ne sort il point du discours et du
jugement, quand il se lasche et se laisse aller à sa
cupidité, ains lors que par la raison il combat alencontre de
sa passion, il est encore actuellement en la passion: et
semblablement à l'heure mesme qu'il se laisse vaincre de la
passion, il vcoit et cognoist par le discours de la raison, le
peché qu'il commet: de maniere que ny par la passion il ne
perd point la raison, ny par la raison il n'est point delivré
de la passion, ains branslant tantost en un costé, et tantost
en l'autre, il demeure neutre, mestoyen et commun entre les deux.
Mais ceux qui estiment, que la principale partie de l'ame soit
maintenant la cupidité, maintenant le discours qui s'oppose
à la cupidité, ressemblent proprement à ceux
qui voudroient dire, que le veneur et la beste sauvage ne fussent
pas deux, ains un tout seul corps qui se changeast tantost en une
beste, et tantost en un veneur: car, et ceux là en chose
toute evidente ne verroient goutte, et ceux-cy parlent contre leur
propre sentiment, attendu qu'ils sentent realement et de faict en
eux-mesmes, non une mutation d'un en deux, mais un estrif et combat
de deux l'un contre l'autre. Pourquoy doncques (disent-ils) ce qui
delibere, et qui consulte en nous, n'est-il aussi bien double, ains
est simple et seul? C'est bien allegué, respondrons nous,
mais l'evenement <p 35r>et l'effect en est tout different:
car ce n'est pas la prudence de l'homme qui combat contre soy-mesme,
ains se servant d'une mesme puissance, et faculté de
ratiociner, elle touche divers arguments: ou plus tost, dirons nous,
c'est un mesme discours employé en divers subjects et
matieres differentes: et pourtant n'y a-il point de douleur, ny de
regret aux discours qui sont sans passion, ny ne sont point les
consultans forcez de tenir une des parties contraires, contre leur
propre volonté, si ce n'est que d'aventure il n'y ayt
secrettement quelque passion attachee à l'une des parties,
comme qui adjousteroit soubs main quelque chose à l'un des
bassins de la balance: ce qui advient bien souvent, et lors ce n'est
pas le discours de la ratiocination que se contrarie à soy-
mesme, ains est quelque passion secrette qui repugne à la
ratiocination, comme quelque ambition, quelque emulation, quelque
faveur, quelque jalouzie, ou quelque crainte contrevenant au
discours de la raison: et il semble que ce soient deux discours qui
de paroles se combattent l'un contre l'autre, ainsi qu'il appert
clairement par la sentence de ces vers d'Homere,
Honte ils avoient du combat rejetter
Le refusant, et peur de l'accepter. Et de ces autres,
Souffrir la mort est chose douloureuse,
Mais renommee on acquiert glorieuse:
Craindre la mort est une lascheté,
Mais il y a à vivre volupté.
Voyla pourquoy au jugement des proces, les passions qui s'y coulent,
sont ce qui les fait longuement durer: et au conseil des Princes et
des Roys, ceux qui y parlent en faveur de quelque partie, ne le font
pas, ny ne defendent pas l'une des sentences pour la raison, ains se
laissent traverser à quelque passion contre le discours de
l'utilité. C'est pourquoy és citez qui sont gouvernees
par un Senat, les Magistrats qui seient en jugement ne permettent
pas aux orateurs et advocats d'emouvoir les affections: car le
discours de la raison n'estant empesché d'aucune passion,
tend directement à ce qui est bon et juste: mais s'il s'y met
quelque passion à la traverse, alors le plaisir ou desplaisir
y engendre combat et dissention alencontre de ce que lon juge estre
bon. Qu'il soit ainsi, pourquoy est-ce, qu'aux disputes de la
philosophie on ne voit point que les uns soient amenez avec douleur
et regret par les autres en leurs opinions? Ains Aristote mesme,
Democritus et Chrysippus ont depuis reprouvé quelque advis
qu'ils avoient approuvez, sans regret ne fascherie quelconque, mais
plus tost avec plaisir, pour ce qu'en la partie speculative de
l'ame, il n'y a aucune contrarieté de passions, à
cause que la partie irraisonnable de l'ame se repose, et demeure
quoye sans curieusement s'ingerer de s'en entremesler. Ainsi les
discours de la ratiocination, aussi tost que la verité luy
apparoist, encline volontiers en celle part, et abandonne le
mensonge, d'autant qu'en la partie irraisonnable de l'ame se repose,
et demeure quoye sans curieusement s'ingerer de s'en entremesler.
Ainsl les dicours de la ratiocination, ausso tost que la
verité luy apparoist, encline volontiers en celle part, et
abandonne le mensonge, d'autant qu'en luy est, non ailleurs, la
faculté de croire ou descroire, là où les
conseils et deliberations d'affaires, les jugements et arbitrages,
pour la plus part estans pleins de passions, rendent le chemin mal
aisé, et donnent bien de la peine à la raison, qui est
arrestee et empeschee par la partie irraisonnable de l'ame, qui luy
resiste, en luy mettant au devant quelque plaisir, ou quelque
crainte, ou quelque douleur ou cupidité, de quoy le sentiment
est le juge, touchant à l'une et à l'autre partie: car
si bien l'une surmonte, elle ne deffait pas pour cela l'autre, ains
la tire à soy malgré elle par force, comme celuy qui
se tanse et se reprent soymesme, pour estre amoureux, use du
discours de sa raison contre sa passion, estans tous les deux
ensemble actuellement dedans son ame, ne plus ne moins que si avec
la main il reprimoit et repoulsoit l'autre partie enflammee d'une
fiévre de passion, sentant les deux parties realement se
battans l'une contre l'autre dedans soymesme: là où
és disputes et inquisitions non passionnees, telles que sont
celles de l'ame speculative et contemplative, si les deux parties se
trouvent <p 35v>egales, il ne se fait point de jugement,
ains y a une irresolution, qui est comme une pause et un arrest de
l'entendement, ne pouvant passer outre, ains demourant suspendu
entre deux contraires opinions: et s'il advient qu'il encline en
l'une des opinions, la plus forte dissoult l'autre, sans qu'elle en
devienne marrie, ny qu'elle en conteste obstineement contre
l'opinion. Brief là où il y a un discours et une
ratiocination qui semble contrarier à l'autre, ce n'est pas
que lon sente deux divers subjects, mais un seul en diverses
apprehensions et imaginations. Mais quand la partie brutale combat
alencontre de la raisonnable, estant telle qu'elle ne peult ny
vaincre ny estre vaincue, sans regret et douleur, incontinent ceste
bataille divise l'ame en deux, et rend ceste diversité toute
evidente et manifeste. Si ne cognoit-on pas seulement à ce
combat, qu'il y a difference entre la source de la passion, et celle
de la raison, mais aussi à ce qui s'en ensuit, par ce que lon
peult aimer un gentil enfant et bien né à la vertu, et
en aimer aussi un mauvais et dissolu. Et se peut faire que lon use
de courroux injustement alencontre de ses propres enfans, ou de ses
peres et meres, et que lon en use aussi justement pour ses enfans,
et pour ses peres et meres, alencontre des ennemis et des tyrans: et
comme là se sent manifestement le combat et la difference de
la passion d'avec le discours de la raison, aussi là sent-on
icy de l'obeissance et de la suitte de la passion qui se laisse
conduire et mener à la raison. Comme, pour exemple, il
advient souvent qu'un homme de bien espouse une femme selon les
loix, en intention de l'honorer et de vivre avec elle justement et
honestement: mais puis apres, la longue conversation par laps de
temps y aiant imprimé la passion d'amour, il apperçoit
en son entendement, qu'il la cherit et l'aime plus tendrement qu'il
n'avoit proposé du commancement. Et les jeunes gens qui
rencontrent des maistres et precepteurs gentils, les suyvent et les
caressent du commancement pour l'utilité qu'ils en
reçoivent, mais par traict de temps puis apres, ils les
aiment cordialement: et au lieu qu'ils leur estoient familiers et
assidus disciples seulement, ils en deviennent amoureux. Autant en
advient il envers les magistrats, envers les voisins, et envers les
alliez: car du commancement nous hantons avecques eux civilement et
par obligation de quelque honesteté: mais puis apres nous ne
nous donnons garde, que nous les aimons cherement, venant la raison
à persuader et y attirer la partie de l'ame qui est le
subject des passions. Et celuy qui a dit le premier ce propos,
Il y a deux hontes, l'une louable,
L'autre fardeau qui les maisons accable,
ne monstre il pas manifestement, qu'il avoit en soy mesme souvent
experimenté, que ceste passion luy avoit, par dilayer contre
raison, et differer de jour à autre, ruiné ses
affaires et fait perdre de belles occasions? Ausquelles preuves ces
Stoïques icy se rendans pour l'evidence manifeste qu'il y a,
appellent honte vergongne, et volupté joye, et peur
circonspection: en quoy on ne les sçauroit pas justement
reprendre de ces deguisemens là de noms honestes, prouveu
qu'ils appellassent les mesmes passions, quand elles se rangent
à la raison de ces honestes-là: et quand elles y
repugnent et la forcent, de ces fascheux icy. Mais quand estans
convaincus par larmes qu'ils espandent, par tremblemens de leurs
membres, par changement de couleur, ils appellent au lieu de douleur
et de peur, je ne sçay quelles morsures et contractions, et
qu'ils disent au lieu de cupidité promptitude, pour cuider
diminuer l'imperfection de leurs passions, il semble qu'ils
inventent et mettent en avant des justifications plus apparentes que
vrayes, et sophistiques, non pas philosophiques, cuidans pour neant
s'exempter et esloigner des choses par les changemens et
desguisemens des noms: et toutefois eux mesmes appellent encore ces
joyes là, ces promptitudes de volonté, ces
circonspections retenues, Eupathies, c'est à dire, bonnes
affections ou droittes passions, et non pas impassibilitez, usans en
cest endroit des noms ainsi comme il appartient. <p 36r>Car
il se fait alors une droitture de passions, quand le discours de la
raison vient non à abolir et oster du tout les passions, mais
à les regler et bien ordonner en ceux qui sont sages: mais
les vicieux et incontinens, que leur advient-il quand ils ont
jugé qu'il leur faut aimer pere et mere, et au lieu d'une
amie ou d'un amy? Ils ne peuvent venir à bout de le faire: et
au contraire, s'ils ont jugé qu'il leur faille aimer une
courtisane ou un flatteur bouffon, ils les aiment incontinent. Or si
c'estoit une mesme chose que la passion et le jugement, il faudroit
que aussi tost comme lon auroit jugé, qu'il seroit besoing
d'aimer ou de haïr, que l'aimer ou le haïr s'en ensuivist
incontinent: mais au contraire, tout au rebours advient, par ce que
la passion s'accorde bien avec quelques jugements, et à
d'autres elle repugne: parquoy eux mesmes forcez par la
verité des choses, disent bien que toute passion n'est pas
jugement, ains seulement celle qui emeut l'appetition forte et
vehemente, confessans par là, que ce sont choses diverses en
nous, celle qui juge, et celle qui souffre, c'est à dire, qui
reçoit les passions, comme ce qui remue, et ce qui est
remué. Chrysippus mesmes en plusieurs passages definissant
que c'est patience et continence, il dit, que ce sont habitudes
aptes et idoines à suivre l'election de la raison: par
où il monstre evidemment, qu'il est contraint de confesser et
advouer, que c'est autre chose en nous, ce qui suit en obtemperant,
ou qui repugne en n'obtemperant pas, que ce qui est suivy, ou non
suivy. Et quant à ce qu'ils tiennent que tous pechez sont
egaux, et toutes fautes egales, il n'est pas maintenant temps ne
lieu à propos pour le refuter: mais bien diray-je en passant,
que en la plus part des choses ils se trouveront repugner et
resister à la raison, contre l'apparence et evidence toute
manifeste: car toute passion selon eux est faute, et tous ceux qui
se devillent, ou qui craignent, ou qui appétent, faillent. Or
y a il certainement de grandes differences entre les passions selon
plus et moins: car qui diroit que la peur de Dolon fust egale
à celle d'Ajax, qui regardoit tousjours derriere luy, et se
retiroit au petit pas d'entre les ennemis,
L'en des genoux avançant de peu l'autre,
comme dit Homere: et entre la douleur de Platon pour la mort de
Socrates, et celle d'Alexandre pour la mort de Clytus, qui s'en
voulut tuer luy mesme? Car les douleurs et regrets croissent
infiniement quand c'est contre toute apparence de raison, et
l'accident est bien plus grief et plus angoisseux, quand il advient
tout au rebours de l'esperance: comme, pour exemple, si un pere qui
s'attendoit de voir son fils advancé en honneur et credit,
entend dire qu'il est en prison, là où on luy donne la
gehenne fort estroit, ainsi que Parmenion entendit de son fils
Philotas. Et qui diroit que le courroux de Nicocreon alencontre de
Anaxarchus ait esté pareil à celuy de Magas alencontre
de Philemon, tous deux aians esté injuriez et outragez de
paroles par eux? car Nicocreon feit piler et briser Anaxarchus avec
des pilons de fer dedans un mortier: et Magas commanda au bourreau
d'appliquer le trenchant de l'espee nue sur le col de Philemon, sans
luy faire autre mal, et puis le laisser aller. C'est pourquoy Platon
appelle l'ire et le courroux, les nerfs de l'ame, pour donner
à entendre qu'ils se peuvent lascher et roidir. Pour
repoulser ces objections là, et autres semblables, ils disent
que ces tensions et roidissemens-là des passions ne se font
pas par jugement, attendu qu'il y a faute en toutes, mais que ce
sont certaines pointures d'aiguillons, et certaines contractions, et
dilatations qui reçoivent plus ou moins par raison: et
toutefois encore y a il difference, quant aux jugements, par ce que
les uns jugent que la pauvreté n'est pas mal, et les autres
tiennent que c'est un bien grand mal, et les autres encores plus,
jusques à se jetter du hault des rochers dedans la mer, pour
en eschapper. Les uns tiennent que la mort est mal, en ce qu'elle
nous prive de la fruition du bien: les autres disent, qu'il y a
soubs la terre des maux eternels, et des punitions horribles. Et la
santé aucuns l'aiment comme chose utile, et qui est selon
nature: <p 36v>aux autres il semble, que c'est le souverain
des biens, tellement que sans elle les richesses ne servent de rien,
ny les enfans, ny les estats, non pas
La Royauté, qui l'homme egale à Dieu.
voire jusques à dire, que les vertus mesmes ne servent de
rien, et sont inutiles, si elles ne sont accompagnees de la
santé: de sorte qu'il appert, que aux jugements mesmes on
erre plus et moins: mais il n'est pas maintenant à propos de
refuter cela, seulement faut-il de là prendre ce qu'ils
confessent eux mesmes, qu'il y a une partie du jugement qui est
irraisonnable, en laquelle ils tiennent que se forme la passion plus
grande et plus vehemente, contestans de voix et de parole, et ce
pendant confessans de faict la chose à ceux qui maintiennent,
que la partie qui reçoit les passions de l'ame est differente
de celle qui juge et qui discerne. Et Chrysippus en son livre qu'il
a intitulé Anomologie, apres qu'il a dit, que la cholere est
aveugle, et qu'elle nous empesche de voir bien souvent ce qui est
tout evident, et qu'elle offusque et se met au devant de ce que lon
sçait parfaittement, un peu apres il dit: «Car les
passions qui surviennent chassent du tout hors le discours de la
raison, et comme si lon estoit d'autre advis, ils poulsent l'homme
à faire de contraires actions.» Puis il allegue le
tesmoignage de Menander,
O moy chetif, helas, en ce temps là
Que je choisy non cecy, mais cela!
En quel endroit de toute ma personne
Estoit logé ce qui en moy raisonne?
Et passant encore plus outre: «Comme ainsi soit, dit-il, que
l'animal raisonnable soit né pour en toutes choses user de la
raison, et se gouverner par icelle, nous la rejettons neantmoins en
arriere par une autre plus violente force.» confessant bien
clairement en ces termes, ce qui advient du debat de la passion
alencontre de la raison: car ce seroit une mocquerie, comme dit
Platon, de dire qu'un fust meilleur et puis apres pire que soy
mesme, ou qu'il fust maistre et maistrisé tout ensemble de
soy mesme, si ce n'estoit pour ce que naturellement un chascun de
nous est double, et qu'il a en soy une partie meilleure et une autre
pire: ainsi celuy qui rend la pire partie subjette et obeissante
à la meilleure, est continent, et meilleur que soymesme: mais
celuy qui souffre que la partie brutale et irraisonnable de son ame
commande, et aille devant celle qui est plus noble et meilleure,
celuy là est incontinent, et pire que soymesme, faisant
contre nature, d'autant que selon nature il est raisonnable que la
raison, qui est divine, marche devant et commande à la partie
sensuelle et brutale, qui prent sa naissance du corps mesme, et
auquel elle ressemble, de sa proprieté participant, ou pour
mieux dire estant pleine des passions du corps mesme, auquel elle
est adjointe: ainsi que tesmoignent et declarent tous ses mouvemens
qui ne tendent qu'à toutes choses materielles et corporelles,
et qui prennent leurs roidissemens ou relaschemens des mutations du
corps. Voyla pourquoy les jeunes hommes sont prompts, hardis, et en
leurs appetits bouillans, jusques à en estre presque furieux,
pour la quantité et chaleur de leur sang: et des vieux, au
contraire, la source de concupiscence, qui est au foye, s'esteint,
et devient foible et imbecille, et à l'opposite la raison
vient en force et vigueur, d'autant que la partie sensuelle et
passionnee vient à s'amortir avec le corps: et c'est cela
mesme qui dispose la nature des bestes sauvages à diverses
passions, car ce n'est point pour droittes ou perverses, bonnes ou
mauvaises opinions qu'elles aient, que les unes sont incitees
à faire effort, et se mettre en defense contre quelque peril
qui se presente, et les autres sont si esprises de peur et de
frayeur, que lon ne les sçauroit jamais asseurer, ains les
forces qui sont au sang, aux esprits et en tout le corps, font les
diversitez et differences des passions qui sourdent et germent de la
chair, comme de leur source et racine. Mais en l'homme que le corps
se meuve et souffre quand et les eslans des passions, on
l'apperçoit evidemment par la couleur pasle en frayeur,
<p 37r>par la rougeur de visage, par le tremblement des
jambes, le battement du coeur en cholere: et au contraire aussi, par
les espanouissemens et eslargissemens du visage, quand l'homme est
en esperance de quelques voluptez: là où quand
l'esprit et l'entendement se meut seul sans passion, alors le corps
se repose et demeure quoy, n'ayant communication ny participation
quelconque avec la partie qui entend et qui discourt: où s'il
se met à penser quelque proposition de Mathematique ou
d'autre science speculative, il n'y appelle pas seulement pour
adjoinct la partie irraisonnable, tellement que par là mesme
il appert clairement, que ce sont deux parties differentes en
facultez et en puissance. En somme, de toutes les choses qui sont au
monde, comme eux mesmes le disent, et comme il est aussi tout
evident, les unes sont regies et gouvernees par habitude, les autres
par nature: les unes par l'ame sensuelle et irraisonnable, les
autres par celle qui est la raison et l'entendement: dequoy l'homme
est en tout participant, et né avec toutes ces differences:
car il est contenu par habitude, et nourry par nature, et use de
raison et d'entendement: ainsi a-il sa part de ce qui est
irraisonnable: et est nee avec luy, non venue ny introduitte
d'ailleurs, la source et cause primitive des passions, laquelle par
consequent luy est necessaire: et pource ne la faut pas oster ny
déraciner du tout, ains seulement la cultiver, la regir et
gouverner. Pourtant ne faut-il pas, que la raison face comme jadis
feit Lycurgus le Roy de Thrace, qui feit couper les vignes
pourautant que le vin enyvroit: ny ne faut pas qu'elle retrenche
tout ce qu'il y peut avoir de profitable en la passion, avec ce
qu'il y a de dommageable: ains faut qu'elle face comme le bon Dieu,
qui nous a enseigné l'usage des bonnes plantes et arbres
fruictiers, c'est de resequer ce qu'il y a de sauvage, et oster ce
qu'il y a de trop, et au demourant cultiver ce qu'il y a d'utile:
car ceux qui craignent de s'enyvrer, ne respandent pas le vin en
terre: ny ceux qui craignent la violence de la passion, ne l'ostent
pas du tout, ains la temperent: comme lon domte bien la
fierté des boeufs et des chevaux, pour les garder de regimber
et de sauter: aussi le discours de la raison se sert des passions
quand elles sont bien domtees et bien duittes à la main, sans
enerver ny du tout couper à la racine la partie de l'ame qui
est nee pour seconder et servir,
Le cheval est pour servir à la guerre:
Pour la charruë à labourer la terre
Il faut le boeuf: le Dauphin court volant
Jouxte la nef en pleine mer cinglant:
Au fier sanglier, qui de tuer menace,
Faut un levrier hardy qui le terrasse,
ce dit Pindare: Mais l'entretenement des passions est encore bien
plus utile que toutes ces bestes-là, quand elles secondent la
raison, et servent à roidir les vertus, comme l'ire moderee
sert à la vaillance, la haine des meschans sert à la
justice, l'indignation alencontre de ceux qui indignement sont
heureux, car leur coeur eslevé de folle arrogance et
insolence à cause de leur prosperité a besoing d'estre
reprimé, et n'y a personne qui voulust, encore qu'il se peust
faire, separer l'indulgence de la vraye amitié ou
l'humanité de la misericorde, ny le participer aux joyes et
aux douleurs de la vraye bien-vueillance et dilection. Et s'il est
ainsi, comme il est, que ceux qui voudroient chasser amour du tout
à cause du fol amour, erreroient grandement, assi peu
feroient bien ceux, qui pour l'avarice, qui est convoitise d'avoir,
voudroient esteindre, et blasmeroient toute cupidité: et
feroient ne plus ne moins, que ceux qui voudroient empescher que lon
ne courust, pour ce que lon choppe quelquefois en courant: et que
lon ne tirast jamais de l'arc, pour ce que lon faut aucunefois
à donner au blanc: et comme si quelqu'un ne vouloit jamais
ouir chanter, pourautant que le discorder luy desplairoit: car ainsi
comme la musique ne fait pas l'armonie de l'accord, en ostant le bas
et le haut de la voix: ny la medecine ne ramene pas la santé
és corps en ostant le <p 37v>chaud et le froid, mais
en les temperant et meslant ensemble par bonne proportion, ainsi
est-il quant à ce qui est louable és moeurs, quand par
la raison il y a une mediocrité et moderation emprainte
és facultez et mouvemens des passions, par ce que l'excessive
joye, l'excessive douleur et tristesse, ressemblent à la
fiévre et inflammation du corps, non pas la joye ny la
tristesse, simplement. Voyla pourquoy Homere dit sagement,
L'homme de bien n'a jamais trop de peur,
Ny pour effroy ne change de couleur.
Car il n'oste pas la peur simplement, mais l'excessive peur,
à fin que lon ne pense pas que la vaillance soit une folie
desesperee, ny que l'asseurance soit temerité. Ainsi faut-il
aux voluptez retrencher la trop vehemente cupidité, et
és vengeances, la trop grande haine des meschans: et qui le
fera ainsi, se trouvera non point indolent, mais temperant, et
juste, non point cruel: là où si lon oste de tout
point entierement les passions, encore qu'il fust possible de le
faire, on trouvera que la raison en plusieurs choses demourera trop
lasche et trop molle, sans action, ne plus ne moins qu'un vaisseau
branlant en mer, quand le vent luy defaut. Ce que bien entendans les
legislateurs és establissemens de leurs loix et polices, y
meslent des emulations et jalousies des citoyens, les uns sur les
autres: et contre les ennemis ils aiguisent la force du courage, et
la vertu militaire, avec des tabourins et trompettes, les autres
avec des fleutes et semblables instrumens de musique. Car non
seulement en la poësie, comme dit Platon, celuy qui sera espris
et ravy de l'inspiration des Muses, fera trouver tout autre ouvrier,
quelque laborieux, exquis et diligent qu'il soit, digne d'estre
mocqué: mais aussi és combats l'ardeur affectionnee et
divinement inspiree est invincible, et n'y a homme qui la peust
soustenir: c'est une fureur martiale que Homere dit que les Dieux
inspirent aux hommes belliqueux,
Parlé qu'il eut, de grande force il enfla
Le coeur du Roy, que dedans il souffla. Et cest autre,
Il faut qu'il soit assisté d'un des Dieux,
Qu'il est si fort au combat furieux.
adjoustant au discours de la raison comme un aiguillon et une
voitture de la passion qui la poulse, et qui la porte. Et nous
voyons que ces Stoïques icy, qui rejettent tant les passions,
incitent bien souvent les jeunes gens avec louanges, et bien souvent
les tansent de bien severes paroles et aigres reprehensions,
à l'un desquels est adjoinct le plaisir, et à l'autre
le desplaisir, par ce que la reprehension apporte repentance et
vergongne, dont l'une est comprise soubs le genre de douleur, et
l'autre soubs le genre de crainte: aussi usent-ils de ceux-là
principalement aux corrections et reprehensions. C'est pourquoy
Diogenes, un jour que lon louoit hautement Platon, «Et que
trouvez vous, dit-il de si grand et si digne en ce personnage, veu
qu'en si long temps qu'il y a qu'il enseigne la philosophie, il n'a
encore fasché personne?» car les sciences mathematiques
ne sont pas si proprement les anses de la philosophie, comme souloit
dire Xenocrates, comme le sont les passions des jeunes gens, c'est
à sçavoir la honte, la cupidité, la repentance,
la volupté, la douleur, l'ambition, ausquelles passions la
raison et la loy venans à toucher avec une touche discrette
et salutaire, remet promptement et efficacement le jeune homme en la
droitte voye: tellement que le P@edagogue Laconien respondit
tresbien, quand il dit, qu'il feroit que l'enfant qu'on luy bailloit
à gouverner se resjouiroit des choses honestes, et se
fascheroit des deshonestes: qui est la plus belle et la plus
magnifique fin, qui sçauroit estre de la nourriture et
education d'un enfant de bonne et noble maison.
IL SEMBLE que ce soient les habillemens qui eschauffent
l'homme, et toutefois ce ne sont-ils pas qui l'eschauffent, ne qui
luy donnent la chaleur, par ce que chascun d'iceux vestements
à par soy est froid: de maniere que quand on est en
fiévre et en chaud mal, on aime à changer souvent de
draps et de couverture, pour se refreschir: mais l'habillement
enveloppant le corps, et le tenant joinct et serré, arreste
et contient la chaleur au dedans, que l'homme rend de soy-mesme, et
empesche qu'elle ne se respande parmy l'air. Cela mesme estant
és choses humaines trompe beaucoup de gens, lesquels pensent
s'ils sont logez en belles et grandes maisons, s'ils possedent grand
nombre d'esclaves, et qu'ils amassent grosse somme d'or et d'argent,
qu'ils en vivront joyeusement: là où le vivre
doucement et joyeusement ne procede point du dehors de l'homme, ains
au contraire l'homme despart et donne à toutes choses qui
sont autour de luy joye et plaisir, quand son naturel et ses moeurs
au dedans sont bien composez, par ce que c'est la fontaine et source
vive, dont tout ce contentement procede.
La maison est à veoir plus honorable,
Où il y a tousjours feu perdurable.
Aussi les richesses sont plus aggreables, la gloire a plus de lustre
et de splendeur, et l'authorité apporte plus de contentement
si la joye interieure de l'ame y est conjointe, attendu que l'homme
supporte et la pauvreté, et le bannissement de son païs,
et la vieillesse plus patiemment et plus aiseement, si de luy-mesme
il a les moeurs doulces, et le naturel debonnaire. Car tout ainsi
comme les senteurs des espiceries et des parfums rendent les
haillons mesmes tous deschirez, bien odorans: et au contraire,
l'ulcere du Duc Anchise rendoit une bouë de tresmauvaise odeur,
ainsi que dit le poëte Sophocle,
Son dos estant ulceré de tonnerre,
Bouë d'odeur mauvaise degouttoit
Sur son habit qui de fin crespe estoit.
aussi avec la vertu toute façon de vivre est doulce et aisee:
au contraire, le vice rend les choses qui sembloient autrement
grandes, honorables et magnifiques, fascheuses, et desplaisantes,
quand il est meslé parmy, comme tesmoignent ces vers,
Tel au dehors en public semble heureux,
Qui, porte ouverte, au dedans malheureux
Se trouve: en tout sa femme est la maistresse,
Elle commande, elle tanse sans cesse:
Il a plusieurs causes de se douloir,
Je n'en ay point qui force mon vouloir.
Et toutefois, encore est-il plus aisé de se desfaire d'une
mauvaise femme, pourveu que lon soit homme, et non pas esclave: mais
il n'y a point de divorce avec son propre vice, ny moyen d'en estre
exempt, delivré de toutes fascheries, pour demourer en repos
à par soy, en luy escrivant un petit libelle de repudiation,
ains adhere tousjours aux entrailles de celuy qui s'en est une fois
emparé, luy demourant attaché jour et nuict,
Sans torche ardente en cendres le reduit,
Et à vieillesse avant temps le conduit.
C'est un fascheux compagnon par les champs, par ce qu'il est
presomptueux, et ne fait que mentir: mauvais à la table,
parce qu'il est friand et gourmand: ennuyeux au lict, pour ce que de
soucy, d'ennuy, et de jalousie il rompt le sommeil, et engarde de
dormir: car le sommeil est le repos du corps à ceux qui
dorment: et à l'opposite, <p 38v>ce n'est que frayeur
et trouble de l'ame pour les songes espouventables qu'ont ceux qui
sont espris de superstition,
Si je m'endors quand mes ennuys me tiennent,
Je suis perdu des songes qui me viennent,
ce dit quelqu'un: autant en font les autres vices, comme l'envie, la
peur, la cholere, l'amour et l'incontinence. Car tant que le jour
dure, le vice regardant au dehors, et se composant au gré des
autres, a quelque honte, et couvre ses passions, ne se laissant pas
du tout aller à ses appetits desordonnez, ains y resistant et
contestant quelquefois: mais en dormant, estant eschappé de
la crainte des loix, et de l'opinion du monde, et se trouvant
arriere de toute crainte et de toute honte, alors il remue toute
cupidité, il resveille sa malignité, il desploye son
intemperance, il s'efforce d'habiter charnellement avec sa propre
mere, comme dit Platon, il mange des viandes abominables, et n'y a
chose vilaine dont il s'abstienne, employant et executant sa
mauvaise volonté en tout ce qui luy est possible, par
illusions et imaginations de songes, qui se terminent, non en aucune
volupté, ny jouyssance de sa mal-heureuse cupidité,
ains seulement à esmouvoir, exciter, et irriter d'avantage
ses passions et maladies secrettes. En quoy doncques gist et
consiste le plaisir du vice, s'il est ainsi qu'il ne soit jamais
sans ennuy, sans peur, et sans soucy, s'il n'est jamais content,
s'il est tousjours en trouble, et jamais en repos? Car il faut que
la bonne complexion et saine disposition du corps donne lieu et
naissance aux voluptez de la chair: et au regard de l'ame il n'y
peut avoir joye certaine ny contentement, si tranquillité
d'esprit, constance et asseurance n'en ont posé le fondement,
et n'y ont apporté un calme, sans aucune apparence de
tempeste ny de tourmente: ains s'il y a quelque esperance qui luy
rie, ou quelque delectation qui le chatouille, incontinent soing et
solicitude perce, qui comme une nuee vient à brouiller et
troubler toute la serenité du beau temps. Amasse force or,
assemble de l'argent, edifie de belles galeries, emply toute une
maison d'esclaves, et toute une ville de tes debteurs: si tu
n'applanis les passions de ton ame, si tu n'appaises ta
cupidité insatiable, et que tu ne te delivres toy-mesme de
toute crainte et toute solicitude, c'est tout autant comme si tu
versois du vin à un qui auroit la fiévre, ou si tu
donnoir du miel à un qui auroit un flon, ou la maladie qui
s'appelle cholere, et si tu apprestois force viande et bien à
manger, à qui auroit un grand flux de ventre, et une
dysenterie telle, qu'il ne pourroit rien digerer, ny retenir viande
aucune, et à qui la viande mesme apporteroit corruption
encore plus grande. Ne vois-tu pas que les malades ont à
contre-coeur, et rejettent les plus delicates et plus exquises
viandes qu'on leur sçauroit presenter, et qu'on s'efforce de
leur faire prendre? puis quand la bonne temperature du corps leur
est retournee, les esprits nets, le sang doulx et la chaleur moderee
et familiere, ils sont bien aises, et ont à plaisir de manger
du pain tout sec avec un peu de fourmage, ou un peu de cresson. La
raison apporte une telle disposition à l'ame: et seras alors
content de ta fortune, quand tu auras bien appris que c'est que la
vraye honnesteté, et que c'est que la bonté: tu auras
pauvreté en delices, et seras veritablement Roy, n'aimant pas
moins la vie privee et retiree loing de charges et d'affaires, que
celle de ceux qui ont les grandes armees et les grands estats
à gouverner: et quand tu auras profité en la
philosophie, tu vivras par tout sans desplaisir, et sçauras
vivre joyeusement en tout estat. La richesse te resjouira, d'autant
que tu auras plus de moyen de faire du bien à plusieurs: la
pauvreté, d'autant que tu auras moins de soucy: la gloire,
d'autant que tu te verras honoré: la basse condition,
d'autant que tu en seras moins enuié.
NOUS mettons la vertu en dispute, et doutons si la prudence,
la justice et la preudhommie se peuvent enseigner: et ce pendant
nous admirons les oeuvres des orateurs, des mariniers, des
architectes, des laboureurs, et autres infinis semblables: et de
gens de bien il n'y aura que le nom tout simple, et que la parole
toute nue seulement, comme si c'estoient Hippocentaures, Geans ou
Cyclopes? et cependant d'action vertueuse où il n'y ait rien
à redire, qui soit entiere et parfaite, il ne s'en pourra
point trouver, ny de moeurs tellement composees à tout
devoir, qu'il n'y ait meslange aucune de passion, ains si par
fortune la nature d'elle-mesme en produit quelques unes qui soient
belles et bonnes, elles sont incontinent offusquees et obscurcies
par autres mixtions estrangeres, ne plus ne moins qu'un fruict
franc, qui seroit alteré par adjonction de matiere et
nourriture sauvage? Les hommes apprennent à chanter, à
baller, à lire et à escrire, à labourer la
terre, à picquer chevaux: ils apprennent à se
chauffer, à se vestir, à donner à boire,
à cuysiner, et n'y a rien de tout cela qu'ils sçachent
bien faire, s'ils ne l'ont appris: Et ce, pourquoy toutes ces choses
et autres s'apprennent, qui est la preudhommie et la bonne vie, sera
chose casuelle et fortuite, qui ne se pourra ny enseigner ny
apprendre? O bonnes gens, pourquoy est-ce qu'en niant que la
bonté se puisse enseigner, nous nions quant-et-quant qu'elle
puisse estre? car s'il est vray que son apprentissage soit sa
generation, en niant qu'elle se puisse apprendre, nous affermons
aussi qu'elle ne peut doncques estre. Et toutefois, comme dit
Platon, pour estre le manche d'une lyre disproportionné et
demesuré d'avec le corps, jamais il n'y eust frere qui en
feist la guerre à son frere, ny amy qui en prist querelle
à son amy, ny ville qui en entrast en inimitié avec
autre ville sa voisine, jusques à faire et à souffrir
les maux et miseres extremes que telles guerres ont
accoustumé d'apporter: et ne sçauroit on dire que pour
occasion d'un accent, s'il faut prononcer Telchinas l'accent sur la
premiere syllable, ou sur la seconde, il se soit emeu jamais
sedition en aucune cité: ny debat en une maison entre le mary
et la femme à raison de la trame et de l'estaim: et
neantmoins jamais homme ne se mettra à vouloir tistre un
drap, ou ourdir une toile, ny à manier un livre, ou une lyre,
qu'il ne l'ait au paravant appris: non qu'il fust autrement pour en
recevoir quelque dommage notable, quand il le feroit, ains seulement
pour ce qu'il se feroit mocquer de luy, par ce qu'il vaut mieulx,
comme disoit Heraclitus, cacher son ignorance: et ce pendant il
presume de pouvoir bien gouverner et administrer une maison, un
mariage, un magistrat, une chose publique, sans l'avoir appris?
Diogenes voyant un jeune garçon qui mangeoit gouluëment,
donna un soufflet à son p@edagogue: et eut raison de ce
faire, attribuant la faute plustost à celuy qui ne luy avoit
pas enseigné, qu'à celuy qui ne l'avoit pas appris.
Ainsi on ne pourra mettre la main au plat honestement, ny prendre la
coupe de bonne grace, qui ne l'aura appris de jeunesse, ny se
garder
D'estre goulu, ou friand, ou gourmand,
Ny d'esclatter de rire vehement,
Ny mettre un pied en croix par dessus l'autre,
comme dit Aristophanes: Et ce pendant il sera bien possible qu'une
personne sçache comment il se faut gouverner en mariage, au
maniement des affaires de la chose publique, vivre parmy les hommes,
exercer un magistrat, sans avoir premierement appris comment il s'y
faut comporter les uns envers les autres? Quelqu'un dit un jour, en
disputant, à Aristippus, «Es tu doncques par tout? Je
perdrois, respondit-il, le naulage que je paye au marinier, si
j'estois par tout.» Ne pourroit on pas aussi
<p 39v>dire, on pert doncques le salaire que lon donne aux
maistres et p@edagogues, si les enfans par apprentissage ne
deviennent point meilleurs? Mais au contraire il se voit, que comme
les nourrices forment et dressent les membres de leurs enfans avec
les mains, aussi les gouverneurs et p@edagogues les prenans au
partir des nourrices, les addressent par accoustumance au chemin de
la vertu. Auquel propos un Laconien respondit sagement à
celuy qui luy demandoit, quel profit il faisoit à l'enfant
qu'il gouvernoit: «Je fais, dit-il, que les choses bonnes et
honestes luy plaisent.» Ils leur enseignent à ne se
pancher pas en avant quand ils cheminent, ne toucher à la
saulse que d'un doigt, de deux au pain et à la viande, se
frotter ainsi, trousser ainsi sa robbe. Que diroit on doncques
à celuy qui voudroit dire, qu'il y auroit art de medecine
pour guarir une dartre, et un panaris, ou mal au bout du doigt, et
qu'il n'y en auroit point à guarir une pleuresie, une
fiévre chaude, ou une frenesie? ne seroit-ce pas tout autant
comme qui diroit, que raisonnablement il y auroit escholes,
maistres, et preceptes de petites et peuriles choses, mais que des
grandes et parfaites il n'y auroit qu'une rotine, ou une rencontre
fortuite et cas d'adventure seulement? Car ainsi que celuy
meriteroit d'estre mocqué qui diroit, que nul ne doit mettre
la main à la rame pour voguer, qu'il ne l'ait appris, mais
bien au timon pour gouverner: aussi en seroit digne celuy qui
maintiendroit, qu'il y eust apprentissage és autres sciences
inferieures, et en la vertu qu'il n'en eust point: Voyez le
commancement du 4. livre d'Herodote. et si feroit le contraire
des Scythes, lesquels ainsi comme escrit Herodote, crévent
les yeux à leurs esclaves, à fin qu'ils leur tournent
et remuent leur laict: et celuy-là donnant l'oeil de l'art et
de la raison aux arts inferieurs l'osteroit à la vertu.
Là où, au contraire, Iphicrates respondit à
Callias fils de Chabrias qui luy demandoit par une façon de
mespris, Qu'es-tu toy? Archer, Picquier, homme d'armes ou cheval
leger? «Je ne suis pas un de tous ceux-là, mais bien
celuy qui leur commande à tous.» Digne doncques de
mocquerie et impertinent seroit celuy, qui diroit qu'il y auroit de
l'art à tirer de l'arc, à escrimer, à ruer de
la fonde, et à picquer chevaux, mais qu'à conduire une
armee il n'y en auroit point, et que c'est chose qui se rencontre
par cas d'aventure: et encore plus impertinent seroit, qui voudroit
dire, que la prudence ne se peut enseigner, sans laquelle tous les
autres arts seroient de nulle utilité, et ne serviroient de
rien. Et qu'il soit ainsi, que ce soit la guide qui méne,
conduit, et rend utiles et honorables toutes les autres sciences et
vertus, on le peult cognoistre à ce qu'il n'y auroit aucune
grace en un festin, encore qu'il y eust de bons et friands
cuysiniers, de bons escuyers trenchans, et de bien adroits
eschansons, s'il n'y avoit un bon ordre et belle disposition parmy
eux.
PLATON escrit, que chascun pardonne à celuy
qui dit qu'il s'aime bien soy-mesme, Amy Antiochus Philopappus, mais
neantmoins que de cela il s'engendre dedans nous un vice, oultre
plusieurs autres, qui est tresgrand: c'est, que nul ne peut estre
juste et non favorable juge de soymesme: car l'amant est
ordinairement aveugle à l'endroit de ce qu'il aime, si ce
n'est qu'il ait appris et accoustumé de longue main à
aimer et estimer plus tost les choses honnestes, que ses propres, et
celles qui sont nees avec luy cela donne au flateur la large
campagne qu'il y a entre flaterie et amitié, où il a
un fort assis bien à propos pour nous endommager, qui
s'appelle l'Amour de soy-mesme, moyennant <p 40r>laquelle
chascun estant le premier et le plus grand flateur de soy-mesme,
n'est pas difficile à recevoir et admettre pres de soy un
flateur estranger, lequel il pense et veut luy estre tesmoing et
confirmateur de l'opinion qu'il a de soy-mesme: car celuy, auquel on
reproche à bon droict, qu'il aime les flateurs, s'aime aussi
bien fort soy-mesme, et pour l'affection qu'il se porte, veut et se
persuade, que toutes choses soient en luy, desquelles la
volonté n'est point illicite ny mauvaise, mais la persuasion
en est dangereuse, et a besoing d'estre bien retenue. Or si c'est
chose divine que la verité, et la source de tous biens aux
Dieux et aux hommes, ainsi que dit Platon, il faut estimer, que le
flateur doncques est ennemy des Dieux, et principalement d'Apollo,
pour ce qu'il est tousjours contraire à cestuy sien precepte,
Cognoy toy mesme: faisant que chascun de nous s'abuse en son propre
faict, tellement qu'il ignore les biens et les maulx qui sont en
soy, luy donnant à entendre, que les maulx sont à
demy, et imparfaicts, et les biens si accomplis, que lon n'y
sçauroit rien adjouster pour les emender. Si doncques le
flateur, comme la plus part des autres vices, s'attachoit seulement
ou principalement aux petites et basses personnes, à
l'adventure ne seroit il pas si mal faisant, ny si difficile
à s'en garder, comme il est: mais pour autant que ne plus ne
moins que les artisons s'engendrent et se mettent principalement
és bois tendres et doulx, aussi les gentilles, ambitieuses,
et amiables natures, sont celles qui plus tost reçoivent et
nourrissent le flateur, qui s'attache à elle: et encore, tout
ainsi comme Simonides souloit dire, que l'entretenir escuirie ne
suit point la lampe, ains les champs à bled: c'est à
dire, que ce n'est point à faire à pauvres gens
à entretenir grands chevaulx, ains à ceux qui ont
beaucoup de revenue: aussi voyons nous ordinairement, que la
flaterie ne suit point les pauvres ou petites personnes, et qui
n'ont aucune puissance, ains qu'elle est ordinairement la peste et
la ruine des grandes maisons et des grands estats, et que bien
souvent elle renverse sans dessus dessoubs les royaumes mesmes, et
les principautez et grandes seigneuries: ce n'est pas peu de chose,
ne qui requiere peu de soing et de solicitude, que de bien recercher
et considerer la nature d'icelle, à fin qu'estant bien
descouverte et entirement cogneuë, elle n'endommage ny ne
descrie point l'amitié. Les flateurs ressemblent aux pous,
car les poux s'en vont incontinent d'avec les morts, et abandonnent
leurs corps aussi tost que le sang, duquel ils se souloient nourrir,
en est esteint: aussi ne verrez vous jamais, que les flateurs
s'approchent seulement de personne dont les affaires commancent
à se mal porter, et dont le credit s'aille passant ou
refroidissant: ains s'attachent tousjours à gens
d'authorité et de puissance grande, et les font encores plus
grands qu'ils ne sont: mais soudain qu'il leur advient quelque
changement de fortune, ils s'escoulent et se tirent arriere. Voyla
pourquoy il ne faut pas entendre ceste preuve-là qui est
inutile, ou plus tost dommageable et dangereuse: car c'et une dure
chose d'experimenter en temps qui a besoing d'amis, ceux qui ne sont
pas amis, mesmement quand lon n'en a pas un vray et loyal pour
opposer à un faux et desloyal: à raison dequoy il faut
avoir esprouvé l'amy, ne plus ne moins que la monnoye, avant
que le besoing soit venu de l'employer, non pas de l'essayer au
besoing et à la necessité, pour ce qu'il ne faut pas
l'esprouver à son dommage, ains au contraire trouver moyen de
sçavoir que c'est, de peur d'en recevoir dommage: autrement
il nous en prendra tout ainsi, comme à ceux qui pour
cognoistre la force des poisons mortels, en font eux-mesmes l'essay
les premiers: car ils en ont la cognoissance, mais c'est aux despens
de leur vie, et avec leur mort. Et comme je ne louë pas ceux-
là, aussi ne sais-je ceux qui estiment, que l'estre amy soit
seulement estre honeste et profitable, et pour ceste cause pensent
que ceux dont la compagnie et frequentation est plaisante et
joyeuse, soient aussi tost attaincts et convaincus d'estre flateurs:
car l'amy ne doit point estre desplaisant, et tel qu'il n'ait rien
que l'affection toute simple: ny n'est pas l'amitié venerable
pour <p 40v>estre aspre ou austere, ains au contraire son
honesteté mesme et sa gravité est doulce et desirable,
et comme dit le poëte,
Grace et Amour aupres d'elle demeurent.
Et si n'est pas seulement vray ce que dit Euripide,
L'homme affligé grandement se soulage,
Quand il peut voir son amy au visage.
pource que l'amitié n'adjouste pas moins de grace et de
plaisir aux prosperitez, qu'elle oste de douleur et de fascherie aux
adversitez. Et tout ainsi comme Evenus disoit, que la meilleure
saulse du monde estoit le feu: aussi Dieu ayant meslé
l'amitié parmy la vie humaine, a rendu toutes choses
joyeuses, doulces et plaisantes, là où elle est
presente et jouissante de partie du plaisir: car autrement, en
quelle sorte se couleroit en grace le flateur par le moyen de
volupté, s'il voioit que l'amitié de sa nature ne
receust et n'admist jamais aucun plaisir? cela ne se sçauroit
dire ne maintenir. Mais ainsi comme les escus faulx, et qui ne sont
pas de bon aloy, representent seulement le lustre et la spendeur de
l'or: aussi le flateur contrefaisant seulement la doulceur et
l'aggreable façon de l'amy se monstre tousjours guay, joyeux,
et plaisant, sans jamais resister ny contredire. Pourtant ne fault
pas souspeçonner universellement, que tous ceux qui
louënt autruy soient incontinent flateurs: car le louër
quelquefois, en temps et lieu, ne convient pas moins à
l'amitié, que le reprendre et le blasmer: et à
l'opposite, il n'y a rien si contraire à l'amitié, ne
si mal accointable, que l'estre fascheux, chagrin, tousjours
reprenant, et tousjours se plaignant: là où quand on
cognoist une benevolence preste à louër volontiers et
largement les choses bien faittes, on en porte plus patiemment et
plus doulcement une libre reprehension et correction és
choses mal-faittes, d'autant que lon le prent en bonne part, et
croit-on que, «Qui louë volontiers, il blasme à
regret.» C'est doncques chose bien fort mal-aisee, dira
quelqu'un, que de discerner un flateur d'avec un amy, puis qu'il n'y
a difference entre eux, ny quant à donner plaisir, ny quant
à donner louange: car au demourant, quand aux menus services
et entremises de faire plaisir, on voit bien souvent que la flaterie
passe devant l'amitié. Nous respondrons, que c'est chose
tresdifficile voirement de les discerner, si nous prenons le vray
flateur qui sçache bien avec artifice et dexterité
grande mener le mestier, et que nous n'estimions pas, comme fait le
rude et commun populaire, que ces plaisans de table et poursuyvans
de repeuës franches, qui n'ont jamais audience qu'apres qu'on
a lavé les mains à table, ce disoit un ancien, soient
flateurs, qui n'ont rien d'honeste, et dont la villanie se manifeste
à un seul plat de viande et un verre de vin, avec toute
truanderie et meschanceté: car il n'y auroit pas grande
affaire à descouvrir un tel truand escornifleur qu'estoit
Melanthius, le plaisant d'Alexandre tyran de Pheres: lequel
respondit un jour à ceux qui luy demandoient comment son
maistre Alexandre avoit esté tue: «d'un coup d'espee,
dit-il, qui luy donnant au costé, a percé jusques
à mon ventre:» ny ceux qui ne bougent jamais d'alentour
des tables plantureuses et friandes, qui ne cerchent que le broust,
comme lon dit: de sorte qu'il n'y a feu, ny fer, ny cuyvre, qui les
peust arrester ny engarder de se trouver là où lon
disne: ny de telles femmes qu'estoient jadis en Cypre celles que lon
surnommoit les Colacides, c'est à dire, les flateresses, qui
depuis, apres qu'elles furent passees en la terre ferme de la Syrie,
furent appellees Climacides, comme qui diroit eschelieres, pour
autant qu'elles se courboient à quatre pieds, et faisoient
escheles de leur dos aux femmes des Princes et des Roys, quand elles
vouloient monter dedans leurs coches. De quel flateur doncques est-
il difficile, et neantmoins necessaire, de se garder? De celuy qui
ne semble pas flater, et ne confesse pas estre flateur, que lon ne
trouve jamais alentour d'une cuisine, que lon ne surprent jamais
mesurant l'ombre, pour sçavoir combien il y a encore jusques
au souper, que <p 41r>lon ne voit jamais yvre couché
par terre tout de son long, ains qui est le plus du temps sobre, qui
est curieux d'entendre et recercher toutes choses, qui veut se
mesler d'affaires, qui pense qu'on luy doive communiquer des
secrets: et brief qui est un Tragique, c'est à dire, serieux
et grave, non pas Satyrique ny Comique, c'est à dire joyeux
contrefaiseur d'amitié. Car tout ainsi que Platon escrit, que
«c'est une extréme injustice, faire semblant d'estre
juste quand on ne l'est pas:» aussi faut il estimer, que la
flaterie la pire qui soit, est celle qui est couverte, et qui ne se
confesse pas estre telle, qui ne se jouë pas, ains fait
à bon escient: tellement qu'elle fait bien souvent mescroire
la vraye amitié mesme, d'autant qu'elle a ne sçay quoy
de commun avec elle, si lon n'y prend garde de bien pres. Il est
vray que Gobrias s'estant jetté dedans une petite chambre
obscure pres l'un des tyrans de Perse, qui s'appelloient Mages,
comme qui diroit les Sages, et se trouvant aux prises bien à
l'estroit avec luy, crya à Darius (qui y survint l'espee nue
au poing, et qui doutoit de frapper le Mage, de peur qu'il
n'assenast quant et quant Gobrias) qu'il donnast hardiment, quand il
devroit donner à travers tous les deux: mais nous, qui ne
pouvons en sorte ne maniere du monde trouver bon ce mot ancien,
«Perisse l'amy quand et l'ennemy:» et qui cerchons
à separer le flateur d'avec l'amy, avec lequel il est
entrelassé par plusieurs grandes similitudes: nous, dis-je,
devons grandement craindre, que nous ne chassions, avec ce qui est
mauvais, ce qui est bon et utile, ou qu'en pardonnant à ce
qui nous est aggreable et familier, nous ne tombions en ce qui est
nuisible et dommageable. Car tout ainsi qu'entre les grains et
semences sauvages ou differentes d'espece, celles qui sont de mesme
forme en grandeur et grosseur que le froument, se trouvans meslees
parmy, sont bien mal-aisees à trier, et separer d'ensemble
avec le crible, d'autant qu'elles ne passent pas à travers
les trous du crible, s'ils sont trop petits, non plus que les grains
du froument, ou bien y passent ensemble, si les trous sont larges:
aussi est l'amitié tres-difficile à cribler et
discerner d'avec la flaterie, d'autant qu'elle se mesle en tous
accidents, en tous mouvements, en tous affaires et en toute
conversation avec elle: car pource que le flateur voit qu'il n'y a
rien si doux, ne qui donne plus de plaisir et de contentement
à l'homme, que fait l'amitié, il s'insinue en grace
à force de donner plaisir, et est tout apres à cercher
moyen de plaire et de resjouir. Et d'autant que grace et
utilité accompagnent tousjours l'amitié, suyvant
l'ancien proverbe qui dit, «Que l'amy est plus necessaire que
ne sont les elemens de l'eau et du feu:» pour ceste cause le
flateur s'entremet à tout propos de faire service, et
travaille à se monstrer tousjours homme d'affaires, diligent
et prompt: et d'autant que ce qui lie et qui estreinct
principalement l'amitié à son commancement, c'est la
similitude de moeurs, d'estudes, d'exercices et d'inclinations: et
brief, s'esjouir et recevoir plaisir ou desplaisir de mesmes choses,
c'est ce qui assemble et conjoint les hommes en amitié les
uns avec les autres, par une similitude et correspondance de
naturelles affections: le flateur se compose comme une matiere
propre à recevoir toutes sortes d'impressions, s'estudiant
à se conformer et s'accommoder à tout ce qu'il
entreprent, de ressembler par imitation, estant soupple et dextre
à se transmuer en toutes similitudes, tellement que lon
pourroit dire de luy,
Ce n'est le fils d'Achilles, mais luy mesme.
Et ce qui est la plus grande ruse et plus fine malice qui soit en
luy, c'est que voyant comme à la verité, et selon le
dire de tout le monde, la franchise de parler librement est la
propre voix et parole de l'amitié: et que là où
il n'y a celle liberté de parler franchement, il n'y a point
d'amitié ny de generosité, il n'est pas celle
là qu'il ne contreface: ains comme les bons cuysiniers usent
quelquefois de jus aigres, et de saulses aspres, pour diversifier,
et engarder qu'on ne se saoule, et que lon ne s'ennuye des doulces:
aussi les flateurs usent d'une certaine franchise de parler, qui
n'est ny veritable ny profitable, ains qui par maniere de dire
guigne de l'oeil en se mocquant, et sans <p 41v>nulle doute
ne touche pas au vif, et ne fait que chatouiller par dessus: C'est
pourquoy le flateur veritablement est tres-difficile à
descouvrir et surprendre, ne plus ne moins que les animaux qui de
nature ont cest proprieté de muer de couleur, et de
ressembler en teinture à tous lieux et tous corps où
ils touchent: mais puis qu'ainsi est, qu'il deçoit les
personnes, et se cache dessoubs tant de similitudes q'il a avec
l'amy, c'est notre office en touchant les differences qu'il y a, de
descouvrir et despouiller ce masque qui se vest et se pare des
couleurs et habits d'autruy, ainsi que dit Platon, à faute
d'en avoir de propres à luy. Or commanceons doncques à
entrer de ce pas en matiere. Nous avons desja dit, que le
commancement de l'amitié en la plus part des hommes est une
conformité de nature et d'inclination, qui aime tous mesmes
exercices, et se delecte de mesmes et semblables occupations:
suyvant lequel propos on dit en commun proverbe,
Au vieillard plaist d'un vieillard le langage,
Et de l'enfant à l'enfant de bas aage:
La femme avec l'autre femme convient,
Et le malade au malade survient:
Le malheureux tout de mesme lamente
Avec celuy que fortune tourmente.
Parquoy le flateur entendant tresbien, que c'est chose nee avec nous
que prendre plaisir à estre avec nos semblables, à
communiquer avec eux, et à les aimer, et essaye premierement
à s'approcher de chascun qu'il veut envelopper, à se
loger pres de luy et à l'accoster, ne plus ne moins que lon
fait és pasturages une beste sauvage que lon veut
apprivoiser, se coulant petit à petit pres de luy, et
s'incorporant avec luy par mesmes affections, mesmes occupations
à choses semblables, et mesme façon de vivre, jusques
à ce que l'autre luy ait donné prise sur luy, et qu'il
se soit rendu familier et privé, jusques à se laisser
manier et toucher, blasmant les choses, les personnes et les moeurs
qu'il verra que l'autre aura en haine, et louant ceux qu'il sentira
luy plaire, non simplement, mais excessivement avec admiration et
esbahissement, la confirmant par ce moyen en son amour ou en sa
haine, comme n'aiant point receu ces impressions-là par
passion, mais par jugement. Comment donc, et par quelles differences
le peut-on adverer, et convaincre qu'il n'est pas semblable, ne
qu'il ne le devient pas, mais qu'il le contrefait? Premierement il
faut considerer s'il y a egalité uniforme en ses intentions
et actions, s'il continue de prendre plaisir à mesmes choses,
et s'il les louë de mesme en tout temps, s'il dresse et compose
sa vie à un mesme moule, ainsi comme il convient à
homme libre amateur de semblables moeurs et semblables conditions
à la sienne: car tel est le vray amy: là où le
flatteur au contraire, comme celuy qui n'a pas un seul domicile en
ses moeurs, et qui ne vit pas d'une vie qu'il ait eleuë
à son gré, mais qui se forme et compose au moule
d'autruy, n'est jamais simple, uniforme, ne semblable à soy-
mesme, ains variable et changeant tousjours d'une forme en une
autre, comme l'eau que lon transvase, qui tousjours coule, et
s'accommode à la façon et figure des vases et lieux
qui la reçoivent: de maniere qu'il est en cela du tout
contraire au singe, car le singe en cuydant contrefaire l'homme, en
se remuant et dansant quand et luy, se prent: mais le flateur
à l'opposite attire et surprent les autres à la pipee,
en les contrefaisant, non pas tout d'une sorte, mais l'un en
dansant, l'autre en chantant, un autre en luictant et se pouldrant
pour luicter comme luy, et un autre en se promenant avec luy. Car
s'il s'attache à un qui aime la chasse et la venerie, il sera
tousjours apres luy, cryant presque à haute voix les paroles
que dit Ph@edra en la Trag@edie du poëte Euripide, qui se nomme
Hippolyte,
Mon deduit est à pleine voix
Appeller chiens parmy les boys,
<p 42r> En suivant les cerfs à la trace,
Ainsi des Dieux j'aye la grace:
et si ne luy chault pas de beste qui soit és forests, car
c'est le veneur mesme qu'il veult prendre et enfermer dedans ses
toiles. Et si d'adventure il se met à chasser un jeune homme
studieux, aimant les lettres, et desireux d'apprendre, au rebours il
sera du tout apres les livres, il laissera croistre sa barbe longue
jusques aux pieds, par maniere de dire, se vestira d'une robbe
d'estude à la Grecque, sans faire compte de sa personne, il
aura tousjours en la bouche les nombres, les angles droicts et les
triangles de Platon. Mais s'il luy vient par les mains quelque
faitneant homme riche, aimant à boire et à faire
grand' chere,
Adonc le sage Ulysses vistement
Met bas le sien deschiré vestement:
il jette arriere la robbe longue d'estude, il vous fait raser sa
barbe comme une moisson sterile, il ne parle plus que de flascons et
bouteilles, de refrechissoirs pour boire froid, et dire mots
plaisants pour rire, en se promenant, donner des attainctes et
traicts de mocquerie à l'encontre de ceux qui se travaillent
apres l'estude de la philosophie. Ainsi que lon dit qu'en la ville
de Syracuse, quand Platon y arriva, et que Dionysius tout à
coup fut espris d'un furieux amour de la philosophie, le chasteau du
tyran fut plein de poulciere, pour la multitude d'estudians qui
trassoient les figures de la Geometrie: Mais depuis que Platon se
fut courroucé à luy, et qui Dionysius eut
abandonné la philosophie, se remettant de rechef à
faire grand' chere, à l'amour, à follastrer, et se
laisser aller à toute dissolution, il sembla qu'ils eussent
esté ensorcellez et transformez par une Circé, tant
ils furent incontient espris d'une haine des lettres, oubliance de
toute honesteté, et saisine de toute sottie. Auquel propos se
rapporte le tesmoignage des façons de faire des grands
flateurs, et de ceux qui ont gouverné les peuples: entre
lesquels le plus grand qui fut onc a esté Alcibiades, lequel
estant à Athenes jouoit, disoit le mot, entretenoit grands
chevaux, et vivoit en toute galanterie et toute joyeuseté:
quand il estoit en Laced@emone, il faisoit sa barbe au rasoir, il
portoit une meschante cappe de gros bureau, se lavoit en eau froide:
puis quand il estoit en Thrace, il faisoit la guerre, et beuvoit:
depuis qu'il fut arrivé devers Tissaphernes en Asie, ce
n'estoit que delices, superfluité et volupté, que
toute sa vie gaignant ainsi et prenant un chascun, en se
transformant et s'accommodant aux moeurs de tous ceux qu'il hantoit.
Mais ainsi ne faisoit pas Epaminondas, ny Agesilaus, car combien
qu'ils ayent hanté en plusieurs villes, avec plusieurs
hommes, et plusieurs sortes de vie, ils ne changerent jamais
pourtant, ains reteindrent tousjours, et par tout, ce qui estoit
digne d'eux en habillements, en façon de vivre, en parole, et
en tous leurs deportements. Et Platon, tout de mesme, estoit tel
à Syracuse comme en l'Academie, et tel aupres de Dionysius
comme aupres de Dion. Mais qui voudra prendre garde de pres, il
appercevra facilement les mutations et changemens du flatteur, comme
du poulpe: et verra qu'il se transforme en plusieurs façons,
blasmant tantost une vie qu'il avoit louee nagueres, et approuvant
une affaire, une façon de vivre, et une parole qu'il
rejettoit au paravant: car il ne le cognoistra jamais constant en
une chose, ne qui ait rien de peculier à soy, ne qui aime ou
qui haïsse, qui s'attriste ou qui s'esjouisse d'une sienne
propre affection, par ce qu'il reçoit tousjours, comme un
miroir, les images des passions, des vies, des mouvemens et
affections d'autruy: tellement que si vous venez à blasmer
quelqu'un de vos amis devant luy, il dira incontinent, Vous avez
demouré longuement à le cognoistre, car quant à
moy, il y a ja long temps q'il ne me plaisoit point. Et si, au
contraire, vous venez de rechef à changer d'opinion, et
à le louër: Certainement, dira-il aussi tost, j'en suis
bien aise, et vous en remercie pour l'amour de luy. Si vous dittes
que vous voulez changer de façon de <p 42v>vivre,
comme vous retirer du maniement des affaires de la chose publique,
pour vivre en paix et en repos: Il y a ja long temps, dira-il, qu'il
le falloit faire, et se tirer hors de ces troubles et enuies. Et si,
au contraire, il vous prent envie de laisser le repos et vous
entremettre d'affaires et de parler en public, il respondra
incontinent: Vous entreprenez chose digne de vous, car à ne
rien faire, encore qu'il y ait quelque aise, si est-ce vivre trop
bassement et sans honneur. Parquoy il luy faut incontinent mettre
devant le nez,
Tu es soudain tout autre devenu,
Que tu n'estois par cy devant tenu.
Je n'ay que faire d'amy qui se change ainsi quand et moy, et qui
s'encline en mesme part que moy, cela est le propre d'un umbre: j'ay
plustost besoing d'un amy, qui avec moy juge la verité, et
qui la die franchement. Voyla l'une des manieres qu'il y a pour
esprouver et discerner le vray d'avec le faulx amy. Mais il faut
observer une autre difference qu'il y a entre leurs similitudes, car
le vray amy n'imite point toutes les conditions ny ne louë
point toutes les actions de celuy qu'il aime, ains seulement tasche
à imiter les meilleurs: et comme dit Sophocles,
Il veut aymer, non haïr, avec luy.
c'est à dire, qu'il veut bien faire et honestement vivre, non
pas errer ne faillir quand et luy: si ce n'est d'adventure que pour
la grande frequentation et conversation ordinaire qu'il a avec luy,
il ne se remplisse, malgré qu'il en ait, sans y penser, de
quelque qualité et condition vicieuse, par la longue
accoustumance, ne plus ne moins que par contagion se prent la
chassie et le mal des yeux: ainsi comme lon escrit, que les
familiers de Platon contrefaisoient ses hautes espaules, et ceux
d'Aristote son begueyement, ceux du Roy Alexandre son ply du col,
l'aspreté de sa voix: car ainsi prennent la plus part des
hommes l'impression de leurs moeurs et de leurs conditions. Mais le
flateur fait tout à la mesme sorte que le Cham@eleon, lequel
se rend semblable, et prent toute couleur, fors que la blanche:
aussi le flateur és choses bonnes et importantes ne se
pouvant rendre semblable, ne laisse rien de mauvais et de laid
à imiter: comme les mauvais peintres ne pouvans par leur
insuffisance en l'art contrefaire les beaux visages, en representent
quelque semblance en des rides, des lentilles, et des cicatrices:
aussi luy se rend imitateur d'une intemperance, et d'une
superstition, d'une soudaineté de cholere, d'une aigreur
envers ses serviteurs, et deffiance envers ses domestiques et ses
parents, pour ce qu'il est de sa nature tousjours enclin à ce
qui est le pire, et semble estre bien loing de vouloir blasmer le
vice, puis qu'il le prent à imiter. Car ceux qui cerchent
amendement de vie et de moeurs sont suspects, et qui monstrent de se
fascher et courroucer des fautes de leurs amis: ce qui meit en
malegrace de Dionysius Dion, Samien de Philippus, et Cleomenes de
Ptolomeus, et fut à la fin cause de leur totale ruine: mais
le flateur veult estre estimé ensemble autant loyal et fidele
comme plaisant et aggreable, de maniere que pour la vehemence de son
amitié, il ne s'offense pas mesme des choses mauvaises, ains
est en tout et par tout de mesme inclination et de mesme affection:
en sorte que des choses fortuites et casuelles, qui advienent sans
nostre volonté et conseil, il en veult avoir sa part,
tellement que s'il vient à flater un qui soit maladif, il
fait semblant d'estre subject à mesmes maladies: et dira que
la veuë luy baisse fort, et qu'il a l'ouye dure, s'il frequente
avec gens qui soient à demy aveugles ou à demy sourds:
comme les flateurs de Dionysius qui ne voyoit presque goutte,
s'entrehurtoient les uns les autres, et faisoient tomber les plats
de dessus la table, pour dire qu'ils avoient mauvaise veuë. Les
autres penetrans encore d'avantage au dedans, meslent leurs
conformitez jusques aux plus secrettes passions. Car s'ils peuvent
sentir que ceux qu'ils flatent soient mal fortunez en femmes, ou
qu'ils soient en quelque deffiance de leurs propres enfans, ou de
leurs <p 43r>domestiques, eux mesmes ne s'espargneront pas:
et commanceront à se plaindre de leurs femmes, de leurs
propres enfans, de leurs parents, ou de leurs domestiques, et si en
allegueront quelques occasions qui vaudroient mieux teuës que
dittes: car ceste semblance les rend plus affectionnez l'un à
l'autre par compassion: ainsi les flatez cuydans avoir receu d'eux
comme un gage de loyauté, leur laissent aussi aller de leur
bouche quelque chose de secret, et l'aiant ainsi laissé
eschapper, ils sont puis apres contraincts de se servir d'eux, et
craignent de là en avant leur donner à cognoistre
qu'ils se deffient aucunement de leur foy, jusques là, que
j'en ay cogneu un qui repudia sa femme, pour ce que celuy qu'il
flatoit avoit fait divorse avec la siene, et fut trouvé qu'il
alloit secrettement et envoyoit devers elle: ce qui fut
apperçeu par la femme mesme de son amy: tant peu cognoissoit
la nature du vray flateur celuy qui estimoit que ces vers iambiques
ne convinssent pas plus à la description du cancre que du
flateur,
Tout son corps n'est autre chose que ventre,
Son oeil perçant par tout penetre et entre,
Un animal qui marche de ses dents.
Car ceste figuration est celle d'un escornifleur poursuyvant de
repeuë franche, et de ces amis de fricassee et de nappe mise,
comme dit Euopolis: mais quant à cela, remettons-le à
son lieu propre pour en parler plus amplement. Et pour ceste heure,
ne laissons pas derriere une grande ruze du flateur en ses
imitations, c'est que s'il contrefait quelque bonne qualité
qui soit en celuy qu'il flate, il luy en cede tousjours le dessus:
car entre ceux qui sont vrais amis, il n'y a jamais emulation de
jalousie, ny jamais envie, ains soit qu'ils se treuvent egaux en
bien faisant ou inferieurs, ils le portent doucement et modereement.
Mais le flateur aiant tousjours en memoire et singuliere
recommendation le seconder, cede tousjours en son imitation
l'egalité, confessant estre vaincu et demourer tousjours
derriere, excepté és choses mauvaises: car és
mauvaises il ne cede jamais la victoire à son amy, ains s'il
est difficile, il dira de soy-mesme qu'il est melancholique: si
l'autre est superstitieux, luy sera tout transporté et
esperdu de la crainte des Dieux, si l'autre est amoureux, luy sera
furieux d'amour: si l'autre dit, je ris à pleine bouche: luy,
je cuide mourir de rire. Mais aux choses louables et honnestes, au
contraire, de luy il dira: le cours bien assez viste, mais vous,
vous volez: Je suis, dira-il, assez bien à cheval, mais ce
n'est rien au pris de ce Centaure icy: Je ne suis pas trop mauvais
poëte, et fais assez bien un carme, mais tonner n'est pas
à faire à moy, c'est à ce Jupiter icy, en quoy
il fait deux choses ensemble, l'une qu'il declare l'entreprise de
l'autre honneste en ce qu'il l'imite, et sa suffisance non pareille
en ce qu'il confesse en estre vaincu. Voyla doncques quant aux
ressemblances, les marques de difference qu'il y a entre le flateur
et l'amy. Et pour autant que la delectation, ainsi que nous avons
dit paravant, est aussi commune entre eux, pour ce que l'homme de
bien ne prent pas moins de plaisir à ses amis, que l'homme de
neant à ses flateurs: considerons un peu la difference qu'il
y a en cela: le moyen de les distinguer sera, de remarquer la fin
à laquelle l'un et l'autre dirige la delectation qu'il donne,
ce qui se pourra plus claiement entendre par cest exemple. Une huyle
de perfum a bonne odeur, aussi a quelque drogue de medecine: mais il
y a difference en ce, que l'huyle de perfum se fait seulement pour
donner le plaisir de la senteur, et rien plus: mais en la drogue
medicinale, outre le plaisir de la doulce odeur, il y a une force
qui purge le corps, ou qui le rechauffe, ou qui fait naistre la
chair. D'avantage, les peintres broyent des couleurs plaisantes et
recreatives, et aussi y a il des drogues medicinales qui ont des
couleurs et teintures qui sont belles et aggreables à l'oeil:
quelle difference doncques y a-il? Il est tout evident qu'il ne faut
que regarder, pour les sçavoir discerner, à quelle fin
l'usage d'icelle est destiné. <p 43v>Au cas pareil
aussi, les graces des amis, parmy l'honnesteté et
l'utilité qu'elles ont, apportent je ne sçay quoy qui
delecte, ne plus ne moins qu'une fleur qui paroist par dessus: et
quelquefois ils usent d'un jeu, d'un boire et manger ensemble, d'une
risee, d'une facetie l'un avec l'autre, comme de saulses pour
assaisonner des affaires de pois et de grande consequence: auquel
propos est dit,
Joyeusement ensemble ils s'entretiennent
De maints propos plaisans, qu'entre eux ils tiennent.
Et, Rien n'a jamais desjoint nostre amitié,
Ny nos plaisirs partis par la moytié.
Mais la seule besongne du flateur, et le but où il vise, est
de tousjours inventer, apprester et confire quelque jeu, quelque
faict, et quelque parole à plaisir et pour donner plaisir:
brief, pour comprendre le tout en peu de paroles, le flateur estime
qu'il faille tout faire pour estre plaisant: et le vray amy faisant
tousjours et par tout ce que le devoir requiert, bien souvent
plaist, et quelquefois aussi desplaist: non que son intention soit
de desplaire, comme aussi ne le fuit-il pas, s'il voit que meilleur
soit de le faire. Ne plus ne moins que le medecin, s'il voit qu'il
soit expedient, jettera du saffran ou de la lavende dedans ses
compositions de medecine, voire que bien souvent il baignera
delicatement, et nourrira friandement son patient: et quelquefois
aussi laissant ces douces odeurs là, il y ruera du Castorium,
ou,
Du Polium, de qui la senteur forte,
Puante au nez est d'une estrange sorte.
ou bien il broyera de l'Hellebore, qu'il le contraindra de boire, ne
se proposant pour sa fin ne là le plaire, ny icy le
desplaire, ains conduisant son malade par diverses voyes à un
mesme but, c'est à sçavoir ce qui est expedient pour
sa santé, aussi le vray amy aucunefois par complaire et haut
louër son amy, en le resjouissant le conduit à faire ce
qu'il doit, comme celuy qui dit en Homere,
Amy Teucer de Telamon extraict,
Fleur des Grejois, tire ainsi de son traict. Et
ailleurs,
Comment mettrois-je Ulysses en oubly,
Qui de vertu divine est ennobly?
A l'opposite aussi, là où il est besoing de
correstion, il le vous tanse avec une parole mordante, et une
liberté authorisee d'une affection soigneuse de son bien,
Menelaus né de divin lignage,
Je t'advertis que tu n'es pas bien sage:
De ta folie aussi mal te prendra.
Quelquefois il conjoinct le faict avec la parole, comme Menedemus
faisant fermer sa porte au fils d'Asclepiades son amy, qui estoit
desbauché, et menoit une vie dissoluë, et ne le daignant
pas saluër, le retira de son mauvais gouvernement: et
Arcesilaus defendit l'entree de son eschole à Battus, pour ce
qu'en une Com@edie qu'il avoit composee, il avoit mis un vers qui
poignoit Cleanthes: mais depuis, en aiant fait satisfaction à
Cleanthes, et s'en estant repenty, il luy pardonna, et le receut en
sa grace comme devant. Car il fault contrister son amy en intention
de luy profiter, non pas de rompre l'amitié, ains user de
reprehension picquante, comme d'une medecine preservative, qui sauve
la vie à son patient: ainsi fait le bon amy comme le
sçavant musicien, qui pour accorder son instrument, tend
aucunes de ses cordes, et en lasche les autres: aussi concede il
aucunes choses et en refuse d'autres, changeant selon que
l'honnesteté ou l'utilité le requierent: et est par ce
moyen aucunefois aggreable, et par tout utile: mais le flateur aiant
accoustumé de tousjours sonner une seule note, qui est de
complaire, et de faire et dire toutes choses au gré de celuy
qu'il flate, ne sçait que c'est ny de resister de faict, ny
de fascher de parole, ains va <p 44r>tousjours apres ce que
lon veult, s'accordant tousjours, et disant tousjours ad idem. Or
ainsi comme Xenophon escrit, qu'Agesilaus estoit bien aise de se
sentir louër de ceux qui l'eussent bien voulu blasmer: aussi
faut-il estimer que celuy-là resjouit et complaist en amy,
qui peult aussi quelquefois contrister et contredire: et avoir pour
suspecte la conversation de ceux qui ne font jamais que donner
plaisir, en accordant tout sans aucune pointure de reprehension, et
de contradiction, et avoir tousjours à main le dire d'un
ancien Laconien, lequel oyant que lon louoit haultement le Roy
Charilaus, Et comment seroit-il bon, dit-il, quand il n'est pas
aspre aux meschans? On dit que le tahon qui tourmente les taureaux,
se fiche aupres de leurs aureilles, et aussi fait la tique aux
chiens: tout ainsi le flateur attachant les hommes ambitieux par les
oreilles, à force de leur chanter leurs louanges, est bien
malaisé à secouer et chasser depuis qu'il y est une
fois fiché: et pourtant fault-il avoir le jugement bien
esveillé en cest endroict, à observer diligemment si
ces louanges seront attribuees à la chose, ou à la
personne: elles seront attribuees à la chose s'il louë
les absents plus tost que les presents, si luymesme veult et desire
en luy ce qu'il louë en autruy, et s'il ne nous louë pas
seuls, mais tout autres pour semblables qualitez: et s'il ne varie
point en disant et faisant tantost d'un tantost d'autre, mais
tousjours d'une sorte. Et ce qui est le principal à
considerer, c'est si nous mesmes en nostre secret ne nous repentons
point ou n'avons point de honte de ce dont il nous louë, et si
nous ne voudrions point plus tost avoir fait et dit le contraire:
car le jugement de nostre conscience nous portant tesmoignage au
contraire, empeschera que telles louanges ne nous affectionneront,
ny ne nous atteindront point au vif, et consequemment le flateur ne
nous en pourra surprendre. Mais je ne sçay comment il
advient, que la plus part des hommes ne reçoivent point les
consolations que lon leur baille en leurs adversitez, ains plus tost
se laissent mener à ceux qui plorent et lamentent avecques
eux: et quand ils ont offensé et failly, si quelqu'un les en
reprent, et les en blasme si vifvement qu'il leur en imprime au
coeur un remors et une repentance, ils estiment celuy-là leur
accusateur et leur ennemy: et au contraire ils embrassent et
reputent leur bienvueillant et amy celuy, qui louëra et
magnifiera ce qu'ils auront fait. Or ceux qui louënt et qui
prisent avec un applaudissement de mains ce que lon aura fait ou
dit, soit à bon escient ou soit en jouant, ceux-là
encore ne sont dommageables que pour le present, et pour cela que
lon a à l'heure en main: mais ceux qui avec leurs louanges
penetrent jusques aux moeurs, et par leurs flateries atteignent
jusques à corrompre les conditions, ceux là font comme
les mauvais esclaves et serfs, qui ne desrobent pas seulement du
bled de leur maistre, ce qui est en monceau au grenier, mais aussi
ce qui est preparé pour la semence: car les conditions de
l'homme sont la source de toutes ses actions, et les moeurs sont le
principe et la fontaine, dont découle toute nostre vie,
laquelle ils détordent, en donnant au vice les noms des
vertus. Thucydides escrit qu'és seditions et guerres civiles,
lon transferoit le signification accoustumee des mots, aux actes que
lon faisoit, pour les justifier: car une temerité desesperee
estoit reputee vaillance aimant ses amis: une dilation providente,
honneste couardise: une temperance, couverture de lascheté:
une prudence circumspecte, generale paresse: aussi faut-il bien
prende garde és flateurs là où lon verra qu'ils
appelleront prodigalité, liberalité: timidité,
seureté: teste écervelee, promptitude: chicheté
mechanique, temperance et frugalité: un qui sera sujet
à folles amourettes, gracieux et homme de bonne compagnie: un
cholere ou superbe, vaillant et magnanime: et, au contraire, un de
coeur bas et lasche, doulx et humain: ainsi comme Platon escrit en
quelque passage, que l'amoureux est flateur de ce qu'il aime: car
s'il est camus, il l'appellera aggreable: s'il a nez aquilin, face
royale: s'il est noiraut, viril: s'il est blanc, enfant des Dieux,
et quant à <p 44v>ce nom [...], basané et
couleur de miel, il dit que c'est une feinte d'amoureux, qui diminue
pour apprendre à supporter plus aiseement une couleur palle
et morte de son amy: combien que celuy qui se donne à
entendre qu'il soit beau quand il est laid, ou grand quand il est
petit, ne demeure pas longuement en son erreur: et si n'en
reçoit perte sinon bien fort legere, et non pas irremediable.
Mais les louanges qui accoustument l'homme à cuider que vice
soit vertu, tellement qu'il ne se desplaist pas en son mal, mais
plus tost qu'il s'y plaist, et qui ostent toute honte de pecher et
de faillir, ce furent celles qui amenerent la ruine des Siciliens,
en donnant occasion aux flateurs d'appeller la cruauté de
Dionysius et de Phalaris, haine des meschants et bonne justice: ce
furent celles qui perdirent l'Aegypte, en appellant la
lascheté effeminee du Roy Ptolom@eus, sa furieuse
superstition, ses lamentables chansons, ses sonnements de tabourins,
et ses danses bacchanales, devotion, religion et le service des
Dieux: ce furent celles aussi qui cuiderent gaster et corrompre du
tout les moeurs et façons Romaines, qui par avant tenoient
tant du grand, en surnommant les delices, les dissolutions, les jeux
et festes d'Antonius, joyeusetez, gentillesses, et humanitez, en
desguisant et diminuant ainsi la faute d'Antonius, qui abusoit
excessivement de sa fortune, et grandeur de sa puissance. Que fut-ce
autre chose qui attacha à Ptolom@eus la museliere à
jouër des fleutes? Qui feit monter Neron sur l'eschafaud avec
un masque sur le visage, et des brodequins aux jambes, qui estoit
l'accoustrement des joueurs de farce, ne furent-ce pas les louanges
des flateurs? Et la plus part des Roys ne sont ils pas attirez en
toute vergongne et tout deshonneur par les flateries de ceux qui les
appellent Apollons, pour peu qu'ils sçachent mionner, et
Bacchus quand ils s'enyvrent, et Hercules quand ils luictent, et
qu'ils prennent plaisir à telles gallanteries de surnoms? Et
pourtant se faut-il principalement donner de garde du flateur en ses
louanges: ce que luy-mesme n'ignore pas, mais estant caut et subtil
à se garder de se rendre suspect, si d'adventure il rencontre
quelque mignon glorieux, bien paré, ou bien quelque lourdault
qui ait un peu le cuir gros, et comme lon dit vulgairement, qui soit
un peu de grosse paste, il se mocque et gaudit d'eux à gorge
desployee, comme fait Struthias en la com@edie, foullant aux pieds
et ballant sur le ventre de la sottise de Bias, en maniere de dire,
par les louanges qu'il luy donne, sans que l'autre le sente, Tu as
plus beu que ne feit oncques le Roy Alexandre le grand: et cependant
il se pasme et fond à force de rire, en se tournant devers le
Cyprien. Mais s'il a affaire à quelques habiles et galants
hommes, qui aient l'oeil sur luy principalement en cest endroict, et
qui soient au guet pour bien garder ceste place et ce lieu-
là, il ne leur addresse pas des louanges de droit fil, ains
vient de loing tournant tout à l'entour, et puis fait ses
approches petit à petit, sans faire bruit, tant qu'il vient
à les manier, comme lon fait une beste que lon veut
apprivoiser, et les taster: car tantost il viendra rapporter
à son amy des louanges qu'il aura ouy dire à quelques
uns de luy, faisant comme les Rhetoriciens, qui quelques fois en
leurs harengues parlent en tierce personne: J'ay pris grand plaisir,
dira-il, nagueres estant en la place, à ouir certains
estrangers, ou bien de bons vieillards, qui racontoient tous les
biens du monde de vous, et vous louoient à merveilles.
Tantost il controuvera quelques legeres fautes alencontre de luy,
disant qu'il les aura entendues d'autres qui les disoient de luy, et
qu'il s'en est venu en diligence incontinent vers luy, pour luy
demander là où il auroit dit cela, ou fait une telle
chose: l'autre luy niera, comme il est vraysemblable: et de
là adonc il prendra son commancement pour entrer en ses
louanges, Aussi m'esbahissois-je bien, comment vous eussiez mesdit
de quelqu'un de vos familiers, veu que vous ne mesdites pas de vos
ennemis mesmes: et comment vous eussiez attenté à
usurper de l'autruy, veu que vous donnez si largement et si
liberalement le vostre. Les autres font comme les peintres, qui pour
relever et faire plus <p 45r>apparoistre les choses
luisantes et claires, les renforcent avec des obscures et
ombrageuses qu'ils mettent aupres: car en blasmant, detractant,
mocquant, et injuriant les choses contraires, tacitement ils
louënt et approuvent les vices et imperfections qui sont en
ceulx qui flatent, et en les louant, ils les nourrissent: car ils
vous blasmeront la temperance, et abstinence, en l'appellant
rusticité, s'ils se trouvent parmy des hommes luxurieux,
avaricieux, gens de mauvais affaire, qui acquierent des biens par
tous moyens deshonnestes et meschans. La justice et bonne
conscience, qui se contente du sien, sans rien vouloir avoir de
l'autruy, ils l'appelleront lascheté, et faute de coeur, de
n'oser entreprendre. Et quand ils seront avec des paresseux, gens
oisifs, qui fuyent les affaires, ils n'auront point de honte de
blasmer l'entremise du gouvernement de la chose publique, et de dire
que c'est faire les affaires d'autruy à grand travail sans
profit. Un desir d'estre en magistrat ils l'appelleront vaine
gloire, qui ne sert à rien. Pour flater un orateur, ils
blasmeront en sa presence le Philosophe. Parmy des femmes lascives
et impudiques, ils seront les bien-venus en appellant les honnestes
qui n'aiment que leurs marits, sottes, mal-apprises, et sans grace
quelconque. Et y a encore une plus grande meschanceté, c'est
que ces flateurs ne s'espargnent pas eux mesmes: car ainsi comme les
luicteurs baissent aucunefois leur corps pour renverser par terre
leurs compagnons, aussi quelquefois par se blasmer eux mesmes ils se
coulent secrettement à louër autruy. Je suis, diront-
ils, plus couard qu'un esclave sur la mer: je ne puis durer au
travail: j'enrage de cholere quand j'entens que lon a mesdit de moy:
mais à cestuy-cy, ce luy est tout un, il ne trouve rien de
mauvais: c'est un homme tout autre que les autres, il ne se
courrouce de rien, il porte tout patiemment. Et si d'adventure il se
treuve quelqu'un qui ait grande opinion de sa suffisance et de son
entendement, qui veuille faire de l'austere, et du roide et entier,
disant à tout propos,
Diomedes ne me va trop prisant,
Ny au contraire aussi trop mesprisant:
le flateur bon ouvrier de son mestier ne s'assaudra pas par ceste
voye, ains usera d'un autre artifice à l'endroit de celuy-
là. C'est qu'il viendra devers luy pour avoir conseil en ses
propres affaires, comme de celuy qu'il estime plus sage et mieux
advisé que luy, et dira qu'il a bien d'autres avec lesquels
il aura plus grande familiarité, mais neantmoins qu'il est
contrainct de l'importuner: car à qui aurons nous recours
nous autres qui avons besoing de conseil, et à qui nous
fierons nous? et puis apres avoir ouy ce que l'autre luy aura dit,
quoy que ce soit, il s'en ira disant qu'il aura eu un oracle, et non
pas un conseil. Et si d'adventure il voit que l'autre s'attribue
quelque suffisance en la cognoissance des lettres, il luy apportera
quelques sienes compositions, le priant de les lire, et de les
corriger. Le Roy Mithridates aimoit l'art de medecine, au moyen
dequoy il y eut quelques uns des ses familiers qui luy baillerent de
leurs membres à inciser, et brusler avec des cauteres: qui
estoit le flater de faict, non pas de parole: car il sembloit qu'ils
luy portassent tesmoignae de sa suffisance, puis qu'ils se fioient
de leur vie à luy.
Les cas divins sont de beaucoup de formes:
Mais ceste espece de louanges dissimulees, aiant besoing de plus
grande circonspection pour s'en garder, merite d'estre diligemment
averee et esprouvee: et pourtant faudra-il que celuy qui sera
tenté par telle sorte de flaterie, tout expressément
luy mette en avant des advis, où il n'y aura point
d'apparence quand le flateur luy demandera conseil, et des
advertissements tout de mesme: et aussi des corrections sans propos,
quand il luy apportera ses compositions à revoir et corriger:
car quand il verra que le flateur ne luy contredira en rien, ains
luy consentira en tout et par tout, et recevra tout: et qui plus est
encor, qu'à chasque point il s'escriera, hó voyla bien
dict! il n'est <p 45v>possible de mieux: il est tout
manifeste qu'il fait comme dit le commun proverbe,
Le mot du guet il nous va demandant,
Mais autre chose il cerche ce pendant.
c'est qu'en nous louant, il nous veut enfler de vaine outrecuidance.
D'avantage ainsi comme aucuns ont definy la peinture, estre une
poësie muette, aussi y a-il des louanges que donne une flaterie
muette: car ne plus ne moins que les chasseurs deçoivent
mieux les bestes qu'ils chassent, quand il ne semble pas qu'ils
chassent, mais bien qu'ils passent leur chemin, ou qu'ils gardent
leurs troupeaux, ou qu'ils labourent la terre: aussi est-ce lors que
les flateurs touchent mieux au vif en louant, quand il ne semble pas
qu'ils louënt, ains qu'ils facent autre chose: car celuy qui
cede une chaire, ou un lieu à table, à un survenant,
ou qui aiant accoustumé de haranguer devant le peuple, ou
devant le Senat, s'il sent que l'un des riches veuille parler,
entrerompt son parler pour se taire, et quitter la place et le rang
de parler: celuy-là, dis-je, en se taisant, declare plus que
s'il crioit à haute voix, qu'il repute l'autre plus suffisant
et plus prudent que luy. De là est que lon voit ceste maniere
de gens, qui font profession de flaterie, se saisir ordinairement
des premiers sieges, tant és sermons, harangues publiques que
lon va ouir, comme és theatres, non qu'ils s'en reputent
dignes, mais à fin qu'en les cedant aux plus riches, ils les
flatent d'autant: et és assemblees et compagnies ils seront
les premiers à entamer les propos, mais c'est pour puis apres
les quitter aux plus puissans, voire pour passer facilement à
une opinion toute contraire à la leur premiere, si le
contredisant sera homme puissant, ou riche ou personne
d'authorité: c'est pourquoy il se faut de tant plus esvertuer
pour les convaincre, et averer qu'ils ne font point ces cessions et
ces reculemens là pour reverence qu'ils portent ou à
la suffisance plus grande, ou à la vertu, ou à l'aage,
mais seulement aux biens, aux richesses, et au credit. Megabyzus un
des plus grands seigneurs de la court du Roy de Perse vint un jour
visiter Apelles jusques en sa boutique, et s'estant assis aupres de
luy à le regarder besongner, commcea à vouloir
discourir de la ligne et des umbres. Apelles ne se peut tenir de luy
dire: «Voys-tu, ces jeunes garçons qui broyent l'ochre,
pendant que tu ne disois mot te regardoient fort attentifvement, et
s'esbahissoient de voir tes beaux habits de pourpre, et tes chaines
et joyaux d'or: mais depuis que tu as commancé à
parler, ils se sont pris à rire, en se mocquant de toy,
d'autant que tu te mets à discourir des choses que tu n'as
pas apprises.» Et Solon estant interrogué par le Roy de
Lydie Croesus, quels hommes il avoit veus qu'il reputast les plus
heureux de ce monde, luy nomma Tellus, un simple citoyen d'Athenes,
et un Cleobis, et Biton, qu'il dit avoir cogneus pour les mieux
fortunez: mais les flateurs ne disent pas seulement, que les Roys,
les riches hommes, et les personnes de grande authorité
soient bien fortunez et heureux, mais aussi les declarent les
premiers hommes du monde en prudence, en science, et en vertu. Et
puis il y en a qui ne peuvent pas seulement endurer les
Stoïques, qui appellent le sage tel qu'ils le depeignent riche,
beau, noble et roy tout ensemble: là où les flateurs
vous rendent le riche qu'ils flattent, orateur, poëte, voire et
s'il veut encore, peintre et bon joueur de fleutes, leger du pied,
et roide de corps, se laissans tomber dessoubs luy en luictant, et
demourans derriere en courant: ainsi comme Crisson Himerien demoura
derriere en courant à l'encontre d'Alexandre, dequoy
Alexandre fut fort courroucé quand il le sçeut.
Carneades souloit dire, que les enfans des Roys et des riches
n'apprenoient rien adroit, qu'à picquer et manier les
chevaux, et rien autre chose, pource que le maistre les flate aux
escholes en les louant: à l'exercice de la luicte celuy qui
luicte avec eux se laisse volontairement tomber dessous eux: mais le
cheval ne cognoissant pas qui est fils d'un homme privé, ou
d'un prince, qui est pauvre ou riche, jette par terre ceux qui ne se
sçavent pas bien tenir. Parquoy le dire de Bion est sot
<p 46r>et lourd, car il disoit ainsi: Si à force de
louër je pouvois rendre une terre bonne, grasse et fertile, je
ne ferois point de faute en la louant, plus tost que de me
travailler le coeur et le corps à la labourer et cultiver.
Celuy doncques ne peche point aussi qui louë un homme, si en le
louant il le rend utile et fertile à celuy qui le louë:
car on luy peut renverser sa raison, en luy alleguant, que la terre
ne devient pas pire pour estre louee, là où ceux qui
louënt faulsement, et outre le merite et le devoir, un homme,
l'emplissent de vent, et sont cause de sa ruine. Mais à tant
avons nous assez discouru sur cest article des louanges: il suit
apres de traicter touchant la franchise de librement parler. Or
estoit-il bien raisonnable, que comme Patroclus se vestant des armes
d'Achilles, et menant ses chevaux à la guerre, n'osa toucher
à sa javeline, ains la laissa seule, aussi que le flateur se
masquant et desguisant des marques et enseignes d'un amy, laissast
la seule franchise de parler librement, sans y toucher ne la
contrefaire, comme estant le baston propre, pesant, grand et fort,
qu'il appartient de porter à l'amitié seule, et non
à autre: mais pour autant qu'ils se donnent bien garde
d'estre descouverts en riant, ny en beauvant, ny en gaudissant ou
jouant, ils elevent ja leur piperie jusques à une monstre de
sourcil severe, et flattent avec un visage renfrongné,
meslans parmy leur flaterie ne sçay quoy de reprehension et
de correction, ne laissons point passer cela sans le toucher et
examiner. Quant à moy, j'estime que comme en la com@edie de
Menander, Hercules contrefait vient en avant avec une massue sur
l'espaule qui n'est ny pesante, ny massive, ne forte, ains une
vaine, feinte, legere, où il n'y a rien dedans: aussi que la
liberté de parler dont usera le flateur, se trouvera molle et
legere, et qui n'aura point de coup à ceux qui
l'esprouveront, ains qu'elle fera ne plus ne moins que les
aureillers des femmes, qui au lieu qu'ils semblent repoulser et
resister aux testes que lon couche dessus, plient plus tost dessoubs
et leur cedent: aussi ceste faulse liberté de parler, pleine
de vent, s'eléve et s'enfle bien d'une enfleure vaine et
tromperesse, à fin que se resserrant et s'abbaissant elle
reçoive et attire avec soy celuy qui se laisse aller dessus:
car la vray et amie liberté de parler s'attache à ceux
qui faillent et qui pechent, apportant une douleur bienfaisante et
salutaire, ne plus ne moins que le miel qui mord les parties
ulcerees, mais il les nettoye, estant au demourant profitable et
doulce, de laquelle nous parlerons à part en son lieu. Mais
le flateur monstre premierement d'estre aspre, violent, et
inexorable envers les autres: car à ses serviteurs il est
fascheux à servir, aigre à reprendre les fautes de ses
domestiques et parents: il n'estime ny ne prise personne hors luy,
ains mesprise tout le monde, ne pardonne à homme qui vive,
accuse un chascun, s'estudiant à acquerir la reputation
d'homme haïssant le vice, en provoquant les autres à
courroux, comme celuy qui pour rien ne laisseroit volontairement
à leur dire leur verité, et qui ne feroit ny ne diroit
jamais rien pour complaire à autruy: Et puis il fera semblant
de ne voir ny ne cognoistre pas un des vrais et gros pechez, mais
s'il y a d'adventure quelque legere et exterieure faulte, il fera
merveille de crier hault à bon escient, et de la reprendre
avec une voix forte et une vehemence de parole: comme, pour exemple,
s'il apperçoit quelque chose qui traine parmy la maison, si
lon est mal logé, si lon a la barbe mal faitte, ou un
vestement qui seie mal, ou un chien et un cheval qui ne soient pas
traittez comme il appartient. Mais au demourant une oubliance de ses
pere et mere, faulte de soing de ses propres enfans, ne faire cas ne
compte de sa femme, mespris de ses parents, ruine et perte de biens,
toutes ces choses-là ne luy touchent en rien, ains est muet
et couard en tout cela: ne plus ne moins que un maistre du jeu de la
luicte, qui laisse enyvrer et paillarder son escholier et champion
de luicte, et puis le tanse s'il treuve faulte à la burette
à l'huile, et à l'estrille: ou comme un grammairien
qui reprend son escholier s'il fault à avoir son escritoire
et sa plume, et puis ne fait pas semblant de l'ouir quand il commet
une incongruité en parlant, ou qu'il use de quelque mot
barbare: car le flateur <p 46v>est tel, que d'un mauvais
orateur et digne d'estre mocqué, il ne dira rien quant
à sa harangue, mais bien le reprendra-il de sa voix, et
l'accusera griefvement de ce qu'il se gastera le gosier et la voix
par boire trop froid: et si on luy baille à lire un Epigramme
qui ne vaille rien, il s'attachera à blasmer le papier qui
sera trop gros, ou bien l'escrivain qui aura esté trop
negligent ou ignorant. En ceste sorte les flatteurs qui estoient
alentour du Roy Ptolomeus, lequel sembloit aimer les lettres, et
estre desireux de sçavoir, estendoient ordinairement leurs
disputes jusques à la minuit, à debattre de la
proprieté d'un mot, ou d'un verset, ou touchant une histoire:
et ce pendant il n'y en avoit pas un de tant qu'ils estoient, qui
luy remonstrast rien touchant la cruauté dont il usoit, ny de
l'insolence en laquelle il se debordoit, ny quand il jouoit du
tabourin, ou qu'il faisoit d'autres indignitez soubs couleur de
religion. C'est tout ne plus ne moins, que si à un qui auroit
quelque gross apostume, ou quelque ulcere fistuleux, on venoit avec
la lancette à luy raire les cheveux, ou à luy rongner
les ongles: car ainsi les flateurs appliquent leur liberté de
parler aux parties qui ne sont point dolentes, et qui ne font point
de mal. Il y en a d'autres qui sont encore plus cauts et plus rusez
que toux ceux-là, car ils usent de ceste liberté de
parler, et de reprendre et blasmer pour complaire: comme Agis natif
de la ville d'Argos, voyant qu'Alexandre donnoit de grands dons
à ne sçay quel plaisant, s'escria d'envie et de
douleur qu'il en avoit, «O le grand abus!» Alexandre
l'aiant ouy se tourna devers luy en courroux, et luy demanda, que
c'estoit qu'il vouloit dire: «Je confesse, dit-il, qu'il me
fait mal, et que j'ay grand despit de voir, que tous vous autres qui
estes nez de la semence de Jupiter, prenez plaisir d'avoir autour de
vous des flateurs et des plaisants pour vous faire rire: car
Hercules avoit ainsi en sa compagnie les Cercopes, et Bacchus les
Silenes: et autour de vous aussi, tout de mesmes, ces bouffons icy
sont en credit.» Et un jour comme l'Empereur Tiberius C@esar
fust entré au Senat, il y eut un des Senateurs flateur, qui
se dressa en pieds, et dit tout haut, «Qu'il falloit puis
qu'ils estoient libres, qu'ils parlassent aussi librement, et qu'ils
ne s'en feignissent point, ny ne teussent ce qu'ils sçavoient
estre utile.» Il feit dresser les oreilles à tout le
monde par ces paroles, et se feit un grand silence: Tiberius mesme
prestoit l'oreille fort attentifvement pour ouir ce qu'il voudroit
dire: et lors il se prit à dire, «Escoute C@esar en quoy
nous nous plaignons tous de toy, et n'y a personne qui te l'ose dire
ouvertement: C'est que tu ne fais compte de toy, ains abandonnes ta
personne, et affliges ton corps de soucis et de travaux que tu prens
pour nous, sans te donner repos ne jour ne nuict.» Et comme il
continuast une longue trainee de tels propos, on dit que l'orateur
Cassius Severus dit, «La liberté de parler dont use cest
homme, le fera mourir.» Telles flateries sont legeres, et ne
nuisent pas beaucoup: mais celles-cy sont dangereuses, et corrompent
les moeurs des mal-advisez, quand les flateurs accusent et blasment
ceux qu'ils flatent des vices et crimes contraires à ceux
dont ils sont entachez, comme Himerius un flateur Athenien tansoit
et injurioit un vieil usurier le plus chiche et le plus avaricieux
de toute la ville, l'appellant prodigue, negligent de son profit, et
qu'il en mourroit de male faim luy et ses enfans: ou, au contraire,
un prodigue despensier qui consumera tout, ils luy reprocheront
qu'il sera un taquin, mechanique, ainsi comme Titus Petronius
faisoit à Neron: ou si ce sont Princes et seigneurs qui
traittent durement et cruellement leurs subjects, ils leur diront,
qu'il fauldra oster ceste trop grande doulceur, et ceste importune
grace, et misericorde inutile. Tout pareil à ceux-là
est celuy qui fait semblant de redouter et se donner de garde d'un
lourdault et gros sot, comme si c'estoit quelque habile homme, caut
et rusé et celuy qui tanse et reprent un envieux et
mesdisant, qui prent ordinairement plaisir à detracter et
mesdire de tout le monde, si d'adventure il luy eschappe quelquefois
de louër aucun excellent personnage: C'est un vice que vous
avec de louër ainsi toute sorte de gens, <p 47r>voire
jusques à ceux qui ne valent à chose qui soit: car
quel homme est cestuy-cy que vous louez si fort? qu'a il jamais ne
fait ne dit qui meritast d'estre si haultement prisé? Mais
c'est principalement aux amours que les flateurs ruent leurs grands
coups, et qu'ils enflamment plus ceux qu'ils flatent: car s'ils
voyent qu'ils aient quelque differént alencontre de leurs
freres, ou qu'ils ne facent compte de leurs parents, ou qu'ils
soient en quelque souspeçon et deffiance de leurs femmes, ils
ne les en reprennent ny ne les en corrigent point, ains au contraire
augmentent leur mescontentement: C'est bien employé, car vous
ne vous sentez pas vous mesmes: vous estes cause de tout cecy, en
monstrant trop de les recercher et caresser, et vous humiliant trop
envers eux. Et si d'adventure il sourd quelque demangeaison d'amour,
ou quelque courroux de jalousie envers quelque concubine ou quelque
amie mariee, alors la flaterie se tirera en avant avec une
liberté et franchise de parler tout ouverte, apportant du feu
en la flamme: accusant et faisant le proces à l'amoureux,
comme ayant fait et dit beaucoup de choses mal seantes à
l'amour, mal gracieuses, et pour faire haïr plustost qu'aimer
une personne,
O homme ingrat de tant de doux baisers!
En ceste sorte les familiers d'Antonius qui brusloit de l'amour de
Cleopatre l'Aegyptienne, luy faisoient à croire, que c'estoit
elle qui estoit amoureuse de luy, et le tansant l'appelloient homme
sans affection et superbe: Ceste Dame, disoient-ils, laissant un si
grand et si opulent Royaume, et tant de belles et plaisantes
maisons, se consume le coeur et le corps à tracasser
çà et là apres ton camp, aiant pour tout
honneur le tiltre de concubine d'Antonius.
Tu as un coeur bien dur et inflexible,
de la laisser ainsi se consumer d'ennuy: et luy estant bien aise
d'estre ainsi convaincu de luy faire tort, et prenant plaisir
à se voir ainsi accuser, plus qu'il n'eust fait à
s'ouïr louër, ne se donna garde que ce qui sembloit
l'admonester de son devoir, le desbauchoit encore plus qu'il ne
l'estoit. Car ceste liberté simulee de parler franchement
ressemble aux morsures des femmes impudiques, qui chatouillent et
provoquent le plaisir par ce qui semble devoir faire douleur. Et
tout ainsi comme le vin pur, qui autrement est un certain remede
contre la poison de la cigúe, si vous le meslez avec le jus
de la cigúe rend la force de la poison irremediable, d'autant
que par le moyen de sa chaleur il la porte promptement au coeur:
aussi les meschants entendans tresbien que la franchise de parler
est un grand secours contre la flaterie, flatent par elle mesme. Et
pourtant semble-il que Bias ne respondit pas du tout bien à
celuy qui luy demandoit, qui estoit la plus mauvaise beste de
toutes: des sauvages, dit-il, c'est le Tyran, et des privees le
flateur: car il pouvoit dire plus veritablemenmt, qu'entre les
flateurs les privez sont ces poursuyvants de repeuës franches,
et ces amis de table et d'estuves: mais celuy qui estend sa
curiosité, sa calomnie, et sa malignité, comme le
poulpe fait ses branches, jusques és chambres secrettes et
cabinets des femmes, celuy-là, dis-je, est sauvage, farouche,
et dangereux à approcher. Or l'un des moyens pour s'en donner
de garde est, d'entendre et se souvenir tousjours, que nostre ame a
deux parties, l'une qui est plus veritable, aimant
l'honnesteté et la raison: l'autre irraisonnable de sa
nature, aimant passion et mensonge. Le vray amy assiste tousjours et
donne confort et conseil à la meilleure partie, comme le bon
medecin qui vise tousjours à augmenter et entretenir la
santé: mais le flateur se sied tousjours aupres de celle qui
est privee de raison et pleine de passion, la gratte et la
chatouille continuellement, en la maniant de sorte qu'il la
destourne du discours de la raison, luy inventant et preparant
tousjours quelques vicieuses et deshonnestes voluptez. Tout ainsi
comme entre les viandes que l'homme mange, il y en a qui ne servent
ny à augmenter le sang ny les esprits, ny à adjouster
force ne vigueur aucune aux nerfs ny aux mouëlles, ains
seulement <p 47v>excitent les parties naturelles, laschent
le ventre, et engendrent une chair mollace et demy pourrie: aussi
qui y prendra de pres garde on ne faudra jamais à veoir, que
tout le parler du flateur n'adjouste rien de bon à l'homme
prudent et sage, qui se gouverne par raison, ains facilite à
un fol quelque volupté d'amour, ou luy enflamme une cholere
follement conceuë, ou irrite une envie, ou l'emplit d'une
odieuse et vaine presumption de soymesme, ou de douleur, en
lamentant avec luy, ou luy rend la malignité qu'il aura en
luy, ou une deffiance, ou une timidité servile, tousjours de
plus en plus aigúë à mal penser, plus tremblante
de peur, et plus souspeçonneuse par quelques faulses
accusations, ou faux indices et conjectures qu'il luy mettra en
avant: car il est tousjours rangé au long de quelque vice et
maladie de l'ame, laquelle il nourrit et engraisse, et comparoist
incontinent qu'il y a quelque partie mal saine de ll'ame, ne plus ne
moins que fait la bosse és parties enflammees et
pourrissantes du corps. Estes vous en courroux contre quelqu'un?
Punissez, dira-il. Convoittez vous? Jouissez. Avez vous peur? fuyons
nous en. Souspeçonnez vous? croyez le fermement. Et si
d'adventure il est mal aisé à descouvrir et surprendre
en ces passions-là, parce qu'elles sont si violentes et si
fortes, que bien souvent elles chassent de nostre entendement tout
usage de raison, il nous donnera aiseement prise en d'autres qui
seront moins vehementes, là où nous le trouverons tout
semblable. Car si l'homme se trouve en quelque doubte d'avoir trop
beu ou trop mangé, et pour ceste occasion qu'il face
difficulté d'entrer en un baing, où bien de banqueter,
le vray amy le retiendra, l'admonestant de se garder, et d'avoir
soing de sa santé: mais le flateur le tirera luy-mesme dedans
le baing, et commandera qu'on apporte sur table quelque nouvelle
viande, non pas offenser son corps par le trop adjeuner. Et s'il
voit son homme mal affectionné à entreprendre quelque
voyage par terre ou par mer, ou à faire chose que ce soit, il
dira que le temps ne presse point, et qu'il n'y est pas propre, et
que lon le pourra bien remettre à un autre temps, ou bien y
envoyer quelque autre. S'il voit qu'il ait promis à quelque
sien familier de luy prester ou donner de l'argent, et puis qu'il
s'en repente, mais neantmoins qu'il ait honte de faillir de promesse
en cest endroict: le flateur s'adjoustant au pire plat de la
balance, la fera pancher du costé de la bourse, et chassera
la vergongne de refuser, luy conseillant d'espargner son argent,
attendu la grande despense qu'il fait, et le nombre de gens ausquels
il a à fournir: de sorte que si nous ne nous mescognoissons
nous mesmes, et que nous ne voulions ignorer que nous soions ou
convoiteux, ou dehontez, ou pusillanimes, jamais le flateur ne nous
pourra decevoir: car ce sera tousjours celuy qui defendra ces
passions là, et qui parlera franchement en faveur d'elles,
quand on les voudra outrepasser. Mais à tant est-ce assez
parlé de ceste matiere. Venons maintenant aux services, et
aux entremises de faire plaisir, car en tels offices le flateur
confond et obscurcit fort la difference qu'il y a entre luy et le
vray amy, se monstrant tousjours en apparence prompt et diligent en
toutes occurrences, sans cercher occasion de restiver ou refuser:
car le naturel du vray amy, ne plus ne moins que la parole de la
verité, comme dit Euripides, est simple, naif, et sans fard
ne feintise quelconque: mais celuy du flateur, estant certainement
mal-sain en soy mesme, a besoing de plusieurs exquises et rusees
medecines pour s'entretenir. Ainsi doncques comme quand on
s'entrerencontre par la ville, le vray any quelque fois sans mot
dire ny saluer, et aussi sans qu'on luy en die, ny qu'on le
resaluë autrement que des yeux, passe oultre, declarant
seulement avec un doux regard et un sous-ris la bienveillance et
l'affection qu'il a imprimee dedans son coeur: et au contraire le
flateur court au devant, et va apres, et estend les bras pour
embrasser de tout loing: et si d'adventure on l'a salüé
devant, pour l'avoir apperceu le premier, il en fait ses excuses
avec tesmoins et avec grands serments. Bien souvent aussi aux
affaires et negoces, les amis omettent plusieurs choses petites et
legeres, <p 48r>sans se monstrer trop exactement serviable,
ny trop curieux, et sans s'ingerer à toute sorte de service:
mais le flateur est en cela assidu, continuel, sans jamais se
lasser, ne jamais donner lieu ne place à autre de faire aucun
service, ains voulant estre commandé, et estant marry si on
ne luy commande, voire s'en desesperant, et appellant les Dieux
à tesmoing, comme si on luy faisoit grand tort. Ces signes
là monstrent à ceux qui ont bon entendement, une
amitié qui n'est point vraye ne pudique, mais plus tost qui
sent son amour de putain, ambrassant plus chaudement et plus
volontiers que lon ne demande: toutefois pour les examinder plus par
le menu, il faut premierement considerer és offres et
promesses la difference qu'il y a entre l'amy et le flateur: car
ceux qui ont escrit paravant nous, disent bien, que ceste sorte de
promesse est promesse d'amy,
Si je le puis, et si faire se peult:
mais que ceste-cy est l'offre d'un flateur,
Demande moy tout ce que tu voudras.
Car les poëtes comiques introduisent de tels prometteurs en
leurs Comedies,
Nicomachus mettez moy alencontre
De ce soudard, qui si brave se monstre,
Et vous verrez si à coup de baston
Je ne le rend soupple comme un poupon,
Et ne luy fais toute la face molle,
Comme une esponge avec sa chaude chole.
D'avantage les amis ne s'ingerent pas de donner confort et aide en
aucun affaire, si premierement ils n'ont esté appellez au
conseil de l'entreprise, et qu'ils ne l'ayent approuvee ou comme
honneste, ou comme utile: mais le flateur encore que devant que
faire l'entreprise on luy demande son advis, et qu'on se remette en
luy de l'approuver, ou reprouver, non seulement il desire ceder et
gratifier, mais il craint que lon ne le souspeçonne de
vouloir reculer ou de fuir à mettre la main à
l'oeuvre, et pour ceste cause s'accommode à ce qu'il voit
où l'autre encline, et qui plus est l'aiguillonne et l'incite
encore à le faire: car il se trouve bien peu, ou point du
tout, de riches hommes ou de roys qui dient ces paroles,
Pleust or à Dieu, qu'un mendiant sa vie,
Et pis encor qu'un pauvre qui mendie,
M'estant amy vinst devers moy sans peur,
Me declarer ce qu'il a sur le coeur.
Mais au contraire ils font comme les composeurs de Trag@edies, qui
veulent avoir une danse de leurs amis pour chanter avec eux, et un
Theatre d'hommes qui leur applaudissent: d'ou vient que
Meropé en une Trag@edie donne ces sages advertissements,
Prens pour amy ceux qui point ne flechissent
En leurs propos, mais ceux qui obeissent
A ton vouloir pour te gratifier,
Fais leur fermer ton huys, sans t'y fier.
Et les Seigneurs font tout au rebours, car ceux qui ne chalent et ne
flechissent à leurs devis, ains y resistent, en leur
remonstrant ce qui est plus utile, ils les haïssent, et ne les
daignent pas regarder: et, au contraire, les meschants hommes, de
lasche coeur et trompeurs, qui sçavent bien leur complaire,
non seulement ils leur ouvrent leurs huys, et les reçoivent
en leurs maisons, mais les admettent jusques à la
communication de leurs plus interieures affections, et leurs plus
secrettes pensees: entre lesquels celuy qui sera un peu plus simple
dira, qu'il ne luy appartient pas, et qu'il ne l'estime pas digne
d'estre appellé en deliberation de si grands affaires, et
qu'il se sentira bien heureux de faire, comme simple ministre et
serviteur, ce qui luy sera enjoint et commandé:
<p 48v>mais celuy qui sera plus fin, et plus
malicieux,s'arrestera bien à la consultation, oyant les
doutes que lon fera, froncera bien ses sourcils, fera signe des yeux
et de la teste, mais il ne dira rien, sinon que si l'autre declare
ce qui luy en semble, il s'escriera incontinent, ô Hercules,
vous me l'avez osté de la bouche, car si vous ne m'eussiez
prevenu, je m'en allois dire le mesme. Et ainsi comme les
Mathematiciens tiennent, que les superfices et les lignes ne se
courbent ny ne s'estendent, et ne se meuvent point d'elles mesmes,
d'autant qu'elles sont intellectuelles et incorporelles, mais
qu'elles se plient, qu'elles s'estendent, et qu'elles se remuent
quand et les corps, dont elles sont les extremitez: aussi vous
trouverez tousjours, que le flateur ne dira jamais, ny n'asseurera,
ny ne sentira, ny ne se courroucera de luy-mesme, ains dira,
asseurera, sentira, et se courroucera tousjours avec un autre: de
sorte qu'en cela sera tres-facile à appercevoir la difference
qu'il y a entre l'amy et le flateur, et encore plus en la maniere de
faire service et bons offices pour l'amy: car le service ou office
qui procedera de l'amy, aura comme un oeuf, le meilleur au fond du
dedans, et rien de monstre ny de parade en front: ains bien souvent
comme le sage medecin guarit son patient sans qu'il en sache rien,
aussi le bon amy porte quelque bonne parole qui luy profite, ou luy
appointe quelque querelle, et fait ses affaires sans qu'il en sache
rien. Tel a esté le philosophe Arcesilaus, tant en autres
offices, qu'en cestuy-cy qu'il feit à l'endroit d'un sien amy
nommé Apelles, natif de l'Isle de Chio: un jour qu'il estoit
malade l'estent allé veoir, et aiant cogneu qu'il estoit
pauvre, il y retourna un peu apres, portant en sa main vingt
drachmes d'argent, qui sont environ trois francs et demy, et se
seant aupres de luy qui estoit en son lict: Il n'y a rien icy, luy
dit il, sinon les elements d'Empedocles,
L'eau, et le feu, la terre, et l'air mobile,
et si tu n'es pas bien couché à ton aise: et quant et
quant en luy remuant son aureiller, secrettement il luy meit ce peu
d'argent dessoubs. La vieille qui le servoit, en refaisant son lict
le trouva, dont elle fut bien esbahie, et le dit sur l'heur à
Apelles: lequel en se soubs-riant luy respondit, C'est un larcin
d'Arcesilaus. Et pource qu'en la philosophie les enfans naissent
semblables à leurs parents, Lacydes un des disciples
d'Arcesilaus, assistoit en jugement avec plusieurs autres à
un sien amy nommé Cephisocrates accusé de crime de
l@ese majesté: en plaidant laquelle cause l'accusateur requit
qu'il eust à exhiber son anneau, lequel il avoit tout
bellement laissé tomber à terre, dequoy Lacydes
s'estant apperçeu, meit aussi tost le pied dessus, et le
cacha, pource que toute la preuve du faict, dont il estoit question,
dependoit de cest anneau: apres la sentence donnee, Cephisocrates
absouls à pur et à plein, alla remercier et caresser
les juges, de la bonne justice qu'ils luy avoient faitte: entre
lesquels il y en eut un qui avoit veu le faict, qui luy dit,
Remerciez en Lacydes, et luy conta comme le cas estoit allé,
sans que Lacydes en eust dit mot à personne. Ainsi estime-je
que les Dieux font beaucoup de biens et de graces aux hommes, sans
que les hommes le cognoissent, aians telle nature, qu'ils prennent
plaisir et s'esjouïssent de gratifier et bien faire. Au
contraire, l'office que fait le flateur n'a rien de juste, rien de
veritable, rien de simple, ne de liberal: ains une sueur au visage,
un courir çà et là, une face chagrine et
pensive, tous signes qui donnent apparence et opinion d'oeuvre
laborieuse, et faitte avec une grand' peine et grand soing: ne plus
ne noins qu'une peinture affettee, qui avec couleurs renforcees,
avec plis rompus, et avec rides et angles cercheroit de se monstrer
bien vivement apparente: de sorte qu'il ennuye et fasche à
force de conter comment il a fait les allees et venuees, les soucis
qu'il en a euz en luy mesmes, les malveuillances qu'il en a encourus
envers les autres, et puis dix mille autres empeschements, dangers
et grands accidents qu'il recite: tellement que lon pourroit dire,
Cecy ne meritoit pas tant de travaux et de peines: car tout plaisir
et tout bienfait que lon reproche, devient odieux, desaggreable, et
du tout insupportable. Et en tous ceux que <p 49r>fait le
flateur, le reproche, et la honte, qui fait rougir, y sont
conjoincts, non seulement apres qu'il les a faicts, mais aussi
à l'instant mesme qu'il les fait: là où le vray
amy, si d'adventure il eschet, qu'il luy faille par force reciter le
faict, il l'exposera nuëment, mais de soymesme il ne dira
jamais un mot: ainsi que firent jadis les Laced@emoniens apres
qu'ils eurent envoyé du bled à ceux de la ville de
Smyrne, qui en leur extréme necessité leur en avoient
demandé: car comme les Smyrneïens magnifiassent et
louassent fort hautement ceste liberalité envers eux, ils
leur respondirent, «Ce n'est pas si grande chose qu'il la
faille tant louër: car nous avons assemblé cela en
faisant commandement, que tous, hommes et bestes, s'absteinssent
pour un jour de disner.» Ceste grace et beneficence ainsi
faitte, non seulement est liberale, mais aussi plus aggreable
à ceux qui la reçoivent, d'autant qu'ils estiment
qu'elle n'a pas porté grand dommage à ceux qui la leur
ont faitte. Or n'est-ce pas à la façon odieuse de
faire service facheusement, ny à la promptitude de les offrir
et promettre facilement, que le flateur donne principalement
à cognoistre sa nature, mais beaucoup plus en ce, que l'amy
fait office en chose honneste, le flateur en chose honteuse: et
à diverse fin, l'un pour profiter, et l'autre pour complaire.
Car l'amy ne requerra jamais, ainsi que disoit Gorgias, que son any
luy face plaisir en choses justes, et luy ce-pendant luy en fera en
choses injustes,
Car à tout bien il doit estre conjoinct
Avecques luy, mais à mal faire point.
Et pourtant le divertira-il plus tost des choses mal-seantes et mal-
honnestes: et si d'adventure l'autre ne le veult croire, la response
que feit Phocion à Antipater sera bien à propos en
cest endroit, «Tu ne sçaurois m'avoir pour amy et pour
flateur ensemble:» c'est à dire, pour amy et pour non
amy. Car il faut bien estre du costé de son amy à
faire, non pas à mesfaire, et à deliberer, non pas
à conjurer: à porter tesmoignage de verité, non
pas à opprimer aucun par faulseté: voire jusques
à luy aider à porter une adversité patiemment,
non pas à rien commettre meschamment: car il ne faut pas
seulement sçavoir aucune chose honteuse et reprochable de son
amy, tant s'en fault qu'il soit loysible de la faire, et de pecher
avec luy. Tout ainsi doncques comme les Laced@emoniens aians
esté desfaicts en bataille par Antipater, et traittans de
paix avec luy, le prioient de leur commander tant qu'il voudroit de
charges dommageables, mais de honteuses nulle: aussi le vray amy est
tel, que si d'adventure il survient à son amy quelque affaire
qui requiere de se mettre en despense, en danger ou en peine pour
luy, il veut estre le premier appellé, et en veut alaigrement
porter sa part, sans alleguer excuse quelconque: mais 'il y a tant
soit peu de honte et de deshonneur, il s'excusera, et priera qu'on
le laisse en paix, et qu'on luy pardonne. Mais le flateur fait tout
au contraire, car és dangereuses et laborieuses entremises de
faire plaisir, il se tire arriere: et si pour le sonder vous le
touchez, il vous sonnera je ne sçay quel son cas et bas de
quelque excuse qu'il forgera: mais au contraire en services et
offices deshonnestes, vils, bas et honteux, «Je suis à
vous, dira-il, faittes de moy ce que vous voudrez: mettez moy sous
voz pieds.» rien ne luy est indigne, ny ignominieux. Voyez le
singe, il n'est pas propre à garder la maison des larrons
comme le chien, ny à porter sur son dos comme le cheval, ny
à labourer la terre comme le boeuf: et pourtant faut-il qu'il
supporte toutes les nazardes, toutes les injures, et tous les jeux
malfaisans du monde, servasnt d'un instrument de mocquerie, et de
faire rire les gens: ainsi est-il du flateur, qui n'est bon ny
à plaider en jugement pour son amy, ny à mettre la
main à la bourse, ny à combattre, comme celuy qui ne
sçait ne travailler, ne faire rien qui soit de bon: mais aux
affaires qui se font soubs l'aisselle, c'est à dire, à
cachette, aux ministeres de sales et secrettes voluptez, il ne
cerchera point d'excuse, il sera fidele courtier et ministre de
quelques folles amourettes, pour <p 49v>tirer quelque garse
de la main d'un maquereau, exquis à merveille pour mettre au
net le compte de la despense d'un festin, diligent, non paresseux,
à faire apprester un banquet, bien advenant à
entretenir des concubines: si on luy commande de parler des grosses
dents à un fascheux beau-pere, ou de chasser la femme
espousee et legitime, il est sans honte et sans mercy, tellement
qu'il n'est pas malaisé à descouvrir en cest endroit:
car commandez luy ce que vous voudrez de vilain et de deshonneste,
il est tout prest de ne s'espargner point, pour complaire à
celuy qui luy commande. Encore y a il un autre grand moyen de le
cognoistre, par la disposition qu'il aura envers les autres amis,
là où lon trouvera qu'il sera bien different du vray
amy, lequel n'a rien plus aggreable que d'aimer avec beaucoup
d'autres, et aussi d'estre aimé de plusieurs, et va tousjours
procurnt cela à son amy, qu'il soit aimé et
honoré de plusieurs autres: car estimant que tous biens sont
communs entre amis, il pense qu'il n'y doit avoir rien plus commun
que les amis: mais le supposé, faulx, et contrefaict, comme
celuy qui cognoist tresbien en soy-mesme, qu'il tient grand tort
à l'amitié, en la contrefaisant ainsi qu'une faulse
monnoye, et est bien de sa nature envieux, et exerce son envie
alencontre de ses semblables, s'efforceant de les surpasser en
gaudisserie, et en babil, mais il redoute et tremble devant celuy
qu'il sçait estre plus homme de bien que luy, ne
comparoissant pas certes aupres de luy plus qu'un homme de pied
aupres d'un chariot de Lydie, comme lon dit en commun proverbe, ou
comme dit Simonides,
Plus que du plomb noir aupres de fin or.
Se sentant donc leger, non naturel, ains falsifié, quand on
le vient à conferer de pres avec une vraye, solide, et grave
amitié, qui endure le marteau, il ne la peut endurer, pource
qu'il sçait bien qu'il sera descouvert pour tel qu'il est: au
moyen dequoy, il fait ne plus ne moins qu'un mauvais peintre, qui
avoit fort mal peint des coqs, car il commandoit à son vallet
de chasser bien loing de sa peinture les coqs naturels: aussi
cestui-cy chasse les vrais amis, et ne les seuffre pas approcher: ou
s'il ne le peult faire en public et ouvertement, il fera semblant de
les caresser, honorer et admirer, comme gens de plus grande valeur
que luy, mais soubs main, et en derriere, il vous jettera et semera
des calomnies: et si ses clandestins et secrets rapports poignans en
derriere n'engendrent pas soudainement un ulcere, il retient en sa
memoire ce que disoit anciennement Medius. Ce Medius estoit comme le
maistre et le chef du troupeau de tous les flateurs qui estoient en
la court d'Alexandre, bandé alencontre de tous les plus gens
de bien de la court: celuy-là donnoit un enseignement que lon
ne feignist point de picquer hardiment, et de mordre avec force
calomnies: car encore, disoit-il, que celuy qui aura esté
mordu guarisse de la playe, la cicatrice pour le moins en demeure.
Par telles cicatrices de faulses accusations, ou pour les mieux
appeller, par telles gangraines et tels chancres Alexandre estant
rongé, feit mourir Callisthenes, Parmenion et Philotas, et
s'abandonna à renverser et donner le croc en jambe, à
leur volonté, à un Agnon, un Bagoas, un Agesias, et un
Demetrius, estant vestu, paré, diapré et adoré
par eux, comme une statue barbaresque: tant a le complaire grande
force et efficace, mais je dis tresgrande, mesmement envers ceux qui
en ce monde sont estimez les tresgrands: car d'autant qu'ils se
persuadent, et qu'ils desirent les meilleures choses du monde estre
en eux, cela donne foy et hardiesse tout ensemble au flateur: au
contraire des places qui sont situees en haults lieux, lesquelles en
sont inaccessibles et impossibles à approcher à ceux
qui les cuident surprendre d'emblee: là où un coeur
elevé pour la haultesse de sa fortune, ou pour l'excellence
de sa nature, en une ame où il n'y a point de sain jugement
de raison, est facile à prendre, voire à fouler aux
pieds, aux plus basses et plus viles personnes. C'est pourquoy
dés l'entree de ce discours nous avons admonesté,
<p 50r>et encores admonestons en cest endroit les lisans, de
chasser arriere d'eulx l'amour et l'opinion de soymesme, car ceste
presumption-là nous flatant premierement nous mesmes au
dedans, nous rend plus tendres et plus faciles aux flateurs de
dehors, comme y estans ja tous disposez: là où si
obeïssans au dieu Apollo, et recognoissans combien en toutes
choses fait à estimer son oracle, qui nous commande de nous
cognoistre nous mesmes, nous allions recercher nostre nature, nostre
institution, et nostre nourriture, quand nous y trouverions infinies
defectuositez de ce qui y deust estre, et tant de choses malement,
ou temerairement meslees, qui ne deussent pas estre en nos actions,
en nos propos, et en nos passions, nous ne nous abandonnerions pas
ainsi facilement aux flateurs à nous fouler aux pieds, et
faire ainsi, par maniere de dire, littiere de nous à leur
plaisir. Le Roy Alexandre souloit dire, que deux choses
principalement le destournoient d'adjouster foy à ceux qui le
salüoient et l'appelloient Dieu: l'une estoit le dormir, et
l'autre le jouïr d'une femme: comme se sentant plus imparfaict,
et plus defectueux en ces deux poincts là, qu'en nuls autres.
Mais si nous considerions, chascun en son privé, plusieurs
choses laides, fascheuses, imparfaittes et mauvaises que nous avons,
nous trouverions que nous aurions besoing, non d'un amy qui nous
louast, et qui dist bien de nous: mais plus tost qui parlast
à nous librement, qui nous reprist et blasmast des fautes que
nous commettons en nostre particulier. Car il y en a bien peu entre
plusieurs, qui osent librement et franchement parler à leurs
amis, et entre ces peu là encore y en a-il moins qui le
sçachent bien faire: car ils pensent que dire injure et
blasmer soit librement parler, et neantmoins ceste liberté de
parler, comme toute autre medecine qui n'est pas donnee à
propos, en temps et en lieu, a cela qu'elle offense, fasche, et
trouble sans aucun profit, et qu'elle produit aucunement le mesme
effect avec douleur que le flater fait avec plaisir: car les hommes
reçoivent dommage, non seulement pour estre louez, mais aussi
pour estre blasmez importunément, et hors de temps et de
saison, et est cela qui les rend plus faciles à prendre, et
leur fait plus monstrer le costé aux flateurs, se laissans
facilement aller et couler, ne plus ne moins que l'eau qui court
tousjours d'un hault en un fond et contre bas. Parquoy il fault que
ceste liberté de reprendre soit temperee d'une affection
amiable et accompagnee d'un jugement de raison, comme d'une lumiere
retrenchant ce qu'il y pourroit avoir de trop vehement et de trop
crud, de peur que se voyans ainsi repris de toutes choses, et
blasmez à tout propos, ils ne s'en faschent et ne se
despitent, de sorte qu'ils se jettent à l'ombre et à
l'abry de quelque flateur, et se tournent devers ce qui ne les
faschera point. Car il fault fuir, Amy Philopappus, tout vice par le
moyen de la vertu, et non pas par le vice contraire, comme aucuns
font, qui pour fuir la honte sotte tombent en impudence, et pour
eviter incivilité tombent en plaisanterie, et cuidans
esloigner leurs noeurs bien loing de lascheté et de
couardise, ils s'approchent d'audace et de braverie: et y en a qui
pour se justifier de n'estre point superstitieux deviennent
atheïstes, et pour ne sembler et estre tenus pour lourdauts, se
rendent fins et malicieux, faisant des moeurs comme d'un bois
courbé d'un costé, à faute de le sçavoir
bien redresser, ils le courbent de l'autre. Or est-ce une bien laide
façon de monstrer que lon ne soit point flateur, que de se
rendre fascheux sans profit, et une conversation bien rustique et
ignorante de se faire aimer, que de se rendre mal-plaisant et
ennuyeux, à fin de ne sembler point servir ne valeter en
amitié, ne plus ne moins que le serf affranchy en une
Com@edie, qui pense que la licence d'accuser autruy, soit
jouïssance de la liberté de parler de pair à
pair. Puis que donc c'est chose laide que de tomber en flaterie, en
cerchant de complaire, et aussi que de corrompre par immoderee
liberté de parler toute la grace de l'amitié, et le
profit de remedier aux maux en cuidant eviter flaterie, et que lon
ne doit faire ne l'un ne l'autre, ains que comme <p 50v>en
toute autre chose, il faut que la liberté de parler prenne sa
perfection et bonté de la mediocrité, en n'en usant ne
trop ne peu: il semble que le fil mesme et la deduction de ce propos
requiert, que le subject du reste de ce traicté soit
discourir de ce poinct là. Voyans doncques, que ceste
liberté de franchement parler et reprendre a plusieurs vices
qui luy nuisent, essayons de les luy oster l'un apres l'autre: et
premierement delivrons la de l'amour de soy-mesme, nous donnans fort
bien de garde qu'il ne semble que ce soit pour nostre interest,
comme pour aucun tort que nous aions receu, ou pour quelque despit
que lon nous ait fait, que nous tansions et reprochions: car ils
n'estiment point que ce soit pour bien veuillance que nous leur
portions, mais pour un maltalent que nous aions dedans le coeur,
quand ils voyent que nous avons interest à ce que nous
disons: ny ne reputent pas que ce soit un admonestment, ains une
plainte: car la liberté de reprendre, soigneuse du bien de
son amy, est venerable, là où la plainte sent son
homme qui s'aime soy-mesme, et qui est de coeur bas. De là
est que lon revere, honore et admire ceux qui parlent librement, et
au contraire on accuse reciproquement et mesprise-lon ceux qui se
plaignent: ainsi comme nous voions en Homere que le Roy Agamemnon ne
peut supporter Achilles, qui avoit assez modereement usé de
ceste franchise de parler endroit luy, là où il donne
gaigné, et supporte doulcement Ulysses qui le poingt fort
aigrement, et luy dit,
Que pleust à Dieu (malheureux) que d'une autre
Tu fusses chef, non de l'armee nostre.
se rendant à la parole aigre d'un homme sage, de bon conseil,
et soigneux du bien public: car Ulysses n'avoit aucune occasion
particuliere de courroux contre luy, et parloit franchement pour
l'interest public de toute la Grece, là où Achilles se
courrouceoit et tourmentoit principalement pour son interest
privé. Et luy-mesme, encore qu'il ne fust pas gueres
Doulx en son ire, et de leger courroux,
ains tel qu'il eust bien accusé celuy qui n'eust point
esté coulpable, endura neantmoins patiemment et sans mot
dire, que Patroclus luy dist plusieurs paroles de telle sorte,
Coeur sans mercy, Thetis n'est point ta mere,
Ny Peleus ne fut oncques ton pere:
Celle qui t'a enfanté c'est la Mer,
Et les Rochers qui la font escumer,
Puis que tu es à pitié inflexible.
Car ainsi comme Hyperides l'orateur disoit aux Atheniens, qui se
plaignoient de luy qu'il estoit trop aspre et trop rude, qu'ils
considerassent non seulement s'il estoit aspre, mais s'il l'estoit
sans rien prendre: aussi la reprehension d'un amy estant pure et
nette de toute passion particuliere, se fait reverer, et rougir de
honte, de sorte que lon n'oseroit lever les yeux alencontre:
tellement que s'il appert, que celuy qui tanse librement rejette
loing les fautes que son amy aura commises alencontre de luy, et
n'en face mention quelconque, mais qu'il arguë et reprenne
d'autres erreurs et fautes qu'il aura commises contre d'autres, sans
se feindre ny l'espargner, la vehemence de ceste franchise de parler
est invincible, d'autant que la douceur et bienveuillance du
reprenant fortifient l'aigreur et l'austerité de la
reprehension. Et pourtant, a il esté bien dit anciennement,
que quand on est en courroux ou en different avec ses amis, c'est
lors que plus on doit estudier à faire quelque chose qui leur
soit ou profitable ou honorable: et ne sent pas moins que cela son
affection amiable, quand on se voit soymesme contemné et
mesprisé, parler franchement pour d'autres qui seront
mesprisez aussi, et les ramentevoir. Comme feit Platon envers
Dionysius du temps qu'il le mesprisoit, et qu'il avoit quelque
mescontentement de luy. Il luy feit demander audience pour pouvoir
à part parler à luy. Dionysius luy donna assignation,
<p 51r>pensant qu'il luy deust faire quelque plainte pour
luy-mesme, et luy en deduire les occasions: mais Platon luy parla en
ceste maniere, «Si tu estois bien adverty, seigneur Dionysius,
qu'il y eust quelqu'un de tes malveuillans, qui fust de propos
deliberé venu en la Sicile pour te faire desplaisir, et qu'il
ne differast à executer sa mauvaise volonté, que
pource qu'il n'en auroit point de moyen, le laisserois-tu partir de
la Sicile? et souffrirois-tu qu'il s'en allast sans peine
quelconque?» «Je m'en garderois bien, Platon, respondit
Dionysius: car il ne faut pas seulement chastier les faicts de ses
ennemis, mais aussi haïr et punir leur mauvaise
intention.» «Si doncques, à l'opposite (ce dit
Platon) quelque autre estant expressément venu pour
amitié qu'il te porte, pour l'envie qu'il a de te faire
quelque plaisir, et que tu ne luy en donnes point le temps ny
l'opportunité, est-il raisonnable de ne luy en sçavoir
point de gré, et n'en faire compte, ains le mespriser?»
Dionysius adonc luy demanda qui estoit celuy-là: «c'est,
luy respondit-il, Aeschines, homme aussi bien conditionné et
aussi honneste, qu'il y en eust point en toute l'eschole et
compagnie de Socrates, et qui pourroit aussi bien par son eloquence
reformer les moeurs de ceux avec lesquels il hanteroit: et aiant
fait un si long voiage par mer pour cuider conferer et communiquer
avec toy, est là demouré sans que personne en face
compte.» Ces paroles toucherent si vifvement Dionysius, qu'il
remercia sur l'heure et embrassa Platon, louant grandement sa
debonnaireté et magnanimité: et depuis traicta
honorablement et magnifiquement Aeschines. Secondement il faut
repurger et nettoier la franchise de parler de toute parole
injurieuse, de toute risee, de toute mocquerie, et de tout
plaisanterie, car ce sont de mauvaises saulses pour l'en cuider
assaisonner: pour ce que tout ainsi comme quand le Chirurgien incise
la chair d'un homme, il faut qu'il y use d'une grande
dexterité, netteté, et propreté en son faict,
mais non pas que la main luy danse, ne qu'il affecte aucun geste
superflu pour monstrer l'habilité de sa main: aussi la
franchise de parler librement à son amy reçoit bien
quelque rencontre bien à propos, prouveu que la grace n'en
gaste point la gravité, mais pour peu qu'il y ait de
braverie, d'insolence, d'aigreur picquante ou d'injure, elle perd
toute son authorité. Et pourtant un musicien jadis fort
gentilment et de bonne grace ferma la bouche au Roy Philippus, qui
disputoit et contestoit alencontre de luy de la maniere de toucher
des chordes d'un instrument de musique, en luy disant, «Dieu te
gard, Sire, d'un si grand mal, que d'entendre cela mieux que
moy.» Et, au contraire, Epicharmus ne parla pas sagement, car
comme le Roy Hieron, aiant peu de temps au paravant fait mourir
aucuns de ses familiers, l'eust envoyé convier quelques jours
apres à souper avec luy: Mais nagueres, dit-il, quand tu
sacrifias, tu n'y appellas pas tes amis. Aussi mal feit Antiphon
chez le tyran Dionysius, car s'estant esmeu propos entre eux, quel
estoit le meilleur cuyvre, il respondit promptement, celuy duquel
les Atheniens fondirent les statues à Armodius et
Aristogiton. Ceux qui avoient conspiré contre le tyran
Pisistratus, et ses enfans. Car ny l'aigreur et aspreté
de telles paroles picquantes ne profite, ny la joyeuseté et
plaisanterie ne delecte, ains est une espece d'incontinence de
langue meslee avec une malignité, une volonté de faire
injure, portant declaration d'inimitié, de laquelle ceux qui
usent ne servent à rien, et se prdent eux-mesmes, dansant,
comme lon dit en commun proverbe, la danse d'alentour du puis. Car
Dionysius en feit mourir Antiphon, et Timagenes en fut privé
de la familiarité d'Auguste C@esar, non qu'il eust jamais
parlé trop franchement, pour ce qu'en toutes tables, en tous
promenemens, où l'Empereur l'appelloit, sans propos il
alleguoit tousjours ces vers,
Il ne venoit seulement que pour dire
Ce qui sembloit les Grejois faire rire.
tournant la cause de la faveur qu'on luy faisoit en arguce d'un
traict de mocquerie: car mesme les Poëtes Comiques anciennement
en leurs Comedies mettoient bien quelques remonstrances serieuses
appartenantes au gouvernement de la chose <p 51v>publique,
mais pour autant qu'il y avoit de la risee et de la gaudisserie
parmy, comme une saulse de mauvais goust parmy de bonnes viandes,
tout cela rendoit inutile et vaine leur franchise de parler, et n'en
demouroit sinon la reputation de malignité et de dangereuse
et mauvaise langue à ceux qui les disoient, et nul profit
à ceux qui les escoutoient. Ce sera doncques ailleurs qu'il
faudra user de risee et de jeu envers ses amis: mais la franchise de
parler en faisant remonstrance, soit toute serieuse, et monstrant
toute bonne intention, et toute doulce nature: mais si c'est
touchant affaires de grand pois, la parole soit telle, et en
affection, et en geste, et en vehemence de la voix, qu'elle se face
croire, et qu'elle emeuve celuy à qui elle sera adressee. Au
demourant le poinct de l'occasion en toutes choses estant
oublié et omis, apporte grande nuisance, mais sur tout oste-
il toute l'utilité et l'efficace de la remonstrance. Or est-
il tout manifeste, qu'il se faut bien garder d'en user à
table où lon est ensemble pour faire bonne chere, car il
ameine en temps serein des nuees celuy qui entre les joyeux et
plaisans devis de table met en avant des propos qui font froncer les
sourcils, et rider le visage, comme se voulant opposer au Dieu qui
est à bon droict appellé Ly@eus, pour autant qu'il
deslie les fascheux liens des soucis et ennuis, comme dit Pindare:
et puis ceste importunité porte quand et soy un grand peril,
pour ce que nos ames eschauffees de vin sont fort faciles à
s'allumer de cholere, et advient souvent que quand apres boire on se
cuide mesler de faire remonstrance, on engendre des inimitiez
tresgrandes. Bref ce n'est point fait en homme genereux et de
courage asseuré, ains craintif et paoureux, de n'oser hors de
table franchement parler, et apres boire s'entremettre de librement
remonstrer, comme les chiens couards, qui ne grongnent jamais sinon
tandis que lon est à table: pourtant n'est-il ja besoing
d'allonger ce propos d'avantage. Mais pour autant que plusieurs ne
veulent ny n'osent redresser leurs amis quand ils faillent, pendant
qu'ils sont en prosperité, et estiment que la remonstrance ne
doit approcher ny ne peut attaindre à la felicité: et
puis quand ils ont bronché, ou qu'ils sont tombez, alors ils
leur courent sus, et les foulent aux pieds, par maniere de dire, les
tenant soubs leurs main prosternez en terre, en laissant aller tout
à un coup leur liberté de tanser, comme un eau retenue
par force contre nature: et sont bien aises de jouir de ceste
occasion de changement de fortune, pour l'arrogance de leurs amis,
qui par avant les mesprisoient, et pour leur imbecillité
aussi. Il ne sera pas impertinent d'en discourir un petit, et
respondre à Euripides qui dit,
Quand lon est bien, qu'a lon besoing d'amis?
Car c'est principalement à ceux qui ont fortune à leur
commandement, que les amis parlans librement sont necessaires, pour
leur rabattre un peu la hautaineté de coeur que la
prosperité leur apporte, pour ce qu'il y en a bien peu qui en
felicité retiennent le bon sens, et la plus part ont besoing
de sagesse empruntee, et de raison venant d'ailleurs pour les
abbaisser et affermir quand ils sont enflez ou esbranlez par les
faveurs de la fortune: car quand la fortune vient à oster la
grandeur et l'authorité, alors les affaires mesmes apportent
quand et eux un chastiement accompagné de repentance: et
pourtant n'est-il lors point besoing d'amy qui remonstre librement,
ny de paroles graves et poignantes, ains en telles mutations
certainement
L'homme affligé grandement se soulage,
Quand il peut voir son amy au visage,
qui le console, et qui le reconforte, comme Xenophon escrit
qu'és batailles, au plus fort des dangers, quand on voyoit la
face riante et guaye de Clearchus, cela donnoit plus grand courage
à ceux qui combattoient: là où celuy qui fait
à un homme affligé de la fortune une remonstrance
aspre et mordante, c'est ne plus ne moins que qui appliqueroit
à un oeil travaillé et enflammé de fluxion une
drogue propre à esclaircir la veuë, car il ne le
guariroit point, ny ne luy diminueroit aucunement sa douleur,
<p 52r>mais il adjousteroit courroux à son mal, et
luy rengregeroit son tourment. Quand l'homme est sain, ordinairement
il n'est pas si hargneux, ny tant impatient qu'il ne veuille
aucunement prester l'oreille à un sien amy, qui le reprendra
de ce qu'il sera trop subject aux femmes, ou au vin, ou qui le
blasmera de paresse, et de ce qu'il ne fera pas assez d'exercice, ou
qu'il ira trop souvent aux estuves, ou qu'il mangera trop, et
à heures indeuës: là où lors que lon est
malade, c'est chose insupportable, et qui engrege le mal, que
d'ouïr, Ceste maladie vous est venuë de trop boire, ou de
paresse, ou de trop manger, ou de trop hanter les femmes. O la
grande importunité! he deà mon amy, je fais mon
testament, et les medecins me preparent une medecine de Castorium,
ou de Scammonee, qui sont celles que lon donne à
l'extremité, quand il n'y a plus d'autre esperance, et tu me
viens icy amener des raisons de philosophie, et me faire des
remonstrances! ainsi est-il des affaires de ceux à qui la
fortune court sus, car ils ne reçoivent point d'aspres
remonstrances, ny de graves sentences, ains ont besoing d'aide et de
secours: comme les nourrices, quand leurs petits enfans sont tombez,
ne courent pas les battre et injurier, ains vont premierement les
relever, et les laver, nettoyer et raccoustrer, et puis apres elles
les tansent, et les chastient. Auquel propos on recite que Demetrius
le Phalerien estant banny de son païs, et s'estant
retiré en la ville de Thebes, ne veit pas volontiers de prime
face le philosophe Crates, qui l'alla visiter, d'autant qu'il
s'attendoit qu'il luy deust dire quelques paroles aspres,
fascheuses, et picquantes, en usant de la liberté de parler
que usurpoient alors les Philosophes Cyniques: mais quand il l'eut
ouy parler modestement, et discourir doulcement de l'exil, qu'il
n'apportoit rien de miserable, ne pourquoy on se deust griefvement
tourmenter, et que plus tost au contraire, il l'avoit delivré
de la charge et du maniement d'affaires fort muables et fort
dangereux, et quant-et-quant l'admonester de remettre tout son
reconfort en soy mesme, et en sa bonne conscience, il en fut tout
resjouy, et reprenant courage, il dit en se tournant devers ses
amis, Maudits soient les affaires et les fascheuses occupations qui
m'ont engardé de cognoistre et prattiquer un tel homme.
Le doulx parler d'un amy consolant
A l'homme plaist qui a le coeur dolent:
Mais remonstrer à une teste folle,
C'est perdre temps, sa peine, et sa parole.
telle est la façon des amis genereux: mais les autres de
coeur bas flatent leurs amis, pendant qu'ils ont la fortune propice,
et comme dit Demosthenes, que toutes les vieilles rompures et
denoueures s'esmeuvent en nostre corps soudain qu'il luy advient
quelque nouveau mal, aussi eux s'attachent aux changemens de la
fortune, comme s'ils en estoient bien aises, et qu'ils en eussent
plaisir: car, encore que l'affligé eust aucunement besoing
qu'on luy ramenast en memoire sa faulte, pour laquelle il seroit
tombé en cest inconvenient par avoir suivy mauvais conseil,
il suffiroit de luy dire,
Ce n'a jamais esté de mon advis,
Je vous ay fait, contre, plusieurs devis.
En quelles occurrences doncques est-ce, que le vray amy doit estre
vehement? et en quel temps doit-il renforcer la voix de sa
remonstrance? C'est quand l'occasion se presente, de retenir une
volupté qui se desborde, de reprimer une cholere qui sort
hors des gonds, et de refrener une insolence qui se laisse trop
aller, ou d'empescher une avarice, ou d'arrester quelque fol
mouvement. Ainsi parla librement Solon à Croesus le voyant
enflé et enorgueilly pour l'opinion d'une felicité
incertaine qu'il avoit, l'advertissant, qu'il falloit attendre
quelle en seroit la fin: ainsi Socrates rongna les ailes à
Alcibiades, et luy feit venir les larmes vrayes aux yeux, en le
reprenant, et luy mettant sans dessus dessoubs l'entendement: telles
estoient les remonstrances de Cyrus à Cyaxares, et celles de
Platon à Dion, lors qu'il estoit en la plus grande
<p 52v>fleur de ses prosperitez, et que les yeux de tous les
humains estoient tournez sur luy, pour la grandeur et l'heureux
succes de ses affaires, en l'admonestant de se donner garde de
l'arrogance, comme de celle qui demouroit avec solitude, c'est
à dire, qui en fin estoit abandonnee de tout le monde: aussi
luy escrivit Speusippus, qu'il ne presumast point de soy, pourtant
si jusques aux femmes et aux enfans on ne parloit que de luy: mais
qu'il regardast de si bien orner la Sicile de religion et de
pieté envers les Dieux, de justice et de bonnes loix envers
les hommes, que l'eschole de l'Academie en demourast à jamais
honoree. A l'opposite, Euctus et Eulaeus deux familiers amis du Roy
Perseus, luy aians tousjours compleu en toutes choses, tandis que la
bonne fortune luy avoit duré, et aians tousjours applaudy et
consenty à toutes ses volontez, comme ses autres courtisans,
apres qu'il eut perdu la battaille pres la ville de Pidne contre les
Romains, ils se jetterent sur luy à grosses paroles, à
le reprendre amerement, en luy reprochant les fautes qu'il avoit
faictes, et les hommes qu'il avoit mal traittez, ou mesprisez,
jusques à ce qu'ils l'irriterent si fort, que
transporté de douleur et de courroux, il les tua tous deux
sur le champ à coups de poignard. Voyla le poinct de
l'occasion, à le definir universellement: mais au demourant,
il ne faut pas rejetter celles qu'eux mesmes nous presentent, si
nous avons soing de leur bien, ains s'en servir et les embrasser
promptement: car bien souvent une interrogation, ou une narration,
ou un blasme de semblables choses en autres personnes, ou une
louange, nous ouvrent la porte pour entrer en libre remonstrance:
comme lon dit que Demaratus le Corinthien feit un jour, venant de
Corinthe en Macedoine, du temps que Philippus estoit en querelle
à l'encontre de sa femme et de son fils: Car l'aiant le Roy
salué et embrassé, il luy demanda incontinent si les
Grecs estoient bien d'accord les uns avec les autres. Demaratus, qui
estoit son amy, et bien privé de luy, luy respondit,
«Vrayment il te sied bien, Sire, de t'enquerir de la concorde
des Atheniens et des Peloponesiens, et ce pendant laisser ta maison
ainsi pleine de division et de dissension domestique.» Aussi
feit bien Diogenes, lequel estant allé au camp de Philippus
lors qu'il venoit pour faire la guerre aux Grecs, fut surpris et
mené devant luy. Le Roy ne le cognoissant pas, luy demanda,
s'il estoit pas une espie: «ouy certainement, luy respondit-il,
je suis espie voirement, qui suis venu pour espionner ton
imprudence, et ta folie, veu que sans estre contraint de personne,
tu viens icy mettre sur le tablier, au hazard d'une heure, ton
royaume et ta propre vie avec.» Mais cela fut à
l'adventure un peu trop vehement. Il y a un autre temps propre pour
faire remonstrance, qui est, quand ceux que nous voulons reprendre,
aiants esté reprochez par d'autres des fautes qu'ils
commettent, en sont tous ravalez, retirez, et r'abaissez: de
laquelle occasion l'homme de bon entendement se serviroit bien
à propos en reboutant en public, et repoulsant ces injurieux-
là, et puis apres prenant à part son amy, et luy
ramentevant, que quand nous ne devrions prendre garde à vivre
correctement pour autre cause, encore le deussions nous faire, au
moins à fin que nos ennemis et malveuillants n'eussent point
d'occasion de se lever insolentement encontre nous. Car dequoy
pourront ils ouvrir la bouche pour mesdire de toy, que te pourront
ils reprocher, si tu veux jetter arriere et laisser ce que
maintenant ils t'obeïssent? par ce moyen la pointure de ce qui
offense est rejettee sur celuy qui a dit injure, et l'utilité
de la remonstrance attribuee à celuy qui donne
l'advertissement. Il y en a d'autres qui le font encore plus
galantement, et en parlant d'autres admonestent leurs familiers: car
ils accusent des estrangers en leur presence des fautes qu'il
sçavent bien qu'eux commettent: comme nostre maistre Ammonius
s'appercevant à sa leçon d'apres disner, que quelques
uns de ses disciples et familiers avoient disné plus
amplement qu'il n'estoit convenable à des estudiants,
commanda à un sien serviteur affrancy qu'il luy fouëtast
son propre fils, «Il ne sçauroit, dit-il, disner sans
vinaigre:» En disant cela il jetta l'oeil sur nous, de sorte
que ceux <p 53r>qui en estoient coulpables, sentirent bien
que cela s'addressoit à eux. D'avantage il faut bien prendre
garde de n'user pas de ceste libre façon de remonstrer devant
plusieurs personnes, attendu ce qui en advint à Platon: car
comme un jour Socrates se fust attaché un peu vehementement
à quelqu'un de ses familiers, devant tous ceux de la maison,
en pleine table, Platon ne se peut tenir de luy dire, «Ne
vaudroit-il pas mieux que cela eust esté dit à part en
privé?» Socrates luy respondit tout sur l'heure:
«Mais toy-mesmes n'eusses tu pas mieux fait de me dire cela en
privé?» Et Pythagoras, à ce que lon dit, s'estant
attaché de paroles fort asprement à un de sa
cognoissance en la presence de beaucoup de gens, le jeune homme eut
si grant regret et si grand honte, qu'il se pendit. Depuis lequel
jour jamais il n'advint à Pythagoras de tanser homme en
presence d'un autre: car il faut que d'une peché, comme d'une
maladie honteuse, la descouverture et la correction soit secrette,
non pas publique, et n'en faire pas une monstre et un spectacle
commun à la veuë de tout un peuple, en y appellant des
tesmoings et des spectateurs: car cela n'est pas fait en amy, mais
en Sophiste, que ne quiert que l'apparence, et veut cercher sa
gloire és fautes d'autruy, pour en faire ses monstres devant
les assistans: comme les Chirurgiens qui font les operations de leur
art en plein theatre, pour avoir plus de prattique: mais oultre-ce
qu'il y auroit infamie pour celuy qui seroit ainsi repris, laquelle
ne doit estre en nulle cure ne guerison, encore faut-il avoir esgard
au naturel du vice, lequel de soymesme est opiniastre et contentieux
à se defendre: car ce n'est pas simplement l'amour, comme dit
Euripides,
Plus on reprent l'amour, et plus il presse.
Car quelque vice que ce soit, et quelque imperfection, si vous en
arguez publiquement et devant tout le monde un homme, sans
l'espargner ne luy rien celer, vous le rendrez à la fin
eshonté. Tout ainsi doncques comme Platon commande, que les
vieillards, qui veulent imprimer la honte aux jeunes enfans, aient
eux mesmes les premiers honte devant les enfans: aussi la
remonstrance d'un amy qui est elle mesme honteuse, fait grande honte
à son amy: et quand douteusement, avecques crainte, et peu
à peu elle vient à approcher et toucher le faillant,
elle sappe et mine petit à petit son vice, en remplissant de
honte et de reverence celuy, qu'elle mesme doute d'aborder de honte:
et pourtant sera-il tousjours tresbon, en telles reprehensions
d'observer ce precepte,
Bas en l'oreille, à fin qu'autres ne l'oyent.
Encore est-il beaucoup moins convenable de descouvrir la faute d'un
mary devant sa femme, ou d'un pere devant ses enfans, ou d'un
amoureux devant ses amours, ou d'un maistre devant ses disciples:
car ils sortent hors d'eux mesmes, et perdent patience, tant ils
sont courroucez et marris de se voir reprendre devant ceux dont ils
desirent estre bien estimez. Et m'est advis, que ce ne fut pas tant
le vin qui irrita mortellement Alexandre contre Clitus, comme ce
qu'il luy sembla qu'en presence de beaucoup de gens il le regentoit.
Et Aristomenes precepteur de Ptolomeus, pour ce que en presence d'un
ambassadeur il l'esveilla, qu'il sommeilloit, et le feit estre
attentif à ce qui se disoit, il donna prise sur luy à
ses malveuillans et flateurs de court, qui faisoient semblant
d'estre marris pour le Roy, et disoient, «Si apres tant de
travaux que vous supportex, et tant de veilles que vous endurez, le
sommeil vous surprent quelquefois, nous vous en devons bien advertir
à part en privé, non pas mettre la main sur vostre
personne en presence de tant de gens.» Le Roy emeu de ces
paroles, luy envoya une coupe pleine de breuvage empoisonné,
avec commandement de la boire toute. Aristophane mesme dit, que
Cleon luy tournoit cela à crime,
Qu'il mesdisoit de la ville d'Athenes
Devant plusieurs de regions loingtaines:
at par là taschoit à irriter les Atheniens alencontre
de luy. Et pourtant se faut-il diligemment <p 53v>donner
garde de cela, entre autres observations, que lon ne face ces
remonstrances par maniere d'ostentation ne de vaine gloire, ains
seulement en intention que elles soient utiles et profitables; mais
outre cela, ce que Thucydides fait dire aux Corinthiens d'eux
mesmes, qu'à eux appartenoit de reprendre les autres,
n'estant pas mal dit, doit estre en ceux qui se meslent de reprendre
et corriger les autres. Car comme Lysander respondit à un
Megarien qui s'avançoit de parler hautement et librement pour
la liberté de la Grece, en une assemblee de conseil des
alliez et confederez, Ces propos-là, mon amy, auroient
besoing d'une puissante cité: aussi pourroit on dire à
tout homme qui se mesle de parler librement pour reprendre autruy,
qu'il a besoing de moeurs bien reformees. Cela est tresveritable de
tous ceux qui s'entremettent de vouloir chastier et corriger les
autres, ainsi que Platon disoit, qu'il corrigeoit Speusippus par
l'exemple de sa vie. Et tout de mesme Xenocrates jettant son oeil
sur Polemon qui estoit entré en son eschole en habit dissolu,
de sa veuë seule le changea et le reforma tout: là
où un homme leger ou mal conditionné, qui se voudroit
ingerer de reprendre les autres, oyroit incontinent qu'on luy
mettroit devant le nez,
Tout ulceré il veult guarir les autres.
Ce neantmoins, pour autant que les affaires mesmes nous meinent bien
souvent à reprendre les autres, qui ne valent pas mieux que
nous, ny nous aussi gueres mieux qu'eux, le plus honneste et le plus
dextre moyen de le faire, en ce cas, est, quand celuy qui remonstre
et reprent s'enveloppe luy-mesme, et se comprent aucunement en ce
dont il accuse les autres: comme en Homere,
Diomedes, d'où nous vient ce desastre,
Que nous avons oublié à combattre? Et en un
autre passage,
Nons ne valons tous pas un seul Hector.
Et Socrates arguoit ainsi tout bellement les jeunes gens, comme
n'estant pas luy-mesme delivré d'ignorance, ains aiant
besoing d'estre avec eux instruit de la vertu, et de recercher la
cognoissance de la verité: car on aime, et adjouste son foy
à ceux que lon estime estre subjects à mesmes fautes,
et vouloir corriger ses amis comme soymesme, là où
celuy qui espanouit ses ailes en rongnant celles d'autruy, comme
estant homme net et sincere, sans aucune passion, si ce n'est qu'il
soit beaucoup plus aagé que nous, et qu'il n'ait acquis une
authorité de vertu et de gloire toute notoire et confessee de
tous, ne gaigne ny ne profite autre chose, sinon qu'il se fait
reputer importun et fascheux: pourtant n'est ce pas sans cause que
le bon homme Ph@enix, en priant Achilles, luy allegue ses
infortunes, comment il avoit un jour esté pres de tuer son
pere par une soudaine cholere, mais que incontinent il s'en estoit
repenty,
Pour n'encourir ce villain impropere
Entre les Grecs, d'avoir tué mon pere:
ains le fait à fin qu'il ne semble qu'il le reprenne bien
à son aise, n'aiant jamais esprouvé quelle force a la
passion de cholere, et comme s'il n'eust jamais esté subject
à faillir: car ces façons-là de reprendre nous
entrent plus affectueusement dedans le coeur, et nous y rendons nous
plus volontiers, quand il nous semble qu'on les nous fait par
compassion, et non pas par mespris. Mais pour ce que ny l'oeil
enflammé ne reçoit une claire lumiere, ny l'ame
passionnee un parler franc, ny une reprehension toute crue, un des
plus utiles secours et remedes que lon y sçauroit trouver,
seroit d'y mesler parmy quelque peu de louanges, comme en ces
passages d'Homere,
Vous n'avez plus à coeur l'honneur des armes,
Quoy que soyez les plus vaillans gendarmes
De tout le camp: aussi jamais tanser
Je ne voudrois, pour le combat laisser,
Une que je sçeusse avoir courage lasche:
<p 54r> Mais contre vous à bon droict je m'en
fasche. Et ailleurs,
Où est ton arc, Pandarus, et où sont
Tes traicts ailez qui l'honneur donné t'ont,
Qu'en ce pais nul n'est qui comparer
Se peust à toy, pour justement tirer?
Aussi certainement retienent et revocquent merveilleusement ceux qui
se laissent aller, ces obliques manieres de reprendre:
Où est le sage Oedipus à cest' heure?
Où font ces beaux @enigmes leur demeure? Et cest
autre,
Cest Hercules qui tant a enduré,
Un tel propos a il bien proferé?
Car cela n'adoulcit pas seulement l'aspreté de la
reprehension et de la jussion, ains engendre une emulation envers
soymesme, luy faisant avoir honte des choses laides et deshonnestes,
par la recordation des belles et honnestes qu'il a autrefois
faittes, en prenant de soymesme exemple de mieux faire: car quand
nous luy en comparons d'autres de ces citoyens ou de ses compagnons
egaux en aage, ou mesme de ses parents, alors le vice, qui de soy-
mesme est opiniastre, revesche et contentieux, s'en ennuye et s'en
courrouce, et respond souvent tout bas entre ses dents, Que ne vous
en allez vous doncques à ceux là qui valent mieux que
moy, et que vous ne me laissez en paix, sans me plus fascher?
Pourtant se faut-il bien garder, quand on reprend, ou que lon
remonstre librement à quelqu'un, que lon ne louë
d'autres en sa presence, si d'adventure ce ne sont ses peres, comme
fait Agamemnon,
Tydeus a engendré de son germe
Un fils qui n'a comme luy le coeur ferme.
et Ulysses, en la Trag@edie intitulee les Scyriens, parlant à
Achilles,
Toy qui és fils du plus vaillant guerrier
Qui ceignit onc espee ne baudrier
En toute Grece, à filer la filace
Esteindras-tu la gloire de ta race?
Ce seroit bien au demourant chose fort malseante quand on se
sentiroit admonesté d'un amy, ou remonstré
franchement, vouloir user d'admonnestement et de remonstrance au
contraire envers luy: car cela enflamme soudain les courages, et
engendre bien souvent grande contention: et en effect ce debat
là ne sentiroit pas sa reciprocation de remonstrance contre
remonstrance, mais plus tost son coeur felon, qui ne pourroit
supporter qu'on luy feist aucune remonstrance: et pourtant est il
beaucoup meilleur supporter patiemment un amy qui nous remonstre,
car s'il advient puis apres qu'il faille luy-mesme, et qu'il ait
besoing de remonstrance, cela donne, par maniere de dire,
liberté à la liberté de remonstrer: car en luy
ramenant en memoire, sans aucune pique ny aigreur du passé,
que luy-mesme souloit ne mettre pas en nonchaloir ses amis, quand
ils s'oubloient, ains prenoit bien la peine de les redresser, et les
instruire et enseigner, il se rendra plus facilement, et recevra la
correction, comme estant une pareille de bienveuillance et de grace,
non pas de plainte ny de courroux. D'avantage Thucydides escrit, que
celuy est sage et bien advisé qui reçoit envie, et se
fait envier pour de tresgrandes occasions: aussi fault-il dire, que
le sage amy reçoit la male grace que lon acquiert à
corriger les autres pour causes de grand pois et de bien grande
importance: car si pour toutes choses, et contre tous il se fasche,
et qu'il ne se porte pas envers ses familiers comme amy doulcement,
ains comme p@edagogue et regent imperieusement, il se trouvera puis
apres mousse, et de nul effect, quand il cuydera remonstrer et
corriger és choses de bien grande consequence, pour avoir
usé de sa remonstrance, ne plus ne moins que le medecin qui
employroit une drogue de <p 54v>medecine forte et amere,
mais necessaire, et qui cousteroit beaucoup, en plusieurs menues
maladies et non necessaires: parquoy il se gardera de faire
ordinaire de corriger et de monstrer d'estre de trop pres reprenant:
et si d'adventure il a quelque sien amy hargneux, querellant
facilement, et calumniant toutes choses, ce luy sera une anse pour
le reprendre luy-mesme, quand il viendra à faillir en plus
lourdes faultes. Le medecin Philotimus dit un jour à
quelqu'un qui estoit suppuré, et plein d'apostumes dedans le
corps, et luy monstroit un panaris qu'il avoit à la racine de
l'ongle d'un de ses doigt, «Mon amy, ton mal n'est pas au bout
de ton ongle.» Aussi le temps apportera à un sage amy
occasion de dire à l'aute, qui reprendra à tous coups
des choses petites et legeres, comme qu'il sera un peu subject
à jouër, ou à faire bonne chere, ou quelques
telles brouilleries: Mon amy, trouvons moyen seulement qu'il mette
dehors sa garse, et qu'il ne jouë plus aux dez, car au
demourant c'est un homme qui a de belles et grandes parties: car
celuy qui sent qu'on luy pardonne de legeres faultes, endure
patiemment que son amy prenne la liberté de le reprendre
hardiment des lourdes et grosses: mais celuy qui est pressant par
tout, aspre et fascheux, qui s'enquiert curieusement, et recerche
tout, il n'est pas supportable à ses propres enfans mesmes,
ny à ses freres, ains est intolerable jusques à ses
serviteurs. Mais pour ce que, comme dit Euripides,
Les maux ne sont pas tous en la vieillesse:
aussi ne sont pas tous les vices en nos amis, et les fault observer
diligemment, non seulement quand ils font mal, mais aussi quand ils
font bien, et alors les louër affectueusement en premier lieu,
et puis faire comme ceux qui trempent le fer, apres qu'ils l'ont
amolly et attendry par le feu, ils le baignent en quelque humeur
froide, dont il prent sa dureté et sa trempe: aussi quand
nous verrons que nos amis seront eschauffez et destrempez des
louanges que nous leur aurons donnees, il leur fault adonc bailler,
comme la trempe, une libre reprimende et remonstrance de leurs
faultes. Alors sera-il temps de leur dire, Ces actes cy sont ils
dignes d'estre comparez à ceux-là? voyez vous la vertu
quels fruicts elle produit? Voyla que c'est que nous, qui sommes vos
amis, demandons de vous. Ces offices cy sont propres à vous:
vous estes né pour cela: mais ces autres là,
Jetter les faut en un mont solitaire,
Ou en la mer qui ne cesse de braire.
Car tout ainsi comme le prudent medecin aimera tousjours mieux
guarir la maladie d'un sien patient par un dormir, ou par une
maniere de diete et de nourriture, que par un Castorium ou une
Scammonee: aussi un amy honneste, un bon pere, un maistre gracieux
sera tousjours plus aise de louër, que de blasmer, pour
reformer des moeurs: car il n'y a rien qui face que celuy qui
remonstre offense moins, et qu'il profite plus, que sans se
courroucer, doucement avec affection et bienveuillance s'addresser
à ceux qui faillent. Pourtant ne fault pas asprement les
convaincre quand ils nient le faict, ny les empescher quand ils y
veulent respondre pour se justifier, ains plustost leur subministrer
aucunement quelques honnestes couvertures et excuses: et quand on
voit qu'ils se reculent de la cause qui pourroit estre la pire de
leur forfaict, leur ceder aussi plus gracieusement, comme fait
Hector à son frere Paris,
O malheureux, ce ne t'est point d'honneur
Que tu as mis ce courroux en ton coeur.
Comme si sa retraicte du combat d'homme à homme, contre
Menelaus, n'eust pas esté fuitte ny lascheté de coeur,
mais seulement un despit: autant en dit le bon vieillard Nestor
à Agamemnon,
Tu as cedé à ton coeur magnanime.
Car il est plus doux et plus gracieux à mon advis de dire, tu
n'y pensois pas: ou, tu ne <p 55r>le sçavois pas: que
de dire, c'est meschamment fait à toy: ou, cela est villain
et deshonneste: et ne conteste point alencontre de ton frere, est
plus doulx, que, ne porte envie à ton frere: et plus civil de
dire, fuy ceste fmme qui te gaste, que, cesse de corrompre ceste
femme. Voyla le moyen dont doit user la franchise de parler d'un amy
pour curer la maladie ja advenuë, mais pour le prevenir, tout
au contraire, car quand nous le voudrons destourner de commettre une
faute, dont il sera tout prest, ou nous opposer à quelque
impetuosité de volonté desordonnee qu'il aura, ou le
pousser et eschauffer, là où nous le sentirons trop
froid et trop mol, il faudra transferer le faict aux plus enormes et
plus villaines causes que nous pourrons, comme fait Ulysses pour
aiguillonner Achilles en une Trag@edie de Sophocles: car il dit, Ce
n'est pas pour le souper, Achilles, que tu te courrouces,
Mais tu as peur, comme desja voyant
Les murs de Troye.
Et comme derechef Achilles se courrouceast encore de plus en plus
pour ces paroles là, et dist que par despit il ne
s'embarqueroit point, et ne feroit point le voyage, Ulysses luy
respond,
Je sçay que c'est que tu fuis, ce n'est mie
Que tu ayes peur d'encourir infamie,
Mais c'est qu'Hector n'est guere loing d'icy:
Du courroucé fait-il bon faire ainsi.
Par ce moyen celuy qui est vaillant et hardy, en luy mettant au
devant la crainte d'estre tenu pour lasche et couard: celuy qui est
honneste, et chaste, d'estre reputé paillard et dissolu:
celuy qui est liberal et magnifique, d'estre estimé
avaricieux et mechanique: on les incite à bien faire, et les
divertit-on de mal faire: aussi faut-il estre moderez quand ce sont
choses faites, où il n'y a point de remede, tellement que la
remonstrance monstre que le reprenant ait plus de desplaisir et de
compassion de la faute de son amy, que non pas d'aigreur à le
reprendre: mais où il est question de les garder qu'ils ne
faillent, et de combatre contre leurs violentes passions, il faut
là estre vehements, assidus, et inexorables, sans leur rien
pardonner: car c'est là proprement le poinct de l'occasion,
où se doit monstrer l'amitié non feinte, et la
franchise de remonstrer veritable: car de blasmer les choses faittes
et passees, nous voyons que les ennemis mesmes en usent les uns
contre les autres. Auquel propos Diogenes souloit dire, que pour
garder un homme d'estre meschant, il faut qu'il ait ou de bons amis,
ou de vehements et aspres ennemis: car les uns l'enseignent à
bien fiare, les autres le syndiquent s'ils le voyent mal faire. Or
vault il beaucoup mieux s'abstenir de mal faire en croiant au bon
conseil de ses amis, que se repentir d'avoir mal fait pour s'en voir
accusé et blasmé par ses ennemis. Parquoy ne fust-ce
que pour cela, il faut user de grande prudence et de grande
circonspection à faire remonstrances et parler librement
à ses amis, d'autant que c'est la plus grande et la plus
forte medecine, dont puisse user l'amitié, et qui a plus
besoing d'estre donnee en temps et en lieu, et plus sagement
temperee d'une mesure et mediocrité. Et pour autant, comme
nous avons ja dit plusieurs fois, que toute remonstrance et
reprehension est douloureuse à celuy qui la reçoit, il
fault imiter en cela les bons medecins et chirurgiens: car quand ils
ont incisé quelque membre, ils ne laissent pas la partie
dolente en sa douleur et en son tourment, ains usent de quelques
fomentations ou infusions lenitives: aussi celuy qui aura fait la
remonstrance dextrement, apres avoir donné le coup de la
pointure ou morsure, ne s'en fuira pas incontinent, ains en
changeant d'autres entretenements et d'autres propos gracieux,
addoucira et resjouira celuy qu'il aura contristé: ne plus ne
moins que les tailleurs d'images et sculpteurs, quand ils ont rompu
ou frappé trop avant quelque partie d'une statuë, ils la
polissent et la lustrent puis apres, mais celuy qui a esté
attainct <p 55v>au vif, et deschiré d'une
remonstrance, si on le laisse ainsi tout brusque, enflé et
émeu de cholere, il est puis apres difficile à
remettre et à reconforter. Pourtant faut-il, que ceux qui
veulent reprendre et admonester leurs amis, observent diligemment ce
poinct-là sur tous autres, de ne les abandonner pas
incontinent apres les avoir tansez, ny ne terminer pas tout court
leurs propos et leurs devis par l'aigreur de la pointure et
picqueure qu'ils leur auront donnee.
SYLLA. Il me semble, Seigneur Fundanus, que les peintres font
sagement, de contempler à plusieurs fois, par intervalles de
temps, leurs ouvrages, avant que les tenir pour achevez: pour ce
qu'en esloignant ainsi leurs yeux d'iceux, et puis les ramenant
souvent pour en juger, ils les rendent comme nouveaux juges, et plus
aptes à toucher jusques aux moindres et plus particulieres
faultes, lesquelles la continuation et accoustumance de veoir
ordinairement une chose, nous couvre et cache. Mais pourautant qu'il
n'est pas possible qu'un homme s'esloigne de soymesme, et puis s'en
rapproche par intervalles, ne qu'il interrompe la continuation de
son sentiment, ains est ce qui fait que chascun est pire juge de
soymesme que des autres: le second remede qu'il y auroit en cela,
seroit de revoir ses amis par intervalles, et aussi se bailler
semblablement à visiter à eux, non seulement pour
regarder si lon est tost envielly, ou si le corps se porte pis ou
mieux que paravant, mais aussi pour considerer les moeurs et les
façons de faire, à sçavoir si le temps y auroit
point adjousté quelque chose de bon, ou osté quelque
chose de mauvais. Quant à moy donc, y aiant ja deux ans que
je suis arrivé en ceste ville de Rome, et cestuy estant le
cinquiéme moys que je demeure avec toy, je ne trouve pas
estrange, veu la gentillesse et dexterité de ta nature, que
aux bonnes parties qui ja estoient en toy, il y ait une accession et
accroissement si grand: mais voyant comme celle vehemence et ardente
impetuosité de cholere qui estoit en toy, est maintenant
addoucie et renduë obeïssante à la raison, il me
vient en pensee de dire ce qui est en Homere,
O Dieux, combien ton ire est amollie?
Mais cest amollissement et addoucissement-là ne procede pas
ny d'une paresse, ny d'une resolution de la vigueur du corps, ains
comme une terre bien labouree prend du labourage une egalité
et profonde jauge qui profite à la fertilité: aussi
à ta nature une prudence egale et profonde, utile à
manier affaires, au lieu de l'impetuosité et
soudaineté qu'elle avoit au paravant: dont il appert que ce
n'est point par un declinement de la vigueur corporelle qui se
passe, à cause de l'aage, ny fortuitement, que ta cholere se
soit passee et fenee, ains par aucunes bonnes remonstrances et
raisons qu'elle ait esté guarie: combien que, pour te dire la
verité, je ne le pouvois pas du commancement croire à
Eros nostre familier amy, qui m'en faisoit le rapport, aiant doute
et souspeçon, qu'il ne prestast ce tesmoignage à
l'amitié qu'il te porte, de m'asseurer que les bonnes
parties, et qui doivent estre en toutes gens de bien et d'honneur,
fussent en toy, qui n'y estoient pas, encore que tu sçaches
assez, qu'il n'est pas homme qui en faveur de personne, pour luy
complaire, soit pour dire autrement qu'il en pense. Or maintenant le
tiens-je pour totalement absouls du crime de faux tesmoignage: et
pour ce que le cheminer t'en donne le loysir, je te supplie de nous
raconter <p 56r>la maniere de la medecine dont tu as
usé à rendre ta cholere ainsi soupple, ainsi douce,
subjecte et obeissante entierement à la raison. FUNDANUS.
Mais ne regardes-tu pas toymesme, cher amy Sylla, que à
l'occasion de l'amitié et bienveuillance que tu me portes, tu
ne cuydes veoir en moy une chose pour l'autre: car quant à
Eros, qui luy mesme n'a pas tousjours son courage et sa cholere
arrestee au chable de l'ancre que dit Homere, ains quelquefois
s'escarmouche assez asprement, pour la haine qu'il a contre les
meschans, il est vraysemblable qu'il me trouve plus doulx, ainsi
comme és muances de la game, en la musique, telle note qui
est la plus basse, en une octave, est la plus haute au regard d'une
autre. SYLLA. Ce n'est ny l'un ny l'autre: mais fay ce que je te
requier pour l'amour de moy. FUNDANUS. Puis que ainsi est Sylla,
l'un des meilleurs advertissements du sage Musonius, dont il me
souvienne, est, qu'il souloit dire, «Qu'il fault que ceux qui
se veulent sauver, ne facent autre chose toute leur vie, que se
curer et nettoyer.» Non pas qu'il faille jetter hors la raison
avec la maladie, apres qu'elle a achevé la cure et guarison,
comme l'hellebore, ains faut que demourant en l'ame, elle
contregarde, et conserve le jugement: pour ce que la raison ne
ressemble pas aux drogues medicinales, mais plus tost aux viandes
salubres engendrant és ames de ceux à qui elle est
familiere une bonne complexion, et habitude avec la santé:
là où les advertissements et remonstrances que lon
fait aux passions, lors qu'elles sont en la force de leur enfleure
et inflammation, produisent bien quelque effect, mais lentement et
à grand' peine, ressemblans proprement aux odeurs, lesquelles
font bien revenir sur l'heure ceux qui sont tombez du hault mal,
mais elles ne guarissent pas pour cela la maladie: encore toutes les
autres passions de l'ame sur le poinct mesme qu'elles sont en leur
plus grande fureur, cedent aucunement, et plient à la raison
venant de dehors au secours, mais la cholere ne fait pas seulement
comme dit Melanthius,
Maulx infinis, en mettant la raison,
Pour un temps, hors de sa propre maison:
mais elle la desloge du tout, et la ferme dehors: et comme font ceux
qui se bruslent eux mesmes dedans leur maison, elle remplit tout le
dedans de trouble, de fumee, et de bruit, de maniere qu'elle n'oit,
ny ne voit rien de ce qui luy peut profiter. Et pourtant une navire
estant en fortune et tourmente en haulte mer abandonnee, recevroit
plustost un pilote de dehors, que ne recevroit l'homme qui est
agité de courroux et de cholere, la raison et remonstrance
d'un autre, si de longue main il n'a fait provision chez luy du
secours de la raison: ains comme ceux qui s'attendent d'avoir le
siege dedans une ville, amassent et serrent tout ce qui leur y peult
servir, ne s'attendans point au secours de dehors: aussi faut-il
apporter les remedes que lon a de long temps au paravant amassez de
la philosophie alencontre de la cholere: estans bien certains, que
quand l'occasion du besoing et de la necessité s'y
presentera, malaiseement en pourront-ils faire entrer de dehors: car
l'ame n'oit pas seulement ce qu'on luy dit au dehors pour le trouble
qu'elle a au dedans, si elle n'a chez soy sa propre raison, comme un
comite qui promptement reçoive et entende les commandemens et
remonstrances, qu'on luy fait, ou bien si elle l'oit, elle mesprise
ce que lon luy dit tout doucement et quoyement, et si on luy fait
instance et qu'on la presse un peu plus asprement, elle s'aigrit et
s'indigne: car la cholere de sa nature estant superbe, audacieuse,
et malaisee à manier par autruy, comme une grande et
puissante tyrannie, doit avoir en soymesme quelque chose domestique
et nee avec elle qui la ruine. Or la continuation de courroux et
accoustumance de se courroucer souvent, engendre en l'ame une
mauvaise habitude que lon appelle cholere, laquelle finablement
devient un feu d'ire soudaine, une amertume vindicative, et une
aigreur intraittable à qui tout desplaist, quand le courage
devient ulceré, s'offensant de <p 56v>peu de chose,
chagrin, hargneux, comme une lame de fer tenue et foible, qui se
perce à la moindre graveure du monde: mais le jugement qui
s'oppose sur le champ promptement au courroux, et le supprime, ne
remedie pas seulement au present, ains fortifie et rend l'ame plus
roide et plus ferme à l'advenir: car il m'est advenue
à moy, apres avoir fait deux ou trois fois teste à la
cholere, ce qui advint jadis aux Thebains, lesquels aians une fois
fait teste aux Laced@emoniens qui paravant sembloient invincibles,
jamais depuis ne furent vaincus d'eux en bataille: car depuis je
pris courage de penser, que lon en pouvoit venir à bout par
discours de raison, et si voyois que elle s'estanchoit non seulement
en respandant de l'eau froide sur celuy qui est courroucé,
ainsi comme l'escrit Aristote, mais aussi qu'elle s'esteint en luy
approchant une peur, voire en luy presentant une soudaine joye,
comme dit Homere, elle se dissoult et se destrempe: tellement que je
feis en moy-mesme ceste resolution, que c'estoit une passion qui
n'estoit pas du tout irremediable à ceux qui y veulent
prouvoir, pour autant mesmement qu'elle n'a pas tousjours des
commancements qui soient grands ne puissants: attendu que bien
souvent un brocquard, un traict de mocquerie, une risee, un clin
d'oeil, ou hochement de teste, et autres telles et semblables
choses, mettent plusieurs en cholere: comme Helene fascha et
courroucea sa niepce seulement en luy disant,
Fille Electra de moy pieça non veuë: jusques
à luy respondre,
Il est bien tard d'estre maintenant sage,
Aiant esté par avant si volage,
Que de quitter l'hostel de ton mary.
Semblablement aussi Callisthenes irrita Alexandre pour luy avoir
dit, quand on apporta la grande coupe à boire d'autant
à tour de rolle, «Je ne veux pas, pour boire à
la santé d'Alexandre, avoir besoing d'un Aesculapius:»
c'est à dire, d'un medecin. Ainsi donc comme il est facile
d'arrester une flamme qui s'est prise à du poil de connin, ou
à des fueilles seiches, ou à de la paille, mais si une
fois elle s'attache à chosses solides et où il y ait
du fond, elle embraze incontinent et consomme, comme dit
Aeschylus,
Le hault labeur des maistres charpentiers:
Aussi celuy qui veut prendre garde à la cholere du
commancement, en voyant qu'elle commance à fumer et à
s'allumer pour quelque parole ou quelque gaudisserie de neant, il
n'a pas beaucoup à faire, ains bien souvent pour se taire
seulement, ou pour n'en tenir compte, il l'appaise totalement: car
qui ne donne nourriture et entretenement de bois au feu, il
l'esteint: aussi qui ne donne sur le commancement nourriture
à son ire, et qui ne se souffle soy-mesme, il l'evite ou la
dissipe. Et pourtant ne me plaist point le philosophe Hieronymus,
combien qu'au demourant il donne beaucoup de beaux enseignements et
bonnes instructions, en ce qu'il dit, que lon ne sent point la
cholere quand elle s'engendre, mais quand elle est engendree, tant
elle est soudaine: car il n'y a nulle autre passion qui face une si
manifeste naissance, ne si evidente croissance, quand elle s'amasse
et se remuë, comme fait la cholere: ainsi comme Homere mesme en
homme bien experimenté le donne à entendre, quand il
fait qu'Achilles est bien attaint de douleur à l'instant
mesme qu'il entend la parole du Roy Agamemnon, en disant:
Ainsi dit-il, et une noire nuë
D'aigre douleur le couvrit survenuë:
mais qu'il se courrouce puis apres à luy lentement et
à tard, apres estre enflambé de plusieurs paroles
ouyes et dittes, lesquelles si quelqu'un se fust entremis de
destourner et oster, la querelle ne fust pas venuë à si
grand accroissement comme elle feit. Voyla pourquoy Socrates toutes
les fois qu'il se sentoit un peu plus asprement esmeu
<p 57r>qu'il ne falloit alencontre de quelqu'un de ses amis,
se rengeant avant la tourmente à l'abry de quelque escueil de
mer, il rabbaissoit sa voix, et monstroit une face riante, et un
regard plus doulx, se maintenant ainsi droit sur ses pieds, sans
tomber ny estre renversé, penchant en l'opposite et
s'opposant au contraire de sa passion: car le premier moyen
d'abbatre la cholere, comme une domination tyrranique, c'est de ne
luy obeir, ny ne la croire point, quand elle nous commande de crier
hault, et regarder de mauvais oeil en travers, et se frapper
soymesme, ains se tenir quoy, et ne renforcer pas sa passion, comme
une maladie, à force de braire, et de crier hault, et de se
demener, et tourmenter: car ce que font ordinairement les jeunes
gens amoureux, comme d'aller en masque, danser, chanter à la
porte de leur maistresse, et la couronner de bouquets et de festons
de fleurs, cela au moins apporte quelque gracieux et honneste
allégement à leur passion,
Arrivé là je ne demandé mie
Qui, ne de qui estoit fille m'amie,
Ains la baisé: si cela est peché,
Je librement confesse avoir peché.
Et la permission que lon donne à ceux qui sont en deuil de
lamenter et de plorer leur perte, avec les larmes qu'ils espandent
jettent hors aussi une bonne partie de leur douleur: mais la passion
de cholere n'est pas ainsi, car elle s'enflamme et s'allume
d'avantage par les actes que font ceux qui en sont espris. Et
pourtant est-il bien meilleur de se tenir quoy, ou s'en fuir et se
cacher, ou retirer en quelque port de seureté, quand on sent
comme un accés du hault mal qui nous veut prendre, de peur
que nous n'en tombions, ou plus tost que nous n'en surtombions, car
nous en tombons le plus souvent, et le plus asprement sur nos amis,
d'autant que nous n'aimons pas toutes sortes de choses, ny ne
portons pas envie à toutes sortes de gens, ny ne les
craignons pas: mais il n'y a rien à quoy nostre cholere ne
s'attache, il n'y a rien à quoy elle ne se prenne, car nous
nous courrouceons et à nos amis, et à nos ennemis, et
à nos enfans, et à nos peres et meres, voire et aux
Dieux mesmes, et aux bestes, et aux utensiles, qui n'ont ny ame ne
vie, comme Thamyris
Rompant son cornet relié
A cercles d'or fin delié,
Et de sa lyre l'harmonie
De chordes tendue et garnie.
Et Pandarus qui se maudit luymesme, s'il ne rompt son arc et ses
flesches de ses propres mains, et ne les met dedans le feu: et
Xerxes qui donna des poinçonnades et des coups de fouët
à la mer, et escrivit des lettres missives à la
montagne Athos, qui disoient, Athos merveilleux, qui de ta cyme
touches au ciel, garde toy bien d'avoir des rochers grands, et qui
soient malaisez à quasser, pour empescher mes ouvrages,
autrement je te denonce, que je te coupperay toy-mesme, et te
jetteray dedans la mer. Il y a plusieurs choses formidables et
redoutables en la cholere, mais aussi y en a il plusieurs ridicules
et mocquables. C'est pourquoy elle est et plus hayë, et plus
mesprisee que nulle autre passion qui soit en l'ame, et pourtant
seroit-il expedient et utile de considerer l'un et l'autre
diligemment. Quant à moy doncques, si j'ay bien ou mal faict,
je ne sçay, mais j'ay commancé par là à
me guarir de la cholere: comme faisoient anciennement les
Laced@emoniens, qui pour enseigner à leurs enfans à ne
s'enyvrer point, leur monstroient leurs esclaves, les Ilots, yvres:
aussi considerois-je les effects de l'ire és autres.
Premierement ainsi comme Hippocrates escrit, que celle maladie est
la plus mauvaise et la plus dangereuse, qui desfigure le visage de
l'homme, et le rend dissemblable à soy-mesme: aussi voyant
que ceux qui sont espris de cholere sortent plus d'eux mesmes, et
changent de face, de couleur, de contenance, d'alleure,
<p 57v>et de voix, j'en imprimé comme une forme en
mon ame, et pensé en moymesme, que je serois bien desplaisant
si jamais je me monstrois ainsi espouventable, et ainsi
transporté à mes amis, à ma femme, et à
mes petites filles, estant non seulement hydeux à voir, et
tout autre que de coustume, mais aussi aiant la voix aspre et rude,
comme je m'estois rencontré à en voir aucuns de mes
familiers si espris et troublez de cholere, qu'ils ne pouvoient pas
retenir ny leurs façons ordinaires, ny la forme de leur
visage, ny leur grace à parler, ny leur douceur en compagnie.
On lit que Caïus Gracchus l'orateur, qui estoit de nature homme
aspre, vehement et violent en sa façon de dire, avoit une
petite fleute accommodee, avec laquelle les musiciens ont
accoustumé de conduire tout doucement la voix de hault en
bas, et de bas en hault, par toutes les notes, pour enseigner
à entonner, et ainsi comme il harenguoit, il y avoit l'un de
ses serviteurs, qui estant debout derriere luy, comme il sortoit un
petit de ton en parlant, luy entonnoit un ton plus doulx et plus
gracieux, en le retirant de son hault crier et braire, et luy ostant
l'aspreté et l'accent cholerique de sa voix,
Rendant tel son melodieux,
Que le flageolet gracieux,
D'un roseau accoustré de cire,
Fait aux bouviers souefvement bruire,
Tant qu'il les endort par les champs.
et ainsi ramenoit-il la vehemence cholerique de l'orateur. Quant
à moy, si j'avois un vallet adroit, et homme de bon
entendement, je ne trouverois point mauvais que quand il me verroit
courroucé, il me presentast soudain un miroir, comme nous en
voions que le se font apporter quand ils sortent du baing, sans
aucune utilité: là où ce seroit chose fort
profitable à plusieurs, de se voir ainsi troublez et hors de
son naturel, pour leur faire à jamais haïr ceste passion
de courroux et de cholere. On raconte par maniere de jeu et de
passetemps, que un Satyre admonesta un jour Minerve, que ce n'estoit
point bien son cas que de jouër des fleutes, mais que sur le
champ elle ne feit point autrement compte de son admonestement,
Point ne t'est bien ceste forme seante,
Jette moy là toute fleute bouffante,
Et prens en main les armes, sans enfler
Si laidement tes jouës à souffler.
mais depuis quand elle eut contemplé son visage dedans une
riviere, elle s'offensa tant de ses grosses jouës, qu'elle en
jetta ses fleutes: et toutefois encore a cest art de jouër des
fleutes ce reconfort de la laideur et deformité de visage,
que le son en est doux et plaisant. Et puis Marsyas qui inventa la
hanche, pour emboucher le aubois, et les fermoirs de la museliere
que lon attache alentour de la bouche, reteint la violence du vent
enclos à force, et cacha et accoustra un petit la
deformité du visage:
D'or reluisant la bouche il orna, pleine
D'impetueuse et vehemente aleine,
Aussi feit il les jouës de laniere
Double de cuir nouee par derriere:
mais la cholere enflant et estendant le visage villainement, jette
encore une plus villaine et plus mal plaisante voix,
Touchant du coeur les chordes plus cachees,
Qui ne devroient pour rien estre touchees.
car on dit que la mer, quand elle est agitee de vents, et qu'elle
jette hors de l'algue et de la mousse, qu'elle se purge: mais les
paroles dissoluës, ameres et folles, que l'ire fait sortir hors
de l'ame renversee sans dessus dessoubs, fouillent premierement ceux
qui les disent, et les remplissent d'infamie, pour ce que elles
donnent à cognoistre, qu'ils les <p 58r>avoient de
tout temps en leurs coeurs, et en estoient pleins, mais que la
cholere les a descouverts: et pourtant payent ils, pour la plus
legere chose qui soit, c'est à sçavoir la parole, la
plus griéve et plus pesante amende, c'est qu'ils en sont
tenus et reputez malings et mesdisans. Ce que voyant et observant
quelquefois, je veins à faire ce discours tout doucement en
moymesme, que c'est bonne chose en fiebvre, mais encore meilleure en
cholere, d'avoir la langue doulce, molle et unie: car celle des
febricitans, si elle n'est telle qu'elle doit estre par nature,
c'est signe, mais non pas cause, de mauvais disposition au dedans:
mais celle de ceux qui sont courroucez estant orde, ou aspre, et
desbridee à proferer paroles indignes, met dehors injure,
oultrage et contumelie, mere d'inimitié irreconciliable, et
qui monstre une malignité latente et cachee. Car le vin ne
produit rien de si desordonné, ne de si mauvais, comme la
cholere, encore cela s'attribue à risee et à jeu, mais
cecy est destrempé avec fiel d'inimitié et de rancune.
Et en beuvant à la table celuy qui se tait est ennuyeux
à la compagnie et fascheux: mais en la cholere il n'y a rien
si venerable, si grave, ne si digne, que de se tenir quoy, comme
Sappho admoneste,
L'ire en la poittrine cachee
Engarder sa langue attachee,
Qu'elle ne parle follement.
Si peut on non seulement recueiller cela, en prenant garde à
ceux qui sont espris d'ire, mais aussi cognoistre et comprendre au
demourant, quelle est toute la nature de la cholere, comment elle
n'est ny genereuse, ny magnanime, ny aiant en soy rien de grand ny
de viril, combien que au vulgaire il semble, que pour estre
tempestative, elle soit active, que ses menaces soient hardiesse, et
son opiniastreté soit force, et y en a qui pensent que sa
cruauté soit disposition à faire grandes choses, que
sa dureté implacable soit fermeté, et son estre
hargneuse soit haine des vices, en quoy ils s'abusent grandement,
car tous ses actes, ses mouvements, et ses contenances arguent et
montrent grande foiblesse et bassesse, non seulement par ce que nous
voyons que les petits enfans, quand ils sont courroucez deschirent
tout et s'aigrissent alencontre des femmes, et veulent que lon batte
et chastie les chiens, les chevaux, et les mulets, comme Ctesiphon
l'escrimeur vouloit faire à coups de pied, et regimber
alencontre de sa mule: mais aussi és meurtres et homicides
que font faire les tyrans, en l'amertume et atrocité desquels
on apperçoit leur pusillanimité et foiblesse, et en ce
qu'ils font souffrir aux autres ce qu'ils souffrent eux mesmes: ne
plus ne moins que les morsures des serpens venimeux, plus elles sont
douloureuses et enflammees, plus elles font grande enfleure aux
patients: car ainsi comme la tumeur et enfleure est indice de grand
blesseure en la chair, aussi és ames qui plus sont molles,
plus elles se laissent aller et succomber à la douleur, plus
elles mettent hors grande cholere procedente de plus grande
infirmité. Voyla pourquoy les femmes ordinairement sont plus
aigres et plus choleres que les hommes, et les malades que les
sains, et les vieillards que ceux qui sont en fleur d'aage, et les
bien-fortunez que les infortunez: car l'avaricieux est fort cholere
alencontre de sa femme, le glorieux et ambitieux contre celuy qui
mesdit de luy: et les plus aspres de tous en leurs choleres, ceux
qui affectent les premieres honneurs en une cité, et qui se
font chefs de part, qui est un tourment honorable, comme dit
Pindarus. Voyla comment de la part dolente de l'ame, et souffrant
à cause de son imbecillité, sourt la cholere, laquelle
ne ressemble point à des nerfs de l'ame, comme disoit
quelqu'un des anciens, ains plustost, ou à des extensions, ou
des convulsions d'icelle, se dressent et soubs-levant avec plus de
vehemence quand elle a envie de se venger. Or les exemples des
choses mauvaises ne sont pas plaisans à voir, ains sont
necessaires seulement: mais quant à moy, estimant que les
exemples de ceux qui se <p 58v>sont doulcement et
benignement comportez és occasions de courroux, sont et
tresplaisans à ouïr, et tresbeaux à voir, je
commance à mespriser ceux qui disent,
Tu as fait tort à un homme, et un homme
Te faut souffrir. Et semblablement aussi,
Jette le moy, jette le moy par terre,
Et que du pied la gorge on me luy serre.
et autres telles paroles, qui servent à aiguiser la cholere,
par lesquelles aucuns taschent à transporter la cholere des
cabinets des dames aux logis des hommes. Car la prouësse,
s'accordant au demourant en toutes autres choses avec la justice, me
semble quereller et debattre avec elle de la doulceur et mansuetude
seulement, comme à elle plus justement appartenant: car il
est bien quelquefois advenu, que les pires ont surmonté les
meilleurs: mais en son ame propre dresser un trophee contre la
cholere, à laquelle, comme dit Heraclitus, il est bien
difficile de pouvoir resister, à cause que ce qu'elle veut,
elle l'achette se sa vie: cela est acte d'une grande et victorieuse
puissance, qui sort du jugement de la raison, comme de nerfes et de
muscles alencontre des passions. C'est pourquoy je m'estudie
à lire et à recueiller les dicts et faicts, non
seulement des gens de lettres et des Philosophes, qui n'ont point de
fiel, ce disent les sages, mais des Princes, Capitaines et Roys:
comme ce que dit un jour Antigonus à quelques uns qui
mesdisoient de luy tout aupres de sa tente, ne pensans pas qu'il les
entendist, en soulevant la toille de sa tente avec son baston,
«Deà n'irez vous point, dit-il, plus loing mesdire de
moy?» Et comme un nommé Arcadion natif d'Achaïe
feist profession de mesdire par tout de Philippus, et d'admonester
un chascun de fuir,
Jusques à tant que trouvé lieu on eust,
Où Philippus personne ne cogneust.
et depuis ne sçay comment se fust rencontré en la
Macedoine, les courtisans du Roy Philippus vouloient qu'il le feist
chaster, et ne le laissast point eschapper, puis qu'il le tenoit
entre ses mains: mais au contraire Philippus parla à luy
humainement, et luy envoya jusques à son logis des presens:
et quelque temps apres commanda que lon s'enquist quels propos il
tenoit de luy entre les Grecs: chascun luy rapporta qu'il faisoit
merveilles de le louër par tout: et Philippus leur respondit
adonc, «Je suis doncques meilleur medecin de la mesdisance, que
vous n'estes.» Et une autrefois en l'assemblee des jeux
Olympiques, comme les Grecs eussent mesdit de luy, ses familiers
disoient qu'ils meritoient d'estre bien asprement chastiez, de
mesdire ainsi de celuy qui leur faisoit tant de bien: «Et que
feroient ils donc, leur respondit-il, si nous leur faisions du
mal?» Aussi furent bien honnestes et gentils les tours que
firent jadis Pisistratus à Thrasybulus, et Porsena à
Mucius, et Magas à Philemon qui l'avoit publiquement en plein
theatre farcé et mocqué,
Magas, le Roy t'a fait escrire,
Mais tu ne sçais pas ses lettres lire:
et depuis l'aiant entre ses mains, par ce qu'une tourmente de mer le
jetta en la ville de Par@etonium, dont il estoit gouverneur, il ne
luy feit autre mal, sinon qu'il commanda à l'un de ses
soudards, de luy toucher avec son espee nue dessus le col, et puis
le laisser aller sain et sauf: et depuis il luy envoya des osselets
et des boules à jouër, comme à un enfant qui
n'avoit point de jugement. Ptolom@eus se mocquant d'un grammairien
ignorant, luy demanda par jeu, qui estoit le pere de Peleus: le
grammairien luy respondit, Je voudrois que tu me disses premier qui
estoit le pere de Lagus. Ce traict de mocquerie touchoit au Roy
Ptolom@eus, l'arguant d'estre yssu de petite lignee: de sorte que
les familiers du Roy disoient, que cela estoit indigne, et ne devoit
point estre supporté. Et il leur respondit, S'il est indigne
d'un Roy, d'estre mocqué, aussi peu est-il digne de luy, de
se mocquer d'autruy.* * Il y a bresche de quelques lignes en cest
endroit. <p 59r>Alexandre le grand fut par trop aspre et
cruel: envers Callisthenes et envers Clitus: mais le roy Porus aiant
esté pris en bataille son prisonnier, comme Alexandre luy
demandast en quelle sorte il le traicteroit: «En Roy,» luy
respondit-il. Et comme il luydemandast de rechef, s'il vouloit rien
dire d'avantage: non, dit-il, car tout est compris soubs ce mot-
là, En Roy. Voyla pourquoy les Grecs, à mon advis,
appellent le Roy des Dieux Milichius, c'est à dire, doulx
comme miel: et les Atheniens le nomment Maemactas, c'est à
dire, secourable: car punir et tourmenter est office de diable et de
furie, non pas acte celeste ne divin. Ainsi donc comme quelqu'un
respondit touchant Philippus qui avoit destruit la ville d'Olinthe,
«Mais il n'en sçauroit pas edifier une telle:»
aussi peult on bien dire à la cholere, Tu peux bien
renverser, demolir et destruire: mais relever, sauver, pardonner, et
supporter, c'est à faire à la clemence, à la
doulceur, et nature moderee: c'est l'office d'un Camillus, d'un
Metellus, d'un Aristides, et d'un Socrates: mais de pinser, mordre
et serrer, c'est à faire à une formis, ou à une
souris. Qui plus est, si je regarde à la vengeance, je trouve
que le plus souvent, quand on y procede par cholere, on n'en vient
jamais à bout, et qu'elle se consume ordinairement en morsure
de lévres, grincement de dents, en vaines courses
çà et là, en injures et menaces qui ne servent
de rien, ne plus ne moins que les petis enfans qui pour leur
foiblesse en courant se laissent tomber avant que pouvoir parvenir
où ils pretendent. Et pourtant respondit, ce me semble, bien
à propos un Rodien à l'huissier d'un preteur Romain
qui crioit apres luy, et le harceloit, «Je ne me soucie pas de
chose que tu dies, mais de ce que pense celuy-là qui se
taist.» Et Sophocles aiant armé Neoptolemus et
Eurypilus, les loua magnifiquement en disant d'eux,
D'injurieux langage point n'userent,
Ains au milieu des armes se ruerent.
car il y a quelque nations barbares qui empoisonnent leurs armes,
mais la vaillance n'a point besoing de cholere, par ce qu'elle est
trempee de raison et de jugement, là où l'ire et la
fureur sont fragiles, pourries, et aisees à briser: c'est
pourquoy les Laced@emoniens ostent avec le son des fleutes la
cholere à leurs gens, quand ils vont combattre, et devant le
combat ils sacrifient aux Muses, à celle fin que la raison
leur demeure: et apres qu'ils ont tourné leurs ennemis en
fuitte, ils ne les poursuyvent plus; ains retiennent leur cholere
aisee à ramener et à manier, comme les espees qui sont
de moienne longueur: là où le courroux en a fait
mourir infinis avant qu'ils peussent venir à bout d'executer
leur vengeance, comme entre autres Cyrus et Pelopidas le Thebain.
Agathocles mesme enduroit patiemment de s'ouïr injurier par
ceux qui estoient assiegez: et comme quelqu'un luy dist,
«Potier où prendras tu l'argent pour payer tes
gens?» En ce riant il respondit, «En ceste ville, quand je
l'auray prise.» Quelques autres se mocquoient d'Antigonus de
dessus les murailles, pour ce qu'il estoit laid: il leur respondit
tout doulcement: «Comment? je suis doncques bien trompé,
car je pensois estre beau fils.» Mais quand il eut pris la
ville, il vendit à l'encan ceux qui s'estoient mocquez de
luy, en leur protestant, que si de là en avant ils se
mocquoient plus de luy, il s'en prendroit à leurs maistres:
aussi voy-je que les veneurs et les orateurs commettent de grandes
fautes par cholere, comme Aristote recite, que les amis de l'orateur
Satyrus, en une cause qu'il avoit à plaider en son nom, luy
bouscherent les oreilles avec de la cire, de peur que oyant ses
adversaires, qui luy disoient des injures en leurs plaidoyers, il ne
gastast tout par sa cholere. Et à nous mesmes, ne nous
advient il pas souvent, que nous faillons à punir un esclave
qui nous aura fait quelque faute, par ce qu'il s'enfuit de peur,
pour les menaces, ou pour les propos qu'il nous en aura ouy tenir?
Parquoy nous devrions dire à nostre cholere, et nous nous en
trouverions fort bien, ce que les nourrices on accoustumé de
dire aux petits enfans, «Ne plorez pas, et vous l'aurez:»
aussi, ne te precipite pas, ne crie pas, ne te haste pas, et ce que
tu <p 59v>veux se fera plus tost et mieux, qu'en la sorte
que tu y vas: car le pere voyant son enfant qui tasche à
couper ou fendre quelque chose avec un petit cousteau, le prent, et
le coupe, ou le fend luy mesme: aussi la raison ostant à la
cholere la vengeance, punit celuy qui le merite plus seurement, sans
se mettre en danger, et plus utilement, et non pas soymesme, comme
fait la cholere bien souvent. Et comme ainsi soit, que toutes
passions ont besoing d'accoustumance pour domter et surmonter par
exercitation ce qu'il y a de desobeïssant et de rebelle
à la raison, il n'y en a point où il se faille tant
exerciter envers ses familiers et domestiques, comme la cholere:
d'autant que nous n'avons point ordinairement d'ambition, ny
d'envie, ny de crainte envers eux, mais des courroux nous en avons
plus que tous les jours, qui engendrent des hargnes et riottes, et
nous font broncher et chopper quelquefois bien lourdement, à
cause de la licence que nous nous donnons, ne se trouvant là
personne qui nous arreste et qui nous soustienne, comme en un
endroit fort glissant, pour nous engarder de tomber, nous nous y
laissons facilement aller. Car il est bien mal-aisé là
où lon n'est point tenu de rendre compte à personne en
telle passion, de se garder de faillir, si premierement on n'a
donné ordre à bien munir et remparer ceste grande
licence de doulceur, benignité et clemence, et que lon ne
soit bien accoustumé à supporter beaucoup de paroles
et de sa femme, et de ses familiers et amis, qui nous reprennent que
nous sommes trop doulx et trop mols: ce qui estoit principalement
cause que je m'aigrissois le plus souvent alencontre de mes
serviteurs, pensant qu'ils devinssent pires à faulte d'estre
bien chastiez, mais je me suis à la fin apperceu bien tard,
Premierement qu'il valoit mieux par patience et indulgence rendre
mes vallets pires, que de me destordre et gaster par aspreté
et cholere moymesme, en voulant redresser les autres. Secondement je
voiois plusieurs, qui par ce que lon ne les chastioit point, bien
souvent devenoient honteux d'estre meschans, et prenoient le pardon
qu'on leur donnoit pour un commancement de mutation de mal en bien,
plus tost qu'ils n'eussent fait la correction et certainement
obeïssoient plus volontiers et plus affectueusement aux uns
avec un clin d'oeil sans mot dire, qu'ils ne faisoient à
d'autres avec soufflets et coups de baston: tellement que je me suis
finalement persuadé, que la raison estoit plus apte et plus
digne de commander et de gouverner, que non pas la cholere: car je
n'estime pas qu'il soit totalement vray ce que dit le
poëte,
Où est la peur, là mesmes est la honte.
mais au revers, je pense qu'en ceux qui sont honteux s'imprime la
crainte qui les retient de mal faire: là où
l'accoustumance ordinaire d'estre battu sans mercy, n'imprime pas
une repentance du mal faire, mais une prevoyance de se garder d'y
estre surpris. Tiercement je considerois en moymesme, et me ramenois
en memoire, que celuy qui nous enseigne à tirer de l'arc, ne
nous defend pas de tirer, mais de faillir à tirer: aussi
celuy qui nous enseigne à chastier en temps et lieu
moderément, opportunément, utilement, et ainsi qu'il
appartient, ne nous empesche pas de chaster, je m'efforce d'en
soubtraire et oster entierement toute cholere, principalement par
n'oster pas à ceux qui sont chastiez le moyen de se
justifier, et par les ouïr: car le temps apporte ce pendant
à la passion un delay et une remise, qui la dissoult: et ce
pendant le jugement de la raison trouve et le moyen et la mesure de
faire la punition convenablement: et puis on ne laisse point de lieu
à celuy qui est chastié de resister au chastiement,
s'il est puny et chastié non pas en courroux et par cholere,
mais convaincu de l'avoir bien merité, et qui seroit encore
plus laid, on ne trouvera point que le vallet chastié parle
plus justement que le maistre qui le chastie. Tout ainsi doncques,
comme Phocion, apres la mort d'Alexandre le grand voulant engarder
les Atheniens de se soublever trop tost avant le temps, et
d'adjouster trop promptement foy aux nouvelles de sa mort:
«Seigneurs Atheniens, dit-il, s'il est mort aujourd'huy, aussi
le sera il <p 60r>demain, et d'icy à trois jours:
aussi, si cestui-cy a failly aujourd'huy, autant aura-il failly
demain, et d'icy à trois jours: et si n'y aura point
d'inconvenient, quand il en sera puny un peu plus tard qu'il n'eust
deu estre, mais bien y en auroit il, si pour s'estre trop
hasté il apparoissoit à tousjours, qu'il eust
esté chastié à tort, comme il est advenu
souventefois. Car qui est celuy de nous si aspre, qu'il batte ou
fouette son vallet, pour avoir il y a cinq ou six jours
bruslé le rost, ou renversé la table, ou trop tard
respondu et obey? et toutefois ce sont les causes ordinaires pour
lesquelles sur le champ, quand elles sont recentes, nous nous
troublons, et nous courrouceons amerement, sans vouloir presque
pardonner: car ainsi comme les corps à travers un brouillas
apparoissent plus grands, aussi font les faultes à travers la
cholere. Et pourtant faut-il sur l'heure conniver en telles faultes,
et ne faire pas semblant de les appercevoir, et puis quand on est du
tout hors de passions, sans aucun reste de perturbation, considerer
le faict en soy meurement, et de sens rassis: et si lors il nous
semble mauvais, en faire la correction, et ne la laisser point aller
ny eschapper, comme on feroit la viande quand on n'a plus d'appetit.
Car il n'y a rien qui tant soit cause de faire chastier en cholere,
comme de ne chastier pas quand la cholere est passee, et estre tout
descousu, et faire comme les paresseux mariniers, qui durant le beau
et bon temps demeurent en repos dans le port, et puis quand la
tourmente se léve ils font voile, et se mettent en danger:
aussi nous reprenans et blasmans la raison de n'estre pas assez
roide, ains trop lasche et trop molle, en matiere de punition, nous
nous hastons de l'executer alors que la cholere est presente, qui
est comme un vent impetueux: car naturellement celuy qui a faim use
de viande, mais de punition ne doit user sinon celuy qui n'en a ne
faim ne soif: ny ne fault se servir de la cholere comme d'une saulse
à la viande, pour nous mettre en appétit de chastier,
ains lors que lon en est le plus esquarté, et que lon y est
contrainct necessairement, y employant le jugement de la raison. Et
ne fault pas faire comme Aristote escrit, que de son temps au
païs de la Thoscane on fouëttoit les esclaves au son des
fleutes et aubois, aussi prendre plaisir, et se saouler comme d'un
aggreable passetemps, de chastier les hommes, et puis apres que la
punition est faitte s'en repentir: car l'un est à faire
à une beste sauvage, et l'autre à une femme: ains
fault que sans douleur et sans plaisir, au temps de raison et de
jugement la justice face la punition, sans qu'il demeure derriere
aucun reste de cholere. Voire-mais on me pourra dire, que cela n'est
pas proprement donner remede ny guarison à la cholere, ains
plus tost une precaution et fuitte des fautes que lon peult
commettre en la cholere: à cela je respond, que l'enfleure de
la ratte n'est pas aussi cause efficiente de la fiebvre, ains un
accident accessoire: mais toutefois quand elle est amollie, elle
allege grandement la fiebvre, ainsi que dit Hieronymus: mais en
considerant comme s'engendre proprement la cholere, je voy que les
uns par une cause, les autres par une autre y tombent, mais en tous
il y a une opinion conjointe d'estre mesprisé et
contemné: pourtant faut il donner quelque aide à ceux
qui veulent appaiser un courroux, en esloignant le plus que lon
pourra le faict de toute suspision de mespris et de contemnement, ou
de braverie et d'audace, et la rejettant ou sur la necessité,
ou inadvertance, ou accident, ou disgrace et infortune, comme fait
Sophocles,
Pas ne demeure aux affligez seigneur
L'entendement qu'ils avoient en bon heur,
Ains quelque grand qu'il fust, il diminue.
et Agamemnon quoy qu'il referast le ravissement de Briseïde
à un fatal malheur,
Si est il prest du sien en satisfaire,
Et grands presens pour payement en faire.
car le prier est signe d'homme qui ne mesprise point: et celuy qui
a offensé, s'il s'humilie, dissoult toute l'opinion que lon
pouvoit avoir de contemnement: mais il ne <p 60v>fault pas
que celuy qui se sent en cholere attende cela, ains qu'il se serve
de la response que feit Diogenes: Ceux là se mocquent de toy,
Diogenes: «Et je ne me sens point mocqué moy,»
respondit-il: aussi ne se doit il point persuader qu'on le mesprise,
ains plus tost qu'il auroit matiere de mespriser l'autre, et estimer
que la faulte qu'il a commise est procedee ou d'infirmité, ou
d'erreur, ou de hastiveté, ou de paresse, ou de tacquinerie,
ou de vieillesse, ou de jeunesse: et quant aux serviteurs ou aux
amis, il les en fault descharger de tout poinct, car ils ne nous
mesprisent pas pour ce qu'ils aient opinion que nous leur puissions
rien faire, ou que nous ne soions pas gens d'execution, ains les uns
pour ce qu'ils nous estiment bons et debonnaires, les autres pour ce
qu'ils nous aiment: at maintenant nous ne nous aigrissons pas
seulement contre nostre femme, contre nos serviteurs, et nos amis,
comme estans mesprisez par eux, mais aussi nous attachons nous en
courroux et aux hosteliers, et aux mariniers, et aux muletiers qui
sont yvres, pensans estre mesprisez par eux: et, qui plus est, nous
nous courrouceons encore contre les chiens qui nous abbayent, et
contre les asnes qui nous regimbent: comme celuy qui aiant
haulsé la main pour battre l'asnier, comme il se fust
escrié qu'il estoit Athenien: «Et tu ne l'es pas
toy,» dit-il à l'asne: en le frappant, et luy donnant
force coups de baston. Mais ce qui plus engendre de frequentes et
continuelles hargnes de cholere en nostre ame, qui s'y amassent
petit à petit, c'est l'amour de nous mesmes, et une
malaisance de moeurs, avec une mignardise, et une delicatesse, tout
cela ensemble nous en produit un exaim comme d'abeilles, et une
guespiere: et pourtant n'y a-il point de meilleur provision pour se
comporter doucement et benignement envers sa femme, envers ses
serviteurs, et envers ses familiers et amis, que la facilité
de moeurs et la simplicité ronde, quand on se sçait
contenter de ce que lon a present à la main, et que lon ne
requiert point plusieurs choses, ne trop exquises.
Mais celuy là qui jamais n'est content
Que son rosty ou bouilly le soit tant,
Ny plus, ny moins, ny de moyenne sorte
Appareillé, si que louange en sorte
Hors de sa bouche, et qu'il en die bien.
Celuy qui ne bevroit jamais s'il n'avoit de la neige pour rafreschir
son vin, qui ne mangeroit jamais pain qui eust esté
achetté sur la place, ny ne mangeroit jamais viande en pauvre
vaisselle, comme de bois, ou de terre, qui ne coucheroit jamais en
lict, sinon qu'il fust mol, et enfondrant comme les undes de la mer
quand elle est agitee jusques au fond, qui haste ses vallets servans
à la table à coups de fouët et de baston, et les
fait courir avec sueur, cryant apres eux à pleine teste,
comme s'ils portoient des cataplasmes à mettre sur une
apostume fort enflammee, qui s'assubjettit luy mesme à une
façon de vivre fort servile, hargneuse et querelleuse: celuy-
là, dis-je, ne se donne de garde que ne plus ne moins que par
une toux continuelle, ou par frequentes concussions, il contracte en
son ame une disposition ulcereuse et catarreuse, qui à la fin
luy cause une habitude de cholere. Et pourtant faut-il par
frugalité accoustumer son corps à se contenter
facilement de peu: pour ce que ceux qui appetent peu, ne peuvent
avoir faute de beaucoup: et n'y aura point de mal, commençant
à la viande, se contenter sans dire mot de ce qu'il y aura,
sans se courrouçer et tourmenter à la table, et en ce
faisant donner un tresfacheux mets et à soymesme, et à
toute la compagnie, qui est la cholere:
Car presenter on ne nous sçauroit pas
Un plus fascheux et plus mauvais repas,
que de voir battre vallets, tanser et injurier sa femme, pour ce que
la viande sera brulee, ou qu'il y aura de la fumee en la sale, faute
de sel sur table, ou que le pain sera trop dur. Arcesilaus donnoit
un jour à souper à quelques siens hostes estrangers,
et à <p 61r>quelques uns de ses amis, mais quand la
viande fut apportee, il ne se trouva point de pain sur la table, par
ce que les serviteurs n'avoient pas eu le soing d'en achetter: pour
laquelle faute, qui est celuy de nous qui n'eust rompu les murailles
à force de crier? mais luy ne s'en feit que rire:
«Voyez, dit-il, s'il faut pas estre sage pour bien dresser un
banquet.» Et Socrates au sortir de l'exercice de la luicte
aiant mené Euthydemus souper chez luy, Xantippé sa
femme se print à le tanser et luy dire injure, tant que
finablement elle renversa table et tout. Euthydemus se leva tout
fasché pour s'en aller. Et Socrates luy dit, «Et
comment, ne te souvient-il pas que devant hyer, ainsi que nous
disnions chez toy, une poulle saulta sur la table, qui nous en feit
tout autant, et nous ne nous en courrouceasmes pas pourtant?»
car il faut recueillir ses amis avec une facilité, avec
caresse, et avec un visage riant, non pas froncer ses sourcils, pour
donner une frayeur et horreur à ses serviteurs. Et se fault
semblablement accoustumer à se servir de tous vases et
vaisselles indifferemment, et non pas s'astraindre à user de
cestui-cy ou cestuy-là sans autre, comme font aucuns, encore
qu'il y ait grande compagnie, qui ont en particuliere recommandation
un certain gobelet ou une coupe ainsi en font-ils des burettes
à huyle, et des estrilles dont on se sert aux estuves: car
ils mettent leur affection en quelqu'une entre toutes, et puis si
elle vient à estre rompue, ou esgaree et perdue, ils en sont
extremement marrys, et en battent leurs vallets. Parquoy ceux qui se
sentent enclins à la cholere, se doivent abstenir de faire
provision de telles choses rares et exquises, comme de vases ou
d'anneaux, et de pierres precieuses, pource que tels joyaux exquis
et precieux, quand ils viennent à estre perdus, mettent bien
les hommes plus hors de sens, par cholere, que si c'estoit chose de
peu de pris, et que lon peust facilement recouvrer: et pour ce dit-
on, que l'Empereur Neron aiant une fois fait faire un pavillon
à huit pans, beau, sumptueux, et riche à merveilles,
Senecque luy dit, Tu as monstré en ce pavillon que tu es
pauvre, pour ce que si une fois tu le perds, jamais plus tu n'en
pourras recouvrer de pareil. Comme il advint, par ce que la navire,
en laquelle estoit ce pavillon, se perdit par naufrage: et Neron se
souvenant de ce que luy en avoit dit Senecque, porta la perte plus
patiemment. Or l'aisance et facilité que lon prent envers les
choses, enseigne à estre facile et aisé envers les
serviteurs: et si lon en devient aisé envers les serviteurs,
il est certain qu'encore plus le devient on envers les amis et
envers les subjects. Et nous voions que les serfs nouvellement
achettez s'enquierent de celuy qui les a acquis, non pas s'il est
superstitieux, ne s'il est envieux, mais s'il est cholere: et brief
ny les marys ne peuvent endurer la pudicité de leurs femmes,
si elle est conjointe avec mauvaise teste et cholere, ny les femmes
les amours de leurs marys, ny les amis la conversation des uns avec
les autres, tellement que ny le mariage, ny l'amitié ne sont
point supportables avec la cholere: mais sans cholere l'yvresse
mesme est legere à tolerer: car la ferule du dieu Bacchus,
que est comme une canne, dont on donne sur la main aux enfans qui
ont failly, est suffisante punition de l'yvrongne, prouveu que la
cholere ne s'y joigne point, qui rende Bacchus, au lieu de Ly@eus,
et de Chorius, c'est à dire, chasseur d'ennuys, et balleur,
Omestes et M@enoles, qui signifie cruel et furieux: encore quant
à la fureur et manie, l'hellebore qui croist en l'isle
d'Anticyre la guarit, quand elle est seule: mais si une fois elle
est meslee avec la cholere, elle produit des Trag@edies et cas si
estranges, qu'ils semblement fables: et pourtant ne luy faut-il
jamais donner lieu, non pas en jouant mesme, pour ce qu'elle tourne
une caresse en inimitié: ny en devisant et conferant
ensemble, pource que d'une conference de lettres elle en fait une
opiniastre emulation et contention: ny en jugeant, pour ce qu'elle
adjoust insolence à l'authorité: ny en monstrant aux
enfans, pour ce qu'elle les met en desespoir, et leur fait haïr
l'estude des lettres: ny en prosperité, pour ce qu'elle
<p 61v>augmente l'envie qui accompagne la bonne fortune: ny
en adversité, pource qu'elle oste la misericorde, quand ceux
qui sont tombez en mauvaise fortune se courroucent, et combattent
alencontre de ceux qui ont compassion de leur malheur, comme fait
Priam en Homere,
Allez vous en arriere de ma veuë
Meschans truans, gens de nulle valuë
Puis que venez pour mon deuil consoler.
Au contraire, la facilité de moeurs donne secours aux uns,
honore les autres, addoulcit l'aigreur, et par sa doulceur vient au
dessus de toute rudesse et toute asperité de moeurs: comme
feit Euclides à l'endroit de son frere, avec lequel estant
entré en quelque contestation, comme son frere luy eust dit,
«Je puisse mourir malement, si je ne me venge de toy:» Il
luy respondit, «Mais je puisse mourir moy, si je ne te persuade
gracieusement.» Il le gaigna tout sur le champ, et luy changea
la mauvaise volonté qu'il avoit. Et Polemon, comme
quelquefois un autre qui aimoit fort les pierres precieuses, et
estoit fort convoiteux d'avoir de beaux anneaux, le tansast et
l'injuriast outrageusement, il ne luy respondit rien, mais il feit
seulement semblant de regarder affectueusement l'un de ses anneaux,
et de le bien considerer: l'autre en estant tout resjouy, luy dit
incontinent, «Ne le regarde pas ainsi Polemon, mais à
son jour, et il te semblera beaucoup plus beau.» Et Aristippus
s'estant mis en cholere alencontre d'Aeschines, comme quelqu'un qui
les oyoit contester luy eust dit, «Comment Aristippus, et
où est vostre amitié?» «Elle dort,
respondit-il, mais je la resveilleray:» et s'approchant
d'Aeschines, «Te semble-il que je sois si malheuruex, et si
incurable, que je ne doive obtenir de toy un seul
admonestement?» Et adonc Aeschines luy respondit, «Ce
n'est point de merveille, si estant en toute autre chose de plus
excellente nature que moy, tu as encore en ce poinct veu et cogneu
devant moy ce qui estoit convenable de faire:» car comme dit le
poëte,
Non seulement la femme estant debile,
Mais un enfant de sa main imbecille
Grattant tout doux le sanglier herissé,
Le tournera à son vouloir plissé,
Mieux qu'un luicteur, avec toute sa force,
Ne luy sçauroit donner la moindre entorse.
Mais nous apprivoisons les bestes sauvages, et addoulcissons des
petits louveteaux, voire et portons quelquefois entre nos bras de
petits lionceaux, et par une fureur de cholere nous chassons arriere
de nous et nos enfans, et nos amis, et familiers, et laschons
alencontre de nos serviteurs domestiques et de nos citoiens la
cholere, comme une beste sauvage furieuse, en la desguisant à
faulses enseignes d'un beau nom de haine des vices: mais c'est,
à mon advis, comme des autres passions et perturbations de
l'ame, comme de la timidité que nous surnommons prudence, de
la prodigalité que nous appellons liberalité, de la
superstition que nous disons religion, et ce pendant ne nous en
pouvons sauver de pas une. Et neantmoins tout ainsi comme Zenon
disoit, que la semence de l'homme estoit une mixtion et composition
extraicte de toutes les puissances de l'ame: aussi pourroit-on,
à mon advis, dire que la cholere est une meslange composee de
toutes les passions de l'ame, car elle est tiree et extraicte et de
la douleur et de la volupté, et de l'insolence et audace:
elle tient de l'envie, à ce qu'elle est bien aise de veoir
mal à autruy: elle a du meurtre et de la violence, car elle
combat non pour se defendre et ne point souffrir, ains pour faire
souffrir et ruiner autruy: et de la convoitise elle en a ce qui est
le plus mal plaisant et le plus deshonneste, attendu que c'est une
envie et appetit de faire mal à autruy. Et pourtant si
d'adventure nous approchons de la maison d'un homme
<p 62r>voluptueux et luxurieux, nous entendrons dés
l'aube du jour une menestriere qui sonnera l'aubade, et verrons
à la porte la lie du vin, comme disoit quelqu'un, c'est
à dire, les vomissemens de ceux qui y auront rendu leur
gorge, des pieces de festons deschirez, et des pages et lacquais qui
yvrongneront. Mais les marques et signes qui descouvrent les hommes
aspres et choleres, vous les verrez imprimez sur les visages des
serviteurs, des frisures et esgratigneures, et aux fers qu'ils
auront aux pieds: Car au logis d'une personne subject à l'ire
et à la cholere, il n'y a qu'une seule musique, se sont les
lamentations et gemissements ou de despensiers que lon fouettera
leans, ou de servantes que lon y gehennera, de maniere que vous
aurez compassion des douleurs qu'il faut que seuffre la cholere
és choses qu'elle convoite, et là où elle prent
plaisir. Mais encore en ceux qui veritablement sont surpris de
cholere, comme il advient souvent pour la haine qu'ils portent aux
vices et aux meschans, si faut-il en oster ce qui est de trop et
d'excessif, ensemble avec le trop de fiance et de creance que nous
prenons en ceux qui conversent avec nous: car c'est l'une des causes
qui plus engendre et augmente la cholere, quand celuy que nous avons
tenu pour homme de bien se descouvre meschant, et que nous avons
estimé nostre amy, tombe en quelque different et querelle
avec nous: car quant à moy, vous cognoissez mon naturel,
combien peu d'occasion il me faut à me faire aimer les
hommes, et me fier en eux: et pourtant ne plus ne moins que ceux qui
marchent sur solage faulx et qui n'est pas ferme, tant plus je
m'appuye par aimer sur quelqu'un, tant plus bronche-je lourdement,
et tant plus suis-je marry, quand je me trouve deçeu. Et
quant à l'inclination à l'aimer, il seroit bien
desormais mal aisé que j'en peusse retirer ce qui est de trop
prompt et de trop volontaire: mais pour me garder de trop me fier,
je pourrois à l'adventure me servir, comme d'une bride, de la
prudence et circonspection retenuë de Platon: car en
recommandant le mathematicien Helicon il dit, qu'il le louë
comme homme, c'est à dire, comme un animal qui de sa nature
se muë et se change facilement: et de ceux qui avoient
esté bien nourris et bien instituez à Athenes il dit
encore, qu'il craint, qu'estans hommes et semence d'autres hommes,
ils ne donnent à cognoistre la grande infirmité et
imbecillité de la vie humaine: et Sophocles quand il dit,
Plus des humains les faicts tu cercheras,
Plus mal que bien caché y trouveras,
il semble qu'il nous abbaisse, et nous rongne les ailes
merveilleusement: toutefois ceste difficulté à faire
jugement des personnes, et malaisance à nous en contenter,
nous rendra plus faciles en nos courroux: car toute chose soudaine
et improuveuë nous transporte promptement hors de nous-mesmes.
Et faut aussi, comme Pan@etius nous admoneste en quelque lieu,
prattiquer la constances d'Anaxagoras: et comme luy quant on luy
vint rapporter, que son fils estoit mort, respondit, Je
sçavoit bien que je l'avois engendré mortel: aussi
à chasque faute qui nous aiguisera la cholere, nous pourrons
respondre, Je sçavois bien que je n'avois pas acheté
un esclave qui fust sage comme un philosophe: Je sçavois bien
que j'avois acquis un amy, qui pouvoit bien faillir: Je
sçavois bien que la femme que j'avois espousee estoit femme.
Mais si quelqu'un d'avantage y vouloit encore adjouster ce refrein
de Platon, Ne suis-je point moymesme en quelque chose tel? et
destournoit ainsi la discussion de son jugement du dehors au dedans,
et entrejettoit un peu parmy le reprendre autry, la crainte d'estre
repris luy mesme, il ne seroit à l'adventure pas si aspre
à condamner les autres pour leurs vices, quand il verroit que
luy mesme auroit tant de besoing de pardon. Mais à l'opposite
chascun de nous estant en cholere, et punissant autry, prononce des
sentences d'un Aristides, ou d'un Caton, Ne desrobbe plus, Ne ments
plus, Pourquoy es-tu si paresseux? et, qui est plus laid que tout,
nous <p 62v>reprenons en cholere ceux qui se courroucent et
cholerent, et les fautes qui ont esté commises par cholere,
nous les punissons nous mesmes en cholere, non pas en la sorte que
font les medecins,
Qui d'un drogue et medecine amere
Vont destrempant le fiel de la cholere.
car nous l'augmentons, et la brouillons encore d'avantage. Quand
doncques quelques-fois je me mets à par moy en ces discours,
je tasche quant-et-quant à retrencher quelque chose de la
curiosité: car de vouloir exquisement recercher et descouvrir
toutes choses, pourquoy un vallet aura failly à faire ce
qu'on luy aura commandé, ce qu'aura fait un amy, à
quoy s'amusera un fils, ce qu'aura dit en l'aureille une femme, tout
cela n'engendre que de continuelles riottes journellement,
lesquelles en fin se terminent en une aspreté et malaisance
de moeurs: car, comme dit quelque part Euripide,
Dieu met la main à toute chose grande,
Mais tout le reste à fortune il commande.
quant à moy, je ne cuide pas qu'il faille rien commettre
à la fortune, ny moins encore passer en nonchaloir à
un homme de bon sens, mais de quelques choses se fier et s'en
rapporter à sa femme, de quelques autres à ses
serviteurs, d'autres à ses amis, comme aians soubs eux des
commis, des receveurs, et administrateurs, en se retenant à
luy, et à la disposition de son jugement, les principales et
de plus grande importance: car tout ainsi comme les petites lettres
offensent et poignent plus les yeux, d'autant qu'elles les tendent
plus, aussi les petits affaires emeuvent plus la cholere, qui de
là en prent une mauvaise accoustumance pour les plus grands.
Puis, apres tout, j'ay estimé que ce precepte d'Empedocles
estoit grand et divin,
Maintiens-toy sobre, et net de tout peché.
Ce reste semble avoir esté adjousté par quelque
Chrestien, et n'est point du style de l'autheur, aussi louois-je
grandement ces observations, comme estans honnestes et bien seantes
à homme faisant profession de sapience, vouër en ses
prieres de s'abstenir un an durant de femmes, et de vin, honorant
ainsi Dieu de ceste continence, ou bien de s'abstenir un temps
certain et limité de toute vaine parole, prenant garde
à soy de ne dire jamais ny en jeu, ny à bon escient,
parole qui ne soit veritable: et premierement je m'accoustumois
à passer quelque peu de jours sans me courroucer pour quelque
occasion que ce fust, comme de m'enyvrer, ou de boire du vin, ne
plus ne moins que si je sacrifiois à Dieu un sacrifice sans
effusion de vin, ains seulement de miel: et puis m'essayant pour un
mois ou pour deux, je gaignois ainsi petit à petit en avant
du temps, m'exerceant de tout mon pouvoir à la patience, ou
me contregardant avec tous bons et honnestes propos, gracieux, doulx
et paisibles, pur et net de toutes mauvaises paroles, de meschantes
actions, et d'une passion, qui pour un bien peu de plaisir, et
iceluy encore peu honneste, apporte de grands troubles, et
finalement une repentance tres villaine. Dont avec la grace de Dieu
qui m'y aidoit, à mon advis, l'experience m'a donné
evidemment à cognoistre, que ceste mansuetude, clemence,
benignité et debonnaireté, n'est à nul des
familiers qui vivent et conversent ordinairement ensemble, si
doulce, si aggreable, ne si plaisante, qu'elle est à ceux
mesmes qui l'ont imprimee en leur ame.
LE meilleur seroit, à l'adventure, de ne se tenir du
tout point en maison qui fust mal aëree, mal percee, obscure,
froide, et mal saine: mais encore si pour l'avoir de long temps
accoustumee aucun y vouloit demourer, il y pourroit en remuant les
veuës, en changeant la montee, en ouvrant quelques huys, et en
fermant quelques autres, la rendre plus claire, mieux à
propos exposee au vent, et plus salubre: car on a amendé des
villes mesmes toutes entieres, par semblables remuemens: comme lon
dit que Ch@eron anciennement tourna la ville de ma naissance,
Ch@eronee, devers le Soleil levant, laquelle au paravant regardoit
vers le Ponant, et recevoit le couchant du costé du mont de
Parnasse: et le Philosophe naturel Empedocles aiant fait estouper
une bouche et ouverture de montaigne, de laquelle il sortoit un vent
de Midi pesant et pestilent à toute la campagne d'au
dessoubs, osta l'occasion de la pestilence qui estoit paravant
ordinaire en toute la contree. Pour autant donc qu'il y a des
passions de l'ame pestilentes et dommageables, comme celles qui luy
apportent travail, tourmente, et obscurité, le meilleur
seroit les chasser de tout poinct, et les jetter entierement par
terre, pour se donner à soymesme une veuë libre, une
lumiere claire, et un vent salubre, ou pour le moins les rechanger
et rhabiller, en les changeant ou destournant autrement: comme pour
exemple, sans en cercher plus loing, la curiosité est un
desir de sçavoir les tares et imperfections d'autruy, qui est
un vice ordinairement conjoinct avec envie et malignité: car
pourquoy est-ce, homme par trop envieux, que tu vois si clair
és affaires d'autruy, et si peu és tiens propres?
destourne un peu du dehors, et retourne au dedans ta
curiosité, si tant est que tu prennes plaisir à
sçavoir et entendre des maux, tu trouveras bien chez toymesms
à quoy passer ton temps:
Autant que d'eau autour d'une Isle il passe,
Et qu'en un bois de fueilles il s'amasse,
autant trouveras-tu de pechez en ta vie, de passions en ton ame, et
d'omissions en ton devoir. Car comme Zenophon dit, que chez les bons
mesnagers il y a lieu propre pour les utensiles destinez à
l'usage des sacrifices, autre lieu pour la vaisselle de table, et
qu'ailleurs sont situez les instruments du labourage, et ailleurs
à part ceulx qui sont necessaires à la guerre: aussi
trouveras-tu en toy des maux qui procedent les uns d'envie, les
autres de jalousie, les autres de lascheté, et les autres de
chicheté: amuse toy à les revisiter, à les
considerer: estoupe et bousches toutes les advenues, et toutes les
portes et fenestres qui regardent chez tes voisins, et en ouvre
d'autres qui respondent à ta chambre, au cabinet de ta femme,
au logis de tes serviteurs, là tu trouveras à quoy
t'amuser avec profit et sans malignité, là tu
trouveras des occupations profitables et salutaires, si tu aimes
tant à enquerir et recercher ce qui est caché, pourveu
que chascun veuille dire à par soy,
Où ay-je esté? qu'ay-je fait ou mesfait?
Qu'ay-je oublié que je deusse avoir fait?
Mais maintenant, ainsi comme les fables disent, que la fee Lamia ne
fait que chanter quand elle est en sa maison estant aveugle,
d'autant qu'elle a serré ses yeux en un vaisseau à
part: mais quand elle sort dehors, elle se les remet, et voit alors:
aussi chascun de nous au dehors, et pour contempler les autres,
adjouste à la male intention la curiosité, comme un
oeil, et en nos propres defaults, et en nos maulx nous avons la
barlue par ignorance à tout propos, à faute d'y
employer les yeux et la clarté de la lumiere. Voila pourquoy
le curieux est plus utile à ses ennemis qu'il n'est pas
à luymesme, d'autant qu'il descouvre, met en evidence, et
leur monstre, ce dont il <p 63v>se faut garder, et ce qu'ils
doivent corriger, et ce pendant il ne voit pas la plus part de ce
qui est chez luy, tant il est esblouy à regarder ce qui est
au dehors: mais Ulysses homme sage ne voulut pas mesme parler
à sa propre mere devant qu'il eust enquis et entendu du
prophete, ce pourquoy il estoit descendu aux enfers, et apres qu'il
l'eut entendu, alors il se tourna à parler et à sa
mere et aux autres, femmes, demandant qui estoit Tyro, qui estoit la
belle Chloris, et pour quelle occasion Epicaste estoit morte,
S'estant pendue avec un las mortel
Aux soliveaux du hault de son hostel.
Mais, au contraire, nous mettans à non-chaloir, et ne nous
soucians point de sçavoir ce qui nous touche, allons
recercher la genealogie des autres, que le grand pere de nostre
voisin estoit venu de la Syrie, que sa nourrice estoit Thraciene,
que un tel doit trois talents, et n'en a point encore payé
les arrerages: et nous enquerons de telles choses, d'où
revenoit la femme d'un tel, et qu'estoit ce qu'un tel et un tel
disoient à part en un coing. Au contraire, Socrates alloit
çà et là enquerant de quelles raisons usoit
Pythagoras pour persuader les hommes, et Aristippus en la
solennité et assemblee des jeux Olympiques se rencontrant en
la compagnie d'Ischomachus, luy demanda de quelles persuasions usoit
Socrates pour rendre les jeunes hommes si fort affectionnez à
luy: et comme l'autre luy en eust communiqué quelque petit de
semence et de monstre, il en fut si passionné que son corps
en devint incontinent tout fondu, pasle et desfaict, jusques
à ce que s'en estant allé à Athenes avec ceste
ardente soif, il en puisa à la source mesme, et cogneut le
personnage, ouit ses discours, et sçeut que c'est de la
Philosophie, de laquelle la fin est, cognoistre ses maulx, et le
moyen de s'en delivrer: mais il y en a qui pour rien ne veulent voir
leur vie, comme leur estant un tres mal-plaisant spectacle, ny
replier et retourner leur raison comme une lumiere sur eux-mesmes,
ains leur ame estant pleine de toutes sortes de maulx, et redoutant
et craignant ce qu'elle sent au dedans d'elle mesme, saulte dehors,
et va errant çà et là à recercher les
faicts d'autruy, nourrissant et engraissant ainsi sa
malignité: car ainsi que la poule, bien souvent qu'on luy
aura mis à manger devant elle, s'en ira neantmoins gratter en
un coing, là où elle aura peut estre apperceu en un
fumier quelque grain d'orge: semblement aussi les curieux, passans
par dessus les propos exposez à chascun, et les histoires
dont chascun parle, et que lon ne defend point d'enquerir, ny n'est
on point marry quand on les demande, vont recueillant et amassant
les maulx secrets et cachez de toute la maison. Et toutefois la
response de l'Aegyptien fut gentille et bien à propos
à celuy qui luy demandoit, que c'estoit qu'il portoit
enveloppé: «c'est à fin que tu ne le
sçaches pas, qu'il est enveloppé.» Aussi toy
curieux pourquoy vas-tu recerchant ce qui est caché? car si
ce n'estoit quelque chose de mal on ne le cacheroit pas: et si y a
plus, que lon n'a pas accoustumé d'entrer de plein vol en la
maison d'autruy sans frapper à la porte, et maintenant on use
de portier pour mesme occasion, mais anciennenement on avoit des
marteaux attachez aux portes dont on tabouroit, pour advertir ceux
de dedans, à fin qu'un estranger ne surprist point la
maistresse au milieu de la maison, ou la fille à marier, ou
un serviteur que lon fouetteroit, ou des chambrieres qui
tanseroient, mais c'est là où plus volontiers le
curieux se glisse: de maniere qu'il ne verroit pas volontiers,
encore qu'on l'en priast, une maison honneste et bien composee: mais
ce pourquoy on use de clef, de verrou, et de porte, c'est ce qu'il
appete descouvrir, et le mettre en veuë de tout le monde. Et
toutefois, comme disoit Ariston, les vents que nous haïssons le
plus, ce sont ceux qui nous rebrassent nos habillements: mais le
curieux ne rebrasse pas seulement les robbes et les sayes de ses
voisins, mais il ouvre jusques aux parois, il ouvre tout arriere les
portes, et penetre mesme à travers le corps de la tendre
pucelle, comme un vent, enquerant de ses jeux, ses danses et ses
veilles, et les <p 64r>calumniant: et comme le poëte
comique se mocquant de Cleon dit, que
Ses deux mains sont au païs d'Aetolie,
Et son esprit est en la Clopidie,
voulant dire qu'il ne faisoit que demander, que prendre et
desrobber: aussi l'entendement du curieux est tout ensemble
és palais des riches, et maisonnettes des pauvres, és
cours des Roys, és chambres des nouveaux mariez: il furette
toutes choses, et s'enquiert des affaires des passans, des seigneurs
et capitaines, et quelquefois non sans danger: ains comme si
quelqu'un par curiosité d'apprendre la qualité de
l'Aconite, en goustoit, se trouveroit mort avant qu'il en
sçeust rien cognoistre: aussi ceux qui recerchent les maux
des grands, se perdent eux-mesmes avant que d'en pouvoir rien
sçavoir: car ceux qui ne se contentent pas de la lumiere
abondante des rayons du Soleil, qui s'espandent si clairement sur
toutes choses, ains veulent à plein fond regarder le cercle
mesme de son corps, en osant se promettre qu'ils penetreront sa
clarté, et entreront des yeux à force au beau milieu,
ils s'aveuglent. Et pourtant Philippides le joueur de Com@edies
respondit un jour bien sagement au Roy Lysimachus qui luy disoit,
«Que veux tu que je te communique de mes biens,
Philippides» «Ce qu'il vous plaira, Sire, dit-il, prouveu
que ce ne soit point de vos secrets.» Car ce qu'il y a de plus
beau et de plus plaisant en l'estat des Roys se monstre au dehors,
exposé à la veuë d'un chascun: comme sont leurs
festins, leurs richesses, leurs festes, leurs liberalitez et
magnificences, mais s'il y a quelque chose de caché et
secret, ne vous en approchez pas. La joye d'un Roy en
prosperité ne se cache point, ny son rire quand il est en ses
bonnes, ny quand il se prepare à faire quelque grace et
quelque liberalité: mais s'il y a quelque chose de secret,
c'est cela qui est formidable, triste, non approchable, et où
il n'y a pas matiere de rire: car ce sera ou un amas de rancune
couverte, ou un project de quelque vengeance, ou une jalousie de
femme, ou une deffiance de quelques uns de ses mignons, ou une
suspicion de son fils. Fuy ceste espesse et noire nuee, tu verras
bien quel tonnerre et quel esclaire elle jettera quand ce qui est
maintenant caché viendra à se crever. Quel moyen
doncques y a il de la fuir? c'est de detourner et tirer ailleurs la
curiosité, mesmement à recercher les choses qui sont
et plus belles et plus honnestes: recerche ce qui est au ciel, ce
qui est en la terre, en l'air, en la mer. Tu demandes à voir
ou de grandes ou de petites choses: si tu en aimes à voir de
grandes, recerche le Soleil, enquiers toy là où il
descend, de là où il monte: cerche la cause des
mutations qui se font en la Lune, comme tu ferois les changements
d'un homme: comment est-ce qu'elle a perdu une si grande lumiere,
d'où est-ce qu'elle l'a depuis recouvree, et comment est-ce
que,
Premierement de non point apparente
Elle se monstre un petit esclairante,
Embellissant sa belle face ronde,
Et l'emplissant de lumiere feconde:
Puis de rechef se va diminuant,
Et s'en retourne en son premier neant.
et cela sont des secrets de nature: mais elle n'est pas marrie quand
on les recerche. Tu deffies tu de pouvoir trouver les grandes
choses? recerche les petites: Comment est-ce qu'entre les arbres les
uns sont tousjours verds, floris, revestus de leurs beaux
habillements, et monstrent leurs richesses en tout temps: les autres
sont aucunefois semblables à ceux-là, mais puis apres,
aiants, comme un mauvais mesnager, tout à un coup mis hors et
despendu tout leur bien, ils demeurent tout nuds et pauvres: et
pourquoy est-ce que les uns produisent leurs fruicts ronds, les
autres longs, et les autres angulaires: car il n'y a mal ny danger
quelconque à toutes ces enquestes-là. Mais s'il est
force que la curiosité s'applique tousjours à
recercher choses mauvaises, comme <p 64v>un serpent venimeux
se nourrit et se tient tousjours en lieux pestilents, menons la
à la lecture des histoires, et luy presentons abondance et
affluence de tous maux: car là elle trouvera des ruines
d'hommes, pertes de biens, corruptions de femmes, des serviteurs qui
se sont eslevez contre leurs maistres, calomnie d'amis,
empoisonnements, envies, jalousies, destructions de maisons,
eversions de royaumes et de seigneuries: saoule t'en, remply t'en,
prens y tant que tu voudras de plaisir, tu ne fascheras, ny ne
ennuyras personne de ceux avec qui tu converseras: mais il semble
que la curiosité ne se delecte pas de maulx qui soient desja
rances, et vieux, ains tous frais et tous recens, et qu'elle prenne
plus de plaisir à voir tousjours de nouvelles trag@edies: car
quant aux com@edies et spectacles de joyeuseté, elle ne s'y
arreste pas volontiers. Et pourtant si quelqu'un raconte l'appareil
d'une nopce, ou d'un sacrifice, ou d'un monstre, le curieux
s'escoutera froidement, et negligemmment, et dira qu'il l'aura desja
entendu d'ailleurs, commandera à celuy qui fait le conte,
qu'il passe cela, ou qu'il l'abbrege: mais si quelqu'un assis bec
à bec raconte comme une fille aura esté despucellee,
ou une femme violee, ou un proces qui se va commancer, ou une
querelle dressee entre deux freres, alors il ne sommeille ne il ne
vague pas,
Ains pour ouir le conte il s'appareille,
En approchant soigneusement l'oreille. Et ceste
sentence,
Helas que l'homme est prompt à escouter
Plus tost le mal, que le bien raconter!
cela proprement est dit à la verité touchant la
curiosité: car ainsi comme les cornets et ventoses attirent
du cuir ce qu'il y a de pire, aussi les aureilles des curieux
attirent tous les plus mauvais propos qui soient: ou pour mieux
dire, comme les villes et citez ont des portes maudites et
malencontreuses, par lesquelles elles font sortir ceux que lon
méne executer à la mort, et par où elles
jettent hors les ordures, et les hosties d'execration et de
malediction, et jamais n'y entre, ny n'en sort chose qui soit nette,
saincte, ny sacree: aussi les aureilles du curieux sont de pareille
nature, car il n'y passe rien qui soit gentil, ny bon, ny honneste,
ains tousjours y traversent et hantent paroles sanglantes, apportans
quand et elles des contes execrables, pollus, et contaminez,
Larmes et pleurs sont en toute saison
Le Rossignol qu'on oyt en ma maison.
Cela est la seule Muse, la seule Sirene des curieux: il n'y a rien
qu'ils oyent plus volontiers, car curiosité est une
convoitise d'ouir les choses que lon tient closes et cachees: or n'y
a il personne qui cache un bien qu'il possede, veu que bien souvent
on simule d'en avoir que lon n'a pas: ainsi le curieux convoitant de
sçavoir et entendre des maulx, est entaché de cest
malheureté, que les Grecs appellent Epichaere-kakia, qui
signifie joye du mal d'autruy, passion que est soeur germaine de
l'envie, d'autant qu'envie est douleur du bien d'autruy, et l'autre
perversité, est joye du mal: toutes lesquelles deux passions
procedent d'une perverse racine et d'une autre passion sauvage et
cruelle, qui est la malignité. Or est-il si fascheux et si
moleste à un chascun de descouvrir les maulx secrets qu'il a,
que plusieurs ont mieulx aimé se laisser mourir, que de
declarer aux medecins les maladies cachees qu'ils enduroient: car
supposez que Erophilus ou Erasistratus, ou bien Aesculapius mesme du
temps qu'il estoit encore homme, vint en vostre maison vous
demander, à un homme s'il auroit une fistule au fondement, ou
si c'estoit une femme, si elle auroit point un chancre en la
matrice, aiant en sa main les outils de chirurgie, et les drogues
qui sont propres à la guarison de tels maux: qui est celuy
qui ne chassast bien au loing un tel medecin, qui sans attendre que
lon eust affaire de luy, et que lon l'eust mandé, viendroit
de gayeté de coeur, et de son propre mouvement, pour entendre
les maulx d'autruy, encore que la curiosité et le soing de
bien particulierement enquerir, soit salutaire en cest
<p 65r>art là? là où les curieux
recerchent en autruy ces mesmes maulx là, et d'autres encore
pires: il est vray que ce n'est pas pour les guarir, mais seulement
pour les descouvrir: au moyen de quoy ils sont à bon droict
haïs de tout le monde. Car nous haïssons les gabelleurs,
et sommes marris contre eux, non quand ils font payer la gabelle
pour les hardes que lon fait entrer à descouvert en la ville,
mais quand ils viennent recercher et fureter les besongnes et hardes
d'autruy, encore que l'authorité publique leur donne loy de
ce faire, et qu'ils reçoivent dommage quand ils ne le font
pas: mais au contraire, les curieux laissent perdre et abandonnent
leurs affaires propres, pour vacquer à enquerir ceulx
d'autruy. Ils ne vont pas souvent aux champs, d'autant qu'ils ne
peuvent supporter le requoy ny le silence de la solitude: mais si
d'adventure apres un long espace de temps, il leur advient d'y
aller, ils jetteront plus tost l'oeil sur les vignes de leurs
voisins que sur les leurs, et s'enquerront combien de boeufs seront
morts à leur voisin, ou combien de muys de vin luy seront
aigris, et soudain apres qu'ils se seront emplis de telles curieuses
demandes, ils s'en refuiront à la ville. Car le vray et bon
laboureur ne se souciera mesmes des nouvelles qui sans s'en enquerir
luy viendront de la ville: car il dit,
Puis en marrant il me racontera
Soubs quelles loix paix faitte se sera:
Car le meschant fait mestier de s'enquerre,
Allant par tout, et de paix et de guerre.
Mais les curieux fuyans le labourage et l'agriculture, comme chose
vaine et froide, qui ne produit point de grand cas, se jettent au
milieu d'un Senat, d'un tribune où les harangues se font au
peuple sur la place, au plus frequent lieu du port où
abordent les navires: Et bien, y a il rien de nouveau? Comment, n'as
tu pas esté ce matin sur la place? Penses-tu que la ville se
soit changee en trois heures? Si quelqu'un d'adventure luy fait
ouverture de tels propos, s'il est à cheval, mettant pied
à terre, il l'ambrassera, il le baisera, et dressera les
aureilles: mais si celuy qu'il rencontrera en son chemin luy dit,
qu'il n'y a rien de nouveau, il luy respondra lors, Que dis-tu? n'as
tu pas passé par la place? n'as tu point esté au
palais? et n'as tu point parlé à ceulx qui sont venus
d'Italie? Voyla pourquoy j'estime, que les magistrats de la ville de
Locres font bien: car si quelqu'un de leurs bourgeois revenant des
champs en la ville, demande, Et bien, y a il rien de nouveau? ils le
condamnent à l'amende: par ce que comme les cuisiniers pour
bien ruer en cuisine ne demandent autre chose, que qu'il y ait force
gibier, et les pescheurs force poisson: aussi les curieux ne
souhaittent que qu'il y ait grande abondance de maulx, et grand
nombre d'affaires, grandes nouveautez, grands changements, à
celle fin qu'ils aient tousjours dequoy chasser, et que tuer. Aussi
feit sagement le legislateur des Thuriens, quand il defendit de
farcer ne mocquer aucun és jeux publiques et comedies, sinon
les adulteres et les curieux: car il semble que l'adultere soit une
espece de curiosité, de recercher la volupté d'autruy,
et une inquisition et recerche de ce que lon garde caché, et
que lon ne veut pas estre veu de tout le monde. Et la
curiosité semble estre un déliement, violement et
descouvrement des choses secrettes: or est il que communément
ceux qui enquierent et sçavent beaucoup, parlent aussi
beaucoup: c'est pourquoy Pythagoras ordonna aux jeunes gens cinq
annees de silence, qu'il appella Echemythie, c'est à dire,
tenir sa langue. Mais il est du tout necessaire, que medisance soit
conjoincte à curiosité, car ce qu'ils oyent
volontiers: ils le redisent aussi volontiers: et ce qu'ils
recueillent soigneusement des autres, ils le departent encore plus
volontiers à d'autres. D'où vient qu'outre les autres
maulx que ce vice-là contient, encore a-il celuy-là,
qu'il est contraire à sa propre convoitise: car il convoite
sçavoir beaucoup, et chascun le fuit et se donne garde de
luy. Car on n'a pas à plaisir de faire rien qu'il voye, ne
dire rien qu'il oye: ains s'il <p 65v>est question de
consulter quelque affaire, on en remet la deliberation, et en
differe lon la conclusion, jusques à ce que celuy-là
tel s'en soit allé: et si lon tient quelque propos de secret,
ou que lon face aucune chose de consequence, et il y survient un
curieux, on l'oste incontinent, et la cache lon, ne plus ne moins
que de la viande qui est en prise, quand on voit passer un chat: de
maniere que le plus souvent ce que lon dit, et que lon fait devant
les autres, on le tait et le cele devant celuy-là seul. Voyla
pourquoy consequemment il est privé de toute foy, que nul ne
se fie plus en luy, tellement que nous fions plus tost des lettres
missives, ou nostre cachet, à des serviteurs ou à des
estrangers, que non pas à des parents, familiers et amis, qui
aient ce vice d'estre curieux. Bien autrement feit le sage
Bellerophon, lequel ne voulut pas ouvrir les lettres qu'il portoit,
encore qu'il sceust bien qu'elles estoient escrites contre luy, et
s'abstint de toucher à la missive du Roy, tout ainsi qu'il
n'avoit pas voulu toucher à sa femme, par la mesme vertu de
continence: car la curiosité est une incontinence, comme
l'adultere: mais outre l'intemperance il y a une folie, et une
resverie extreme: car c'est bien estre insensé et hors du
sens extremement, que laissant tant de femmes communes et publiques,
vouloir penetrer à grands frais et grande despense jusques
à une qui sera tenue soubs la clef, et qui bien souvent sera
laide. Tout autant en font les curieux: car mettans en arriere
plusieurs belles et plaisantes choses à voir et à
ouyr, et plusieurs honnestes passetemps et exercices, ils se
mettront à crocheter les lettres missives d'autruy, ils
approcheront l'oreille contre les parois des maisons d'autruy, pour
escouter ce qui se dit et se fait au dedans, ils iront oreiller ce
que des vallets ou des chambrieres cacquetteront en un coing,
quelquefois avec danger, mais tousjours avec honte et deshonneur:
pourtant seroit-il tresutile aux curieux, pour les divertir de ce
vice-là, se resouvenir des choses qu'ils auroient au paravant
sceuës et entendues: car si, comme Simonides souloit dire, que
quand par intervalles de temps il venoit à ouvrir ses
coffres, il trouvoit tousjours celuy des salaires plein, et celuy
des graces vuide: aussi si quelqu'un apres une espace de temps
venoit à ouvrir l'armoire ou l'arriere bouticque de la
curiosité, et regardoit au fond, la trouvant toute pleine de
choses inutiles, malplaisantes et vaines, à l'adventure luy
sembleroit cest amas-là bien fascheux, et que celuy qui
l'auroit fait, auroit eu bien peu d'affaires. Car voyez, si
quelqu'un feuilletant les escripts des anciens, en alloit elisant et
triant ce qu'il y auroit de pire, et en composoit un livre, comme
des vers d'Homere defectueux, commanceants par une syllabe briefve,
ou des incongruitez que lon rencontre és Trag@edies, ou des
objections villaines et deshonnestes que fait Archilochus alencontre
du sexe feminin, en se diffamant luy mesme: celuy-là ne
seroit-il pas digne de ceste tragique malediction,
Maudit sois tu, qui vas faisant recueil,
Des maux de ceux qui gisent au cercueil?
mais sans ceste malediction, c'est à luy un amas qui ne luy
apporte ny honneur, ny profit, d'aller ainsi par tout recueillir les
fautes d'autruy: comme on dit que Philippus feit un amas des plus
meschans et plus incorrigibles hommes qui fussent de son temps,
lesquels il logea ensemble dans une ville qu'il feit bastir, et
l'appella Poneropolis, c'est à dire, la ville des meschans:
aussi les curieux en recueillant et amassant de tous costez les
fautes et imperfections, non des vers, ny des poëmes, mais des
vies des hommes, font de leur memoire un archive et registre fort
mal-plaisant, et de fort mauvaise grace, qu'ils portent tousjours
quand et eux. Et tout ainsi comme à Rome il y a des personnes
qui ne se soucient point d'achetter de belles peintures ny de belles
statues, non pas mesmes de beaux garçons, ny de belles filles
de celles que lon expose en vente, ains s'addonnent à
achetter affectueusement des monstres en nature, comme qui n'ont
point de jambes, ou qui ont les bras tournez au contraire, qui ont
trois yeux, <p 66r>ou la teste d'une austruche, prenans
plaisir à les regarder, et à recercher s'il y a
point
De corps meslé de diverses especes,
Monstre avorté de l'un et l'autre sexes:
mais qui nous meneroit ordinairement veoir de tels spectacles, on
s'en fascheroit incontinent, et feroient mal au coeur à les
veoir: Aussi ceux qui curieusement vont recercher les imperfections
des autres, les infamies des races, les fautes et erreurs advenues
és maisons d'autruy, ils doivent r'appeller en leur memoire
comme les premieres telles observations ne leur ont apporté
ny plaisir aucun ny profit. Or l'un des plus grands moiens pour
divertir ceste vicieuse passion, c'est l'accoustumance, si
commançans de loing nous nous exerceons et accoustumons
à ceste continence, car l'accroissement se fait par
l'accoustumance, gaignant le mal tousjours petit à petit en
avant: mais comment il s'y faut accoustumer, nous le sçaurons
et entendrons en parlant de l'exercitation. Premierement doncques
nous commancerons aux plus petites et plus legeres choses: car
quelle difficulté y a-il en passant chemin de ne s'amuser
point à lire les inscriptions des sepultures? ou quelle peine
est-ce qu'en se promenant passer des yeux outre les escriteaux qui
s'escrivent contre les murailles, en supposant une maxime, qu'il n'y
a rien qui soit ny profitable ny plaisant? car ce sera quelqu'un qui
fera mention d'un autre en bonne part, ou, celuy-là est le
meilleur amy que j'aye, et plusieurs autres escripts pleins de telle
badinerie, lesquels semblent n'apporter point de mal pour les lire,
mais ils en apportent secrettement beaucoup, d'autant qu'ils
engendrent une coustume de recercher ce que lon ne doit pas
enquerir: et comme les veneurs n'endurent pas que leurs chiens se
dévoyent, ne qu'ils poursuyvent toutes odeurs, ains les
retiennent et retirent en arriere avec leurs traicts, pour garder le
nez et le sentiment pur et net, à ce qui est propre à
leur office, à fin qu'ils soient plus ardents à suivre
la trace,
Suivants avec le sentiment du nez
Les animaux qui seront destournez.
aussi faut-il oster au curieux ses saillies et ses courses à
vouloir tout escouter et tout regarder, et en le tenant de court, le
tirer et destourner à veoir et ouyr seulement ce qui est
utile. Car ainsi comme les aigles et les lions en marchant reserrent
leurs ongles au dedans, de peur qu'ils n'en usent et emoussent les
pointes: aussi estimans que la curiosité a quelque partie du
desir de beaucoup sçavoir et apprendre, gardons nous que nous
ne l'employons et la rebouschons en choses mauvaises et viles.
Secondement accoustumons nous en passant par devant la porte
d'autruy, de ne regarder point dedans, et ne toucher point de l'oeil
à chose qui y soit, comme estant l'oeil l'une des mains de la
curiosité, ains ayons tousjours devant les yeux le dire de
Xenocrates, qui disoit, qu'il n'y avoit point de difference entre
mettre les yeux ou les pieds en la maison d'autruy: car ce n'est
chose ny juste, ny honneste, ny plaisant à veoir.
Laid à veoir est le dedans, estranger.
car qu'est-ce pour le plus ordinaire, sinon telles choses, des
utensiles de mesnage, qui seront l'un deçà l'autre
delà, des chambrieres assises, et rien d'importance ny de
plaisir? mais ceste torse de regard qui tord l'ame quant et quant,
et ce destournement en est laid, et la coustume n'en vault rien qui
soit. Diogenes voyant un jour Dioxippus qui faisoit son entree sur
un chariot triomphal en la ville, pour avoir gaigné le pris
és jeux Olympiques, et observant qu'il ne pouvoit retirer ses
yeux de contempler une belle jeune dame qui regardoit l'entree, ains
la suivoit tousjours de l'oeil, et se retournoit vers elle: Voyez,
dit-il, nostre champion victorieux et triomphant qu'une jeune garse
emmeine par le collet. Aussi verriez vous que les curieux
ordinairement sont subjects à tordre le col, et se retourner
à tout ce qu'ils voyent et qu'ils oyent, apres qu'ils ont
fait par accoustumance une habitude de jetter les yeux par
<p 66v>tout: car il ne fault pas, à mon advis, que le
sentiment exterieur vague et rage à son plaisir, comme une
chambriere dissoluë et mal apprise, ains faut que quand il est
envoyé par la raison devers les choses, apres avoir
communiqué et traicté avec elles, qu'il s'en retourne
incontinent devers sa maistresse pour en faire son rapport, et puis
derechef se rasseoir au dedans de l'ame, estant tousjours attentif
à ce que la raison luy commandera: mais maintenant il se fait
ce que dit Sophocles,
Comme chevaux effrenez et sans bride,
Raison à force emportent qui les guide.
Les sentiments qui n'ont pas esté bien instruicts ne bien
exercitez, courants devant le commandement de la raison, tirent
quant et eux bien souvent et precipitent l'entendement là
où il ne faudroit point: pourtant est-ce chose faulse qui se
dit communement, que Democritus le philosophe s'esteignit la
veuë en fichant et appuyant les yeux sur un miroir ardant, et
recevant la reverberation de la lumiere d'iceluy, à fin
qu'ils ne luy apportassent aucun destourbier en evoquant souvent la
pensee au dehors, ains la laissant au dedans en la maison, pour
vacquer au discours des choses intellectuelles, estans comme
fenestres, respondantes sur le chemin, bouschees. Bien est-il vray,
que ceux qui besongnent beaucoup de l'entendement, se servent bien
peu du sentiment. C'est pourquoy ils bastissoient anciennement les
temples des Muses, lieux destinez à l'estude, qu'ils
appelloient Mus@ees, le plus loing qu'ils pouvoient des villes, et
appelloient la Nuict, Euphroné, comme qui diroit la sage,
estimans que la solitude, le repos, et le n'estre point
destourbé, servent beaucoup à la contemplation et
invention des choses que lon cerche de l'entendement. D'avantage il
n'est pas non plus malaisé, ne difficile, quand il y a
d'adventure quelques hommes qui tansent et s'injurient les uns les
autres sur la place, de ne s'en approcher point, ny quand il se fait
un concours de plusieurs personnes, pour quelque occasion, ne s'en
bouger point, ains demourer en sa place: et si tu ne t'y peux tenir,
te lever et t'en aller ailleurs: car tu ne gaigneras rien à
te mesler parmy les curieux, et recevras grand profit en
divertissant à force la curiosité, et la reprimant et
contraignant par accoustumance d'obeïr à la raison. Et
pour tendre et roidir encore plus l'exercitation, il sera bon quand
il se jouëra quelque jeu dedans le theatre, qui retiendra fort
les spectateurs, passer oultre, et repoulser tes amis qui te
voudront mener veoir un excellent balladin, ou un excellent joueur
de com@edies, ny se retourner quand on oyra quelque clameur ou
quelque bruit, procedant de la carriere où lon fait au jeu de
pris courir les chevaux: car ainsi comme Socrates conseilloit de
s'abstenir des viandes qui provocquent les hommes à manger
quand ils n'ont point de faim, et les bruvages qui convient à
boire, encore que lon n'ait point de soif: aussi faut-il que nous
fuyons, et nous gardions de voir ny d'ouyr chose, quelle qu'elle
soit, qui nous arreste ou retienne quand il n'en est point de
besoin. Le bon Cyrus ne vouloit pas voir la belle Panthea, et comme
Araspes l'un de ses mignons luy dist, que sa beauté estoit
bien chose digne de voir: «Voyla pourquoy, dit-il, il vaut
doncques mieux du tout s'abstenir de l'aller voir: car si maintenant
à ta persuasion je l'allois voir, à l'adventure que cy
apres elle mesme m'induiroit d'y aller, encore que je n'en eusse pas
le loisir, et me seoir aupres d'elle pour contempler sa
beauté, en laissant ce pendant aller plusieurs affaires de
grand importance.» Semblablement Alexandre ne voulut point
aller voir la femme de Darius, bien que lon luy dist que c'estoit
une fort belle jeune dame, ains allant visiter sa mere, qui estoit
desja vieille, s'absteint de voir l'autre qui estoit belle et jeune:
mais nous, jettans les yeux jusques dedans les littieres des femmes,
et nous pendans à leurs fenestres, ne cuidons pas commettre
aucune faute, en laissant ainsi la curiosité glisser et
couler à tout ce qu'elle veult. Aussi est il expedient pour
s'exercer à la justice, laisser à prendre quelquefois
ce que lon pourroit bien justement faire, <p 67r>à
fin de s'accoustumer à s'abstenir tant plus de prendre rien
injustement. Semblablement aussi pour s'accoustumer à la
temperance, s'abstenir quelquefois d'habiter avec sa propre femme,
à fin que jamais on ne soit esmeu de la convoitise de celle
d'autruy. Te servant donc de ceste façon de faire encore
contre la curiosité, parforce toy de ne faire pas semblant de
veoir ny d'ouïr quelque chose que t'appartienne: et si
quelqu'un te veult faire quelque rapport de ta maison, de passer
outre, et rejetter arriere quelques propos qui sembleroient avoir
esté dicts de toy à ton desadvantage: car à
faute de cela, la curiosité envelopa Oedipus en de tresgrands
maux, par ce que voulant sçavoir qui il estoit, comme
n'estant pas de Corinthe, en allant à l'oracle pour luy
demander, il rencontra Laius par le chemin, qu'il tua, et espousa sa
propre mere, par le moyen de laquelle il obtint le royaume de
Thebes: et lors qu'il sembloit estre tresheureux, encore se voulut-
il cercher soymesme, combien que sa femme l'en destournast le plus
qu'elle pouvoit: et plus elle le prioit de ne le faire pas, plus il
en pressa un vieillard qui sçavoit toute la verité du
faict, en le contraignant par toutes voyes, tant que le discours de
l'affaire l'ayant desja mis sur le bord de la suspicion, comme le
vieillard se fust escrié,
Helas je suis sur le poinct dangereux
De declarer un cas bien malheureux,
toutefois estans desja surpris de sa passion de curiosité, et
le coeur luy en battant, il respond,
Et moy aussi sur le poinct de l'entendre,
Mais toutefois il le me faut apprendre.
tant est aigre doux, et mal aisé à contenir le
chattouillement de la curiosité, comme un ulcere, qui plus on
le gratte et plus s'ensanglante luy-mesme: Mais celuy qui est
entierement net et delivré de telle maladie, et qui est de
nature paisible, quand il aura ignoré quelque mauvaise
nouvelle, il dira,
O sainct oubly de passee tristesse,
Tant tu es plein de tresgrande sagesse!
Et pourtant se faut-il petit à petit accoustumer à
cecy, quand on nous apportera des lettres de ne les ouvrir pas
vistement et à grande haste, comme font la plus part, que si
les mains demeurent un peu trop à leur gré à
deslier la fiscelle, ils la maschent à belles dents: et s'il
arrive un messager de quelque part, ne courir pas incontinent
à luy, ny ne se lever à l'estourdie de sa place,
soudain que quelqu'un viendra dire, J'ay quelque chose de nouveau
à vous conter: mais bien eusses-tu quelque chose de bon et
utile à me dire. Un jour que je declamois à Rome,
Rusticus, celuy que Domitian depuis feit mourir, pour l'envie qu'il
portoit à sa gloire, y estoit, qui m'escoutoit: au milieu de
la leçon il entra un soudard qui luy bailla une lettre
missive de l'Empereur: il se feit là un silence, et moy-mesme
feis une pause à mon dire, jusques à ce qu'il l'eust
leuë: mais luy ne voulut pas, ny n'ouvrit pas sa lettre devant
que j'eusse achevé mon discours, et que l'assemblee de
l'auditoire fust departie: dont toute la compagnie prisa et estima
beaucoup la gravité du personnage. Mais quand on nourrit la
curiosité de ce qui est bien loisible, on la rend à la
fin si forte et si violente, que puis apres on ne la peult pas
facilement retenir, quand elle court aux choses defendues, pour la
longue accoustumance. Ains telle sorte de gens ouvrent les lettres,
ils s'ingerent aux conseils secrets de leurs amis: ils veulent veoir
à descouvert les choses sainctes, qu'il n'est pas licite de
veoir: ils se vont enquerant des faicts et dicts secrets des
Princes: et toutefois il n'y a rien qui rende tant odieux les tyrans
que les mousches, c'est à dire, les espions, qui vont par
tout espiant ce que se fait, et qui se dit, encore qu'ils soient
contraincts de tenir de telles gens aupres d'eux. Or le premier qui
eut riere soy de telles mousches, que lon appelle Otacoustes, comme
qui diroit, <p 67v>les oreilles du prince, fut le jeune
Darius, qui ne se fioit pas de soy-mesme, et avoit tout le monde
suspect: mais ceux que lon appelloit [...], comme qui diroit,
courtiers ou rapporteurs, ce furent les tyrans de Sicile Denis, qui
les meslerent parmy les bourgeois et le peuple de Syracuse: aussi
quand vint la mutation de l'estat, ce furent les premiers que les
Syracusains massacrerent. Car mesme la nation des Sycophantes, c'est
à dire des calomniateurs, est de la confrairie des curieux,
toutefois encore ces calomniateurs-là recerchent s'il y a
aucun qui ait commis ou voulu commettre quelque malefice: mais les
curieux descouvrans les mesadventures fortuites de leurs voisins,
les exposent en veuë de tout le monde. Aussi dit-on que ce mot
d'Aliterius, qui signifie meschant, a esté premierement ainsi
denommé de la curiosité: car estant la famine bien
grande à Athenes, ceux qui avoient du bled en leurs maisons,
ne le portoient pas au marché, ains le mouloient secrettement
la nuict en leurs maisons: et ceste maniere de curieux alloient
cà et là, oreillant là où ils
entendoient le bruit de moulins, et de là en furent ainsi
appellez. Pareillement aussi dit-on, que le nom des Sycophantes est
venu de semblable occasion: car aiant esté prohibé et
defendu par edict, d'emporter hors du païs des figues, ceux qui
alloient espiant et descouvrant ceux qui en emportoient, en furent
de là appellez Sycophantes. Et pourtant ne sera-il point
inutile, que les curieux pensent à cela, à fin qu'ils
aient honte en eux-mesmes, d'estre trouvez semblables en moeurs, et
façons de faire, à ceux qui sont les plus hays, et les
plus mal-voulus du monde.
J'AY receu ta lettre bien tard, par laquelle tu me pries de
t'escrire quelque chose de la tranquillité de l'esprit, et
quant et quant de quelques passages du Tim@ee de Platon, lesquels
semblent avoir besoing de plus diligente exposition. Or est-il
advenu qu'en mesme temps, nostre commun amy Eros a eu occasion de
naviguer en diligence à Rome pour quelques lettres qu'il
receut du tres-vertueux personnage Fundanus, par lesquelles il le
pressoit fort de partir incontinent pour se rendre devers luy: ainsi
n'ayant pas du temps assez pour vacquer à loisir à ce
que tu desirois, et ne pouvant souffrir que cest homme partant
d'avec moy s'en allast les mains vuides vers toy, j'ay recueilly
sommairement des memoires que j'ay de longue main compilez pour mon
particulier, quelques sentences touchant la tranquillité de
l'esprit, estimant que tu ne m'as point demandé ce discours-
là pour avoir le plaisir de lire un traicté escript en
beau langage, mais seulement pour t'en servir à ton besoing,
sçachant tresbien que pour estre en la bonne grace des
Princes, et avoir la reputation de bien dire, et estre eloquent
à plaider causes au palais, autant que pas un autre qui soit
à Rome, tu ne fais pas neantmoins comme le Tragique Merops,
ny ne te perds pas comme luy de vaine gloire à l'appetit de
la tourbe populaire qui te juge pour cela bien-heureux, ains retiens
en memoire ce que tu as bien souvent entendu de nous, que ny la
chaussure Patricienne ne guarit pas de la goutte des pieds, ny
l'anneau precieux, les panaris: ny le diademe, de la douleur de
teste: car dequoy servent les grands biens à delivrer l'ame
de toute fascherie, et à rendre la vie de l'homme tranquille,
ny les grands honneurs, ny <p 68r>le credit en court, s'il
n'y a au dedans qui en sçache user honnestement, et si cela
n'est tousjours accompagné du contentement, qui ne souhaitte
jamais ce qu'il n'a point? Et qu'est-ce autre chose cela, sinon la
raison accoustumee et exercitee à refrener incontinent la
partie irraisonnable de l'ame, qui sort aiseement et souvent hors
des gonds, et ne la laisse pas vaguer à son plaisir et se
transporter à ses appetits? Ainsi donc comme Xenophon
admoneste, que lon se souvienne des Dieux, et que lon les honore,
principalement lors que lon est en prosperité, à fin
que quand on sera en necessité, on les puisse reclamer avec
plus d'asseurance, comme estans de longue main propices et amis:
aussi faut-il que les hommes sages et de bon entendement, facent de
longue main provision des raisons qui peuvent servir à
l'encontre des passions, à fin qu'estans ainsi de longue main
preparees, elles en profitent d'avantage au besoing. Car ainsi comme
les chiens qui sont aspres de nature, s'aigrissent et abboyent
à toutes voix qu'ils entendent, et ne s'appaisent qu'au son
de celle qui leur est familiere, et qu'ils ont accoustumé
d'ouir: aussi n'est-il pas aisé de ramener à la raison
les passions de l'ame effarouchees, sinon que lon ait des raisons
propres et familieres à la main, qui les reprennent aussi
tost comme elles commancent à s'esmouvoir. Or quant à
ceux qui disent, que pour vivre tranquillement il ne se faut pas
mesler ny entremettre de beaucoup de choses, ny en privé ny
en public: En premier lieu je dis, qu'ils nous veulent vendre trop
cherement ceste tranquillité, nous la voulans faire achetter
à pris d'oysiveté, qui est autant que s'ils
admonnestoient un chascun comme estant malade, ainsi que fait
Electra son frere Orestes,
Demeure quoy, miserable, en ton lict.
Mais ce seroit une mauvaise medecine au corps, que pour le delivrer
de douleur luy faire perdre le sentiment: et ne seroit de rien
meilleur medecin de l'ame celuy qui pour luy oster tout ennuy et
toute fascherie, la voudroit rendre paresseuse, molle, oubliante
tout devoir envers ses amis, ses parents et son païs. Et puis
cela n'est pas veritable, que ceux-là aient l'ame tranquille,
qui ne s'entremettent pas de beaucoup de choses: car s'il estoit
vray, il faudroit doncques dire, que les femmes seroient plus
reposees et plus tranquilles en leur esprit, que les hommes, attendu
qu'elles ne bougent, pour la plus part, de la maison: mais
maintenant il est bien vray, comme dit le poëte Hesiode,
que
Le vent trenchant de la bise qui gele
Ne perce point le corps de la pucelle.
mais les ennuis, les soucis, les courroux et mescontentements, soit
ou par jalousie, ou superstition, ou ambition, ou par tant de vaines
opinions qu'à peine les pourroit on nombrer, se coulent bien
aiseement jusques dedans les cabinets des Dames. Et Laërtes qui
vescut l'espace de vingt ans à part aux champs,
Seul et avec une vieille il estoit,
Qui son manger et son boire apprestoit:
il s'esloingnoit bien de son païs, de sa maison, et de son
royaume, mais il avoit tousjours douleur et tristesse en son coeur,
qui tousjours est accompagné de langueur oyseuse, et de morne
silence. Mais il y a d'avantage, que le non s'employer aux affaires,
est ce qui bien souvent met l'homme en mesaise et travail d'esprit,
comme cestuy qui descrit Homere,
Mais Achilles, de Peleus la race,
Leger du pied, plein de divine grace,
Tenoit son coeur sans d'aupres se bouger
De ses vaisseaux, ny jamais se renger
Avec les Grecs en bataille, ou assise
<p 68v> D'aucun conseil, ny d'aucune entreprise,
Ains de despit à part se consumoit,
Et si rien plus que la guerre il n'aimoit.
dequoy luy mesme estant passionné et indigné en son
coeur, dit puis apres,
Pres de mes nerfs je me voy fait-neant,
Pois de la terre inutile seant:
tellement que Epicurus mesme n'est pas d'advis, qu'il faille
demourer à requoy, ains suivre l'inclination de son natural:
les ambitieux et convoiteux d'honneur, en se meslant d'affairs, et
s'entremettant du gouvernement de la chose publique, disant qu'ils
seroient autrement plus troublez, et plus travaillez de ne rien
faire, par ce qu'ils ne pourroient obtenir ce qu'ils desireroient:
mais en cela il est homme de mauvais jugement, de semondre au
gouvernement des affaires, non ceux qui sont les plus idoines
à les manier, ains ceux qui moins peuvent reposer: car il ne
faut pas mesurer ou determiner la tranquillité ou le trouble
de l'esprit à la multitude, ou au petit nombre des affaires,
ains à l'honnesteté ou deshonnesteté: car comme
nous avons desja dit, il n'est pas moins ennuyeux, ne moins
turbulént à l'esprit, omettre les choses honnestes,
que commettre les deshonnestes. Et quant à ceux qui estiment
qu'il y ait determineement quelque speciale sorte de vie, qui soit
sans aucune fascherie, comme quelques uns tiennent celle des
laboureurs, d'autres celle des jeunes gens à marier, autres
celle des Roys, Menander leur respond assez en ces vers,
O Phania, je pensois que les hommes
Riches, qui ont argent à grosses sommes,
Sans à usures en jamais emprunter,
Ne sçeussent point que c'est de lamenter
Toutes les nuicts: et en tournant à dextre
Sur un costé puis sur l'autre à senestre,
Dire souvent helas! mais que leur oeil
Jouist tousjours d'un gracieux sommeil.
mais depuis s'en estant approché, quand il apperceut que les
riches souffroient autant de mesaise que les pauvres,
Ainsi donc est tristesse Soeur germaine
Tousjours conjoincte avecques vie humaine:
Les delicats qui vivent mollement,
Les gens d'honneur se portans noblement,
En ont leur part: et, sans que point en yssent,
Les indigents, avec elle vieillissent.
Mais c'est tout ainsi comme ceux qui sont timides, et qui ont mal au
coeur quand ils vont sur la mer: car ils estiment qu'ils se
trouveront mieux, et seront moins malades, s'ils passent d'une
barque en un brigantin, et d'un brigantin en une galere, mais il ne
gaignent rien pour cela, d'autant qu'ils portent par tout quand et
eux la cholere et la peur, qui leur causent ce mal de coeur: aussi
les changemens de sortes de vie, n'ostent pas les ennuis et
fascheries qui troublent le repos de l'esprit, lesquels ennuis
procedent de faute d'experience des affaires, faute de bon discours,
faute de se sçavoir bien accommoder aux choses presentes:
c'est ce qui travaille autant les riches que les pauvres: c'est ce
qui fasche autant ceux qui sont mariez, que ceux qui sont à
marier: c'est pourquoy ils fuyent le palais et les plaids, et puis
ils ne peuvent endurer ny supporter le repos: c'est pourquoy ils
poursuivent d'estre avancez, et avoir grand lieu és courts
des Princes, et puis quand ils y sont parvenus, soudain ils s'en
ennuyent:
Difficile est contenter un malade,
ce dit le poëte Ion: car sa femme le fasche, il accuse le
medecin, il se courrouce à son <p 69r>lict: un sien
amy luy ennuyra, pour ce qu'il le sera venu visiter, un autre pour
ce qu'il n'y sera pas venu, ou pour ce qu'il s'en ira: mais puis
apres quand la maladie vient à se dissoudre, et que une autre
temperature et disposition du corps retourne, la santé
revient qui rend toutes choses aggreables et plaisantes: car celuy
qui auparavant et hier rejettoit avec horreur des oeufs, de
l'amidon, et du pain le plus blanc du monde, aujourd'huy mange du
pain bis de mesnage, avec des olives et du cresson, encore bien-
aise, et de bon appétit: aussi le jugement de la raison
venant à se former en l'entendement de l'homme, luy apporte
pareille facilité et mesme changement en toute sorte de vie.
On dit qu'Alexandre aiant ouy le philosophe Anaxarche disputer et
soustenir, qu'il y avoit des mondes innumerables, se prit à
pleurer: et comme ses familiers luy demandassent, qu'il avoit
à larmoyer: «N'ay-je pas, dit-il, bien cause de plorer,
s'il y a nombre infiny de mondes, veu que je n'ay pas encore peu me
faire seigneur d'un seul?» Là où Crates n'aiant
pour tout bien qu'une meschante cappe et une besace, ne feit jamais
autre chose que jouër et rire toute sa vie, comme s'il eust
tousjours esté de feste. Au contraire, Agamemnon se plaignoit
de ce qu'il avoit à commander à tant de monde,
Tu vois le fils d'Atree Agamemnon,
Que Jupiter fait dessus l'eschignon
Du col porter le faix pour tout le monde:
là où Diogenes, quand on le vendoit pour esclave,
estant couché tout de son long, se mocquoit du sergent qui le
crioit à vendre, et ne se vouloit pas lever, quand il luy
commandoit, ains se jouoit, et se mocquoit de luy, en luy disant:
«Et si tu vendois un poisson, le voudrois-tu faire lever?»
et Socrates devisoit familierement de propos de philosophie en la
prison: là où Phaëton estant monté jusques
au ciel ploroit encore de despit, que lon ne luy vouloit pas donner
à regir et gouverner les chevaux et le chariot du Soleil son
pere. Tout ainsi donc, comme le solier se tord selon la torse et
forme du pied, et non pas au contraire: aussi sont-ce les
dispositions des personnes qui rendent les vies semblables à
elles, car ce n'est pas l'accoustumance, comme quelqu'un a voulu
dire, qui rend la bonne vie plaisante à ceux qui l'ont
choisie: mais l'estre sage et moderé, est ce qui rend la vie
et bonne et plaisante tout ensemble. Et pourtant, puis que la source
de toute tranquillité d'esprit est en nous, curons la et
nettoyons diligemment, à fin que les choses mesmes
exterieures, et qui nous adviendront de dehors, nous semblent amies
et familiers, quand nous en sçaurons bien user:
Point ne se faut courroucer aux affaires,
Il ne leur chaut de toutes nos choleres:
Mais se sçavoir à tout evenement
Accommoder, est faire sagement.
Car Platon accomparoit nostre vie au jeu du tablier, là
où il faut que le dé die bien, et que le joueur use
bien de ce qui sera escheut au dé. Or de ces deux poincts
là, l'evenement et le sort du dé n'est pas en nostre
puissance, mais le recevoir doulcement et modereement ce qui plaist
à la fortune nous envoyer, et disposer chasque chose en lieu
où elle puisse ou beaucoup profiter, si elle est bonne, ou
peu nuire, si elle est mauvaise, cela est de nostre pouvoir et
devoir, si nous sommes sages. Car les fols escervellez, qui
n'entendent pas comment il se faut comporter en ceste vie humaine,
sortent arrogamment hors des gonds en prosperité, et se
resserrent vilement en adversité: ainsi sont-ils troublez par
toutes les deux extremitez, ou pour mieux dire par eux-mesmes en
l'une et en l'autre extremité, et principalement en ce que
lon appelle biens: ne plus ne moins que ceux qui sont maladifs en
leurs personnes, ne peuvent supporter ny le chaud ny le froid.
Theodorus, celuy qui pour ses mauvaises opinions fut surnommé
Atheos, c'est à dire, sans Dieu, disoit qu'il bailloit ses
propos <p 69v>avec la main droitte à ses auditeurs,
mais qu'ils les prenoient avec la main gauche: aussi les ignorants
qui ne sçavent pas comment il faut vivre, recevans à
gauche bien souvent la fortune qui leur vient à droitte, y
commettent de villaines fautes: mais les sages au contraire font
comme les abeilles, qui tirent du thym le plus penetrant et le plus
sec miel: aussi des plus mauvais et plus fascheux accidents, en
tirent quelque chose de propre et utile pour eulx. C'est doncques le
premier poinct, auquel il se faut duire et exerciter: comme celuy
qui visant à donner d'une pierre à un chien, faillit
le chien, et assena sa marastre, «Encore, dit-il, ne va il pas
mal ainsi:» aussi pouvons nous transferer la fortune, en
voulant et nous accommodant à ce qu'elle nous améne.
Diogenes fut chassé de son païs en exil: encore n'alla
il pas mal ainsi pour luy, car ce bannissement fut le commancement
de son estude en philosophie. Zenon le Citieïen avoit encore
une navire marchande, et aiant nouvelles, qu'elle estoit perie,
charge et tout coulee à bas en pleine mer: «Tu fait
(dit-il) bien, Fortune, de me ranger à la robbe longue,
simple, et à l'estude de philosophie.» Qui nous empesche
de les ensuivre en cela? Tu as esté debouté de quelque
office public et magistrat que tu exerçois: Bien de par Dieu,
tu vivras aux champs, faisant profiter ton bien. Tu pourchassois
d'entrer en la maison et au service de quelque prince, tu en as
esté esconduit: tu en vivras chez toy avec moins de peine, et
avec moins de danger. Au contraire, Tu es entré en maniement
d'affaires, où il y a grand labeur et grand soucy: l'eau
chaude du baing ne reconforte pas tant les membres lassez, comme dit
Pindare,
L'eau chaude ne reconforte
Les membres las, de la sorte
Que la gloire, de se voir
Honneur et credit avoir,
Rend le labeur aggreable,
Et la peine supportable.
T'est-il advenu quelque defaveur, ou quelque rebut par calomnie, ou
par envie? c'est un bon vent en pouppe pour te remener droict
à l'estude des lettres, et de la philosophie, comme feit
Platon, quand il feut naufrage de la bonne grace de Dionysius le
tyran. Pourtant n'est-ce pas un moyen de petite importance, pour
mettre son esprit en repos, que de considerer les grands, s'ils se
sont point emeus et troublez de pareil accident: comme, Ce qui te
mescontente, est-ce que tu ne peux avoir enfans de ta femme? regarde
combien il y a d'Empereurs Romains, dont nul n'a laissé
l'Empire à son fils. Es tu fasché de te voir pauvre?
Et à qui des Thebains amerois-tu mieux ressembler qu'à
Epimanondas, et des Romains qu'à Fabricius? T'a lon
violé ta femme? N'as-tu donc pas leu ceste inscription qui
est en la ville de Delphes, au temple d'Apollo, sur l'offrande qu'il
y donna,
De terre et mer Agis Roy couronné,
M'a pour offrande à ce temple donné.
et n'as tu pas entendu comme Alcibiades luy corrompit sa femme
Timaea, et comme tout bas entre ses femmes elle mesme appelloit le
fils qu'elle en eut, Alcibiades? mais pourtant, cela n'engarda point
qu'Agis ne devint le plus grand et plus glorieux homme de toute la
Grece en son temps. Ny semblablement la fille de Stilpon, pour estre
impudique, n'empescha point qu'il ne vescust aussi joyeusement,
comme autre philosophe qui fust de son temps: ains, comme un
Metrocles philosophe Cynique luy eust reproché: «Cela,
respondit-il, est-ce ma faute, ou la faute d'elle?» Metrocles
respondit, «La faute en est à elle, et l'infortune en
est à toy.» «Comment dis-tu cela», repliqua
Stilpon, «les fautes ne sont-ce pas cheutes?» «ouy
vrayement», respondit l'autre. «Et les cheutes»,
poursuivit Stilpon, «ne sont-ce malencontres?» Metrocles
le confessa. «Et les malencontres ne sont-ce pas infortunes
pour ceux à qui elles adviennent?» <p 70r>Par
ceste doulce et philosophique progression de poinct en poinct, il
luy monstra et prouva, que tout son reproche et sa maledicence
n'estoit autre chose que l'abboy d'un chien. Et au contraire, la
plus part des hommes ne se fasche et ne s'irrite pas seulement pour
les vices de leurs amis, ou de leurs domestiques et parents, mais
aussi de leurs ennemis mesmes: car les convices, les courroux, les
envies, les malignitez, les jalousies, accompagnees de rancunes,
sont taches de ceux qui les ont, mais toutefois elles faschent et
irritent ceux qui ne sont pas sages, ne plus ne moins que les
soudaines choleres des voisins, la fascheuse conversation de nos
familiers, et les malices des serviteurs en ce qu'on leur commet
à faire, desquelles il me semble que tu t'emeus, et te
troubles autant que de nulle autre chose, faisant en cela comme les
medecins que descrit Sophocles,
Lavans l'amere humeur de la cholere
Avec le jus de quelque drogue amere,
en t'aigrissant et te courrouceant alencontre de leurs passions et
imperfections sans grand propos, à mon advis: car les negoces
dont lon a commis à ta foy le gouvernement, ne s'administrent
pas coustumierement par entremise de personnes, de moeurs simples et
droictes, comme par instruments aptes et idoines, ains le plus
souvent scabreuses et tortues. Or de les redresser, ne pense pas que
ce soit office ny entreprise autrement facile à faire: mais
si en te servant d'eux, comme estans nez tels, ne plus ne moins que
les chirurgiens se servent des tiredents, et des agraphes à
joindre les lévres des playes, tu te monstres gracieux, et
traittable autant que l'affaire le pourra comporter, certainement tu
ne recevras pas tant de mescontentement et de desplaisir de la
mauvaistié et piperie d'autruy, comme de contentement et de
plaisir de ta propre disposition: et en estimant que tels ministres
font ce qui leur est propre et naturel, ne plus ne moins que les
chiens quand ils abboyent, tu te garderas d'amasser plusieurs ennuis
et fascheries, lesquelles ont accoustumé de couler, comme en
une fosse et en un lieu bas, à telle pusillanimité, et
imbecillité, qui se remplit des maulx d'autruy. Car veu qu'il
y a des Philosophes qui reprennent la pitié et compassion que
lon a des hommes miserables et calamiteux, comme estant bien bon de
donner secours à leur misere et calamité, mais non pas
de condouloir et compatir, ny mesme fleschir avec eux: et qui plus
est encore, veu que les mesmes Philosophes ne veulent pas, si nous
appercevons que nous pechions, et que nous soyons mal conditionnez
en quelque vice, que pour cela nous nous en contristions ny nous en
faschions, ains que nous le corrigions et emendions, sans autrement
nous en fascher ne douloir: consideré combien il y a peu de
raison de nous contrister et ennuyer, pour ce que tous ceux qui ont
affaire à nous, ou qui nous hantent, ne sont pas si honnestes
ne si gens de bien comme ils devroient. Mais donnons nous garde, amy
Paccius, que ce ne soit pas tant la haine de meschanceté en
general, que l'amour de nous mesmes en particulier, qui nous face
ainsi detester et redouter la malice de ceux qui ont affaire
à nous: car l'estre quelquefois trop vehementement
affectionné envers les affaires, et les appeter, et
poursuyvre plus chaudement qu'il ne faut, ou bien au contraire,
estre degousté, et les desestimer, engendrent en nous des
souspeçons et des impatiences et malaisances envers les
personnes, qui nous donnent des apprehensions, qu'il nous semble que
lon nous a privez de cecy, ou que lon nous a fait tomber en cela,
mais celuy qui s'est accoustumé de se comporter doulcement et
modereement envers les affaires, en est bien plus gracieux et plus
aisé à negocier avec les personnes. Et pour ce
reprenons de rechef le propos des affaires et des choses: car ainsi
comme quand on a la fiévre, toutes choses que lon prent
semblent au goust desaggreables et ameres: mais quand nous voyons
que les autres qui en prennent de mesmes, ne les trouvent point
nauvaises, alors nous <p 70v>ne blasmons plus ny le
breuvage, ny la viande, ains la maladie seulement: aussi cesserons
nous d'accuser et porter impatiemment les affaires, quand nous en
verrons d'autres qui les recevront gayement et joyeusement. Parquoy
quand il nous adviendra quelque sinistre accident contre nostre
volonté, il sera bon pour maintenir nostre esprit en
tranquillité, de ne laisser pas en arriere nos bonnes et
heureuses adventures, ains en les meslant les unes avec les autres,
effacer ou obscurcir les mauvaises par la conference des bonnes.
Mais à l'opposite, nous refaisons et reconfortons bien nos
yeux offensez du regard des couleurs trop vives et trop brillantes,
en les jettant sur des fleurs et sur de la verdure, et nous tendons
nostre pensee à choses douloureuses, et la contraignons de
s'arrester et demourer en la cogitation des fortunes adverses et
tristes, en l'arrachant à force, par maniere de dire, de la
souvenances des bonnes et prosperes, combien que lon pourroit bien
pertinemment transferer à ceste matiere le propos qui
autrefois a esté dit alencontre du curieux: «Pourquoy
est-ce, homme tres-envieux, que tu as les yeux si aigus à
voir le mal d'autruy, et si ternis à voir le tien
propre?» Pourquoy est-ce aussi, beau sire, que tu regardes si
ficheement, et rends tousjours manifeste et recent ton mal, et
jamais n'appliques ta pensee aux biens qui te sont presens? ains
comme les ventoses et cornets attirent ce qu'il y a de pire en la
chair, aussi amasses-tu alencontre de toymesme ce qu'il y a de plus
mauvais en toy: ressemblant proprement au marchand de Chio, lequel
vendant aux autres grande quantité de bien bon vin, alloit
par tout cerchant et goustant pour en trouver d'aigre pour son
disner: aussi y eut il un serviteur, qui estant interrogé
qu'il avoit laissé son maistre faisant: «Aiant, dit-il,
beaucoup de bien, il cerche du mal:» aussi la plus part des
hommes passant par dessus les choses bonnes et desirables qu'ils
ont, s'attachent aux mauvaises et fascheuses. Mais ainsi ne faisoit
pas Aristippus, ains estoit tousjours dispos à se soublever
et alleger en toute occurence qui se presentoit, en se rangeant
à la balance qui montoit à mont: car aiant un jour
perdu une belle terre, il s'adressa à l'un de ses familiers
qui faisoit le plus de mine de s'en condouloir et contrister avec
luy. «Vien-ça, dit-il, n'as tu pas une petite metairie
seule: et moy, n'ay-je pas encore trois autres belles terres?»
L'autre luy advoüa, que si. «Pourquoy doncques n'est il
raisonnable de se condouloir avec toy, plus tost qu'avec moy?»
car c'est une fureur de se douloir de ce qui est perdu, et ne
s'esjouir pas de ce qui est sauvé: ains faire comme les
petits enfans, ausquels si lon oste un seul de beaucoup de leurs
petits jouëts, par despit ils quassent tous les autres, et puis
pleurent et crient à pleine teste: au cas pareil, si la
fortune nous trouble en quelque chose, nous rendons toutes les
faveurs qu'elle nous fait d'ailleurs inutiles et vaines à
force de nous plaindre et de nous tourmenter. Mais qu'est-ce que
nous avons, me dira quelqu'un? et qu'est-ce que nous n'avons pas
plus tost, fault-il dire? l'un a honneur, l'autre belle maison,
l'autre femme honneste, l'autre un vray amy. Antipater le philosophe
natif de la ville de Tarse, estant proche de sa fin, et rememorant
les biens et heurs qu'il avoit eus en sa vie, n'oublia pas à
y comprendre et compter l'heureuse navigation qu'il avoit euë
à venir de la Cilicie à Athenes: mais encore ne faut
il pas omettre les choses qui nous sont communes avec plusieurs,
ains les tenir en quelque compte, et nous esjouïr de ce que
nous vivons, que nous sommes sains et dispos, que nous voyons le
Soleil, qu'il n'y a point de guerre, qu'il n'y a point de sedition,
ains que la terre se laisse labourer, la mer naviguer à qui
veut, sans danger: qu'il est loysible de parler, et de se taire, se
mesler d'affaires, ou de se reposer: et si en aurons encore le repos
de l'esprit plus asseuré, ces choses-là nous estans
presentes, si nous nous les figurons en nostre pensee absentes, en
nous ramenant en memoire souvent, combien la santé est
regrettee et souhaittee de ceux qui sont malades, et la paix de ceux
qui sont affligez de guerres, combien il est desirable d'acquerir
authorité si grande, et de tels amis à un
<p 71r>homme estranger et incognu en une telle ville: et au
contraire, quel regret c'est de les perdre apres qu'on les a acquis:
par ce qu'une chose ne peut pas estre grande ny precieuse alors que
nous la perdons, et de nulle valeur alors que nous la possedons et
en jouissons, car le non estre ne luy peult adjouster ne pris ne
valeur: ny ne faut pas que nous possedions ces choses comme grandes,
en tremblant tousjours de peur de les perdre et d'en estre privez,
et ce pendant quand nous les avons les mettre en oubly et les
mespriser comme chose de peu d'importance, ains en user ce pendant
qu'on les a, et prendre plaisir à en jouïr, à
celle fin que s'il advient qu'on les perde, qu'on en supporte la
perte plus doulcement. Mais le plus grand nombre des hommes est bien
d'advis, comme disoit Arcesilaüs, qu'il faut suivre de l'oeil
et de la pensee les poëmes, les tableaux, les peintures et
statues d'autruy, pour les bien contempler par le menu de poinct en
poinct, et de bout en bout: mais quant à leur vie et à
leurs moeurs, où il y a beaucoup de choses bien laides
à voir, ils les laissent là, en regardant tousjours
dehors les honneurs, les avancemens et fortunes des autres, comme
font les adulteres les femmes d'autruy, en mesprisant ce pendant les
leurs propres. Et toutefois c'est un poinct de grande importance,
pour bien mettre son esprit à repos, de se considerer
principalement soymesme, son estat, et sa condition, ou pour le
moins contempler ceux qui sont au dessoubs de soy, non pas comme
font plusieurs qui se comparent tousjours à ceux qui sont au
dessus d'eux: comme, pour exemple, les serfs qui ont les fers aux
pieds jugent bien-heureux ceux qui sont déliez, et les serfs
déliez, les libres: ceux qui sont libres, les citoyens: les
simples citoyens, les riches: les riches bourgeois, les grands
Princes et seigneurs: les Princes, les Roys: et les Roys finablement
les Dieux, desirans par maniere de dire pouvoit tonner et esclairer:
et par ce moyen estans ainsi tousjours indigents de ce qui est au
dessus d'eux, ils ne jouïssent jamais du plaisir de ce qui est
en eux:
Des grands thresors de Gyges je n'ay cure,
Et ne fut onc mon coeur de la picqueure
De convoitise attainct, ny envieux
De s'esgaler aux oeuvres des haults Dieux:
De royauté grande point je n'affecte,
Ma veuë est trop pour cela imparfaicte.
C'estoit un Thasien qui disoit cela: mais un autre qui sera ou de
Chio, ou de Galatie, ou de Bythinie, ne se contentera pas d'avoir sa
part d'honneur, de credit et d'authorité en son païs,
parmy ses citoyens, ains plorera s'il ne porte l'habit de Senateur
et Patrice: et s'il a loy de le porter, s'il n'est Pr@eteur Romain:
et s'il est Pr@eteur, s'il n'est Consul: et s'il est Consul, s'il
n'a esté le premier proclamé: mais tout cela qu'est-
ce, sinon amasser des occasions affectees d'ingratitude envers la
fortune, en se punissant et se chastiant soy-mesme? Mais celuy qui
est sage, et qui a bon sens et bon entendement, s'il y a quelqu'un
entre tant de milliers d'hommes que le Soleil regarde,
Et qui des fruicts de la terre vivons
qui soit ou plus honoré ou plus riche que luy, pour cela il
ne se retire pas incontinent à part plorant et se laissant
aller, ains tire outre son chemin, en benissant et remerciant sa
fortune, de ce qu'il vit plus honorablement et plus à son
aise qu'un million de millions d'autres. Car il est bien vray qu'en
l'assemblee des jeux Olympiques on ne choisit pas ceux à qui
lon a à combatre pour gaigner le pris: mais en la vie humaine
les affaires sont tellement composez, qu'ils nous donnent moyen de
nous vanter d'estre au dessus de plusieurs, et d'estre plus tost
enviez que de porter envie à d'autres, si d'adventure lon
n'est si presumptueux, que de se parangonner à un Briareus,
ou à un Hercules. Quand doncques tu auras beaucoup
estimé, comme grand seigneur, un que tu verras estre
porté en une littiere à bras, baisse un petit tes
yeux, et <p 71v>regarde ceux qui le portent sur leus
espaules: et apres que tu auras reputé bienheureux ce grand
Roy Xerxes, pour avoir passé le destroit de l'Hellespont sur
un pont de navires: considere aussi ceux à qui lon faisoit
à coup de baston couper et caver le mont Athos, et ceulx
à qui lon coupa les aureilles et le nez, par ce que la
tourmente avoit rompu ledit pont de vaisseaux: et quant-et-quant
imagine en toy mesme quel est leur pensement, et combien ils
reputent ta vie et ta condition heureuse au pris de la leur.
Socrates aiant ouy dire à quelqu'un de ses familiers, Ceste
ville est merveilleusement chere, le vin de Chio couste dix escus,
la pourpre trente escus, la chopine de miel cinq drachmes: il le
prit et le mena aux bouttiques où lon vendoit la farine, demy
picotin pour un obole, a bon marché: et puis là
où lon vendoit les olives, un picotin pour deux doubles, bon
marché: puis en la fripperie où lon vendoit les
habits, un saye pour dix drachmes, bon marché: on vit donc
à bon marché en ceste ville. Aussi nous, quand nous
entendrons quelqu'un qui dira, que nostre estat est petit, et nostre
fortune basse, d'autant que nous ne serons poins Consuls, nous ne
serons point Gouverneurs de provinces, nous luy pourrons respondre:
mais au contraire nostre estat est honnorable, et nostre vie bien-
heureuse, d'autant que nous ne demandons point l'aumosne, nous ne
sommes point portefais, nous ne gaignons point nostre pain à
flater. Toutefois pource que nous sommes venus à telle
follie, pour la plus part, que nous accoustumons à vivre plus
tost aux autres qu'à nous mesmes, et que nostre nature est
corrompue d'une si impuissante jalousie, et si grande envie, qu'elle
ne se resjouit pas tant de ses biens propres, comme elle se
contriste de ceux d'autruy: ne regarde pas seulement ce qu'il y a de
reluisant et de renommé en ceux que tu admires, et que tu
estimes tant heureux, mais en te baissant, et entre-ouvrant un
petit, par maniere de dire, le rideau, et le voile d'apparence et
d'opinion, qui les couvre, entre au dedans, et tu y verras de grands
travaux, et de grands ennuis et fascheries. Au moyen de quoy
Pittacus, ce personnage tant famé et renommé pour sa
vaillance, sa sagesse, et sa justice, festoyoit un jour quelques
siens amis estrangers: sa femme qui survint sur le milieu du
bancquet, en estant courroucee renversa la table, avec tout ce qui
estoit dessus: les estrangers en furent tous honteux, mais luy n'en
feit autre chose que dire, «Il n'y a celuy de nous qui n'ait en
soy quelque defaut, mais quant à moy, je n'ay que ce seul
poinct, de la mauvaise teste de ma femme, qui me garde d'estre
autrement en tout et par tout tres-heureux.»
Tel au dehors en public semble heureux,
Qui, porte ouverte, au dedans malheureux
Se treuve: en tout sa femme est la maistresse,
Elle commande, elle tanse sans cesse:
Il a plusieurs causes de se douloir,
Je n'en ay point qui force mon vouloir.
Il y a plusieurs telles hargnes secrettes en ceulx qui sont riches,
en ceux qui tiennent les grands lieux, voire aux Roys mesmes, que le
vulgaire ne cognoist pas, pourautant que la pompe et le bombant les
cache:
Fils d'Atreus heureux sans tare aucune,
Comblé de biens, enfant de la fortune.
Tout cela n'est que commemoration de beatitude exterieure, à
cause des armes, des chevaux, et des gens de guerre qu'il avoit
autour de luy: amsi la voix de ses passions procedant du dedans
dément ceste vaine opinion-là,
Jupiter a ma douloureuse vie
A un destin miserable asservie. Et cest autre,
O que tu es, vieillard, bien fortuné,
A mon advis, toy, et quiconque né
<p 72r> En petit lieu, sans danger, et sans
gloire,
As achevé la vie transitoire.
On peut donc par telles meditations espuiser un peu de la plaintive
querimonie alencontre de la fortune, qui tousjours ravalle et
desestime sa propre condition, en haut-louant et exaltant celle des
autres. Mais ce qui nuyt autant que chose qui soit à ceste
tranquillité d'esprit, c'est quand on a les eslans de la
volonté demesurez, et disproportionnez à la puissance,
comme quand on prent des voiles plus grandes que ne requiert la
navire, et que lon se promet en ses desirs et en ses esperances plus
que lon ne doit, et puis quand on voit à l'espreuve que lon
n'y peult parvenir, on s'en prent à la fortune, et en accuse
lon sa destinee, et non pas sa propre follie: car ny celuy qui
voudroit tirer une flesche avec une charrue, ny courir un
liévre avec un boeuf, ne se pourroit dire malheureux, ne
celuy qui voudroit prendre les cerfs avec une seinne ou avec un
verveu, ne pourroit accuser la mauvaise fortune de luy estre
contraire, mais bien faut-il qu'il condamne sa propre
temerité et follie de voulour attenter choses impossibles:
duquel erreur la principale cause est le fol et aveuglé amour
de soymesme, qui rend les hommes amateurs des premiers lieux,
opiniastres en toutes choses, et voulans tout pour eux
insatiablement, sans jamais estre contents: car non seulement ils
veulent estre riches ensemble et sçavans, dispos, robustes,
et plaisans, les mignons des Roys, les gouverneurs des villes: mais
encore s'ils n'ont les meilleurs chiens, les plus vistes chevaux,
les cailles, et les coqs les plus courageux au combat, ils ne
peuvent avoir patience. Dionysius l'aisné ne se contentoit
pas d'estre le plus grand et le plus puissant tyran qui fust de son
temps, mais pourautant qu'il n'estoit pas meilleur poëte que
Philoxenus, et qu'il ne sçavoit pas si bien discourir comme
Platon, il s'en indigna et s'en irrita si aigrement, qu'il en jetta
l'un dedans les carrieres où lon mettoit les criminels et
serfs de peine, et en envoya vendre l'autre comme esclave en l'isle
d'Aegine. Alexandre le grand n'estoit pas ainsi, car estant adverty
que Brisson le coureur, auquel il couroit en carriere à qui
gaigneroit le pris de vistesse, s'estoit faint en sa course, il s'en
courroucea bien asprement à luy: et pource fait sagement
Homere, car aiant dit d'Achilles
Tel que des Grecs, sans autruy blasonner,
Nul ne se peult à luy parangonner,
il adjouste incontinent apres,
Au faict de Mars: car quant à l'eloquence,
Il y en a de plus grande excellence.
Megabysus un grand seigneur de Perse alla un jour en la boutique
d'Apelles, là où il peignoit: et comme il s'entremeist
de parler de l'art de la penture, Apelles luy ferma la bouche
dextrement en luy disant: «Tandis que tu as gardé
silence, tu semblois estre quelque chose de grand, à cause de
tes chaines et carquants d'or, et de ta robbe de pourpre: mais
maintenant il n'est pas ces petits garsons là qui boyent
l'ochre, qui ne se mocquent de toy, voyant que tu ne sçais ce
que tu dis:» et neantmoins aucuns d'iceux estiment que les
Philosophes Stoïques se jouënt et se mocquent quand ils
leur entendent dire, que le Sage, selon leur opinion, est non
seulement prudent, juste, et vaillant, mais aussi qu'ils l'appellent
orateur, capitaine, poëte, riche, et Roy mesme: et eux
cependant veulent bien avoir toutes ces qualitez-là, et s'ils
ne les ont, ils en sont desplaisants. Et toutefois entre les Dieux
l'un a sa puissance en une chose, l'autre en une autre: et pource
est l'un surnommé Enyalius, c'est à dire, belliqueux:
l'autre Mantôus, c'est à dire, prophetique: l'autre
Cerdôus, c'est à dire, gaignant à traffiquer: et
Juppiter renvoye Venus aux licts et chambres nuptiales, non pas
à la guerre, comme ne luy appartenant pas de se mesler des
armes: joint qu'il y a de ces qualitez là que nous affectons
et où nous pretendons, qui ne peuvent <p 72v>estre
ensemble, par ce qu'elles sont contraires les unes aux autres: comme
l'exercice d'eloquence, et les arts mathematiques ont besoing de
repos et de loisir, et au contraire le credit au gouvernement, et la
faveur des Princes, ne s'acquierent pas sans s'empescher d'affaires,
et sans assiduité grande à faire la court: comme le
manger beaucoup de chair et boire force vin rendent le corps fort et
robuste, et l'ame imbecille: et le soing continuel d'amasser argent,
et de le conserver, augmente les richesses: et au contraire, le
mespris et contemnement des biens terriens est un grand entretien
pour l'estude de la philosophie. Et pourtant toutes choses ne
conviennent pas à tous, ains faut en obeïssant à
la sentence d'Apollo Pythique, apprendre à cognoistre
soymesme, et puis user de soy, et s'addonner à ce à
quoy lon est né, et non pas forcer la nature, en la tirant
par les cheveux, en maniere de dire, tantost à une imitation
de vie, et tantost à une autre.
Le cheval est pour servir à la guerre,
Pour la charrue à labourer la terre
Il faut le boeuf: le daulphin court volant
Jouxte la nef en pleine mer cinglant:
Le fier sanglier, qui de tuer menasse,
Hardy levrier trouve qui le terrasse:
mais celuy qui se courrouce et se fasche, qu'il n'est tout ensemble
lyon de montaigne se fiant à sa force, et un petit chien de
Malthe nourry au giron d'une riche vefve, c'est un fol
insensé: et de rien plus sage n'est celuy qui veut ressembler
à Empedocles, ou à Platon, ou à Democritus,
escrivant de la nature du monde, et de la verité des choses,
et quant-et-quant entretenir et coucher avec une riche vieille,
comme Euphorion: ou bien, boire et jouër avec Alexandre le
grand, comme faisoit un Medius: et qui se despite et desplaist de ce
qu'il n'est estimé pour ses richesses, comme Ismenias: et
pour sa vertu, comme Epaminondas: mais les coureurs ne se
tourmentent pas de ce qu'ils n'ont les couronnes des luicteurs, ains
se contentent et s'esjouïssent des leurs. «Sparte t'est
escheute, mets peine de l'orner,» comme dit le commun proverbe:
et suivant le dire de Solon,
Ce neantmoins changer nostre bonté
Nous ne voudrions à leur meschanceté:
Car la vertu est ferme et perdurable,
Et la richesse incertaine et muable.
Straton le philosophe naturel entendant que son concurrent Menedemus
avoit beaucoup de fois plus d'auditeurs et de disciples que luy:
Quelle merveille est-ce, dit-il, s'il y a plus de gens qui veulent
estre lavez que huilez, c'est à dire, qui aiment mieux vivre
mollement à leur plaisir, comme leur maistre Menedemus, que
durement et austerement, comme je les enseigne? Et Aristote
escrivant à Antipater, «Il ne faut pas, dit-il,
qu'Alexandre seul se magnifie de ce qu'il commande à grand
nombre d'hommes: mais aussi, et non pas moins, ceux qui ont la
creance et opinion telle qu'il faut des Dieux.» ceux qui
exaltent ainsi leur estat, ne seront jamais envieux de celuy des
autres. Et maintenant nous ne requerons pas que la vigne porte des
figues, ny que l'olivier porte des raisins: mais nous si nous
n'avons tous les avantages ensemble et des riches, et des doctes, et
des guerriers, et des philosophes, et des flateurs et plaisans, et
des hommes libres et francs, et des despensiers et des espargnans,
nous nous calomnions, et sommes ingrats envers nous mesmes, et
mesprisons nostre vie comme indigente et necessiteuse. Mais outre
cela, nous voyons que la nature mesme nous admonneste: car ainsi
comme elle a preparé aux bestes brutes divers moyens de se
paistre et nourrir, et n'a pas faict que toutes devorassent la
chair, ou toutes vescussent de grains, et de semences, ne toutes
fouillassent les racines: aussi a elle donné
<p 73r>aux hommes plusieurs sortes de nourriture: les uns
vivent de leur bestail, les autres du labourage, les autres de la
volerie, les autres de la pescherie. Et pourtant faut-il que chascun
choisisse la maniere qui est plus sortable à sa nature, et
qu'il l'exerce et la suyve, et ne convaincre pas le poëte
Hesiode d'avoir defectueusement parlé, et non pas assez
dict,
Et le potier au potier porte envie,
Et le maçon au maçon.
Car non seulement nous sommes envieux de ceux qui sont de mesmes
estates et mesmes moeurs que nous: mais il y a jalouzie entre les
riches et les sçavans, entre les riches et les nobles, entre
les advocats et les retoriciens, voire jusques là, que des
personnes libres et de noble maison auront envie sur un joueur de
Com@edies qu'ils entendront estre bien venus et en grand credit
és courts des Princes et des Roys, les reputans heureux
jusques à une pasmoyson d'esbahissement, et jusques à
s'en desplaire à eux-mesmes et s'en troubler grandement. Mais
qu'il soit ainsi, que chascun de nous ait en soy-mesmes les thresors
de contentement, et de mescontentement, et que les tonneaux de biens
et des maux ne soient pas sur le sueil de l'huis de Jupiter, comme
dit Homere, mais bien en l'ame de chascun de nous, les diverses
passions le donnent assez à cognoistre: car les fols et mal-
advisez negligent et laissent aller sans en jouïr les biens
qu'ils ont presents, tant ils ont tousjours l'esprit tendu du soucy
de l'advenir: et les sages rememorent si vifvement ceux qu'ils ont
desja passez, qu'ils se les ramenent, et s'esjouissent comme s'ils
estoient encore presents, car le present ne se laissant toucher
à nous que par un bien petit moment de temps, et fuyant aussi
tost nostre sentiment, semble aux fols n'estre point nostre, et ne
nous appartenir point: ains comme ce cordier-là que lon peint
en la description des enfers, laisse consumer à une asne
paissant aupres de luy, autant de corde de genest, comme il en peult
plier et tordre, aussi l'oubliance de plusieurs, ingrate et sans
aucun sentiment, venant à recueiller et devorer quant et
quant, et faire esvanouir toute action honneste, tout office de
vertu, tout aggreable passe-temps, tout deduit, et toute amiable
conversation, ne permet pas que la vie soit une et mesme, le
passé demourant enchainé avec le present, ains
divisant la journee d'hyer d'avec celle d'aujourd'huy, et celle
d'aujourd'huy d'avec celle de demain, met tout ce qui a esté
avec ce qui ne fut oncques, en en faisant perir toute souvenance.
Ceux qui aux escholes et disputes des Philosophes ostent toutes
augmentations, disans que la substance coule continuellement, font
de paroles un chascun de nous à toute heure autre et autre
que soymesme: mais ceux-cy, à faute qu'ils ne peuvent retenir
en leur memoire le passé, ny le comprendre et arrester, ains
le laissent tousjours escouler, se rendent euxmesmes par effect et
au vray vuides et vains à chasque jour present, et dependans
tousjours du lendemain, comme si ce qu'ils feirent ou qu'ils eurent
l'annee passee, ou n'agueres, ou mesme hyer, ne leur appartenoit en
rien, et du tout ne leur fust oncques advenu. Cela donc est l'une
des choses qui trouble l'@equanimité et tranquillité
d'esprit, et cecy encore plus, c'est que comme les mousches ne se
peuvent tenir contre les endroicts des miroirs qui sont bien lissez,
ains glissent, et au contraire elles s'attachement bien à
ceux qui sont raboteux et scabreux, et où il y a des
graveures: aussi les hommes glissans dessus les aventures qu'ils ont
euës gayes, joyeuses et prosperes, s'attachent à la
rememoration des adverses et mal-plaisantes: ou plus tost, ainsi que
lon dit qu'au territoire de la ville d'Olynthe y a un endroit qui
est mortel aux escarbots, à raison dequoy il est aussi
appellé Cantharolethron, pour ce que quand les escarbots y
entrent une fois, jamais ils n'en peuvent sortir, ains tournent et
virent tant là dedans, qu'ils y meurent: aussi se laissans
une fois couler en la rememoration <p 73v>de leurs malheurs
passez, jamais plus ils n'en veulent sortir, ny respirer: et au
contraire, il faut faire comme quand on peint un tableau, là
où on cache dessoubs les couleurs brusques et mornes, et met-
on au dessus les gayes et claires: car d'effacer du tout les
mesadventures, et s'en delivrer entierement, il n'est pas possible,
pour ce que l'armonie du monde est composee de choses contraires, ne
plus ne moins que d'une lyre et d'un arc: et n'y a rien du tout
és choses humaines qui soit tout pur et net, ains comme en la
Musique il y a des voix haultes et basses, et des sons aigus, et
d'autres graves: et en la grammaire des lettres que lon appelle
voyelles, et d'autres muettes et n'est pas grammairien ny musicien
qui hait et fuit les unes et aime les autres, mais celuy qui se
sçait servir de toutes, et les mesler ensemble selon son art:
aussi les affaires et occurrences humaines, aiants des contrecarres
les unes avec les autres, d'autant que comme dit Euripides,
Jamais le bien n'est separé du mal,
ains y a ne sçay quelle meslange pour faire que tout aille
bien, il ne faut pas se descourager, ny se laisser aller par les
unes, quand elles adviennent, ains faut faire comme les harmoniques
et musiciens, en rebouschant tousjours la poincte des adverses par
la recordation des prosperes, et embrassant tousjours les bonnes
avec les mauvaises fortunes, faire une composition de vie bien
accordante et propre à un chascun: car il n'est pas ainsi
comme disoit Menander,
Chascun de nous au jour de sa naissance
A d'un bon ange aussi tost l'assistance,
Pour le guider tout le long de sa vie.
Mais plus tost, comme dit Empedocles, incontinent que nous venons
sur terre, deux D@emons et deux destins nous prennent et nous
instituent:
La Chthonie est la Fee terrienne,
Heliopé tournant la veuë sienne
Vers le Soleil, la Deris qui ses mains
Aime tousjours teindre au sang des humains,
Harmonié à la face riante,
Callisto belle, et Aeschra mal plaisante,
Thoosa viste, et Din@eé qui tout
Ce qu'entreprendre elle ose méne à bout,
Nemertes blanche et nette comme yvoir,
Et Asaphie aussi l'obscure et noire.
Tellement que nostre nativité recevant les semences de toutes
ces passions-là meslees et confuses ensemble, et pour ceste
raison nostre vie en estant fort inegale, l'homme de bon jugement et
sage doit souhaitter et demander aux Dieux les meilleures, mais se
disposer aussi à en attendre des autres, et à se
servir de toutes, en ostant de chascune ce qui y pourroit estre de
trop. Car non seulement celuy qui se souciera le moins du demain,
arrivera le plus joyeusement à demain, ainsi que souloit dire
Epicurus, mais aussi la richesse, la gloire, l'authorité et
le credit resjouissent plus ceux qui moins redoutent leurs
contraires: car le trop ardent desir que lon a de chascune
d'icelles, imprimant aussi une trop vehemente peur de les perdre,
rend le plaisir de la jouïssance foible et mal asseuré,
ne plus ne moins qu'une flamme qui est agitee du vent: mais celuy
à qui la raison donne tant de force, que de pouvoir dire,
sans craindre ny trembler, à la Fortune,
Tu me peux bien oster quelque plaisir,
Mais peu laisser aussi de desplaisir,
c'est celuy qui plus joyeusement jouït des biens quand ils sont
presents, pour son asseurance, et pour ne redouter point la perte
d'iceux, comme si c'estoit chose insupportable. <p 74r>Et en
cela peut-on non seulement admirer, mais aussi imiter la disposition
d'Anaxagoras en vertu, quand il entendit que son fils estoit
trespassé, il dit, «Je sçavois bien que je
l'avois engendré mortel:» et dire à chasque
occurrence de malheurs fortuits, Je sçavois bien que j'avois
des richesses transitoires, et non permanentes: Je sçavois
bien que ceux qui m'avoient conferé telle dignité, me
la pouvoient oster: Je sçavois bien que j'avoir une femme de
bien, mais femme toutefois: et un amy qui estoit homme, c'est
à dire, animal de nature muable, comme disoit Platon. Car
telles preparations, et dispositions, si d'adventure il nous arrive
quelque cas contre nostre volonté, et non pas contre nostre
attente, nous ostent tous tels regrets: Je n'eusse jamais
pensé, j'attendois bien autre chose: je n'eusse jamais
cuidé que telle chose eust peu advenir: qui sont comme
battemens de coeur, et hastements de pouls, et arrestent soudain
toute furieuse emotion et trouble d'impatience. C'est pourquoy
Carneades aux grands affaires avoit accoustumé de ramentevoir
aux hommes, que ce qui advient contre l'esperance ou attente, glisse
facilement en desplaisir et douleur. Le Royaume de Macdoine n'estoit
qu'une petite partie de l'Empire Romain, mais le Roy Perseus l'aiant
perdu, luymesme regrettoit sa fortune, et de tout le monde estoit
jugé tres-malheureux, et tres-infortuné: au contraire,
celuy qui l'avoit vaincu, Paulus Aemylius, aiant remis entre les
mains d'un autre son armee, qui commandoit à la terre et
à la mer, estoit couronné de chapeaux de fleurs, et
sacrifioit aux Dieux, estant à bon droit estimé de
tout le monde bien-heureux: d'autant que l'un sçavoit bien
qu'il avoit reçeu une puissance, laquelle il luy faudroit
rendre au bout de son terme: et l'autre en avoit perdu une, qu'il ne
s'attendoit pas jamais de perdre. Le poëte mesme Homere nous
donne bien à entendre, quel est ce qui arrive contre toute
attente et esperance, quand il fait qu'Ulysses pleure pour la mort
de son chien, et neantmoins estant assis aupres de sa femme qui
ploroit, il ne pleur point, d'autant qu'il estoit là venu,
aiant de longue main anticipé et domté par le jugement
de la raison son affection: et au contraire il estoit tombé
à l'improuveu soudainement, contre son attente, en l'autre
accident. Mais en somme, des choses qui nous adviennent contre
nostre volonté, les unes nous griefvent, et nous offensent
par nature: les autres, et la plus part, par opinion et mauvaise
accoustumance, nous apprenons à nous en fascher. Et pource ne
seroit-il pas mauvais d'avoir tousjours à main ce mot de
Menander,
Il ne t'est rien de grief mal advenu,
Si tu ne feins t'estre mesadvenu.
car comment, dit-il te peut-il appartenir s'il ne touche ny à
ton corps ny à ton ame? comme pour exemple, la roture de ton
pere, l'adultere de ta femme, la perte de quelque honneur ou de
quelque preeminence, tous lesquels inconveniens peuvent arriver
à l'homme, que ny son corps ny son ame, pour leur presence,
ne s'en porteront ja pis, ains seront en tresbon estat: et
alencontre de ceux qui naturellement nous griefvent, comme sont les
maladies, les travaux, la mort et perte d'amis, ou d'enfans, il faut
opposer un autre mot du poëte Euripide,
Helas mais quoy, helas cest' infortune
Est chose à l'homme ordinaire et commune.
car il n'y a raison ny remonstrance qui retienne tant la
sensualité, quand elle glisse et se laisse emporter à
ses affections, que celle qui luy ramentoit et reduit en memoire la
commune et naturelle necessité, par le moyen de laquelle
l'homme, à cause de son corps, estant meslé et
composé, expose ceste seule anse à la fortune, par
où elle le peut prendre, au demourant seur et asseuré
en ce qui est le principal et le plus grand en luy. Demetrius aiant
pris la ville de Megare demanda au philosophe Stilpon, si on luy
avoit point pillé quelque chose: Stilpon luy respondit,
«Je n'ay veu personne <p 74v>qui emportast rien qui
fust à moy:» aussi quand bien la fortune nous auroit
pillé et osté tout le reste, encor avons nous quelque
chose en nous,
Qu'on ne sçauroit n'emporter ne piller.
Et pourtant ne faut-il pas du tout ravaller ny deprimer si fort la
nature humaine, comme si elle n'avoit rien de ferme ny de permanent,
ou qui fust par dessus la fortune: ains au contraire sçachant
que c'est la pire et plus petite partie de nous, fresle et
vermouluë, par laquelle nous sommes subjects à la
fortune, et que de la meilleure partie nous en sommes seigneurs et
maistres, en laquelle sont situees et fondees les meilleures
qualitez qui soient en nous, les bonnes opinions, les arts et
sciences, les bons discours tendans à la vertu, lesquelles
sont de substance incorruptible, et qui ne nous peult estre
desrobee: faut que nous maintenions asseurez et invincibles à
l'advenir, disans alencontre de la fortune ce que Socrates dit
alencontre de ses accusateurs Anytus et Melitus, addressent sa
parole aux Juges: «Anytus et Melitus me peuvent bien faire
mourir, mais de me porter dommage ils ne peuvent.» Aussi la
fortune me peult bien faire tomber en maladie, m'oster mes biens, me
mettre en male grace d'un peuple ou d'un prince: mais elle ne peult
rendre meschant, ne couard, ny lasche et vil de coeur, ny envieux
celuy qui est homme de bien, vaillant et magnanime, ne luy oster la
disposition rassise de prudence, de la presence de laquelle la vie
de l'homme a tousjours plus grand besoing que la navire n'a de la
presence du pilote sur la mer: car le pilote ne sçauroit pas
quand il luy plaist addoucir la tourmente, ny appaiser la violence
du vent, ny gaigner le port toutes les fois qu'il luy en seroit bien
besoing, ny constamment sans trembler attendre tout ce qui
sçauroit advenir, ains court fortune, tant qu'il ne desespere
point pouvoir user de son artifice,
Calant la voile tout à bas,
Tant que paroist un peu le mas
Par dessus la mer tenebreuse:
et lors il se sied tremblant et branlant de frayeur: mais la
disposition de l'homme prudent, outre ce qu'elle apporte
serenité et tranquillité aux corps en dissipant, pour
la plus part, les preparatifs des maladies par continence, sobre
di@ete, exercices et travaux moderez, si encore du dehors il advient
par fortune quelque commancement d'indisposition, comme s'il falloit
à un vaisseau passer par dessus un rocher caché soubs
l'eau, il le traverse avec un leger et habille trinquet, comme dit
Asclepiades. Mais si d'adventure il arrivoit quelque si grand
inconvenient contre toute esperance, que puissance humaine n'en
peust venir à bout, le port est prochain, et se peut on
sauver à nage hors du corps, comme hors d'un esquif qui fait
eau: car c'est la crainte de mourir, non pas le desir de vivre, qui
tient le fol attaché et lié au corps, lequel il tient
estroittement embrassé, comme fait Ulysses en Homere un
figuier sauvage, de peur de tomber dedans le gouffre de Charybdis
qui estoit au dessoubs,
Là où le vent ne le laisse amarer,
Et ne le seuffre aussi pas demarer,
se desplaisant infiniement en l'un et redoutant effroyeement
l'autre. Mais celuy qui a tant soit peu de cognoissance de la nature
de l'ame, et qui discourt et considere en soy mesme, que la mort
advenant, il se fait une mutation d'icelle en mieux, ou pour le
moins non en pis, certainement celuy est un grand entretien de repos
et tranquillité en son ame de ne redouter point la mort: car
qui peut, alors que la vertu et partie propre à l'homme est
la plus forte, vivre joyeusement, et lors aussi que la contraire
ennemie de la nature surmonte, s'en departir hardiment et sans
crainte, en disant,
Quand je voudray Dieu me delivrera:
que pourrions-nous imaginer qui peust advenir de fascheux, de
moleste, ny de turbulent à l'homme de telle resolution? Car
celuy qui peult dire, Je t'ay prevenu, Fortune, <p 75r>et
t'ay bousché toutes tes advenues, j'ay estoupé toutes
tes entrees: celuy-là ne s'asseure pas sur des barrieres, ny
sur des portes fermees à clefs, ny des murailles, ains sur
des sentences philosophiques, et discours de raison, dont tous ceux
qui le veulent sont capables, et ne les faut pas descroire, ny s'en
desfier, ains plus tost les admirer, et estimer avec un ravissement
d'esprit affectionné, en faisant preuve et experience de soy-
mesme premierement és choses moindres, pour puis apres
parvenir aux plus grandes, en ny fuyant et ne rejettant pas le soing
et la diligence de bien cultiver et exerciter son ame. Quoy faisant
à l'adventure n'y trouvera lon pas tant de difficulté,
comme lon pense: car la mignardise de nostre ame s'arrestant
tousjours à ce qui luy est plus aisé, et s'en refuyant
incontinent de la cogitation des choses molestes et fascheuses, aux
aggreables et plaisantes, fait qu'elle demeure tendre et non
exercitee à l'encontre de la delicatesse et de la douleur.
Mais celle qui s'apprent par accoustumance, et s'exercite à
soustenir l'apprehension d'une maladie, d'une adversité, d'un
bannissement, et qui se parforce de combattre par raison contre
chascun de tels accidents, trouvera par experience qu'il y a
beaucoup de faulseté, de vanité, et
d'imbecilllité és choses que par erreur d'opinion on
estime penibles, douloureuses et effroyables, ainsi que la raison le
demonstre à qui veult s'arrester à discourir
particulierement de chascune: et toutefois il y a encore plusieurs
qui redoutent effroyeement ce dire de Menander,
Homme vivant affermer ne sçauroit,
Tel cas jamais venir ne me pourroit,
ne sçachant pas combien sert à s'exempter de tout
ennuy et toute fascherie, s'exerciter à pouvoir regarder
à yeux ouverts alencontre de la fortune, et ne rendre point
les apprehensions et imaginations en soy-mesme molles et effeminees,
comme estant nourry à l'ombre, soubs des esperances qui
cedent et plient tousjours à leurs contraires, et ne se
roidissent jamais alencontre de pas un: mais nous pouvons aussi dire
alencontre de Menander, Il est vray qu'homme vivant ne
sçauroit dire, Cela jamais ne m'adviendra: mais aussi
pouvons-nous dire, Tant que je vive, jamais je ne feray cela: je ne
mentiray jamais: jamais je ne tromperay: jamais je ne faulseray ma
foy: je ne surprendray jamais personne: car cela estant en nostre
puissance, n'est pas peu de moyen, ains grand acheminenent au repos
de l'esprit: comme au contraire le remors de la conscience, Je
sçay que j'ay commis telle meschanceté, laisse, comme
un ulcere en la chair, une repentance en l'ame qui tousjours
s'agrattigne et s'ensanglante elle mesme. Car ainsi comme ceux qui
tremblent de froid, ou bruslent de chaud en fiévre, en sont
plus affligez et plus tourmentez que ceux qui souffrent les mesmes
passions par causes exterieures de froideur d'hyver, ou de chaleur
d'esté: aussi les mesadventures fortuites et casuelles
apportent des douleurs plus legers, comme venans du dehors. Mais
quand on dit, Nul des autres n'en est à blasmer, j'en suis
seul cause: ce que lon a accoustumé de regretter et lamenter
du fond du coeur, quand on se sent coulpable de quelque crime, cela
rend la douleur d'autant plus griefve, qu'elle est conjoincte
à honte et infamie. Et pourtant n'y a il ny maison
plantureuse, ny quantité grande d'or et d'argent, ny
dignité, et noblesse du sang, ny grandeur d'estat et office,
ny grace ou vehemence de parler, qui apporte tant de serenité
et de tranquillité calme à la vie de l'homme, que
d'avoir l'ame pure et nette de tous meschants faicts, volontez et
conseils, et les moeurs qui sont la source, dont coulent toutes nos
honnestes et loüables actions impollues, et non troublees ny
infectees d'aucun vice: c'est ce qui leur donne un efficace gaye: et
comme divinement inspiree, avec une grandeur et fermeté de
courage, et avec un souvenance plus joyeuse et plus
<p 75v>constante, que l'esperance que descrit Pindare,
nourrice de la vieillesse: car ne plus ne moins que les boistes
où lon met l'encens, ainsi que disoit Carneades, encore apres
qu'elles sont vuides retiennent la bonne odeur longuement: aussi les
bonnes et honnestes actions sortans de l'ame de l'homme sage, y
laissent tousjours une aggreable et tousjours fresche recordation,
par laquelle la joye et liesse arrousee florit en vigueur, et
mesprise ceux qui lamentent et diffament ceste vie, comme si
c'estoit une gehenne et lieu de tourments, ou un confinement
où les ames fussent releguees et bannies. Et ne puis qui je
ne louë grandement le propos de Diogenes, lequel voyant
quelquefois en Laced@emone un estranger, qui se paroit et ornoit
curieusement pour un jour de feste: «Comment, dit-il, l'homme
de bien n'estime-il pas que tousjours soient festes pour luy? ouy
certainement, et feste fort celebre et solennelle, si nous sommes
sages.» Car ce monde est un temple tres-sainct, et tres-devot,
dedans lequel l'homme est introduit à sa nativité,
pour y contempler des statues non ouvrees et taillees de mains
d'hommes, et qui n'ont aucun mouvement, mais celles que la divine
pensee a faittes sensibles, pour nous representer les intelligibles,
comme dit Platon, aians en elles les principes empraints de vie et
de mouvement, c'est à sçavoir, le Soleil, la Lune, les
estoilles, et les rivieres, jettans tousjours eau fresche dehors, et
la terre qui envoye et fournit sans cesse aliments aux animaux et
aux plantes. Ainsi faut il estimer, que la vie de l'homme soit comme
une profession et entree en une tresparfaite religion: pourtant
estoit-il convenable qu'elle faut remplie de grande
tranquillité d'esprit et de continuelle joye: non pas comme
fait le vulgaire de maintenant, qui attent la feste de Saturne, ou
celle de Bacchus, ou celle de Minerve, pour se resjouir, et pour
rire un ris acheté à pris d'argent, qu'ils payent
à des baladins et à des badins et jouëurs de
farces pour les faire rire à force. Et puis en ces festes
là nous demourons assis honnestement, sans nous tourmenter:
car il n'y a personne qui face des regrets quand on le reçoit
en la confrairie, ne qui se lamente en regardant les jeux Pythiques,
ny qui jeune és festes de Saturne: et au contraire les festes
que Dieu mesme a instituees, et que luy-mesme conduit et ordonne,
ils les contaminent et deshonorent, les passans le plus souvent en
pleurs, regret, et gemissement, ou pour le moins en soucis et ennuis
fort laborieux. Ils prennent plaisir à ouir les instruments
de musique, qui sonnent plaisamment, et les oyseaux qui chantent
doulcement, et voyent volontiers les animaux qui se jouënt, et
qui saultent de gayeté de coeur, et au contraire ils
s'offensent de ceux qui hurlent, ou qui buglent et fremissent, ou
qui ont une hydeuse et triste mine à les voir: et ce pendant
voyans tout le cours de leur propre vie, triste, morne,
travaillé et opprimé des plus tristes passions, plus
laborieux affaires, et de cures et soucis qui ne prennent jamais
fin, non seulement ils ne se veulent pas donner à eux-mesmes
quelque relasche, et quelque moyen de respirer, mais qui pis est,
ils ne veulent pas recevoir les paroles et remonstrances de leurs
amis et parents qui les admonestent de ce faire, lesquelles s'ils
vouloient ouir et s'en servir, ils pourroient sans reprehension se
comporter envers le present, et se souvenir avec joye et plaisir du
passé, et s'approcher hardiment et sans desfiance, avec une
gaye et joyeuse esperance de l'advenir.
ENTRE les plantes que la terre produit il y a aucunes qui non
seulement de leur nature sont sauvages, et ne portent aucun fruict,
mais qui pis est, en croissant nuisent aux bonnes et fructueuses
plantes et semences, et toutefois les jardiniers et laboureurs
jugent que ce sont signes de terre qui n'est pas mauvaise, mais
bonne et grasse: aussi y a il des passions de l'ame qui ne sont pas
bonnes quant à elles, mais ce sont comme fleurs et boutons
d'une bonne nature, et qui se laisse bien cultiver par raison: entre
lesquelles je compte celle que les Grecs appellent Dysopie, [...]
c'est à dire, mauvaise honte, et qui porte dommage: laquelle
n'est pas mauvais signe, quant à elle, mais elle est occasion
de mal. Car ceux qui sont par trop honteux, et là où
il ne le faut pas estre, font bien souvent autant de fautes, comme
ceulx qui sont effrontez et impudents, excepté qu'ils sont
marrys et desplaisans quand ils faillent, et les autres en sont bien
aises: car l'impudent ne se desplaist point d'avoir faict chose
deshonneste, et le honteux se trouble facilement des choses mesmes
qui semblent estre deshonnestes et ne le sont pas. Car à fin
de n'equivocquer point, nous entendons par honteux, celuy qui
rougist de honte, par trop et à tout propos: et semble qu'il
en ait pris son nom en la langue Grecque, Dysopetus, [...] pour ce
que le visage luy change, et se laisse aller quand et le courage:
car ainsi comme lon definit Catesia, [...] c'est à dire
silence norme, et tristesse qui fait regarder contre terre: aussi
ont ils appellé celle honte qui cede et se laisse aller
à toutes prieres, jusques à n'oser pas regarder en
face ceux qui luy demandent, Dysopie. Voyla pourquoy l'orateur
Demosthenes disoit, que l'effronté n'a pas des prunelles,
mais des putains, aux yeux, se jouant en l'equivocque de ce nom
Cora, [...] qui signifie une pucelle, et la prunelle de l'oeil: et
au contraire le honteux monstre à son visage, qu'il a le
courage trop tendre et trop effeminé, et la faute qu'il fait
en se laissant vaincre et emporter aux impudents, en se flatant soy
mesme, il la nomme vergongne. Or Caton disoit, qu'il aimoit mieulx
les jeunes hommes qui rougissoient, que ceux qui pallissoient, aiant
raison d'accoustumer et enseigner les jeunes gens à redouter
plus tost d'estre blasmez que d'estre convaincus et la suspicion
plus tost que le peril: mais toutefois encore faut-il oster ce qu'il
y a de trop en la timidité et crainte de reproche, pour ce
qu'il y en a souventefois qui redoutans autant d'estre accusez comme
d'estre chastiez, à faute de coeur laissent à faire le
devoir, ne pouvans soustenir que lon die mal d'eux: ainsi ne fault-
il pas negliger ny ceux-là qui sont ainsi foibles et si
tendres de coeur, ny aussi louër ceux qui l'ont si dur et si
roide, qu'ils ne fleschissent à rien, comme celuy que descrit
ce poëte,
D'Anaxarchus hardie et vehemente
La force estoit comme un chien impudente,
Où que ce fust qu'il se voulust jetter:
mais il faut composer une meslange temperee des deux extremitez, en
ostant de celle trop grande roideur l'impudent, et de ceste trop
molle doulceur l'impuissance, mais de ces deux extremitez la cure
n'en est pas bien aisee, ny le trop ne s'en peut pas retrencher sans
danger: car ainsi comme le laboureur quand il veut essarter, et
arracher quelque plante sauvage qui ne porte pointe de fruict,
mettant à bon escient la marre tout du premier coup dedans la
terre, il en coupe les racines, ou en approchant le feu il la
brusle: mais quand il met la main à la vigne pour la tailler,
ou à un pommier, ou un figuier, il y va bien retenu,
craignant de couper, avec ce qui est superflu, quelque chose de ce
qui est bon et sain: aussi le philosophe voulant oster de l'ame d'un
jeune homme l'envie, qui est une <p 76v>plante sauvage, dont
on ne sçauroit faire rien qui vaille, ou une ardeur
d'acquerir hors de saison, ou une luxure desordonnee, il ne craindra
point de l'ensanglanter, le percer jusques au fond, et luy faire une
profonde playe: mais quand il viendra à approcher le
trenchant de la parole de la tendre et delicate partie de l'ame,
comme est celle où gist ceste demesuree et excessive honte
qui n'ose regarder les hommes en la face, il craindra que par
mesgarde il ne retrenche quant-et-quant celle qui est bonne et
louable: car les nourrices mesmes bien souvent en cuidant nettoyer
et frotter la crasse des petits enfants, elles leur escorchent le
cuir, et les offensent à bon escient. Voyla pourquoy il ne
fault pas en voulant effacer à faict aux jeunes gens ceste
honte excessive, les rendre ou nonchalants de chose qu'on leur die,
ou trop roides et inflexibles, ains faut faire comme ceux qui
demolissent les maisons prochaines aux temples, de peur de toucher
à chose qui soit sacree, ils laissant de bout les parties des
edifices qui y touchent, et qui en sont les plus pres, et les
estayent, qu'elles ne tombent d'elles mesmes: aussi faut-il craindre
qu'en voulant oster le trop de honte, nous n'emportions la honte
toute entiere, et ce qui en approche, comme la modestie et la
debonnaireté, soubs lesquelles deux qualitez la honte
excessive se glissant et s'attachant, à celuy qui y est
subject, le flatte, comme si cela luy procedoit d'humanité,
de courtoisie, et de bon sens commun, non pas d'une opiniastre et
inflexible dureté. Voyla pourquoy les philosophes
Stoïques ont distingué de noms mesmes la honte
excessive, la honte simple, et la vergongne: mais ces termes-
là propres ne se peuvent trouver en la langue
Françoise, comme en la Grecque, de peur qu'ils ne laissassent
par l'equivoque et douteuse ambiguité du nom, moyen à
ceste passion de porter dommage aucun: et à fin que nous
peussions sans calomnie user des noms propres, ou bien les
distinguer comme fait Homere en disant,
Honte qui porte aux humains grand dommage,
Ou qui leur est aussi grand advantage.
et n'est pas sans cause qu'il a mis devant, le porter dommage: car
la honte est utile par le moyen de la raison, qui retrenche ce qu'il
y a de trop, et laisse ce qui est au milieu entre peu et trop.
Premierement doncques il faut que celuy qui se sent forcé de
trop de honte, croye et se persuade, qu'il est detenu d'une passion
nuysible et dommageable. Or n'y a il rien de nuysible et dommageable
qui soit honneste, et ne se faut pas resjouir pour se sentir
chatouiller les oreilles des louanges, en s'oyant appeller gentil,
courtois et joly, au lieu de juste, grave et magnagnime, ny faire
comme le Pegasus d'Euripides,
Qui se baissoit plus que lon ne vouloit
devant Bellerophon, c'est à dire, ne se laisser pas aller
à tous demandans, ne s'abbaisser à leur appétit
pour crainte d'entendre, c'est un homme dur, c'est un homme
inexorable. On dit que le Roy d'Aegypte Bocchoris estant de sa
nature aspre et rude,la Deesse Isis luy envoya un aspic, lequel
s'entortillant à l'entour de sa teste luy faisoit ombre,
à fin qu'il jugeast justement: mais ceste honte excessive
estant tousjours dessus ceulx qui n'ont pas le coeur assez ferme et
viril, et n'osant pas librement respirer ny regarder franchement
entre deux yeux, divertit les juges de faire justice, clost la
bouche à ceux qui doivent conseiller, et les contrainct de
faire et dire beaucoup de choses qu'ils ne voudroient pas, et celuy
qui sera le plus desraisonnable et le plus importun, maistrisera
tousjours et tyrannisera celuy qui est ainsi honteux, forceant son
trop de honte par son impudence: d'où vient que ceste honte
excessive, ne plus ne moins qu'un lieu bas qui reçoit toutes
fluxions, ne pouvant repoulser ny destourner aucune rencontre, ne
jamais dire rien, se laissee fouler aux pieds, en maniere de dire,
par les plus villains actes et plus deshonnestes passions qui
soient, car c'est un mauvais gardien de l'aage puerile: comme disoit
Brutus, qu'il ne luy sembloit <p 77r>pas, que celuy qui ne
sçauroit rien refuser, eust honnestement passé la
fleur de sa jeunesse: aussi est-ce une mauvaise gouvernante du lict
nuptial, et des chambres des femmes comme le reproche, en Euripide,
à son adultere, celle qui se repent du faict,
Tu m'as seduitte, abusee,et perdue:
de maniere que ceste honte, oultre ce que d'elle mesme elle est
vicieuse, venant encore à corrompre et solliciter
l'impudicité, trahit et rend toutes forteresses foibles,
ouvertes, faciles à ceux qui les veulent tenter et assaillir,
lesquels par dons prennent les plus villaines et plus vicieuses
natures, mais par inductions, et par le moyen de ceste excessive
honte, ils viennent à bout bien souvent de celles qui sont
gentiles et honnestes. Je laisse doncques à parler des
dommages que ceste honte fait en matiere d'argent. Ils prestent, de
honte de refuser, à ceux de la foy desquels ils se
défient: Ils approuvent et louënt ceste sentence doree
du temple d'Apollo, Qui respond paye: mais quand ce vient à
l'esprouver aux affaires, ils ne s'en peuvent servir. Il ne seroit
pas facile de nombrer, combien d'hommes ceste passion a fait mourir:
car Creon mesme en la Trag@edie d'Euripide nommee Medee, apres avoir
dit,
Femme il vaut mieux que je te mescontente,
Te refusant à ceste heure presente,
Que pour avoir esté mol, cy apres,
En ton endroit, jetter mille regrets.
Il a dit une belle sentence pour les autres, mais luymesme s'estant
laissé aller à ceste excessive honte, et aiant
donné un jour de delay à sa requeste, il fut cause de
la ruine totale de sa maison. Il y en a eu d'autres, qui se doutans
bien qu'on les vouloit tuer ou empoisonner, ont encore eu honte de
refuser d'aller où on les convioit: ainsi mourut Dion,
sçachant bien que Callippus l'espioit, et aiant honte de se
défier et garder de luy, pourautant qu'il estoit son hoste et
son amy: ainsi fut aussi massacré Antipater fils de
Cassander, aiant convié Demetrius de souper en son logis, et
le lendemain estant aussi convié par luy, il eut honte de se
monstrer défiant, en refusant d'y aller, attendu que l'autre
s'estoit fié en luy, et ainsi fut assommé apres le
souper. Et Hercules qu'Alexandre avoit eu de Barsine, Polyperchon
avoit fait marché à Cassander de le tuer pour la somme
de soixante mille escus, et puis l'avoit convié à
venir souper en son logis: le jeune Prince eut peur, et se
défia de telle semonce, alleguant pour son excuse, qu'il se
trouvoit tout mal: tellement que Polyperchon y alla luy mesme, et
luy dit: Sur toutes choses mon fils, estudiez vous à imiter
la facilité et privauté de vostre pere envers et avec
ses amis, si d'adventure vous ne me tenez pour suspect, comme si
j'espiois de vous faire mourir. Le jeune homme eut honte de le
refuser, et le suyvit: et apres qu'ils eurent soupé, il le
feit estrangler. Ce n'est doncques pas un advertissement digne de
mocquerie, ny plein de sottise, comme aucuns pensent, ains prudent
et sage, quand Hesiode dit,
Chez toy convie à souper ton amy,
Mais laisse à part chez luy ton ennemy.
n'aye point honte d'esconduire celuy que tu sçais qui te
hait, et ne le rejette point à demy quand il monstrera se
fier en toy: car il te reconviera si une fois tu le convies, et te
donnera à souper quand tu luy en donneras, si une fois tu
abandonnes la defiance, garde de ton salut, comme amollissant ta
bonne trempe par honte de n'oser refuser. Parquoy puis qu'il est
ainsi, que ceste passion est cause de plusieurs inconveniens, il
faut tascher à la forcer par exercitation, en commanceant,
comme lon fait à tous autres exercices, premierement par les
choses qui ne sont pas trop difficiles, ny trop mal-aisees à
regarder droit alencontre. Comme, pour exemple, s'il y a quelqu'un
en un bancquet qui boive à toy, quand tu auras des-ja
suffisamment beu, n'aye point de honte de le refuser, et ne te force
point toymesme, ains pose la coupe ou <p 77v>bien, si un
autre te semond à jouër à trois dez, n'aye honte
de n'y vouloir entendre, et ne crains point d'en estre
mocqué, mais fay comme Xenophanes feit à Lasus
Hermionien qui l'appelloit couard, d'autant qu'il ne vouloit pas
jouër aux dez avec luy: «Ouy, dit-il je suis couard
voirement et timide és choses villaines et
deshonnestes.» D'autre part, seras tu tombé entre les
mains d'un babillard, qui t'arrestera, t'embrassera, et ne te
laissera point eschapper, n'aye point de honte, mais romps luy tout
court la broche, et t'en va ton chemin pour faire tes affaires: car
tel refus et telles fuittes et desfaittes, en choses dont on ne se
sçauroit plaindre que bien legerement de nous, nous exercent
à n'avoir point de honte là où il n'en fault
point, et nous accoustument à choses de plus grande
importance. Auquel endroit il n'est pas mal à propos de nous
souvenir de Demosthenes: car comme les Atheniens fussent en branle
de secourir Harpalus, et meissent ja l'armet en teste contre
Alexandre le grand, soudainement comparut Philoxenus, lieutenant du
Roy sur la marine: de quoy le peuple d'Athenes fut si
estonné, qu'il n'y en eut pas un qui dist plus un seul mot,
tant ils avoient de peur: et lors Demosthenes, «Que feront ils,
dit-il, quand ils verront le Soleil, veu qu'ils ne peuvent pas
franchement regarder la lueur d'une petite lampe? car que feras tu
en negoces de grande importance, si un Roy parle à toy, ou si
un peuple te requiert de quelque chose qui ne soit pas raisonnable,
veu que tu ne peux repoulser, une coupe de vin qu'un tien familier
beuvant à toy te presente? ny t'eschapper de la prise d'un
babillard, ains te laisses proumener à ce jaseur, sans avoir
la fermeté de luy oser dire, Nous nous reverrons une
autrefois, car maintenant je n'ay pas loisir. Oultre plus
l'exercitation et accoustumance pour vaincre ceste honte. ne sera
point mauvaise ny inutile alencontre des louanges en choses petites
et legeres: comme en un festin d'un amy il y aura quelque sonneur de
lut ou de lyre, qui en sonnera ou chanter mal, ou un jouëur de
com@edies, que lon aura loué à grand pris d'argent,
qui gastera tout Menander, tant il aura mauvaise grace à
jouër, et neantmoins le vulgaire luy applaudira et le prisera
grandement: il n'y aura, à mon advis, point de
difficulté ny de peine à l'escouter, sans mot dire, et
sans le louër servilement et en flateur, contre ta propre
opinion. Car si tu n'es maistre de toy en cela, que feras-tu quand
un tien amy te lira quelque ryme, et quelque mauvaise poësie
qu'il aura composee, ou qu'il te monstrera quelque harangue qu'il
aura escrite? tu le louëras doncques haultement et follement,
et feras bruit des mains, en luy applaudissant comme les jacquets:
si ainsi est, comment doncques le reprendras tu quand il viendra
à commettre quelque faute és affaires? comment
l'admonestreras tu, s'il vient à s'oublier en
l'administration de quelque magistrat, ou bien en ses deportements
en mariage, ou au gouvernement de la chose publicque? car quant
à moy, je ne me contente point encore de la response que feit
Pericles à un sien amy, qui le requit de porter un
tesmoignage faulx pour luy, à laquelle faulseté il y
avoir encore un parjurement adjoint: «Je suis, dit-il, amy de
mes amis jusques aux autels.» comme s'il eust voulu dire,
jusques à n'offenser point les Dieux, car il estoit
approché trop pres. Mais celuy qui de loing s'est
accoustumé à ne louër contre son advis celuy qui
harangue, ny à applaudir à celuy qui chante, ny rire
à celuy qui dit une maigre rencontre, ne laissera jamais son
familier passer, jusques à luy faire ceste requeste-
là: ne n'y aura jamais homme qui die à celuy qui aura
appris à n'avoir point de honte de refuser en telles petites
choses, Parjure toy pour moy, porte faux tesmoignage pour moy,
prononce une inique sentence pour l'amour de moy. Semblablement
aussi se faut-il preparer contre les emprunteurs d'argent, en
s'accoustumant premierement és choses qui ne soient pas
grandes ny difficiles à refuser. Il y eut quelqu'un jadis,
qui estimant qu'il n'y eust rien si honneste que de demander et
recevoir, demanda un jour en soupant au Roy de Macedoine Archelaus,
une coupe d'or là où il <p 78r>buvoit. Le Roy
commanda à son page de la porter et donner à Euripides
qui estoit à la table: et tournant son visage devers celuy
qui la luy avoit demandee, luy dit, «Quant à toy tu es
digne de demander et d'estre refusé, par ce que tu demandes:
mais Euripides est digne qu'on luy donne, encore qu'il ne demande
pas.» Disant en cela tresbien, que le jugement de la raison
doit estre le directeur et le maistre du donner et de la
liberalité gratuite, non pas la honte de refuser: et au
contraire, nous, bien souvent laissans en arriere des personnes
honnestes, nos parents ou amis, et qui ont besoing de nostre
secours, donnons à d'autres qui nous demandent
continuellement et impudemment, non pour volonté que nous
aions de leur donner, mais pour ce que nous ne leur pouvons refuser:
comme feit Antigonus le vieil apres avoir longuement enduré
l'importunité de Bias, «Donnez (dit-il) à Bias un
talent, et par force:» combien qu'il eust aussi bonne grace, et
rencontrast aussi dextrement à se desfaire de tels importuns,
que feit oncques Roy ny Prince: car comme un belistre philosophe
Cynique luy demandast une drachme, qui pouvoit valoir trois souls et
quatre: «Ce n'est, dit-il, pas un don de Roy:» et comme
l'autre luy repliquast, «Donne moy doncques un talent, qui sont
six cens escus:» Il luy respondit, «Ce n'est pas present
de Cynique.» Diogenes alloit quelquefois se pourmenant par la
rue d'Athenes appellee Ceramique, en la quelle il y avoit plusieurs
statues des anciens personnages de valeur, aux quelles il alloit
demandant l'aumosne: et comme quelques uns s'en esmerveillassent, il
leur respondit, «J'apprens (dit-il) à estre
esconduit.» Il nous fault aussi premierement estudier en choses
legeres, et nous exerciter à refuser en choses petites,
à ceux qui nous demanderont ce dont ils ne sont pas pour user
ainsi qu'il appartient, à fin que nous puissions suffire
à faire refus de choses de plus grande importance: car comme
dit Demosthenes, celuy qui a despendu ce qu'il avoit, autrement
qu'il ne falloit, n'employera jamais à ce qu'il faut, ce
qu'il n'a pas, si on luy donne. Or toutes et quantesfois que nous
avons disette des choses honnestes et abondance des superflues, cela
tesmoigne qu'il y a bien de la faute en nous. Si n'est pas seulement
ceste honte excessive, mauvaise et inique despensiere d'argent, mais
aussi des choses serieuses et de grand consequence, esquelles elle
ne reçoit pas le conseil utile que luy donne la raison. Car
souvent estans malades nous n'appellons pas le plus expert medecin,
pour respect et faveur que nous portons à un nostre familier:
et elisons pour maistres et precepteurs de nos enfans, non ceux qui
sont les meilleurs, mais ceux qui nous en requierent: et bien
souvent quand nous avons des procez, nous ne les faisons pas plaider
par le plus suffisant advocat et le plus sçavant du barreau,
ains par le fils de quelque nostre parent ou amy, qui apprendra
à tonner aux despens de nostre cause. Brief, nous voyons
plusieurs de ceux qui font profession de philosophie, Epicuriens, ou
Stoïciens, ou autres, qui ne se seront pas mis à suivre
ceste secte-là par leur jugement ou election, ains se seront
adjoincts à quelques uns, de leurs parents ou amis de ceste
secte, qui les en auront importunez et requis. Or sus doncques
exercitons nous de longue main alencontre de si lourdes fautes en
choses vulgaires et legeres, en nous accoustumant à ne nous
servir point ny d'un barbier ny d'un peintre, à l'appetit de
nostre sotte honte, ny à loger en une mauvaise hostellerie,
y en ayant aupres de meilleures, pour ce que l'hostellier nous aura
souvent saluez: ains, pour accoustumance, encore qu'il y ait peu de
difference de l'un à l'autre choisissons tousjours le
meilleur: comme les philosophes Pythagoriens observoient tousjours
diligemment de ne mettre jamais la cuisse gauche dessus la droitte,
ny de prendre le nombre pair au lieu du non pair, et ainsi des
autres choses egales et indifferentes: aussi se fault-il accoustumer
quand on fait ou un sacrifice, ou unes nopces, ou quelque autre
grand bancquet, de n'appeller pas celuy qui nous saluë et nous
fait souvent la reverence, ou qui accourt de tout loing à
nous, plus tost que celuy que nous <p 78v>sçaurons
qui est homme de bien, et qui nous aime: car celuy qui est ainsi de
longue main exercité et accoustumé, sera mal-
aisé à surprendre, ou plus tost ne sera jamais
assailly és choses de plus grande importance: mais quant
à l'exercitation, ces advertissemens là suffisent Au
demourant, des utiles instructions que nous en pouvons recueillir,
la premiere, à mon advis, est, que toutes les passions et
maladies de l'ame sont ordinairement accompagnees des inconveniens,
qu'il semble que nous taschions plus à fuir par icelles:
comme l'ambition et convoitise d'honneur communément est
suyvie de deshonneur, dissolution et volupté ordinairement
accompagnee de douleur, delicatesse suyvie de travail,
opiniastreté contentieuse suyvie de perte et de condemnation:
semblablement aussi autant en advient il à la honte
excessive, laquelle fuyant le fumee de blasme se jette dedans le feu
mesme d'infamie. Car aiant honte de refuser et contredire à
ceux qui iniquement et importunément les poursuyvent ils sont
apres contraints d'avoir honte de ceux qui justement les accusent:
et pour avoir craint une plainte legere, bien souvent ils
soustiennent une vergongne certaine: et aians eu honte de contredire
à un amy, qui leur demandoit de l'argent, bien tost apres ils
sont contraincts de rougir à bon escient pour estre
convaincus de n'en avoir point. Et aians promis de secourir quelques
uns qui ont des proces, puis apres aians honte de faire contre leurs
parties, ils sont contraincts de se cacher et s'enfuir. Et y en a
plusieurs que ceste honte aiant forcez de faire quelque promesse
desavantageuse du mariage ou de leur fille, ou de leur soeur, sont
contrains puis apres de faillir de promesse pour avoir changé
d'advis. Celuy qui dist anciennement que tous les habitans de l'Asie
servoient à un seul homme, pour ne sçavoir prononcer
une seule syllable, qui est, Non, ne parloit pas à bon
escient, ains se jouoit: mais ces honteux icy pourroient sans parler
en fronceant seulement les sourcils, ou baissant la teste, eschapper
plusieurs courvees qu'ils font outre leur gré et par
importunité. Car comme dit Euripide,
Le silence est response pour les sages,
duquel il est besoing de plus user alendroit de tels importuns
poursuyvans: car quant à ceux qui sont raisonnables et
honnestes, on se peult avec raison excuser: et pourtant faut-il
avoir à main plusieurs responses et dicts notables des grands
et illustres personnages du temps passé, et s'en souvenir,
pour les prattiquer alencontre de ces importuns là: comme est
ce que dit jadis Phocion à Antipater, «Je ne te
sçaurois estre flateur et amy tout ensemble:» et aux
Atheniens qui luy applaudissoient, et le prioient de contribuer avec
eux quelque argent pour faire une feste et un sacrifice:
«J'aurois, dit-il, honte de desbourser avec vous, et ne
rembourser pas ce que je doy à cestuy cy:» en monstrant
l'usurier Callicles: car comme dit Thucydides, «Il n'est pas
laid de confesser sa pauvreté, mais il est bien laid de ne la
fuir pas de faict.» Mais celuy qui par sa bestise ou fade
delicatesse est si honteux, qu'il n'ose dire à celuy qui luy
demande de l'argent, Amy je n'ay point d'argent en ma bourse: et
neantmoins se laisse sortir de la bouche une promesse comme une
arre,
Il est lié de fers sans fer forgez,
Qu'estroictement honte luy a chargez.
Mais Perseus, prestant de l'argent à un sien familier, alla
jusques en la place en passer le contract à la bancque, se
souvenant du precepte que nous donne le poëte Hesiode,
En riant mesme avec ton propre frere,
D'y adjouster un tesmoing ne differe.
Dequoy l'autre s'esbahissant, «Comment doncq, dit-il, Perseus,
ainsi juridiquement?» «Ouy, respondit Perseus, à
fin que je le retire de toy amiablement, et que je ne te le
redemande pas juridiquement.» Car plusieurs au commancement ne
cerchans pas de honte leur asseurance, puis apres sont contraincts
d'y proceder par la voye des loix <p 79r>avec
inimitié. D'avantage Platon baillant des lettres de
reommandation au tyran Dionysius en faveur de Helicon Cyzicenien,
adjousta au bout de la lettre, «Je t'escris ce que dessus d'un
hommne, c'est à dire d'un animal de nature muable.» Mais
Xenocrates au contraire, encore qu'il fust bien de nature austere,
toutefois il fut gaigné et plié de honte, et
recommanda par lettres à Polyperchon un homme qui ne valoit
rien, ainsi comme il le donna bien à cognoistre par effect:
toutefois ce seigneur Macedonien luy feit bon recueil, et luy
demanda s'il avoit de rien affairé: l'autre luy demanda un
talent de six cens escus, ce que Polyperchon luy bailla: mais il
escrivit à Xenocrates que de là en avant il examinast
plus diligemment ceux qu'il recommanderoit. Et quant à
Xenocrates encore feit-il cest erreur-là, par ce qu'il ne
cognoissoit pas le personnage: mais nous bien fort souvent
cognoissans que ce sont meschans qui nous requierent, neantmoins
jettons des missives au vent, et qui plus est, de l'argent, nous
faisans ce dommage à nous mesmes, non pas de gayeté de
coeur, ny avec plaisir, comme ceux qui donnent à des putains,
ou à des plaisans et flateurs, ains en estans bien marris et
ennuyez de leur impudence, qui nous force et renverse sans dessus
dessoubs tout le discours de nostre raison: tellement, que s'il y a
gens au monde contre lesquels nous puissions dire ces mots,
Bien je cognois le mal que je vais faire,
c'est alencontre de ceux qui nous causent ceste honte d'aller porter
faulx tesmoignage, d'aller prononcer une injuste sentence, d'aller
faire election d'un personnage inutile, ou de prester argent
à homme que nous sommes certains qu'il ne le rendra pas. Et
partant entre toutes les passions ceste honte excessive est celle
qui plus que nulle autre est accompagnee, en ce qu'elle fait, de
repentance non suivante apres, mais conjoincte et presente: car il
nous griefve de donner, nous rougissions de tesmoigner, nous
encourons infamie de cooperer: et ne fournissans pas ce que nous
avions promis, nous sommes convaincus de ne le pouvoir bailler: car
pour ne pouvoir contredire, nous promettons mesmes des choses qui
nous sont impossibles, à ceux qui continuellement nous en
pressent, comme de les recommander à ceux qui gouvernent en
court, d'aller parler pour eux aux Princes, pour ne vouloir pas et
n'avoir pas le coeur assez ferme de dire, «Le Roy ne me cognoit
pas, addressez vous à d'autres plus tost:» comme
Lysander aiant encouru la male grace du Roy Agesilaus, combien que
lon estimast qu'il deust estre le premier en credit à
l'entour de luy pour la reputation de ses haults faicts, n'eut point
de honte d'esconduire ceux qui s'adressoient à luy, en leur
disant, qu'ils allassent à d'autres, et qu'ils essayassent
ceux qui avoient meilleur credit à l'entour du Roy que luy.
Car ce n'est pas honte que de ne pouvoir pas toutes choses, mais
bien de les entreprendre ne pouvans pas, et n'estans pas idoines
à les faire: et se promettre plus que lon n'a de puissance,
outre ce qu'il est laid, encore fait-il fort mal au coeur. Mais
aussi faut-il volontairement faire plaisir à ceux qui nous
requierent choses raisonnables, et à nous convenables: non
par contrainte de honte, mais en cedant à l'equité,
comme aussi alencontre des demandes dommageables ou desraisonables,
il faut tousjours avoir le dire de Zenon prompt à la main,
lesquel rencontrant un jeune homme de ses familiers, qui se
promenoit à l'escart le long des murailles de la ville, et en
ayant entendu la cause, que c'estoit pource qu'il fuyoit un sien
amy, qui le requeroit de porter faux tesmoignage pour luy, «Que
dis-tu sot que tu es, luy respondit-il: celuy-là ne craint
point, et n'a point de honte de te requerir de choses iniques et
desraisonnables, et tu n'as pas le coeur de le refuser et rebouter
pour choses justes et raisonnables?» Car celuy qui dit,
Meschanceté est une arme seante,
Contre celuy qui fait oeuvre meschante,
nous enseigne mal à nous venger de la meschanceté, en
nous la faisant imiter: mais <p 79v>de repoulser ceux qui
nous molestent impudemment et effronteement, en ne nous laissant
point vaincre à la honte, et ne conceder point choses
desraisonnables et deshonnestes à tels effrontez, pour estre
honteux de leur refuser, ce sont hommes sages et bien advisez qui le
font ainsi. Or quant à ces deshontez importuns icy, il est
bien aisé de resister à ceux qui sont petits, sans
aucune authorité ne moyen: et y en a qui les esconduisent
avec une risee, et quelque trait de mocquerie, comme feit jadis
Theocritus deux qui luy demandoient son estrille à emprunter,
dedans une estuve, dont l'un estoit estranger et l'autre de sa
cognoissance, mais larron: il les renvoya tous deux joyeusement, en
leur disant, «Quant à toy, je ne te cognois point: et
quant à toy, je te cognois bien.» Et Lysimache la
presbtresse de Minerve, surnommee Poliade, c'est à dire
gardienne de la ville d'Athenes, à des muletiers qui avoient
amené des victimes, et luy demandoient à boire:
«ô mes amis, dit-elle, j'aurois peur que lon n'en feist
coustume.» Et Antigonus à un jeune homme qui estoit fils
d'un gentil centenier, mais luy estoit lasche et couard, et
neantmoins demandoit à estre avancé en la place de son
feu pere: «Jeune fils, dit-il, je recompense la prouësse,
et non pas la noblesse, de mes soudards.» Mais encore que le
poursuivant soit homme d'authorité et puissant, qui sont
ordinairement plus mal-aisez à esconduire et à
renvoyer, mesmement s'il est question de donner sa sentence en
quelque jugement, ou sa voix en quelque election à
l'adventure ne semblera-il pas facile ny necessaire de faire ce que
jadis feit Caton, estant encore jeune homme, à Catulus,
lequel pour lors estoit au plus grand et plus honorable magistrat
qui fust à Rome, car il estoit Censeur, et s'en alla devers
Caton, lequel presidoit ceste annee-là en la chambre du
Tresor, à fin d'interceder pour un financier qui avoit
esté condamné en quelque amende par Caton: il le
pressa et importuna tant de ses prieres, que Caton à la fin
fut contrainct de luy dire: «Ce seroit chose bien villaine,
Catulus, à toy qui es Censeur, que ne voulant pas sortir
d'icy, je t'en feisse jetter dehors par les espaules à mes
sergens.» Catulus aiant honte de ceste parole, s'en sortit en
cholere. Mais considerez si la response d'Agesilaus et celle de
Themistocles fut point plus gracieuse et plus douce: car Agesilaus,
comme son pere luy voulust faire juger quelque proces contre le
droict et contre les loix: «Tu m'as, dit-il, mon pere,
monstré dés ma jeunesse à obeïr aux loix,
voila pourquoy je te veux encore obeïr maintenant, en ne
jugeant rien qui soit contre les loix.» Et Themistocles
respondit à Simonides qui le requeroit de quelque chose
injuste, «Ny toy Simonides, ne serois pas bon poëte, si tu
chantois contre mesure: ny moy bon officier, si je jugeois contre
les loix.» Et neantmoins ce n'est point à faute de bonne
proportion du manche au corps de la lyre, comme disoit Platon, que
les villes contre villes, et les amis contre les amis entrans en
different, souffrent et font souffrir les uns aux autres de
tresgrandes miseres et calamitez, ains est plus tost pour ce qu'ils
faillent en ce qui appartient aux loix, et à la justice: et
toutefois il y en a qui observans exactement et exquisement au
chant, à l'orthographe, aux mesures des syllabes, ce qui est
de l'art, veulent que pour eux les autres soient nonchalans et
oublians du devoir en l'administration d'un magistrat, en leurs
jugements, et en leurs actions. Et pourtant faut-il user de ce stile
alencontre d'eux: Est-ce un advocat qui te vient importuner toy
estant juge, ou un orateur toy estant du Senat? accorde luy ce qu'il
te demande, soubs condition, que luy tout à l'entree de son
oraison sera une belle incongruité, ou qu'il usera d'un mot
barbare en sa narration: il ne le voudra jamais, pource que cela luy
sembleroit une trop grande villanie: car nous en voyons qui
n'auroient pas le coeur de commettre une voyelle avec une voyelle en
parlant. Ou bien, est-ce quelqu'un des nobles ou des gens d'honneur
et d'authorité qui te presse? dy luy qu'il aille donc sautant
et dansant pour l'amour de toy à travers la place, en faisant
la mouë, et tordant la gueule: et s'il te dit qu'il n'en fera
rien, ce sera lors à toy à parler, et à luy
demander <p 80r>lequel est plus villain, ou faire une
incongruité en parlant, et tordre la bouche, ou bien violer
la loy, et faulser sa foy, et adjuger plus de bien au meschant qu'au
bon, contre tout droict et raison. D'avantage comme Nicostratus
l'Argien respondit au Roy Archidamus qui le sollicitoit à luy
livrer par trahison la ville de Cromnum, pour une bonne somme
d'argent, et pour le mariage de telle Dame qu'il voudroit choisir en
toute Laced@emone, qu'il n'estoit point descendu de la race de
Hercules, pour ce que luy alloit par tout le monde tuant les
meschants apres les avoir vaincus: et luy s'estudioit de rendre ceux
qui estoient gens de bien, meschants. Ainsi nous faudra-il parler
à celuy qui voudra estre tenu pour homme de bien et
d'honneur, et cependant nous viendra presser et forcer de faire
choses indignes et de sa noblesse et de sa vertu. Mais si ce sont
basses et communes gens, il faudra veoir et considerer si tu le
pourrois induire, s'il est avaricieux, à te prester un talent
sans cedule ny obligation: ou s'il est ambitieux, si tu luy pourrois
persuader de te ceder quelque preseance: ou s'il est convoiteux des
honneurs publiques, te quitter sa brigue, mesmement lors qu'il y
aura apparence qu'il soit pour emporter l'office qu'il pretend: car
il seroit à la verité estrange, qu'eux en leurs vices
et passions fussent si roides, si fermes, et si immuables, et que
nous qui voulons estre tenus pour gens de bien, amateurs du devoir
et de la justice, ne peussions estre maistres de nous mesmes, ains
laississions porter par terre nostre vertu, et l'abandonnissions.
Car si ceux qui nous fonthonte à force de nous presser, le
font ou pour leur reputation, ou pour leur authorité, il n'y
a point de propos de vouloir augmenter l'honneur, le credit et
authorité d'autruy, en se deshonnorant, et se diffamant
soymesme: comme ceux qui aux jeux de pris publiques faulsent leur
foy à distribuer les pris, ou qui aux elections des
magistrats par faveur donnent à qui ne le merite pas les
honneurs de seoir aux palais, et les couronnes de victoire, en se
privant eux-mesmes de bonne reputation et de saine conscience. Et si
nous voions que c'est pour le gain que c'est importun nous fait si
pressante instance, comment ne nous vient-il incontinent en pensee,
que c'est chose esloignee de toute raison de mettre en compromis sa
reputation et sa vertu, à fin que la bourse d'un je ne
sçay qui en soit plus pesante? Mais certes telles
considerations se representent bien à l'entendement de
plusieurs, lesquels n'ignorent pas qu'ils font mal: comme ceux que
lon contrainct de boire de grandes coupes devin toutes pleines,
ils accomplissent à toute peine, en souspirant, et tournant
les yeux en la teste, et changeant tout de visage, ce qui leur est
commandé: mais ceste mollesse de coeur ressemble à une
foible temperature de corps, qui ne peult resister ny au froid ny au
chaud: car soit qu'ils soient louëz par ceux qui les
poursuyvent, ils sont incontinent destrempez et dissouls par telles
louanges: soit qu'ils craignent d'estre accusez, repris et
souspeçonnez s'ils refusent, ils en meurent de peur: mais au
contraire il se faut affermir à l'encontre de l'un et de
l'autre, sans se laisser plier ny esbranler, ny à ceux qui
font peur, ny à ceux qui flatent. Or Thucydides estimant
qu'il soit impossible d'avoir grande puissance, et n'estre point
envié, dit, que celuy qui est bien advisé choisir
d'estre subject à l'envie pour faire de grandes choses: quant
est à moy, j'estime qu'il n'est pas difficile d'eschapper
l'envie: mais d'eviter toutes plaintes, et se garder d'estre moleste
à pas un de ceux qui hantent aupres de nous, il me semble du
tout impossible: et pourtant me semble aussi, que nous prendrons bon
conseil quand nous choisirons plus tost d'estre en la male grace et
inimitié des importuns, que de ceux qui justement nous
accuseroient, si contre tout droit et justice nous faisions pour ces
iniques poursuyvans, comme estans fardees et desguisees, de peur
qu'il ne nous prenne comme aux pourceaux, qui quand on les gratte,
et qu'on les frotte and chattouille, se laissent faire tout ce qu'on
veut, <p 80v>jusques à se veaultrer par terre: car il
n'y a point de difference entre ceux qui baillent leurs jambes
à se faire trainer, et ceux qui prestent leurs oreilles
à s'ouïr flater, sinon que ceux-cy se laissent renverser
et jetter par terre plus villainement, les uns en remettant les
peines et punitions deuës à des meschants, à fin
qu'ils soient appellez humains, doulx, pitoyables, et
misericordieux: les autres au contraire, persuadez par ceux qui les
louënt de se soubmettre à des inimitiez et accusations
non necessaires et dangereuses, en leur disant, qu'ils sont seuls
hommes entiers, seuls qui ne se laissent point gaigner par flaterie,
voire qui se peuvent dire seuls avoir bouche et langue libre. C'est
pourquoy Bion accomparoit telles manieres de gens à des vases
à deux anses, qui se transportent aiseement par les oreilles
là où on veult: comme lon raconte que le Sophiste
Alexinus disoit un jour tout plein de mal, en se promenant avec
d'autres, de Stilpon philosophe Megarien: et comme quelqu'un de la
compagnie luy dist, «Et comment, il disoit l'autre jour tous
les biens du monde de toy:» «Certainement aussi,
respondit-il, est-ce un treshomme de bien et de fort gentil
coeur.» Mais au contraire Menedemus estant adverty, que ce
mesme Alexinus disoit souvent bien de luy: «Au contraire, dit-
il, je dis tousjours mal d'Alexinus: tellement qu'il faut
necessairement qu'il soit meschant homme, ou pource qu'il en
louë un meschant, ou pource qu'il est blasmé d'un
bon.» tant il estoit malaisé à fleschir, ou
à prendre par telles voyes, et tant il prattiquoit bien cest
enseignement d'Antisthenes surnommé Hercules, qui commanda
à ses enfans, de ne sçavoir jamais gré ny grace
à personne qui les louast: ce qui n'estoit autre chose, que
de ne se laisser point gaigner à la honte, pour contreflater
ceux qui les louëroient: car il suffit, ce que respondit
Pindare à un qui luy disoit, «Je te vois louant par tout
et envers tous:» «et je t'en rens la grace, dit-il,
pourtant que je te fais dire verité.» Ce doncques qui
est souverainement utile alencontre de toutes autres passions, se
doit aussi principalement employer alencontre de ceste excessive
honte, quand ils verront que contre leur volonté forcez de
tel vice, ils auront commis quelque faute, et seront tresbuchez, de
s'en souvenir, et l'imprimer bien fermement en leur memoire, et
conserver en leur pensee bien longuement les marques de la morsure,
et les notes de leur repentance, en les repetant souvent. Car ainsi
comme les viateurs passans chemin, quand ils ont choppé et
bronché contre une pierre, et les pilotes aians brisé
leur vaisseau contre un rocher, s'ils s'en souviennent, ils
redoutent effroyeement non ces pierres ny ces roches-là
seulement, mais aussi toutes celles qui leur ressemblent, tout le
temps de leur vie: aussi ceux qui serrent en leur pensee attainte et
picquee de repentance, les pertes et deshonneurs qu'ils ont receus
à cause de ceste honte vicieuse, en iront apres plus retenus
en cas semblables, et ne se laisseront pas une autrefois facilement
aller.
CEUX de la ville de Sparte appellent les anciennes devises et
figures dediees et consacrees à l'honneur de Castor et
Pollux, Docana, qui vaut autant à dire comme, les poutres des
Roys: ce sont deux pieces de bois distantes egalement l'une de
l'autre, conjoinctes par autres deux equidistantes aussi en travers:
et semble que ce soit une devise bien propre et convenable à
l'amitié fraternelle de ces deux Dieux, pour monstrer l'union
indivisble qui estoit entre eux: aussi vous offre-je, Seigneurs
Nigrinus et Quintus, ce petit traicté touchant
l'amitié fraternelle, commun et convenable à vous
deux, comme à ceux qui en estes dignes: car faisans desja de
vous mesmes ce à quoy il vous admoneste, il ne semblera pas
tant vous admonester de le faire, comme vous porter tesmoignage de
l'avoir desja fait: et la joye que vous sentirez de veoir
approuvé ce que vous faites, donnera encore à vostre
jugement une asseurance plus ferme pour le faire continuer, comme
estans vos actions approuvees et louees par des vertueux et
honnestes spectateurs. Or Aristarchus pere de Theodectes se mocquant
du grand nombre des Sophistes contrefaisans les Sages qui estoient
de son temps, disoit que anciennement à peine y avoit il eu
sept Sages par le monde, mais de nostre temps, disoit-il, à
peine pourroit on trouver autant d'hommes ignorans. Mais je pourrois
avec verité dire, que je voy de nostre temps l'amitié
aussi rare entre les freres, comme la haine l'estoit au temps
passé: de laquelle encore le peu d'exemples qui s'en est
anciennement trouvé, du consentement des vivans a esté
renvoyé aux Trag@edies et aux Theatres, comme chose estrange
et fabuleuse: mais tous ceux qui sont aujourd'huy, quand ils
rencontrent deux bons freres, ils s'en esmerveillent autant comme
ils feroient de voir ces Molionides là, qui sembloient avoir
les corps collez ensemble: et trouvent aussi mal-aisé
à croire et monstrueux, que des freres usent en commun des
biens, des amis, et des esclaves que leurs peres leur ont laissez,
comme ils feroient que une seule ame regist les pieds, les mains, et
les yeux de deux corps: combien que la nature n'ait pas logé
loing l'exemple du deportement dont doivent user les freres les uns
envers les autres, ains dedans le corps mesme, là où
elle a formé la plus part des membres necessaires doubles,
freres et germains, comme deux mains, deux pieds, deux yeux, deux
oreilles, deux nazeaux: nous monstrant qu'elle les a ainsi
distinguez et divisez pour leur salut mutuel, et pour s'entre-aider
reciproquement, non pas pour quereller ny combattre les uns contre
les autres: et qu'aiant divisé la main en plusieurs doigts de
longueurs inegaux, elle l'a rendue le plus apte, et le plus propre,
et le plus artificiel outil qui soit: tellement que l'ancien
Anaxagoras mettoit la cause de toute la sapience et sagesse de
l'homme en la main: mais toutefois le contraire de cela est
veritable, car l'homme n'est pas le plus sage des animaux, pour
autant qu'il a des mains: mais pour ce que de sa nature il est
raisonnable et ingenieux, il a aussi de la nature obtenu des outils
qui sont tels. Or est-il manifeste à chascun, que la nature
a formé d'une mesme semence et d'un mesme principe deux, et
trois, et plusieurs freres, non à fin qu'ils querellassent ou
combattissent les uns aux autres, mais à fin qu'estans
separez les uns des autres, ils s'entre-aidassent mieux et plus
commodément. Car ces hommes là à trois corps et
à cent bras que nous peignent les poëtes, si jamais il
en a esté de tels, estans collez et conjoincts de toutes
leurs parties, ne pouvoient rien faire hors d'eux mesmes, ny
à part les uns des autres: ce que les freres au contraire
peuvent bien faire, demourer en la maison, et aller dehors, se
mesler des affaires publiques, et labourer la terre tout ensemble,
les uns par les autres, prouveu qu'ils conservent bien le principe
d'amitié et de bienveuillance que la nature leur a
baillé: sinon, ils ressembleront <p 81v>proprement
aux pieds qui se donnent le croc en jambe l'un à l'autre pour
se faire tomber, et aux doigts de la main qui s'entrelassent pour se
tordre et se deboister contre nature les uns les autres. Mais plus
tost ainsi comme en un mesme corps le froid et le chauld, le sec et
l'humide regis par une mesme nature, quand ils s'accordent et
conviennent bien ensemble, engendrent une tresbonne et tres-douce
armonie et temperature, qui est la santé, sans laquelle ny
tous les biens du monde,
Ny la grandeur de majesté royale,
Quand aux humains à la divine egale,
ne sçauroient donner ny plaisir ny profit à l'homme:
mais si entre ces premieres qualitez là il se met un debat et
une cupidité de s'accroistre par dessus les autres, elle
corrompt tres-villainement et confond sans dessus dessoubs le corps
de l'animal: aussi par l'union et concorde des freres, toute la race
et toute la maison s'en porte mieux, et en florit, et les amis
mesmes et familiers, comme une belle danse qui va tout d'un bransle:
car ils ne font, ny ne disent, ny ne pensent chose quelconque qui
soit contraire les uns aux autres,
Mais en discord et partialité
Le plus meschant a lieu d'authorité.
ou un rapporteur de vallet à mauvaise langue, ou un flateur
qui se glissera de dehors au dedans, ou un voisin maling et envieux:
car comme les maladies engendrent és corps qui ne
reçoivent point ce qui leur est propre, des appétits
de nourritures estranges, et qui leur sont nuisibles: aussi la
calomnie ou suspicion alencontre de ses parents, attire de dehors
des propos mauvais et meschants, qui coulent tousjours là
où ils sentent qu'il y a quelque defaut. Or le devin
d'Arcadie, ainsi comme escrit Herodote, fut contraint de se faire un
pied de bois, apres qu'il se veit privé du sien naturel: mais
un frere qui fait la guerre à son frere, et qui est
contrainct d'acquerir un amy estranger, ou de la place, en s'y
promenant, ou du parc des exercices, en regardant ceux qui s'y
exercent, me semble ne faire autre chose, que volontairement se
couper un membre de sa propre chair tenant à luy, pour y en
appliquer et attacher un estranger: car la necessité mesme
qui nous induit à recercher et à recevoir
amitié et conversation, nous enseigne d'honorer, entretenir
et conserver ce qui est de nostre parenté, comme ne pouvant
vivre, ny n'estant point nez pour demeurer sans amis, sans
frequentation, solitaires, à part comme bestes sauvages: et
pourtant dit bien et sagement Menander,
Par bancqueter et bonne chere faire
Les uns avec les autres ordinaire,
Cerchons-nous pas, mon pere, à qui fier
Nous nous puissions? et n'est pas celuy fier,
Pensant avoir trouvé des biens sans nombre,
Qui d'un amy a peu recouvrer l'ombre?
car ce sont ombres veritablement la plus part de nos amitiez, images
et semblances de celle premiere que la nature imprime aux enfans
envers leurs peres et meres, et aux freres envers leurs freres: et
celuy qui ne la revere et l'honore, comment pourra il faire à
croire et persuader aux estrangers qu'il leur porte bienveuillance?
Et quel homme est celuy-là qui appelle en ses caresses et par
ses missives un sien compagnon son frere, et ne veut pas seulement
aller par chemin quand et son propre frere? Car comme ce seroit une
folie d'orner la statue de son frere, et ce pendant battre et
mutiler son propre corps naturel: aussi reverer et honorer le nom de
frere en d'autres, et le frere propre le fuir et hair, ne seroit pas
fait en homme d'entendement sain, ne qui jamais eust compris en son
coeur, que la nature soit la plus saincte et la plus sacree chose du
monde. A ce propos il me souvient qu'un jour à Rome je pris
la charge <p 82r>de juger entre deux freres comme arbitre,
desquels freres l'un sembloit faire profession de philosophie, mais
il estoit, comme il apparut, non seulement frere à faulses
enseignes, mais aussi philosophe à faux tiltre, ne meritant
pas ce nom: car comme je luy remonstrasse et requisse qu'il se
portast envers son frere comme philosophe envers un sien frere, et
un frere ignorant des lettres: quant à ignorant, dit-il, je
l'advouë bien pour veritable, mais quant à frere, je ne
tiens pas pour chose grande ny venerable d'estre sorty de mesmes
parties naturelles. Il appert voirement, dis-je, que tu ne fais pas
grand compte d'estre yssu de mesmes parties naturelles, mais tous
les autres, s'ils ne le sentent et pensent ainsi, pour le moins si
disent et chantent ils, que la nature et la loy qui conserve la
nature, ont donné le premier lieu de reverence et d'honneur,
apres les Dieux, au pere et à la mere: et ne
sçauroient les hommes faire service qui soit plus aggreable
aux Dieux, que de payer gracieusement et affectueusement aux pere et
mere qui les ont engendrez, et à ceux qui les ont nourris et
eslevez, les usures des graces vieilles et nouvelles qu'ils leur ont
prestees: comme au contraire, «il n'y a point de plus certain
signe d'un Atheiste, que de mettre à nonchaloir, ou commettre
quelque fault alencontre de son pere et de sa mere. Et pourtant est-
il defendu de faire mal aux autres, mais de ne se monstrer pas
à son pere et à sa mere faisant et disant toutes
choses, je ne diray pas dont ils ne soient pour prendre desplaisir,
mais dont ils ne soient pour recevoir du plaisir, on l'estime une
impieté et un sacrilege.» Et quelle action, quelle
grace, ny quelle disposition des enfans envers leurs peres et meres
leur pourroit estre plus aggreable, ny leur donner plus de
contentement, que de voir une bienveuillance, et une amitié
asseuree et certaine entre les freres? Ce que lon peut facilement
cognoistre par les signes contraires: car veu que les fils
courroucent leurs peres et leurs meres, quand ils oultragent ou
traittent mal un esclave qu'ils aiment et qu'ils tiennent cher: et
veu que les bonnes vieilles gens de cordiale et gentille affection,
sont marris que lon ne fait cas ou d'un chien, ou d'un cheval qui
sera né en leur maison: et se faschent quand ils voient que
leurs enfans se mocquent, ou mesprisent les jeux, les recits, les
spectacles, les luicteurs et autres combattans qu'eux ont autrefois
beaucoup estimez: est-il vraysemblable qu'ils puissent porter
patiemment de voir que leurs enfans s'entre-haïssent, qu'ils
querellent tousjours l'un à l'autre, qu'ils mesdisent l'un de
l'autre, qu'en toutes entreprises et actions ils soient tousjours
appointez contraires, et taschent à s'entre-supplanter l'un
l'autre? Je croy qu'il n'y a homme qui le voulust dire. Doncques au
contraire, aussi les freres qui s'entrayment et s'entrecherissent
l'un l'autre, qui rejoignent en un lien de mesmes volontez, estudes,
et affections, ce que la nature avoit desjoinct et separé de
corps, et qui ont tous devis, exercices, jeux, et esbats communs
entre eux, certainement ils donnent à leurs peres et meres un
doulx et heureux contentement en leur vieillesse de ceste grande
amitié fraternelle: car jamais pere n'aima tant les lettres,
ny l'honneur, ny l'argent, comme il aime ses enfans: et pourtant ne
voyent ils pas avec tant de plaisir leurs enfans ny bien disans, ny
opulents, ny colloquez en grands offices et dignitez, comme ils font
s'entraymans. C'est pourquoy on lit que Apollonide, natifve de la
ville de Cysique, et mere du Roy Eumenes, et de trois autres freres,
Attalus, Philet@erus, et Atheneus, se reputoit bien-heureuse et
rendoit graces aux Dieux, non pour ses richesses, ny pour sa
principauté, mais pour ce qu'elle voyoit ses trois enfans
puisnez servir de garde-corps à leur frere aisné, et
luy vivant librement et en toute asseurance au milieu d'eux, aians
les espees aux costez, et les javelines en leurs mains: comme au
rebours aussi le Roy Xerxes aiant apperceu que son fils Ochus
dressoit embusche à ses freres pour les faire mourir, en
mourut de desplaisir. Car les guerres sont bien griefves entre les
freres, ce disoit Euripide, mais plus qu'à nuls autres sont
elles griefves aux peres et aux meres, pour ce que celuy qui hait
son frere, et ne le <p 82v>peut voir de bon oeil, ne
sçauroit qu'il n'en soit courroucé contre celuy qui
l'a engendré, et celle qui l'a enfanté. Or Pisistratus
se remaria en secondes nopces, que ses enfans du premier lict
estoient desja tous hommes faicts, et disoit que les voyant ainsi
beaux et bons, il desiroit estre pere de plusieurs autres encore,
qui leur ressemblassent: aussi les bons et loyaux enfans, non
seulement pour l'amour de leurs peres et meres s'entre-aimeront plus
les uns les autres, mais aussi en aimeront d'avantage leurs peres et
meres, les uns pour les autres, disans et pensans tousjours en eulx-
mesmes, qu'ils sont pour beaucoup de causes bien obligez à
eux, mais principalement pour le regard de leurs freres, comme
estant le plus precieux, et le plus doulx et gracieux heritage
qu'ils aient herité d'eux. C'est pourquoy Homere a bien fait,
quand il introduit Telemachus comptant entre ses calamitez ce, qu'il
n'avoit point de frere,
Car Jupiter la race de mon pere
A terminé en moy seul, sans nul frere.
et au contraire Hesiode ne souhaitte et conseille pas bien, qu'un
fils unique soit heritier universel des biens de son pere, luy
mesmement qui estoit disciple des Muses, lesquelles ont ainsi
esté appellees, pource qu'elles sont tousjours ensemble,
à cause de l'amour et bienveuillance fraternelle qu'elles se
portent l'une à l'autre. L'amitié fraternelle doncques
est telle envers les peres et meres, que d'aimer son frere est
demonstration certaine d'aimer aussi son pere et sa mere, et un
exemple et enseignement à ses enfans de s'entre-aimer les uns
les autres, autant que nulle autre chose: comme aussi au contraire,
ils prennent le mauvais exemple de haïr leurs freres de
l'original de leur pere: car celuy qui est envieilly en proces, en
querelles et dissensions avec ses freres, et puis va prescher ses
enfans de vivre amiablement ensemble, il fait ce qui se dit en un
commun proverbe,
Tout ulceré il veut guarir les autres,
et oste par ses faicts toute efficace à sa parole. Si
doncques le Thebain Eteocles aiant dit à son frere ce qui est
en Euripide,
Je monterois en l'estoillé sejour
Du clair Soleil, où commance le jour,
Et descendrois dessoubs la terre basse,
Si je pouvois acquerir par audace
La royauté souveraine des Dieux:
venoit puis apres à admonester ses enfans
De conserver entre eux egalité,
Laquelle joinct cité avec cité,
Amis avec leurs amis secourables,
Confederez en ligues perdurables:
Et n'y a rien qui en fermeté seure,
Qu'egalité, en ce monde demeure:
qui seroit celuy qui ne se mocqueroit de luy? Et quel seroit
trouvé et reputé Atreus, si apres avoir donné
à souper les propres enfans à son frere, il venoit
ainsi arraisonner et instruire ses enfans,
Quand le malheur sur quelqu'un prent son cours,
Communément il n'a d'amis secours,
Sinon de ceux qui sont de son lignage?
et pourtant fault il de tout poinct bannir et chasser la haine de
ses freres, comme celle qui est mauvaise nourrice de la vieillesse
des peres et meres, et pire encore de la jeunesse des enfans: et si
donne mauvais bruit, et grand blasme envers les concitoyens,
lesquels estiment et jugent à bonne cause, qu'aians
esté nourris et elevez dés leur naissance ensemble,
ils ne seroient pas devenus ennemis et malveuillans, s'ils ne
sçavoient <p 83r>de grandes meschancetez et grandes
perversitez les uns des autres: car il fault bien qu'il y ait de
grandes et griefves causes pour dissouldre une si grande
amitié et bienveuillance, tellement que puis apres ils se
reconcilient malaiseement. Car ainsi comme les corps qui ont une
fois esté joincts ensemble, si la colle ou ligature vient
à se lascher, ils se peuvent bien de rechef rejoindre et
recoller ensemble: mais depuis qu'un corps naturel vient à se
rompre ou deschirer, il est mal aisé de trouver collure ny
soudure qui le puisse jamais reunir aussi les amitiez mutuelles que
la necessité a conjoinctes entre les hommes, si d'aventure
elles viennent quelquefois à se separer, facilement elles se
reprennent: mais les freres, si une fois ils sont esloignez et
decheuts de ce qui est selon la nature, difficilement reviennent ils
plus jamais ensemble: et s'ils y reviennent, la reconciliation
attire une cicatrice orde et sale, tousjours accompagnee de
desfiance et de souspeçon. Or toute inimitié d'homme
à homme s'imprimant aux coeurs, avec les passions qui plus
travaillent et tourmentent, comme opiniastreté, cholere,
envie, souvenance des maux passez, est chose fort douloureuse et
turbulente: mais celle qui est de frere à frere, avec lequel
il est force d'avoir communion de tous sacrifices, et de toutes
choses sainctes et religieuses, mesme sepulture, et quelquefois
mesme maison, possessions, et heritages confinans les uns aux
autres, a tousjours devant ses yeux ce qui la tourmente, luy
ramenant en memoire sa folie et sa forcenerie, pour laquelle la face
qui mieux luy ressemble, et qui luy devroit estre la plus doulce,
luy est la plus hideuse à voir, et la voix la plus amiable et
la plus familiere depuis son enfance, luy devient plus effroyable
à ouir: et voyans plusieurs autres freres qui n'ont qu'une
maison, qu'une table, mesmes heritages, et serviteurs non departis,
eulx au contraire ont partagé leurs amis, leurs hostes, leurs
familiers, brief toutes choses qui sont communes entre les autres
freres, leur sont à eux ennemies et contraires: encore
qu'à toute personne il soit facile à discourir en son
entendement, que les amis, et les compagnons de table sont subjects
à estre ravageez, les familiers et les alliez se peuvent
acquerir nouveaux, quand les premiers, ne plus ne moins que des
outils ou des instruments, sont usez, mais d'acquerir un nouveau
frere il n'est pas possible, non plus qu'une main coupee, ou un oeil
arraché: et dit la Persienne sagement, quand on luy demanda
pourquoy elle aimoit mieux sauver la vie à son frere
qu'à son fils: «Pour ce, dit-elle, que je puis bien
avoir d'autres enfans, mais d'autres freres maintenant que mes pere
et mere sont morts, je ne puis.» Que faut-il donc faire, me
pourra demander quelqu'un à un qui aura un mauvais frere?
Premierement, il faut retenir en memoire, que la mauvaistié
se trouve en toutes sortes d'amitié qui sont entre les
hommes, et que selon ce que dit Sophocles,
Plus des humains les faicts tu cercheras,
Plus mal que bien tousjours y trouveras.
Il n'y a ny amitié de parentelle, ny de societé, ny de
compagnie, qui se puisse trouver sincere, saine et nette de tout
vice. Mais le Laced@emonien qui espousoit une petite femme, disoit,
qu'entre les maux il faut tousjours choisir les moindres: aussi
pourroit on, à mon advis, sagement conseiller aux freres, de
supporter plus tost les imperfections domestiques, et les maux de
leur propre sang, que d'experimenter ceux des estrangers: car en
l'un n'y peut avoir reprehension aucune, d'autant que lon y est
contrainct: et l'autre est reprehensible, d'autant qu'il est
volontaire. Car ny le compagnon de table, ou de jeu, ny de l'aage,
ny l'hoste
N'est point lié de fers sans fer forgez,
Qu'estroittement honte luy a chargez:
mais si est bien celuy qui est de mesme sang, qui a esté
nourry avec nous, qui est né d'un mesme pere et d'une mesme
mere, auquel il semble que la vertu mesme permet <p 83v>et
concede par connivence quelque chose, quand il dit à son
frere pechant et faillant en quelque endroit,
L'occasion pourquoy sans offenser
Je ne te puis miserable laisser,
homme non seulement miserable, mais aussi mauvais et mal sage, c'est
de peur qu'en n'y pensant pas, je ne semble punir aigrement et
amerement en toy quelque vice de pere ou de mere instillé en
toy par leur semence, en te haïssant. Car, comme disoit
Theophraste, il ne faut pas aimer les estrangers pour les esprouver,
mais au contraire il les faut esprouver pour les aimer: mais
là où la nature ne donne pas au jugement la precedence
pour faire aimer, ny n'attend pas ce que lon dit communément,
qu'il faut avoir mangé une mine de sel avec celuy que lon
veut aimer: ains dés nostre nativité a fait naistre
quand et nous le principe et l'occasion d'amitié, là
ne faut il pas que nous allions trop asprement ny trop exactement
recerchant les fautes et imperfections. Mais maintenant tout au
contraire, que diriez vous qu'il y en a qui supporteront et
excuseront facilement, jusques à y prendre plaisir, les
fautes des estrangers, et qui ne leur appartiennent de rien, avec
lesquels ils auront pris quelque cognoissance ou en un banquet, ou
au jeu, ou aux exercices de la personne, et seront severes, voire
inexorables alencontre de leurs propres freres? tellement qu'il y en
a qui prennent plaisir à nourir des chiens mauvais, des
chevaux: et plusieurs, des onces, des chats, des singes, des lions,
et les aiment: et ce pendant ils ne peuvent pas endurer les
courroux, les erreurs, ou les ambitions de leurs propres freres. Et
d'autres, qui donneront à des paillardes et putains des
maison et des terres toutes entieres, combattront à bon
escient contre leurs freres pour une mazure ou pour un coing de
maison: et puis imposans à la malveuillance qu'ils portent
à leurs freres le nom de haine des meschants, ils s'en iront
detestans et vituperans le vice en leurs freres, et aux autres ils
ne s'en soucieront pas, ains hanteront et frequenteront
communément avec eux. Cela doncques soit comme le preambule
de tout nostre discours. Au reste pour entrer aux enseignements, je
ne veux pas commancer, comme les autres font, au partage des biens
paternels, mais à l'emulation mauvaise et jalousie
reprehensible qui se leve entre les freres, vivans encore les peres
et meres. Agesilaus jadis avoit une coustume, qu'il envoyoit
à chascun Senateur de Laced@emone, incontinent qu'il estoit
creé, un boeuf, en tesmoignage de sa vertu: les Ephores qui
estoient comme Syndiques d'un chacun, l'en condamnerent à
l'amende envers le public, avec adjonction de la cause, que c'estoit
pour ce que par telles caresses et menees il alloit pratiquant et
gaignant à luy seul ceux qui devoient estre communs à
tous: aussi pourroit on conseiller à un fils d'honorer
tellement pere et mere, qu'il n'estudie pas à se les gaigner,
et acquerir leur bonne grace pour luy seul, en destournant leur
bienveuillance des autres envers luy, par laquelle prattique
plusieurs supplantent leurs freres, couvrans d'une couleur honneste
en apparence, mais non juste en verité, leur avarice et
cupidité: cars ils privent leurs freres finement et
cauteleusement du plus beau et du plus grand bien de leur heritage,
qui est l'amour et bienveuillance de peres et meres, espians
oportunément l'occasion que leurs freres sont ailleurs
empeschez, ou qu'ils ne se doutent point de leurs menees et se
rendans fort modestes, reglez, soupples et obeïssans à
leurs peres, mesmes és choses où ils voient que leurs
freres s'oublient et faillent, ou semblent faillir: là
où il faut faire tout l'opposite, quand on sent qu'il y a
quelque courroux et mescontentement du pere, en se mettant et se
coulant dessoubs la charge, comme pour soulager son frere, en luy
aidant, et par caresses et secourables services remettre le mieulx
qu'on peut son frere en grace: et quand il a inexcusablement failly,
il en faut rejetter la coulpe ou sur le temps contraire, ou sur
quelque autre occupation, ou bien sur sa nature mesme,
<p 84r>comme estant plus utile et plus idoine à autre
chose: et convient bien à cela le dire d'Agamemnon,
Ce n'a esté ny par lourde paresse,
Ny par defaut de sens et de sagesse,
Ains pour avoir sur moy l'oeil estendu,
Et le motif de mon coeur attendu.
Aussi peut dire un bon frere, à l'excuse de son frere, Il m'a
voulu laisser faire ce devoir là. Les peres mesmes sont bien
aises d'ouyr faire translations de noms, et adjoustent soy à
leurs enfans, quand ils appellent la negligence et paresse de leurs
freres, une simple bonté: la sottize, une bonne et droitte
conscience: une opiniastreté querelleuse, courage qui ne veut
point estre mesprisé: de maniere que celuy qui y procede de
telle sorte, en intention d'appaiser son pere, il y gaigne cela,
qu'oultre ce qu'il diminue la cholere de son pere alencontre de son
frere, il augmente la bienveuillance de son pere envers luy. Puis
apres, quand on a ainsi respondu et satisfaict au pere, il se faut
alors addresser à part au frere, et luy toucher et remonstrer
vifvement en grande liberté son peché et sa faute: car
il ne faut ny estre indulgent ou connivent envers son frere, ny
aussi luy estre trop dur, et le fouler aux pieds quand il a failly:
car l'un est autant comme s'esjouir de sa faute, et l'autre faillir
avec luy: mais user d'une reprehension et correction, qui tesmoigne
le soing de son bien, et le desplaisir de sa faute: car celuy qui
aura esté le plus affectionné advocat et intercesseur
pour luy envers ses pere et mere, sera le plus vehement accusateur
en privé envers luy mesme. Que s'il advient que le frere
n'aiant rien offensé, soit neantmoins accusé envers le
pere, il est certainement treshonneste en toute autre chose de plier
et supporter toute cholere et toute rudesse de pere et de mere, mais
neantmoins les justifications et defenses d'un frere envers eux, qui
contre tout droit et raison et contre verité seroit
accusé, ou à qui lon feroit tort, sont
irreprehensibles et fondees en toute honnesteté: et ne faut
point craindre en tel cas d'ouyr le reproche qui se lit en
Sophocles,
Mauvais le fils qui si fort degenere,
Que de plaider contre son propre pere,
en parlant librement pour la defense de son frere, qu lon voit
iniquement condamné ou opprimé: car telle procedure
rend la perte de cause plus aggreable à ceux qui sont
convaincus, que ne leur eust esté la victoire et gaing de
cause. Au demourant, depuis que le pere est decedé, il se
faut encore plus affectionner à aimer ses freres, que non pas
au paravant: Premierement à mener deuil, et à
communiquer la charité du sang, en regrettant la mort du
commun pere, et en rejettant arriere toutes suspicions de vallets,
et tous calomnieux rapports des familiers qui voudroient semer
quelque alteration entre eux: et plus tost croyant tout ce que lon
raconte de l'amour reciproque de Castor et Pollux, mesmement ce que
lon dit, que Pollux tua d'un coup de poing un qui luy venoit
rapporter en l'oreille quelque chose alencontre de son frere: puis
quand ce vient au partage des biens patrimoniaux, ne s'entredenoncer
pas la guerre l'un à l'autre, comme font plusieurs y venans
tous preparez à ceste intention,
Escoute moy la fille de la Guerre, Dissension:
ains se donner bien garde de celle journee, comme celle qui est aux
uns commancement de guerre mortelle et irreconciliable, et aux
autres d'amitié et de concorde perdurable: et là faire
leurs partages entre eux seuls, s'il est possible: si non, en la
presence d'un amy commun à tous deux, homme de bien: qui
assiste, comme dit Platon, aux loix de justice, en prenant et
donnant ce qui sera plus aggreable et plus convenable l'un à
l'autre: et ainsi estimer que lon partage seulement la procuration
et l'administration des heritages, et laisser l'usage et la
jouissance de tout sans departir en commun, <p 84v>là
où il y en a qui s'entre-arrachent les uns aux autres les
nourrices qui les ont nourris de mammelle, ou les enfans qui ont
esté eslevez et nourris quand et eux, à toute force de
les poursuivre, et s'en vont au partir de là aians
gaigné le pris d'un esclave, et perdu ce qui estoit le plus
precieux en la succession de leur pere, l'amitié et la
confiance de leur frere: et en ay cogneu, qui sans y avoir aucun
gain, par une opiniastreté seulement, au partage de leurs
biens paternels se sont portez ne plus ne moins, et de rien plus
gracieusement, que si c'eust esté butin et pillage de guerre:
entr lesquels nommeement ont esté Charicles et Antiochus de
la ville d'Opunte, qui couperent par le milieu un vase d'argent et
un habillement, et en emporterent chascun sa part, divisans ainsi,
comme par une malediction tragique,
Leur heritage au trenchant de l'espee.
Les autres vont contant apres leurs partages, comme par subtils
moyens, par finess et cautelle, ils ont circonvenu leurs freres, et
ont beaucoup gaigné, s'en glorifians, là où
plus tost ils se devoient esjouir, plaire à eux mesmes, et se
magnifier, de ce que par gracieuseté, courtoisie et
volontaire cession, ils seroient venus au dessus de leurs freres: et
pourtant merite bien Athenodorus que lon face mention de luy en cest
endroit, comme il n'y a celuy en nostre païs qui ne s'en
souvienne bien. Il avoit un frere plus ancien que luy, qui se
nommoit Xenon, lequel maniant comme curateur le bien entier d'eux
deux, en dissipa une bonne partie, à la fin aiant pris une
femme à force, et en estant condamné, il perdit tout
son bien, lequel fut appliqué par confiscation au fisque de
l'Empereur. Athenodorus pour lors estoit encore jeune adolescent
sans aucun poil de barbe, et comme sa part des biens paternels luy
eust esté rendue par la justice, il n'abandonna point son
frere, ains mettant tout en commun, en feit partage agec luy: et
encore combien qu'en ce partage il cogneust que son frere le
defraudoit malicieusement de beaucoup, jamais il ne s'en courroucea
à luy, ny ne s'en repentit, ains supporta gayement et
doucement l'ingrate meschanceté de son frere, laquelle fut
divulguee par toute la Grece. Or Solon aiant prononcé ceste
sentence touchant le gouvernement de la chose publique, que
l'egalité n'engendre point de sedition, semble avoir trop
fascheusement introduit la proportion Arithmetique, qui est
populaire, au lieu de la belle Geometrique: mais en une famille et
maison qui conseilleroit aux freres, comme Platon admonnestoit ses
citoyens, sur tout, s'il estoit possible, d'oster de la Republique
ces mots de mien et tien, ou à tout le moins se contenter de
l'egalité et tascher à la conserver, certainement il
asserroit un grand et beau fondement de paix, amitié et
concorde entre les freres. Et qu'il se serve à ce propos
d'exemples honnorables et illustres, comme est la response de
Pittacus au Roy de Lydie, qui luy demandoit s'il avoit des biens:
«Deux fois, dit-il, plus que je ne voudrois, estant mon frere
mort, duquel j'ay herité.» Mais pour ce que le plus
n'est pas ennemy du moins seulement en augmentation et diminution de
richesses, ains comme dit Platon, universellement en
inegalité y a tousjours mouvement, et en egalité repos
et sejour: aussi toute inegalité est bien dangereuse de
mettre dissension et querelle entre les freres, et est toutefois
impossible qu'ils soient en toutes choses egaux ny pareils, d'autant
que ou la nature dés la naissance, ou depuis la fortune leur
departent inegalement leurs graces et faveurs d'où procedent
les envies, et jalousies entre-eux, maladies et pestes mortelles,
non seulement aux familles et maisons, mais aussi aux villes et
citez: il s'en faut donner de garde et promptement y remedier, quand
elles commancent à s'y engendrer. On pourroit conseiller
à celuy qui auroit advantage sur ses freres qu'il leur
communiquast tout ce qu'il auroit par dessus eux, en les honorant
par son credit et reputation, et les avanceant par le moyen de ses
amitiez: et si d'adventure il est plus eloquent qu'eux, leur offrant
sa peine et suffisance, comme estant à eux autant comme
à luy mesme, et puis n'en <p 85r>monstrant aucune
enfleure d'arrogance ny de mespris envers eux, ains plus tost en
s'abbaissant et soubmettant, rendre sa preference et son advantage
non subject à l'envie, et egaler autant comme il luy est
possible l'inegalité de la fortune par moderee opinion de
soy-mesme: comme Lucullus ne voulut jamais entreprendre office ny
magistrat devant son frere, encore qu'il fust plus aagé que
luy, ains laissant passer son temps, attendit celuy de son frere. Et
Pollux ne voulut pas estre Dieu mesme seul, ains plus tost demy-dieu
avec son frere, et participer de la condition mortelle pour luy
faire part de son immortalité: là où il est en
toy, pourra lon dire à celuy que lon prendra à
admonester, sans aucunement diminuer rien des biens que tu as
presentement, accomparer et egaler à toy ton frere, le
faisant, par maniere de dire, jouïr de ta grandeur, de ta
gloire, de ta vertu, et de ton bon heur: comme feit jadis Platon,
qui meit les noms de ses freres, les introduisant parlans en ses
plus nobles traittez, pour les rendre renommez, à
sçavoir Glaucon et Adimantus, és livres qu'il a escrit
de la Republique, et Antiphon le plus jeune, en son dialogue de
Parmenides. D'avantage, ainsi comme il y a ordinairement de grandes
inegalitez entre les natures ou les aventures des freres, aussi est-
il presque impossible que l'un soit en tout et par tout superieur
à ses freres: car il est bien vray que les Elemens que lon
dit estre creez d'une mesme matiere, ont des qualitez et forces
toutes contraires, mais on ne veit jamais que de deux freres nez
d'un mesme pere et d'une mesme mere, l'un fust comme le sage que
feignent les Stoïques, beau, gracieux, liberal, honorable,
riche, eloquent, studieux, sçavant, et humain tout ensemble:
et l'autre laid, mausade, sale, chiche, necessiteux, mal
emparlé, ignorant et inhumain aussi tout ensemble: ains y a
bien souvent en ceux qui sont les plus rebutez et moins estimez
quelque scintille de grace, de valeur et d'aptitude et inclination
à quelque chose de bon: car, comme dit le commun
proverbe,
Parmy chardons et espineux halliers
Naissent les fleurs des tendres violiers.
Celuy doncques qui sentira avoir l'avantage en autres choses, s'il
n'amoindrit ny ne cache point les telles-quelles parties de vertu
qui seront en son frere, ny ne le deboute point comme en un jeu de
pris de tous les premiers honneurs, ains luy cede reciproquement en
quelques uns, et le declare plus excellent et plus habile que luy en
plusieurs choses, retirant tousjours toute occasion et matiere
d'envie, comme le bois du feu, il l'esteindra à la fin, ou
plus tost il empeschera du tout qu'elle ne s'engendre et concree.
Mais encore celuy qui s'aidera tousjours de son frere, és
choses mesmement esquelles il sçaura estre plus excellent que
luy, et usera de son conseil, comme s'il est rhetoricien, à
plaider des causes: s'il est entendu en matiere d'estat, à
sçavoir comment il se doit porter en son magistrat: s'il est
homme qui ait beaucoup d'amis, en affaires: brief qu'en nulle chose
de consequence, et qui peult apporter reputation, ne laisse son
frere derriere, ains le fait son parsonnier et compagnon en toutes
choses grandes et honorables, que se sert de luy quand il est
present, l'attendant quand il est absent, et generalement qui luy
donne à entendre qu'il ne seroit pas homme de moindre
execution que luy, mais qu'il fait moins de compte d'acquerir
reputation, et de s'avancer en credit, que luy, en ne s'ostant rien
à soymesme, il adjouste beaucoup à son frere. Ce sont
les preceptes et advertissemens que lon pourroit donner à
celuy qui seroit plus excellent que son frere: et quant à
celuy qui seroit inferieur, il faut qu'il pense en luy mesme, que
son frere n'est pas un, ny seul, ou plus riche, ou plus
sçavant, ou plus renommé que luy, ains qu'il est luy
mesme vaincu d'un nombre infiny d'autres,
Tant qu'il y a d'hommes mangeans le fruict
Que la grandeur de la terre produit.
<p 85v>Mais s'il est tel qu'il aille par tout portant envie
à tout le monde, ou bien s'il est si mal né, qu'entre
tant d'hommes qui sont heureux, il n'y en ait pas un qui le fasche,
que celuy qu'il deust le plus aimer, et qui luy tient de plus pres
d'obligation du sang, il peut bien dire qu'il est malheureux en
toute extremité, et qu'il ne laisse moyen à homme qui
vive de le passer en malheureté. Si comme donc Metellus
disoit que les Romains devoient bien rendre grace aux Dieux de ce
que Scipion estant si grand personnage estoit né dedans Rome,
et non pas en une autre cité, aussi que chascun souhaitte et
face priere aux Dieux, que luy principalement surmonte tous autres
en prosperité, ou, si non, au moins que ce soit un sien frere
qui ait ceste tant desiree puissance et authorité: mais il y
en a qui sont si mal nez à toute honnesteté, qu'ils
s'esjouissent et se glorifient bien d'avoir des amis colloquez en
grands honneurs, et d'avoir des princes ou des grands seigneurs et
riches pour hostes, mais ils estiment que la splendeur de leurs
freres soit leur obscurité: et se plaisent bien d'ouïr
raconter les prosperitez de leurs peres, les victoires et conduittes
d'armees de leurs ayeux, ausquelles ils n'eurent oncques part, ny
n'en receurent oncques honneur ny profit, mais de grandes
successions qui seront escheutes à leurs freres, ou d'estats
magnifiques, ou de mariages honorables, il en sont marris, et leur
semble que cela les ravalle. Et toutefois il falloit en premier lieu
ne porter envie à personne, ou si non, à tout le moins
tourner son envie au dehors, et deriver ceste malignité,
d'estre marry du bien d'autruy, alencontre des estrangers, comme
ceux qui embrouillent leurs ennemis en seditions intestines, et les
chassent hors de chez eux.
D'autres Troyens et de leurs alliez
Grand nombre y a parmy vostre bataille,
Pour esprouver de mon glaive la taille:
Des Grecs aussi en nostre ost Argien,
Sur qui pourras faire espreuve du tien.
comme dit Diomedes à Glaucus: c'est là où tu
peux exercer ton envie et ta jalousie. Mais il faut qu'un frere ne
soit pas comme le bassin d'une balance qui fait le contraire de son
compagnon, quand l'un se haulse, l'autre se baisse: ains faut qu'il
face comme les petits nombres, qui par multiplication d'eux mesme
produisent les grands, et en se multipliant ainsi l'augmenter, et
s'augmenter aussi de biens: car entre les doigts de la main, celuy
qui ne tient pas la plume en escrivant, et qui ne touche pas les
chordes de l'instrument en jouant, pour ce qu'il n'est pas propre ne
dispos à ce faire, n'en vaut pas pire pour cela, ains ils se
meuvent tous ensemble, et s'entre-aident les uns les autres en
quelque sorte, comme aians expressément pour ceste cause
esté faits inegaux à l'entour du plus grand et du plus
fort, pour estre plus apte à prendre, et à retenir.
Ainsi Craterus estant frere propre d'Antigonus Roy regnant, et
Perilaus de Cassander, se meirent à conduire des armees soubs
leurs freres, ou bien se teindrent en leurs maisons: mais je ne
sçay quels Antiochus Seleucus, et ailleurs Grypus et
Cyzicenus, n'aians pas appris à se contenter du second lieu,
ains appetans les marques de dignité royalle, la pourpre, et
le diadéme, se remplirent eux-mesmes, et les uns les autres
de maux infinis, et en combletent quant-et-quant toute l'Asie. Mais
pour autant que les envies et jalousies s'impriment le plus souvent
és natures et moeurs de personnes ambitieuses, le plus
expedient seroit aux freres, pour obvier à tel inconvenient,
de n'aspirer pas à acquerir honneur, ny authorité et
credit par mesmes moyens, ains l'un par un moyen et l'autre par un
autre: car les combats des bestes sauvages s'emeuvent ordinairement
entre celles qui se nourrissent de mesme pasture, et entre les
combatans des jeux de pris ceux-là seuls se nomment
adversaires les uns des autres qui travaillent à mesme sorte
de jeu: là où les escrimeurs des poings aux escrimeurs
à outrance sont amis, et les luicteurs aux coureurs de
carriere, <p 86r>et s'entre-aident et s'entrefavorisent les
uns aux autres. Et pourtant des deux fils de Tyndarus, l'un
Polynices gaignoit tousjours le pris à l'escrime des poings,
et Castor l'emportoit à la course. Voyla pourquoy Homere a
bien fait, que Teucer estoit excellent à tirer de l'arc,
là où son frere estoit des meilleurs combatans
à coups de main,
Et le couvroit de son luysant escu.
Comme entre ceux qui se meslent des affaires publiques, ceux qui
manient les armes ne portent pas communément envie à
ceux qui haranguent devant le peuple, ny entre ceux qui parlent en
public, les advocats aux lecteurs de philosophie, ny entre ceux qui
pensent les malades, les medecins aux chirurgiens, ains
s'entredonnent la main, et s'entreportent tesmoignage les uns aux
autres: mais vouloir et cercher d'acquerir honneur et reputation
d'un mesme art, et par une mesme valeur et suffisance, c'est autant
entre ceux qui ne sont pas parfaicts, comme estans amoureux d'une
mesme maistresse, vouloir estre mieux venu, et avoir plus d'avantage
l'un que l'autre. Ceux doncques qui cheminent par diverses voyes
evitent les occasions d'envie, et s'entre-aident les uns les autres,
comme Demosthenes et Chares, et semblablement Aeschines et Eubulus,
Hyperides et Leosthenes, dont les uns proposoient les decrets, et
haranguoient devant le peuple, les autres conduisoient les armees,
et faisoient les affaires. Et pourtant faut-il que les freres qui ne
seront pas pour s'entrecommuniquer, sans envie, leur gloire et leur
credit, aient leurs cupiditez et leurs ambitions bien tournees
à contrepoil, et bien esloignees les unes des autres, s'ils
veulent recevoir plaisir, et non pas desplaisir de la
prosperité et de l'heureux succez les uns des autres: mais
par dessus tout cela, il se faut bien donner garde des parents et
alliez, et quelques fois des femmes mesmes, qui à la
convoitise d'honneur adjoustent de mauvais et malicieux propos:
Vostre frere fait merveille, il emporte tout, on ne parle que de
luy, tout le monde luy fait la court: là où personne
ne vient vers vous, et n'avez honneur ne demy. Le frere qui sera
sage, respondra à ces mauvais langages là, J'ay un
frere qui a la vogue de credit, et du credit et authorité
qu'il a, la plus grande part en est miene, et à mon
commandement. Car Socrates disoit, qu'il aimoit mieux avoir Darius
pour amy que ses Dariques: mais un frere qui a bon jugement ne se
pensera pas avoir moins de bien, d'avoir son frere constitué
en grand estat, ou riche, ou avancé en credit et reputation,
par le merite de son eloquence, que si luy-mesme avoit l'estat, la
richesse, le sçavoir et l'eloquence. Voyla comment il faut
essayer à radouber le mieux qu'il est possible telles
inegalitez: mais il y a d'autres differences qui naissent
incontinent avec eux, au moins ceux qui ne sont pas bien appris
quant aux aages: car à bon droict les plus vieux voulans
tousjours commander aux plus jeunes, leur presider, et avoir plus et
d'honneur et d'authorité et de puissance en tout et par tout,
sont fascheux et ennuyeux: et de l'autre costé aussi les plus
jeunes secouans la bride et s'enorgueillissans s'accoustument
à ne faire compte, et à mespriser leurs freres plus
aagez: de là advient que les jeunes, comme enviez et
rabbaissez tousjours par leurs aisnez, fuyent et haïssent leurs
corrections et admonitions, et les aisnez desirans garder et retenir
tousjours leur precedence par dessus eux, redoutent l'accroissement
de leurs puisnez, comme estant la ruine d'eux-mesmes. Tout ainsi
doncques comme lon dit, qu'en un bien-faict il faut que celuy qui le
reçoit l'estime plus grand qu'il n'est, et celuy qui le donne
plus petit: aussi qui pourroit persuader à l'aisné de
ne reputer pas que le temps dont il precede son frere soit beaucoup,
et au puisné que ce soit peu de choses, il les delivreroit
tous deux, l'un de desdaing et de mespris, et l'autre d'irreverence
et de negligence. Et pour ce qu'il est convenable à
l'aisné d'avoir soing, enseigner, reprendre et admonester, et
au puisné honorer, suivre et imiter: je voudrois que la
solicitude de l'aisné teint plustost du compaignon que du
pere, et de la suasion <p 86v>plus tost que du commandement,
et qu'il fust plus prompt à s'esjouïr pour le devoir
faict, et à le louër, que non pas à le reprendre
et blasmer, pour l'avoir oublié, et face l'un non seulement
plus volontairement, mais aussi plus humainement que l'autre: et
aussi qu'au zele du puisné il y eust plus de l'imitation, que
de la jalousie et contention, pource que l'imitation presuppose la
bonne estime et admiration, et la jalousie et contention n'est
jamais sans envie, qui fait que les hommes aiment ceux qui taschent
à les ressembler, et au contraire ils rebutent et depriment
ceux qui estrivent et s'efforcent de s'egaler à eux: et parmy
l'honneur qu'il est bien seant que le puisné rende à
son aisné, l'obeissance est celle qui merite plus de louange,
et qui engendre une plus forte et plus cordiale bienveuillance,
accompagnee d'une reverence et d'un contentement, qui est cause que
l'aisné reciproquement luy cede et luy defere. Dont il advint
que Caton aiant dés son enfance honoré et
reveré son frere C@epion par obeïssance, observance et
silence devant luy, à la fin gaigna tant quand ils furent
hommes faicts, et le remplit de si grand respect et reverence envers
luy, qu'il ne faisoit ny ne disoit rien qu'il ne luy dist. Auquel
propos on raconte que C@epion un jour aiant signé et
seellé de son cachet quelques tablettes de tesmoignage, Caton
son frere survenant apres ne les voulut point signer ny seeller:
quoy entendant C@epion redemanda incontinent les tablettes, et
arracha son cachet avant que demander pour quelle occasion son frere
ne luy avoit pas creu, ains avoit eu le tesmoignage pour suspect.
Aussi semble-il que les freres d'Epicurus luy porterent grand
respect et reverence, pour l'amour et bienveuillance qu'il avoit
monstré envers eux: ce qui apparut tant en toutes autres
choses, qu'en ce qu'ils espouserent fort chaudement toutes ses
inventions et opinions en la philosophie: car encore qu'ils se
soient trompez d'opinion, d'avoir tousjours dit et tenu dés
leur enfance, que jamais homme n'avoit esté si sçavant
en philosophie que leur frere Epicurus: si est-ce chose merveilleuse
comment ou luy les ait peu ansi affectionner, ou eux se soient ainsi
disposez et affectionnez envers luy. Entre les plus modernes
philosophes mesmes, Apollonius le Peripatetique a convaincu de
menterie celuy qui a dit le premier, que l'honneur et la gloire ne
recevoient point de compagnon, aiant rendu son frere puisné
Sotion plus honoré et plus renommé que luy mesme. Et
quant à moy, combien que la fortune m'ait fait beaucoup de
faveurs, qui meritent bien que je luy en rende grandes graces, il
n'en a pas une dont je me sente tant obligé à elle,
comme l'amour et la bienveuillance que m'a porté et me porte
en toutes choses mon frere Timon, ce que nul ne peult nier, qui ait
tant soit peu hanté ou frequenté avec nous, et moins
que tous autres, vous qui nous avez esté familiers. Il y a
d'autres hargnes, dont il se faut donner garde, entre les freres qui
sont de pareil aage, ou bien peu esloignez l'un de l'autre,
lesquelles passions sont petites, mais continuelles et en grand
nombre, au moyen dequoy elles apportent une mauvaise accoustumance
de se fascher, aigrir et courroucer de toutes choses, laquelle en
fin se termine en haines et inimitiez irreconciliables: car aians
commancé à quereller les uns contre les autres
dés les jeux d'enfance pour la nourriture, ou pour les
combats de quelques petites bestes, comme de cailles ou de cocqs, et
puis pour la luicte des petits garsons, ou pour la chasse de leurs
chiens, ou la comparaison de leurs chevaux, ils ne peuvant plus
retenir ny refrener, quand il sont devenus grands, leur
opiniastreté et leur ambition en choses de grande
consequence. Comme les plus grands et plus puissans hommes d'entre
les Grecs de nostre temps, s'estans premierement bandez les uns
contre les autres pour les faveurs qu'ils portoient à des
baladins et jouëurs de cithres, et puis faisans à l'envy
à qui auroit de plus beaux viviers, de plus belles
baignouëres, et de plus belles allees et galeries, de plus
belles salles, et lieux de plaisance au territoire de Edepsus, en
les comparant les unes aux autres <p 87r>opiniastrement, en
coupant les canaux, et divertissant les conduicts des fontaines; ils
se sont tellement aigris les uns contre les autres, qu'ils s'en sont
perdus: car le tyran les leur a tous ostez, et ont esté
bannis de leur païs, pauvres, vagabonds par le monde, et
à peine que je ne dis, tous autres qu'ils n'estoient au
paravant, excepté qu'ils sont demourez les mesmes qu'ils
estoient à s'entrehaïr. Voila pourquoy il faut bien
dés le commancement resister à la jalousie et
opiniastreté qui se glisse entre les freres és
premieres et petites choses, en s'accoustumant à ceder l'un
à l'autre reciproquement, et à se laisser vaincre, et
à s'esjouir plus tost de leur complaire, que non pas de les
vaincre: car ce n'a point esté d'autres victoires que les
anciens ont entendu, quand ils ont appellé la victoire
Cadmiene, que celle d'entre les freres au devant de Thebes, qui fut
une tres-villaine et tres-meschante victoire. Mais quoy, les
affaires mesmes n'apportent-ils pas plusieurs occasions de
dissensions et de debats entre les freres, à ceux encore qui
sont les plus doux et les plus gracieux? ouy certes, mais c'est
aussi là où il faut laisser les affaires se combattre
tous seuls, sans y adjouster aucune passion d'opiniastreté,
ny de cholere, comme un hameçon qui les accroche et attache
à debattre, ains faut que comme en une balance ils regardent
par ensemble de quel costé panchera le droict et
l'equité, et que le plus tost qu'il leur sera possible, ils
remettent le jugement et l'arbitrage de leur different à
quelques bons personnages, pour les vuider et purger tout au net
devant qu'ils percent si avant, comme une tache ou une teincture,
que lon ne la puisse plus effacer ny laver: et puis imiter les
philosophes Pythagoriens, lesquels n'estans alliez ny parents, ains
seulement participans de mesme eschole et mesme discipline, si
d'adventure ils s'estoient quelques fois transportez de cholere,
jusques à dire injure l'un à l'autre, devant que le
soleil fust couché touchans en la main l'un de l'autre et
s'entr'embrassans, faisoient l'appoinctement: car comme quand il
advient une fiévre sur une bosse en l'aine, il n'y a pour
cela danger quelconque, mais si la bosse nettoyee et passee la
fiévre persevere, c'est un maladie qui a son principe et sa
cause d'ailleurs plus profonde: aussi le different qui est entre
deux freres, quand il cesse avec l'affaire, procedoit de l'affaire:
mais si le different demeure apres l'affaire vuidé, l'affaire
n'estoit que pretexte, et y avoit au dedans une suspecte et mauvaise
racine cachee. Auquel propos il fait bon entendre la façon de
proceder à la decision du different de deux freres de nation
barbare, non pour une part ou portion de quelque petite terre, ou
pour un nombre d'esclaves, ou de moutons: mais pour l'Empire des
Perses: car apres la mort de Darius aucuns des Perses vouloient que
Ariamenes succedast à la couronne, comme estant le fils
aisné du feu Roy: les autres vouloient que ce fust Xerxes,
tant pource qu'il estoit fils de Atossa fille du grand Cyrus, que
pour ce qu'il estoit né de Darius estant ja Roy
couronné. Ariamenes doncques descendit du pais de la Medie,
non point en armes, comme pour faire la guerre, ains tout simplement
avec son train, comme pour pousuyvre son droict en justice. Xerxes
paravant sa venue faisoit toutes choses qui appartenoient à
un Roy, mais quand son frere fut arrivé, volontairement il
s'osta le diadéme ou frontal, et posa le chapeau royal, que
les Roys ont accoustumé de porter à la pointe droicte,
et luy alla au devant, l'embrassa, et luy envoya des presens, avec
commandement à ceux qui les luy portoyent de luy dire,
«Xerxes ton frere t'honnore maintenant de ces presens icy: mais
si par la sentence et le jugement des Princes et Seigneurs de Perse
il est declaré Roy, il veut que tu sois la seconde personne
de Perse apres luy.» Ariamenes feit response: «Je
reçoy de bon coeur les presens de mon frere, et pense que le
royaume des Perses m'appartienne, mais quant à mes freres, je
leur garderay l'honneur qui leur est deu apres moy, et à
Xerxes le premier de tous.» Quand fut escheu le jour du
jugement, les Perses de commun consentement declarerent juge de
ceste grande cause Artabanus, qui estoit frere du defunct Darius.
Xerxes ne vouloit point estre jugé par luy seul,
<p 87v>par ce qu'il se fioit plus à la multitude des
Seigneurs, mais sa mere Atossa l'en reprit: «Pourquoy, dit-
elle, mon fils, refuses-tu Artabanus ton oncle, le plus homme de
bien qui soit en Perse, pour ton juge? et pourquoy as-tu tant de
crainte de l'issue de ce jugement-là où le second lieu
mesme est encore honorable, d'estre appellé et jugé le
frere du Roy de Perse?» Xerxes doncques se laissa persuader
à sa mere: et le proces estant jugé, Artabanus
prononcea que le royaume appartenoit à Xerxes: parquoy
Ariamenes incontinent se levant de son siege alla faire hommage
à son frere, et le prenant par la main droicte le mena seoir
dedans le siege royal, et de là en avant fut tousjours le
plus grand aupres de luy, et se monstra si bien affectionné
en son endroict, que en la bataille navale de Salamine il mourut en
combattant vaillamment pour son service. Cest exemple donc soit
comme un patron original de vraye benignité et
magnanimité, où il n'y a rien à reprendre. Et
quant à Antiochus on pourroit bien justement reprendre en luy
une trop grande convoitise de regner, mais aussi fait-il bien
à esmerveiller, que l'amitié fraternelle ne fut pas du
tout esteincte en son ambition. Il faisoit la guerre pour le
royaume, à son frere Seleucus qui estoit son aisné, et
avoit sa mere qui luy favorisoit: mais au plus fort de leur guerre
Seleucus aiant donné une battaille aux Galates, la perdit, et
ne se trouvant nulle part, on fut long temps que lon le teint pour
mort: et son armee toute taillee en pieces par les Barbares: ce que
aiant entendu Antiochus posa la robbe de pourpre, et se vestit de
noir, et fermant son palais royal, mena deuil de son frere, comme
s'il eust esté perdu: mais apres estant adverty comme il
estoit sain et sauf, et qu'il remettoit sus une autre armee, sortant
de son logis en public il alla sacrifier aux Dieux en action de
graces, et commanda aux villes qui estoient soubs luy de faire
semblablement sacrifices, et porter chapeaux de fleurs en signe de
resjouissance publique. Et les Atheniens aians sans propos
inventé et controuvé la fable, touchant la querelle
d'entre Neptune et Minerve, y ont entremeslé une correction
qui n'est pas trop hors de propos: car ils suppriment tousjours le
deuxiesme jour du mois de Juin, auquel ils disent qu'advint ce debat
et ceste noise entre Neptune et Minerve. Qui nous empeschera donques
aussi, s'il advient que nous aions eu debat ou different alencontre
de nos alliez et parents, que nous ne condamnions ce jour-là
de perpetuelle oubliance, et ne le reputions entre les journees
maudittes et malencontreuses, non pas oublier tant d'autres bonnes
et joyeuses, esquelles nous avons vescu, et avons esté
nourris ensemble, à l'occasion d'une seule? car ce n'est
point en vain, ne pour neant, que nature nous a donné la
mansuetude et la modestie, fille de patience, où il faut que
nous en usions, principalement envers nos alliez et nos parents. Si
ne se monstre pas l'amour et affection cordiale envers eux
seulement, en leur pardonnant quand ils ont failly, mais aussi en
leur demandant pardon quand on les a offensez: pourtant ne les faut-
il pas negliger quand ils sont courroucez, ny se roidir alencontre
d'eux quand ils se viennent justifier ou excuser, ains plus tost les
prevenir et aller au devant de leurs courroux, en s'excusant si on
les a offensez, et leur pardonnant devant qu'ils s'excusent:
pourtant est Euclides le disciple de Socrates fort renommé
és escholes des philosophes, pource que aiant ouy une parole
indigne et bestiale de son frere, qui luy avoit dit, Je mourrois de
male mort si je ne me vengeois de toy: «mais moy, dit-il, si je
n'appaisois ta cholere, et ne te persuadois que tu m'aimasses comme
tu faisois au paravant.» Mais l'effect et non pas la parole du
Roy Eumenes ne se peult aucunement surpasser ny en patience, ny en
doulceur et bonté: car Perseus le Roy de Macedoine, estant
son ennemy, avoit attiltré des meurtriers pour le tuer,
lesquels estoient en embusche à l'espier aupres de la ville
de Delphes, aians entendu qu'il venoit de la marine vers la ville,
pour se conseiller à l'oracle d'Apollo: et l'assaillans par
derriere, luy jetterent de grosses pierres, qui l'assenerent sur la
teste et sur <p 88r>le col: dont il fut tellement estourdy,
qu'il en tomba par terre tout pasmé, de maniere que lon pensa
qu'il fust mort, et en courut le bruit par tout, tant que quelques
uns de ses serviteurs et amis mesmes coururent jusques en la ville
de Pergame en porter la nouvelle, comme de chose à laquelle
ils avoient esté presens: parquoy Attalus le plus aagé
de ses freres homme de bien, et qui s'estoit tousjours plus
fidelement et plus loyaument que nul autre porté envers son
frere, fut non seulement declaré Roy, et couronné du
diadesme royal, mais qui plus est, il espousa la Royne Stratonice
femme de son frere, et coucha avec elle: mais depuis quand les
nouvelles arriverent qu'Eumenes estoit vivant, et qu'il s'en venoit,
posant le diadesme, et reprenant la javeline, comme il avoit
accoustumé de porter à la garde de son frere, il luy
alla au devant avec les autres gardes, et le Roy le reçeut
humainement, salüa et embrassa la Royne avec grand honneur et
grandes caresses: et aiant vescu longuement depuis sans plainte ny
suspicion quelconque, finablement venant à mourir il consigna
et laissa son royaume et sa femme à son frere Attalus. Mais
que feit Attalus apres sa mort? il ne voulut jamais faire nourrir
aucun de ses enfans que Stratonice sa femme luy porta, et si en eut
plusieurs, ains nourrit et esleva le fils de son frere defunct,
jusques à ce qu'il fust en aage d'homme, et lors luy-mesme
luy meit sur la teste le diadesme royal, et l'appella Roy. Mais
Cambyses au contraire, pour un songe qu'il avoit songé,
craignant que son frere ne vint à estre roy de l'Asie, sans
autre raison ne preuve aucune le feit mourir: à l'occasion
dequoy la succession de l'empire sortit de la race de Cyrus apres sa
mort, et vint à regner celle de Darius, prince qui
sçeut communiquer le gouvernement de ses affaires et son
authorité, non seulement à ses freres, mais aussi
à ses amis. Il faut bien aussi se souvenir d'un autre poinct,
et l'observer soigneusement quand on est tombé en quelque
different avec les freres, c'est de hanter lors, et parler, et
frequenter plus souvent que jamais avec leurs amis, et à
l'opposite fuir leurs malveuillans et ennemis, sans les vouloir ouir
ny recevoir, suyvant en cela pour le moins la façon de faire
des Candiots, lesquels entrans souvent en combustion les uns contre
les autres, et se faisans la guerre, quand il leur survenoit des
ennemis de dehors ils se r'allioient incontinent ensemble, et se
bandoient tous contre eux: et cela s'appelloit Syncretisme. Mais il
y en a qui, comme l'eau coule tousjours contrebas, aussi
s'abbaissent à ceulx qui se baissent et qui se divisent,
ruinans par les soufflements toute parenté et toute
amitié, haïssans l'un et l'autre, et s'attachans plus
à celuy qui se lasche par imbecillité. Car les amis
simples, et ne pensans point en mal, comme sont les jeunes, aiment
ce que leurs amis aiment, mais les plus pervers et plus malins
ennemis font semblant d'estre marris et courroucez aussi contre le
frere qui a courroux et debat alencontre de son frere. Comme donc la
poule en Aesope respond au regnard, qui faisoit semblant d'avoir ouy
dire qu'elle estoit malade, et luy demandoit par amitié,
comment elle se portoit: «Je me porteray bien, dit elle, mais
que tu sois arriere d'icy.» Aussi faut-il respondre à un
tel homme maling, qui viendra mettre en avant et ouvrir le propos du
debat avec le frere, pour sonder et sapper par dessous, à fin
d'entendre quelque secret: «Je n'ay rien à demesler avec
mon frere, ny luy avec moy, prouveu que je ne preste point l'oreille
aux rapporteurs, ny luy aussi.» Mais maintenant je ne
sçay comment quand nous sommes chassieux, ou que nous avons
mal aux yeux, nous divertissons nostre veuë des corps qui font
reverberation, et des couleurs trop vives: et quand nous avons
quelque cholere, ou plainte, ou suspicion contre nos freres, nous
prenons plaisir à ouir ceux qui nous y embrouillent encore
d'avantage, et leur adherons lors qu'il estoit plus
besoing de fuir
leurs ennemis et malveuillans, et se cacher d'eux: et au contraire
s'approcher, hanter et converser avec leurs alliez, leurs
domestiques et amis, et mesmes entrer dedans leurs maisons pour
s'aller librement plaindre jusques à leurs femmes: et
neantmoins <p 88v>on dit communément, que les freres
cheminans ensemble ne doivent pas seulement mettre une pierre entre
eux, et est on marry quand un chien vient courir à travers
d'eulx, et craint on beaucoup d'autres choses semblables, desquelles
nulle ne sçauroit separer ne diviser la concorde des freres:
et ce pendant il ne voyent pas, qu'ils admettent au milieu d'eux, et
reçoivent à travers, des hommes de nature canine, qui
ne font qu'abboyer, pour irriter les uns contre les autres. A ceste
cause venant à propos pour la suite du discours, Theophrastus
disoit fort bien, que si toutes choses doivent estre communes entre
amis, suyvant l'ancien proverbe, encore plus le doivent estre les
amis: car les familiaritez, conversations et frequentations separees
à part, destournent et divertissent les uns d'avec les
autres: car à choisir d'autres familiers et amis suit
incontinent par consequence, prendre plaisir à d'autres
compagnies, en estimer d'autres, et se laisser mener et gouverner
à d'autres, par ce que les amitiez forment les naturels des
personnes, et n'y a point de plus certain signe de differentes
humeurs et naturels des personnes, que le chois et election de
differents amis: tellement que ny le boire et maner, ny le jouer, ny
passer les jours tous entiers ensemble, n'ont pas tant d'efficace
à contenir la concorde et bienveuillance des freres, comme le
haïr et l'aimer de mesmes personnes, et prendre plaisir
à mesmes compagnies, et au contraire aussi, d'en abhorrir et
fuir de mesmes: car quand les freres ont des amis communs, ils
n'endurent jamais qu'il naisse entre-eux des picques ny des
querelles, ains si d'adventure il survient ou quelque soudaine
cholere, ou quelque plainte, elle est incontinent appaisee par le
moyen des amis communs, qui les prennent sur eux, et les font
esvanouir en neant, s'ils sont bien affectionnez envers l'un et
l'autre des freres, et que leur bienveuillance panche autant d'un
costé comme d'autre. Car ainsi comme l'estain soude et
rejoinct le cuivre qui est cassé, en touchant aux deux
extremitez des pieces rompues, pour ce qu'il s'accorde aussi bien
avec l'un des freres comme avec l'autre, pour bien resouder et
confirmer la mutuelle bienveuillance: mais ceux qui sont inegaux, et
ne se peuvent mesler autant avec l'un comme avec l'autre bout, font
une separation et disjonction, et non pas une conjonction, comme
certains tons en la musique. Et pourtant pourroit on à bon
droict douter, et demander si Hesiode a bien ou mal dit,
Ne fais egal le compagnon au frere.
car le compagnon qui sera sage et commun amy, plus il sera
incorporé avec tous les deux, plus ferme neud et lien sera il
de l'amitié fraternelle: mais Hesiode a entendu et craint
cela des ordinaires et vulgaires hommes, qui sont coustumierement
subjects à estre jaloux, et à s'aimer soy-mesme, ce
qui est bien raisonnable d'eviter, encore que lon porte egale
bienveuillance à l'amy, qu'au frere: ce neantmoins en cas de
concurrence, de reserver tousjours le premier lieu au frere, soit
à le preferer en election de magistrat ou maniement
d'affaires d'estat, soit à le convier à quelque festin
ou assemblee solonnelle, ou à le recommander aux princes et
seigneurs, et autres telles choses semblables, que le commun des
hommes repute grandes et honnorables, il faut en tout cela rendre la
dignité et l'honneur à l'obligation du sang et
à la nature: car l'avantage en telles choses n'apporteroit
pas tant de reputation et de gloire à l'amy, que le rebut
apporteroit de dereputation et de deshonneur au frere. Et quant
à ceste sentence là nous en avons ailleurs
traitté plus amplement: mais un autre mot sententieux de
Menander, qui est tres-sagement dit,
Qui aime bien, ne veult qu'on le mesprise,
nous remet en memoire et nous enseigne d'avoir soing de nos freres,
et ne nous fier pas tant à l'obligation de la nature, que
nous les mesprisions: car le cheval est une beste de nature aimant
l'homme, et le chien son maistre, mais toutefois si vous faillez
<p 89r>à les penser, et en avoir le soing tel que
vois devez, ils perdent celle cordiale affection, et s'estrangent de
vous: et le corps est de naissance tresconjoint à l'ame: mais
si elle le neglige et le mesprise, il ne veult plus luy aider, et
gaste ou empesche ses actions. Or le soing et la solicitude honneste
que lon doit avoir des freres, et encore plus des beaux peres et des
gendres d'iceux, est de se monstrer tousjours bienveuillans, et bien
affectionnez en leur endroit prompts à faire pour eux en
toutes occasions, saluër et caresser leurs serviteurs favorits,
remercier les medecins qui les auront pensez en leurs maladies,
leurs amis fideles qui les auront volontairement et utilement
accompagnez en quelque voyage, et en quelque expedition de guerre:
et quant à la femme espousee du frere, la tenir et reverer
comme une relique tressaincte, pour l'amour de son mary, la
louër, se plaindre avec elle de son mary, s'il n'en fait compte
tel qu'il doit, l'appaiser quand elle est courroucee, et si
d'adventure elle commet quelque legere faute, la reconcilier avec
son mary, et le prier de luy pardonner, et aussi s'il y a quelque
chose particuliere en quoy il soit en different avec son frere, s'en
plaindre à elle, et tascher de l'appointer avec luy. Estre
à bon escient marry de ce que son frere ne se marie point, ou
s'il est marié, de ce qu'il n'a point d'enfans, en l'en
solicitant, et le tansant, tant que lon le conduise par toutes voys
à se marier, et se lier par legitimes alliances: et quand il
a eu des enfans, monstrer encore plus manifestement sa
bienveuillance, tant envers luy qu'envers sa femme, en l'honorant
plus que jamais, et aimant ses enfans comme les siens propres: mais
se monstrant encore plus indulgent et plus doulx envers ceulx de son
frere, à fin que s'il advient qu'ils facent quelque faute,
comme font les jeunes gens, qu'ils ne s'en fuient point, et ne se
retirent point, pour crainte du pere ou de la mere, en quelque
mauvaise et desbauchee compagnie, ains qu'ils aient un recours et
une retraitte, où ils soient admonestez amiablement, et
où ils treuvent intercesseur pour faire leur appointement.
Voyla comment Platon ramena son nepveu Speusippus, qui estoit fort
desbauché, et fort dissolu, sans luy dire ne faire mal
quelconque, ains se monstrant doulx et gracieux à le
recueiller, là où il fuyoit ses pere et mere qui
crioient tousjours apres luy, et le tansoient incessamment: quoy
faisant il engendra en son coeur une grande reverence envers luy, et
grand zele de l'imiter, et de s'employer à l'estude de la
philosophie, combien, que plusieurs de ses amis le blasmassent de ce
qu'il ne reprenoit et ne corrigeoit autrement ce jeune homme: mais
luy leur respondit, qu'il le reprenoit assez, en luy donnant
à cognoistre par sa vie et par ses deportements la difference
qu'il y a entre le vice et la vertu, et entre les choses honnestes
et deshonnestes. Le pere d'Alevas roy de Thessalie le rebutoit et le
rudoyoit, pour ce qu'il estoit hault à la main et superbe, et
au contraire son oncle frere de son pere le soustenoit et
l'avançoit: et comme un jour les Thessaliens envoyassent les
buletins à l'oracle d'Apollo en Delphes, pour sçavoir
qui seroit Roy, l'oncle au desceu du pere meit un buletin pour
Alevas: la prophetisse Pythie prononça, que c'estoit Alevas
qui devoit estre Roy: au contraire le pere insistoit, qu'il n'avoit
point mis de buletin pour luy: et sembloit à tout le monde
qu'il y devoit donc avoir eu erreur à escrire ces buletins et
ces noms: et pourtant renvoya lon de rechef à l'oracle,
là où la Pythie respondit,
J'entens et dis le roux fils d'Archedice.
et en ceste maniere Alevas estant declaré roy de Thessalie
par l'oracle d'Apollo, moyennant ceste faveur que luy feit le frere
de son pere, fut quant à luy beaucoup plus excellent prince
que tous les autres qui avoient esté en la maison devant luy,
et si eleva son païs et sa nation en grande gloire et grande
reputation. Ainsi faut-il en s'esjouissant et se glorifiant de
l'avancement, des honneurs, charges et offices honorables des enfans
de son frere, les poulser et encourager à la vertu, et quand
ils font bien, les louër bien hautement: car à
l'adventure seroit il odieux de grandement <p 89v>louër
le sien propre, mais celuy de son frere, il est digne et honorable,
non point procedant de l'amour de soymesme, ains de
l'honnesteté, et tenant à vray dire de la
divinité. [...] signifie divin, et oncle. Si me semble
que le nom mesme nous convie à aimer cherement nos nepveux:
et si faut que nous nous proposions à imiter les grands
personnages, qui ont esté sanctifiez et deifiez par le
passé: car Hercules aiant engendré soixante et huict
enfans, aima aussi cherement Iolaus celuy de son frere, que pas un
des siens propres: c'est pourquoy encore maintenant on le met dessus
un mesme autel que son oncle Hercules, et le prie lon quand et luy,
l'appellant le costeillier d'Hercules: et son frere Iphicles aiant
esté tué en une bataille, qui fut donnee pres de
Laced@emone, il en fut si desplaisant, qu'il partit de tout le
Peloponese. Et Leucothea, so soeur estant trespassee, nourrit et
eleva son enfant, et le deifia quand et elle: d'où vient que
les Dames Romaines encore aujourd'huy en la feste de Leucothea,
qu'ils appellent Matuta, portent entre leurs bras et cherissent, non
leurs propres enfans, ains ceux de leurs soeurs.
C'EST une cure bien fascheuse et bien malaisee à la
philosophie, qu'entreprendre de guarir le vice de ceux qui parlent
trop, pour ce que la medecine dont elle use est la parole
receuë des escoutans, et ces grands parleurs n'escoutent jamais
personne, car ils parlent tousjours: et est le premier vice de ceux
qui ne se peuvent taire, qu'ils ne veulent escouter personne,
tellement que c'est une surdité volontaire de gens qui
semblent se plaindre de la nature, de ce qu'elle ne leur a
donné qu'une langue, veu qu'elle leur a donné deux
oreilles. Si donc Euripides est loué d'avoir bien dit
à un maladvisé auditeur auquel il parloit,
On ne sçauroit sage conseil donner
A homme fol, ne bien l'arraisonner,
Non plus qu'emplir se pourroit un vaisseau
Qui par tout coule, et ne retient point eau.
plus justement pourroit-on dire à un babillard ou d'un
babillard, on ne sçauroit emplir celuy qui ne reçoit
point les sages et bons advertissements qu'on luy verse, ou pour
mieux dire, que lon respand alentour des oreilles de celuy qui parle
tousjours à ceux qui point ne l'escoutent, et n'escoute
jamais ceux qui parlent à luy: car s'il escoute tant soit
peu, ce n'est que comme un reflus de babil, qui prent haleine pour
rebabiller puis apres encore d'avantage. Il y avoit en la ville
d'Olympe un portique, que lon appelloit Heptaphonos, pour ce qu'une
mesme voix y retentissoit par diverses reflexions plusieurs fois:
mais si la moindre parole touche tant soit peu à un
babillard, incontinent il resonnera par tout,
Touchant du coeur les chordes plus cachees,
Qui ne devroient pour rien estre touchees:
tellement que lon diroit, que les pertuis et conduits de l'ouye en
eux ne respondent point au dedans du cerveau, mais à la
langue: au moyen dequoy les paroles demeurent en l'entendement des
autres: mais des babillards ils s'escoulent incontinent, et puis ils
s'en vont comme vaisseaux percez, vuides de sens et pleins de bruit.
Toutefois à fin que nous ne laissions à esprouver
aucun moyen de leur profiter, nous pourrons commancer par dire
à chacun de ces grands parleurs,
<p 90r> Amy tais toy, car taciturnité
Porte avec soy mainte commodité,
et entre les autres deux premieres et principales, c'est à
sçavoir, escouter, et estre escouté, desquelles ces
importuns parleurs ne peuvent jamais obtenir ne l'une ne l'autre,
ains sont frustrez de leur desir en toutes les deux. Les autres
passions et maladies de l'ame, comme l'avarice, l'ambition, l'amour,
ont à tout le moins aucunefois jouissance de ce qu'elles
desirent, mais c'est ce qui plus tourmente ces grands babillards,
qu'ils cerchent par tout qui les veuille ouïr, et n'en peuvent
trouver: car soit ou que lon devise assis, ou que lon se promene en
compagnie, chascun s'enfuit grand' erre si tost que lon voit
approcher quelqu'un de ces grands causeurs: vous diriez proprement
que lon a sonné la retraitte, si viste chascun se retire. Et
ainsi comme quand en une assemblee il se fait soudainement un grand
silence, et que personne ne parle, on dit que Mercure y est
entré: aussi quand un babillard entre en un bancquet ou une
compagnie de gens qui s'entrecognoissent, chascun se tait, craignant
de luy donner occasion de parler: ou si de luy mesme il commance le
premier à entre-ouvrir les lévres, chascun se
léve et s'en va, devant que l'orage soit venue, comme font
les gens de marine, qui se retirent à l'abry, se doutans de
tourmente, pour avoir ouy un peu bruire la bize sur le hault de
quelque escueuil de mer. Dont il advient qu'ils ne peuvent avoir
à boire et à manger avec eux personne qui y vienne
volontairement: ny loger avec eux quand on va par les champs, ou que
lon voyage par mer, s'ils n'y sont contraincts: car cest importun
est tousjours apres, tantost les tirant par la robbe, tantost par la
barbe, tantost les frappant du coude, de maniere que les pieds font
là bien besoing comme disoit Archilochus, ou plustost le sage
Aristote, lequel respondit à un tel importun causeur, qui le
faschoit et luy rompoit la teste, en luy faisant des plus estranges
contes du monde, et luy repetoit souvent, «Mais n'est-ce pas
une merveilleuse chose, Aristote?» «non pas cela, dit-il,
mais c'est bien chose merveilleuse, qu'un homme aiant des pieds
puisse endurer ton babil.» Et à un autre semblable qui
luy disoit, apres un long procés qu'il luy avoit fait:
«Je t'ay bien rompu la teste, Philosophe, de mon parler:»
«non as, respondit il, point autrement: car je n'y ay point
pensé.» Pource que si lon est quelquefois contrainct de
les laisser babiller, l'ame ce pendant se retire en soy, et fait
à par elle quelque discours, ne leur laissant que les
oreilles seulement, sur lesquelles ils espandent leur babil par
dehors: ainsi ne peuvent ils trouver qui les veuille ouïr, et
encore moins qui les veuille croire. Car comme lon tient que la
semence de ceulx qui se meslent trop souvent avec les femmes, n'a
pas la force d'engendrer: aussi le parler de ces grands babillards
est sterile, et ne porte point de fruict. Et toutefois il n'y a
partie en tout nostre corps que la nature ait si seurement remparee,
que la langue, au devant de laquelle elle a assis le rempar des
dents, à fin que si d'adventure elle ne veult obeir à
la raison, qui luy tient au dedans la bride roide, et qu'elle ne se
retire en arriere, nous puissions refrener son intemperance avec
sanglante morsure: car comme dit Euripide,
En fin toute langue effrenee
Se trouvera mal-fortunee.
Et me semble que ceulx qui disent, que maison sans porte, et bourse
sans fermeture, ne servent de rien à leurs maistres: Voyez
Pline, livr. 4. chap. 13. et ce pendant ne nettent ne porte ne
serrure à leur bouche, ains la laissent tousjours couler au
dehors, comme fait celle de la mer de Pont: ceulx-là, dis-je,
me semblent estimer, que la parole soit la plus vile chose du monde.
C'est pourquoy on ne les croit jamais, et toutefois c'est le but
auquel toute parole tend, pour ce que sa fin proprement est faire
foy aux escoutans: et ces grands parleurs ne sont jamais creus,
encore qu'ils disent verité: comme le froment enfermé
dedans quelque vaisseau humide croist bien quant à la mesure,
mais quant à la bonté <p 90v>de l'usage, il
empire: ainsi est-il de la parole du babillard, car il l'augmente
bien en mentant, mais il luy oste toute force de persuasion.
D'avantage c'est chose dont toute personne honneste, et qui a honte
des choses infames et villaines, se doit bien soigneusement
contregarder, que de s'enyvrer: car comme disent aucuns, cholere est
bien du mesme rang que la manie et fureur: mais yvresse loge et
demeure tousjours avec elle, ou pour mieulx dire, c'est la fureur
mesme, moindre quant à la duree du temps, mais plus griefve
quant à la cause, d'autant qu'elle est volontaire, et que
nous l'encourons de nous mesmes, sans que rien nous y contraigne. Or
n'y a il rien en l'yvresse que tant lon blasme et reprenne, que
l'intemperance du trop parler: car comme dit le poëte,
Le vin peult tant que le sage il destrave,
Il fait chanter l'homme tant soit il grave,
Rire, gaudir, et chanter, et baller,
Et ce, que taire il devroit, deceler.
Ce dernier est bien le pire et le plus dangereux, au pris de chanter
et de baller: et peut estre que le poëte taisiblement a voulu
soudre la question que demandent les philosophes, quelle difference
il y a entre avoir beu, et estre yvre: car de l'un on est plus gay
de coustume, et de l'autre on parle trop: d'où vient que lon
dit en commun proverbe, «Ce qui est en la pensee du sobre, est
en la bouche de l'yvre.» Et pourtant respondit sagement le
philosophe Bias à un babillard qui se mocquoit de luy, pource
qu'estant en un festin il ne parloit point, et disoit que ce
n'estoit qu'un lourdault: «Comment seroit-il possible, dit-il
qu'un fol se teust à la table?» Il y eut quelquefois
à Athenes un des citoyens qui festoya les ambassadeurs du Roy
de Perse, et pource qu'il sentoit bien que ces seigneurs y
prendroient plaisir, il convia au festin les philosophes qui pour
lors estoient en la ville: et comme tous les autres
commançassent à deviser avec eux, et chacun à
tenir sa partie, Zenon qui y estoit se teut tout quoy sans dire un
seul mot: parquoy ces seigneurs Persiens se prirent à le
caresser et à boire à luy, disans: «Et de vous
seigneur Zenon, que dirons nous au Roy mostre maistre?»
«Non autre chose, respondit-il, sinon, que vous avez veu un
vieillard à Athenes qui se sçait bien taire à
la table.» tant le silence est une profonde sapience, et chose
sobre, et pleine de haults secrets, comme au contraire l'yvresse est
chose pleine de tumulte, vuide de sens et de raison. Les philosophes
mesmes definissans l'yvresse disent, que c'est un trop parler
à table: de sorte qu'ils ne reprennent pas le bien boire,
prouveu que lon y garde modestie et silence: mais le trop et
follement parler fait, que le boire est yvresse: ainsi l'yvre parle
follement à table, et le babillard par tout, au
marché, au theatre, en se promenant, en seant à table,
de jour et de nuict. S'il va visiter un malade, il luy fait plus de
mal que sa maladie mesme: s'il est dedans une navire, il fasche plus
les passagers que ne fait la maree: s'il veut louër quelqu'un,
il luy est plus ennuyeux que s'il le mesprisoit: et aime lon mieux
avoir quelquefois en sa compagnie des hommes mauvais, moyennant
qu'ils soient discrets en parler, que d'autres qui parlent trop,
combien qu'ils soient au reste gens de bien. Le bon vieillard Nestor
en une trag@edie de Sophocles parlant à Ajax, lequel estoit
un peu avantageux en paroles, pour le moderer luy dit
gracieusement,
Je ne te veux blasmer, Ajax, combien
Que parles mal, pour ce que tu fais bien.
Nous ne disons pas ainsi du babillard, car l'importunité de
son parler oste toute la grace de son bien faire. Lysias jadis,
à la request de quelque'un qui avoit un proces, luy composa
une harangue, et la luy bailla: la partie l'aiant plusieurs fois
leuë et releuë, s'en vint en fin vers Lysias tout
decouragé, et luy dit: la premiere fois que je l'ay
leuë, elle m'a semblé excellente: mais la seconde et la
tierce, elle m'a semblé maigre, <p 91r>et n'y ay
point trouvé de nerfs. Lors Lysias luy repliqua: Comment, ne
sçais tu pas bien qu'il ne te la faudra prononcer qu'une fois
devant les juges? et toutefois on voit manifestement la doulceur
grande et force d'eloquence qui est és escripts de Lysias,
car j'ose bien dire et maintenir, que les Muses aux blonds cheveux
luy ont esté favorables. Entre les choses singulieres que lon
dit du prince des poëtes, celle-là est tres-veritable,
que Homere est seul au monde qui n'a jamais saoulé ny
degousté les hommes, se monstrant aux lecteurs tousjours tout
autre, et florissant tousjours en nouvelle grace: aussi a-il bien
monstré combien il craignoit et fuyoit ce dégoust, et
ceste fascherie qui suit de pres toute longue trainnee de paroles,
en ce que luy-mesme a escrit,
Ce que lon a clairement desja dit
Est odieux quand puis on le redit.
Voyla pourquoy il méne les auditeurs d'un conte en autre, et
par la nouveauté empesche que les oreilles ne se lassent et
ne se saoulent jamais d'ouïr: et ceux-cy au contraire rompent
la teste de mesmes redites, comme ceux qui souillent les tablettes
de ratures. Et pourtant mettons leur cecy premierement devant les
yeux, tout ainsi que ceux qui par force de boire du vin oultre
mesure et sans eau, sont cause que ce qui nous a esté
donné pour nous resjouir et pour faire bonne chere, aux uns
se tourne en fascherie, aux autres en violence: aussi ceux qui hors
de saison et à tous propos usent du parler, qui est la plus
delectable et la plus amiable conference que les hommes
sçauroient avoir ensemble, le rendent fascheux et importun,
desplaisans à ceux à qui ils cuident plaire, mocquez
de ceux dont ils cuident estre estimez, et mal-voulus de ceux
desquels ils pensent estre aimez. Ainsi donc comme à bon
droict celuy seroit estimé peu courtois, qui avec le tissu de
Venus, auquel sont toutes les sortes de gracieux attraicts,
rebuteroit et chasseroit tous ceux qui s'approcheroient de luy:
aussi celuy qui par son parler se fait fuit et haïr, se peult
bien tenir pour homme de mauvaise grace et mal instruict et appris.
Or quant aux autres passions et maladies de l'ame, les unes sont
dangereuses, les autres odieuses, les autres subjectes à
mocqueries: mais tous ces maux adviennent ensemble aux babillards:
ils sont mocquez, car chacun en fait des contes: ils sont haïs,
car ils apportent tousjours quelques mauvaises nouvelles: ils sont
en danger, pour ce qu'ils ne peuvent taire leur secret. Voyla
pourquoy Anacharsis, aiant un jour esté festoyé chez
Solon, fut estimé sage, par ce qu'on le veit en dormant tenir
sa main droitte sur sa bouche, et sa gauche sur les parties
naturelles, aiant bonne opinion de penser, que la langue a besoing
de plus forte bride que non pas la nature: car il ne seroit pas
facile de nombrer autant de personnes qui se soient ruinez par
intemperance de luxure, comme il y a eu de puissantes citez, et de
grands estats destruits et renversez par avoir eventé quelque
secret. Sylla estant au siege devant Athenes, et n'aiant pas loisir
d'y tenir le camp longuement, pour autant que d'autres affaires le
pressoient, et que d'un costé Mithridates avoit envahy,
occupé et ravy toute l'Asie, et d'autre costé la ligue
de Marius se remettoit sus, et recouvroit grande puissance dedans
Rome, il y eut quelques vieillards en la boutique d'un barbier, qui
en caquetant ensemble dirent, qu'un certain quartier de la ville,
que lon nommoit Heptachalcon, n'estoit pas bien gardé, et
qu'il y avoit danger que la ville ne fust prise par cest endroit-
là Ce qu'entendans certains espions qui estoient dedans la
ville, l'allerent rapporter à Sylla, lequel incontinent sur
la minuict approcha son armee de ce costé-là, par
où il entra dedans, et peu s'en fallut qu'il ne la razast
toute, mais au moins l'emplit-il de meurtre, et fut la rue que lon
appelloit Ceramique tout arrosee de sang, estant Sylla plus
indigné contre ceux de la ville pour certaines paroles
injurieuses, que pour autre offense qu'ils luy eussent faitte: car
pour se mocquer de Sylla et de sa femme Metella, ils venoient sur la
muraille et disoient, * Sylla est une meure aspergee de farine: *
SYLLAE s'appellent les personnes de couleur brune, comme escrit
Sextus Pompeius, et tel estoit Sylla: et parmy il jettoit hors de
son cuir de la fleur comme farine aussi mourut-il de la maladie
pediculaire. et un tas d'autres telles mocqueries: <p 91v>et
par ainsi pour la plus legere chose du monde, comme dit Platon,
c'est à sçavoir pour des paroles, ils payerent une
tres-griefve et tres-cruelle amende. Le trop parler d'un seul homme
engarda que Rome ne fust delivree de la tyrannie de Neron: car il
n'y avoit qu'une nuict entre deux, et estoit tout appresté
pour le tuer le lendemain: or celuy qui avoit entrepris l'execution,
allant au Theatre veit à la porte un pauvre prisonnier de
ceux qui estoient condamnez à estre jettez devant les bestes
sauvages, que lon alloit mener à Neron, et l'oyant lamenter
sa miserable fortune, il s'approcha de luy, et luy dit tout bas en
l'oreille, «Prie Dieu, pauvre homme, que tu puisses eschapper
ce jour seulement, et demain tu me remercieras.» Le prisonnier
ravit incontinent ceste parole couverte: et pensant, à mon
advis, ce que lon dit communément,
Fol est celuy qui laisse le certain,
Pour suyvre apres ce qui est incertain,
prefera la maniere de sauver sa vie seure à la juste, et
pource alla descouvrir à Neron ce que l'autre luy avoit
couvertement dit: ainsi le malheureux fut incontinent saisy au
corps: et aussi tost la gehenne, le feu, les escorgees furent
prestes pour faire confesser par force à ce malheureux, ce
que ja de luy mesme il avoit sans contrainte descouvert. Mais Zenon
le philosophe, pour peur que contre sa volonté son corps
forcé de l'horreur des tourments ne decelast quelque chose de
son secret, cracha sa langue, qu'il tronçonna luy mesme avec
ses propres dents, au visage du tyran. La constance aussi et patient
de Le@ena l'amie d'Armodius et Aristogiton a esté remuneree
d'une tres-belle recompense: elle participoit d'esperance, autant
que pouvoit une femme, à la conspiration que ces deux
amoureux avoient conjuree alencontre des tyrans d'Athenes: car elle
avoit beu en la belle coupe de l'amour, et par iceluy s'estoit
voüee à taire ces secrets. Apres donc que ces deux
amants, aians failly à leur entreprise, eurent esté
mis à mort, elle fut gehennee et mise à la torture,
pour luy faire declarer les autres complices de la conjuration, que
n'estoient point encores descouverts, mais elle fut si constante,
qu'elle n'en decela jamais un, et monstra que ces deux jeunes hommes
n'avoient rien fait indigne d'eux de s'estre en amoureuz d'elle: et
depuis en memoire de ce faict, les Atheniens feirent faire une
Lionne de bronze, laquelle n'avoit point de langue, et la feirent
asseoir et poser à l'entree du chasteau: voulans donner
à entendre le coeur invincible d'elle, par la
generosité de la beste, et la perseverance en
taciturnité secrette, par ce qu'ils ne luy avoient point fait
de langue. Jamais parole ditte ne servit tant comme plusieurs
teuës ont profité, d'autant que lon peut bien tousjours
dire ce que lon a teu, mais non pas taire ce que lon a dit, pour ce
qu'il est desja sorty et respandu par tout. C'est pourquoy nous
apprenons des homme à parler, et des Dieux à nous
taire: car és sacrifices et sainctes cerimonies du service
des Dieux, il est commandé de se taire et de garder silence:
et aussi le poëte Homere fait Ulysses, duquel l'eloquence
estoit si douce, taciturne et peu parlant: aussi fait il sa femme,
son fils, et sa nourrice, laquelle il introduit ainsi parlant,
Il sortiroit aussi tost d'une souche,
Ou d'un fer dur, qu'il feroit de ma bouche.
Et luy-mesme seant aupres de sa femme, avant qu'il se fust
donné à cognoistre,
Bien avoit il au coeur grande pitié,
De veoir plorer sa loyalle moitié:
Mais ses deux yeux jamais ne remua,
Non plus qu'un roc, ne sa face mua.
tant fut sa bouche pleine en toute de sorte patience: et la raison
eut tellement toutes les parties de son corps obeissantes à
son commandement, qu'elle commandoit aux yeux de ne plorer point,
à la langue de ne parler point, au coeur de ne trembler
<p 92r>point, et de ne souspirer point:
A l'anchre estoit son courage arresté,
Dissimulant en toute fermeté.
tellement que la raison maistrisoit jusques aux occultes mouvements
interieurs, qui ne sont point capables de ratiocination, tenant et
le sang et les esprits mesmes soubssa main, et en son
obeïssance. Ses gens aussi, pour la plus part, estoient
semblables: car c'est bien un signe d'extreme constance et
fidelité envers leur seigneur, de se laisser deschirer au
geant Cyclops, et froisser contre la terre, plus tost que de dire un
tout seul mot contre Ulysses, et declarer l'apprest de celle grosse
piece de bois qu'il avoit bruslee par le bout pour luy crever
l'oeil, et plus tost endurer d'estre devorez tous vifs, que de
descouvrir aucune chose du secret d'Ulysses. Parquoy Pittacus feit
bien quand le Roy d'Aegypte luy envoya un mouton, luy mandant qu'il
luy en meist à part la pire et la meilleure chair, il luy
envoya la langue comme l'instrument des plus grands biens et des
plus grands maux qui se facent par le monde: et Ino en Euripide
parlant librement de soymesme dit,
Je sçay parler quand il faut, et me taire.
Car certainement ceux qui sont noblement et royalement nourris,
apprennent premierement à se taire, et puis apres à
parler: et pource Antigonus le grand, un jour que son fils luy
demandoit quand le camp deslogeroit, «As-tu peur, dit-il, que
toy seul n'entendes pas la trompette?» il ne se fioit pas d'une
parole secrette à celuy, auquel devoit venir la succession de
son empire, luy enseignant à estre par cela plus
reservé et plus retenu en telles choses. Et le vieil Metellus
à un autre qui luy demandoit quelque secret semblable,
«Si je sçavois, dit-il, que ma chemise sçeust mon
secret, je la despouillerois pour la mettre au feu.» Eumenes
fut adverty que Craterus venoit contre luy, il le teint secret, sans
le descouvrir à pas un de ses amis, feignant, et leur donnant
à entendre que c'estoit Neoptolemus, pour ce que ses gens de
guerre mesprisoient cestuy-cy, et avoient la reputation de l'autre
en estime grande, et la vertu en amour, de maniere que personne n'eu
sçeut rien que luy seul: ainsi luy donnerent ils la bataille,
qu'ils gaignerent, et le tuerent sur le champ, sans le cognoistre,
sinon apres qu'il fut mort. Voyla comment la ruse de
taciturnité gaigna ceste bataille, en celant un si grand, et
si formidable ennemy, tellement que ses plus privez amis admirerent
plus sa prudence de l'avoir teu, qu'ils ne se plaignirent de sa
desfiance de ne leur avoir dit. Et encore que lon se plaigne, si
vaut il mieux, que toy sauf, lon ce mescontente que tu te sois
desfié, que toy perdu, tu te condamnes toy mesme de t'estre
trop fié. Et d'avantage, comment oseras-tu franchement
blasmer et reprendre celuy qui n'aura pas tenu secret ce que tu luy
auras revelé? car s'il ne falloit pas qu'il fust sçeu,
pourquoy l'as-tu dit à un autre? et si mettant ton secret
hors de toy-mesme, tu le veux garder en un autre, tu as donc plus de
fiance en un autre, qu'en toy-mesme: et s'il est semblable à
toy, tu es perdu à bon droict: s'il est meilleur, tu es
eschappé contre toute raison, aiant trouvé une
personne qui te soit plus feale que toy mesme. Mais c'est mon amy,
diras-tu: aussi sera un autre le sien, à qui il se fiera
aussi: et celuy-là encore à un autre: ainsi prent la
parole accroissement et multiplication par une suitte enfilee
d'incontinence de langue: car ainsi comme l'unité ne sort
point hors de ses bornes, ains demeure tousjours en soy mesme une,
à raison dequoy on l'appelle Monas, qui est à dire
seule, mais le nombre binaire est indefiny, et le commancement de
divorce: d'autant qu'il sort incontinent de soy-mesme en doublant
l'unité, et se tourne en pluralité: aussi une parole
quand elle demeure enclose en celuy qui premier la sçait,
elle est veritablement secrette, mais depuis qu'elle sort dehors, et
vient jusques à un autre, elle commance à avoir nom de
bruit commun: car, comme dit le Poëte, les paroles ont ailes.
Et ainsi comme il n'est <p 92v>pas aisé de reprendre
ne retenir un oyseau, quand on l'a une fois laissé eschapper
des mains: aussi ne sçauroit-on retenir ne r'avoir une
parole, depuis qu'elle est jettee hors de la bouche, car elle s'en
vole battant ses legeres ailes, et s'espand des uns aux autres: bien
peult-on retenir et alentir le cours d'une navire, que
l'impetuosité des vents emporte, avec ancres et rouleaux de
cordages, mais depuis que la parole est issuë de la bouche,
comme de son port, il n'y a plus ne rade où elle se peust
retirer, ny ancre qui la sçeult arrester, ains s'en volant
avec un nerveilleux bruit et grand son, en fin elle va rompre contre
quelque rocher, et abismer en quelque gouffre de danger celuy qui
l'a laissee aller.
On brusleroit toute la grand' forest
Qui à l'entour du hault mont d'Ida est
D'un peu de feu, et en bien peu d'espace
Ainsi sera semé en toute place
Ce qu'auras dit à un seul en secret,
Si tu n'es bien en ton parler discret.
Le Senat Romain fut une fois par plusieurs jours en conseil bien
estroict sur quelque matiere secrette, et estant la chose d'autant
plus enquise et souspeçonnee, que moins elle estoit apparente
et cogneuë, une Dame Romaine sage au demourant, mais femme
pourtant, importuna son mary, et le pria tresinstamment de luy dire
quelle estoit ceste matiere secrette, avec grands serments et
grandes execrations, qu'elle ne le reveleroit jamais à
personne, et quant-et-quant larmes à commandement, disant
qu'elle estoit bien malheureuse de ce que son mary n'avoit autrement
fiance en elle. Le Romain voulant esprouver sa folie: «Tu me
contrains, dit-il, m'amie, et suis forcé de te descouvrir une
chose horrible et espouventable: c'est que les prestres nous ont
rapporté, que lon a veu voler en l'air une allouette avec un
armet doré, et une picque: et pour ce nous sommes en peine de
sçavoir si ce prodige est bon ou mauvais pour la chose
publique, et en conferons avec les devins qui sçavent que
signifie le vol des oyseaux: mais garde toy bien de le dire.»
Apres qu'il luy eut dit cela, il s'en alla au palais: et sa femme
incontinent tirant à part la premiere de ses chambrieres
qu'elle rencontre, commance à battre son estomac, et arracher
ses cheveux, criant, «Helas mon pauvre mary, ma pauvre patrie,
helas que ferons nous?» enseignant et conviant sa chambriere
à luy demander, Qu'y a-il? apres que doncques la servante luy
eut demandé, et elle luy eut le tout conté, y
adjoustant le commun refrein de tous les babillards, «Mais
donnez vous bien garde de le dire, tenez-le bien secret:»
à grand' peine fut la servante departie d'avec sa maistresse,
qu'elle s'en alla decliquer tout ce qu'elle luy avoit dit, à
une sienne compaigne qu'elle trouva la moins embesongnee, et elle
d'autre costé à un sien amy, qui l'estoit venu veoir,
de sorte que ce bruit fut semé et sçeu par tout le
palais, avant que celuy qui l'avoit controuvé y fust
arrivé. Ainsi quelqu'un de ses familiers le rencontrant,
«Comment, dit-il, ne faittes vous que d'arriver maintenant de
vostre maison?» «Non, respondit-il.» «Vous
n'avez doncques rien ouy de nouveau.» «Comment, dit-il,
est-il survenu quelque chose nouvelle?» «Lon a veu,
respondit l'autre, une allouette volant avec un armet doré,
et une picque: et doivent les Consuls tenir conseil sur cela.»
Lors le Romain en se soubriant, vrayement, dit-il à par soy,
ma femme tu n'as pas beaucoup attendu, quand la parole que je t'ay
n'agueres ditte a esté devant moy au palais: et de là
s'en alla parler aux Consuls pour les oster de trouble. Et pour
chastier sa femme, incontinent qu'il fut de retour en sa maison:
«Ma femme, dit-il, tu m'as destruict: car il s'est
trouvé que le secret du conseil a esté descouvert et
publié de ma maison: et pourtant ta langue effrenee est cause
qu'il me faut abandonner mon païs et m'en aller en exil.»
Et comme elle le voulust nier, et dist pour sa defense, N'y a il pas
trois cents Senateurs qui l'ont <p 93r>ouy comme toy? Quels
trois cents, dit-il, c'estoit une bourde que j'avois controuvee pour
t'esprouver. Ce Senateur fut homme sage, et bien advisé, qui
pour essayer sa femme, comme un vaisseau mal relié, ne versa
pas du vin ny de l'huile dedans, ains seulement de l'eau. Mais
Fulvius, l'un des familiers de C@esar Auguste, estant ja sur l'aage,
apres avoir ouy les regret et complaintes de l'Empereur, lamentant
la solitude de sa maison, et qu'apres le trespas des deux fils de sa
fille, et la relegation de Posthumius qui luy restoit seul, et pour
quelque imputation avoit esté confiné, il estoit
contrainct de laisser le fils de sa femme son successeur à
l'Empire: combien qu'il eust compassion, et qu'il fust entre-deux de
revoquer le fils de sa fille de son confinement. Fulvius ayant
entendu ces propos, les alla rapporter à sa femme, et elle
à Livia femme d'Auguste, laquelle s'en attacha bien asprement
à C@esar, s'il estoit ainsi qu'il eust de long temps
proposé de rappeller son arriere fils, pourquoy il ne le
faisoit, ains la mettoit en inimitié et en guerre avec celuy
qui luy devroit succeder à l'Empire. Le lendemain matin,
comme Fulvius luy fust venu donner le bon jour, ainsi qu'il avoit de
coustume, et qu'il luy eust dit, «Dieu te gard C@esar:» il
ne luy feit que respondre, «Dieu te face sage Fulvius.»
Fulvius entendant incontinent que cela vouloit dire, se retira tout
aussi tost en sa maison, et là faisant appeller sa femme:
«C@esar, dit-il, a bien sçeu que je n'ay pas teu son
secret, et pour ceste cause j'ay resolu de me faire mourir
moymesme.» Tu feras justice, dit-elle, veu qu'aiant si
longuement vescu avec moy, et par cy devant aiant assez
experimenté l'incontinence de ma langue, tu ne t'en es pas
donné garde: mais laisse que je me tue la premiere: et
prenant une espee, elle mesme s'en tua devant son mary. Parquoy le
joueur de com@edies Philippides feit sagement, quand il respondit au
Roy Lysimachus, qui le caressoit, et luy disoit, «Que veux-tu
que je te communique de mes biens?» «Ce que tu voudras,
Sire, pourveu que ce ne soit point de tes secrets.» Il y a
plus, que la curiosité, vice non moindre, est ordinairement
jointe au parler beaucoup: car ils desirent entendre et ouïr
beaucoup de nouvelles, à fin qu'ils en puissent conter
beaucoup, mesmement des plus secrettes. Voila pourquoy ils vont par
tout furetant et fleurant, s'ils pourront point eventer quelque
chose bien cachee, adjoustant comme une vieille surcharge de
matieres odieuses à leur babil. Ce qui fait qu'ils sont puis
apres semblables aux petits enfans, qui ne veulent lascher, et si ne
peuvent tenir la glace qu'ils ont en la main: ou, pour mieux dire,
ils mettent en leur sein et embrassent des secrets qui sont comme
des serpens, lesquels ils ne peuvent longuement retenir, ains sont
devorez et rongez par iceux. On dit que les poissons qui s'appellent
aiguilles de mer, et les viperes, crévent et se deschirent
quand elles enfantent leurs petits: aussi les secrettes paroles, en
sortant de la bouche de ceux qui ne les peuvent contenir, perdent et
ruinent ceux qui les ont revelees. Le Roy Seleucus, surnommé
Callinicos, qui est auant à dire comme victorieux, en une
battaille qu'il eut contre les Galates, perdit tous ses gens, et
toute son armee: parquoy laissant son diadéme ou bandeau
royal, et sa cotte d'armes, il se meit à fuir sur un cheval,
avec trois ou quatre autres, par chemins escartez et destournez,
tant et si longuement que les chevaux ny les hommes n'en pouvoient
plus: à la fin il arriva en la petite maisonnette d'un
païsan, où il trouva de cas d'adventure le maistre, et
luy demanda du pain et de l'eau: ce que le païsan luy bailla,
et non seulement cela, mais de tout ce qu'il peut finer aux champs
abondamment, en luy faisant la meilleure chere dont il se pouvoit
adviser: à la fin il cogneut que c'estoit le Roy, et fut si
joyeux de ce que la fortune l'avoit adressé en sa maison, se
trouvant en telle necessité, qu'il ne sceut contenir sa joye,
ny seconder le Roy, lequel ne demandoit que d'estre incogneu, et de
se dissimuler, et contrefaire: si le conduisit jusques à
l'addresse du chemin, là où en prenant congé il
luy dit, A dieu Sire Seleucus. Le Roy luy tendant la main, et
<p 93v>le tirant à luy, comme s'il l'eust voulu
baiser, feit signe secrettement à l'un de ses gens, qu'il luy
coupast la teste de son espee:
Lors en parlant la teste luy trencha,
Et son clair sang sur la poudre espancha.
là où s'il eust peu contenir sa langue pour un peu de
temps, que le Roy puis apres eut meilleure fortune, et redevint
grand et puissant, il luy eut à mon advis sçeu
meilleur gré, et fait plus de bien pour sa
taciturnité, que pour sa courtoisie, et toute sa bonne chere:
et toutefois cestuy-cy encore avoit quelque couleur pour defendre
son incontinence de langue, à sçavoir son esperance,
et la bonne chere qu'il avoit faitte au Roy. Mais la plus part de
ses babillards se perdent eux mesmes, sans avoir aucune couverture
ny couleur de raison: comme il advint, qu'en la bouttique d'un
barbier aucuns devisoient de la tyrannie de Dionysius, qu'elle
estoit bien asseuree, et aussi mal-aisee à ruiner que le
diamant à rompre: «Je m'esmerveille, dit le barbier en
soubriant, comment vous dittes cela de Dionysius, sur la gorge
duquel je passe le rasoir si souvent.» Ces paroles estans
rapportees à Dionysius, il feit mettre le barbier en croix.
Si n'est pas sans occasion que les barbiers sont ordinairement
grands babillards: car coustumierement les plus grands truans et
faict-neans d'une ville, et les plus grands causeurs s'assemblent et
se viennent asseoir en la bouttique d'un barbier, et de ceste
accoustumance de les ouïr caqueter ils apprennent à trop
parler. Parquoy le Roy Archelaus respondit plaisamment à un
sien barbier, qui estoit grand babillard, apres qu'il luy eut
accoustré son linge à l'entour de luy, et luy eut
demandé, «Comment vous plaist-il que je face vostre
barbe, Sire?» «Sans dire mot, luy respondit le Roy.»
Un autre fut le premier qui vint dire les nouvelles de celle grande
desconfiture, que les Atheniens receurent en la Sicile: il avoit son
ouvrouër de barberie sur le port que lon appelle Piree, en la
ville d'Athenes, là où il entendit ces mauvaises
nouvelles par un esclave qui s'en estoit fuy de là: et
prenant aussi tost sa course, en abandonnant bouttique et tout, s'en
vint tout battant à la ville, aiaint grande peur que
quelqu'un ne luy ostast cest honneur, d'avoir le premier
apporté la nouvelle de ceste malheureuse desfaicte à
la ville, et qu'il n'y arrivast trop tard. Soudain qu'il fut sceu
par la ville, le peuple en fut bien estonné, comme lon peult
penser, et non pas sans cause: si fut aussi tost tenuë une
assemblee de ville, en laquelle le peuple commanda que lon sceust
qui avoit apporté ceste nouvelle. Le barbier fut
amené: on l'interrogua, et il ne sceut pas seulement dire le
nom de celuy de qui il l'avoit entenduë: mais bien asseuroit-
il, l'avoir ouy dire à un certain qu'il ne cognoissoit point,
et duquel il ne sçavoit pas le nom. Le peuple commancea
à se mutiner, et à crier, «Qu'il ait la gehenne,
Qu'on luy baille les grillons à ce meschant: Il a menty, il
a controuvé cecy: Qui est l'autre qui l'ait ouy comme luy?
Qui est celuy qui le croit? Qu'on apporte une rouë.» Le
barbier est estendu dessus. Et sur ces entrefaittes voicy arriver
ceux qui apportoient certaines nouvelles de la desconfiture, en
estants eux mesmes eschappez de vistesse: ainsi chascun se departit
de l'assemblee, et se retira chez soy pour plorer sa privee perte,
laissant ce pauvre malheureux estendu sur ceste rouë, là
où il fut jusques au soir bien tard, que le bourreau le vint
deslier: et lors encore luy demanda il, s'ils avoient aussi ouy
dire,comment leur capitaine general Nicias avoit esté
tué. tant ce vice de trop parler, par accoustumance devient
inexpugnable et incorrigible. Et neantmoins tout ainsi que ceux qui
prennent medecine d'amere saveur, ou bien de mauvaise senteur
haïssent puis apres les gobelets où ils les ont
beuës: aussi ceux qui apportent mauvaises nouvelles sont
coustumierement mal voulus de ceux à qui ils les apportent:
et pourtant Sophocles subtilement distingue l'un de l'autre:
LE MESSAGER,
Est-ce en ton coeur, ou bien en ton ouyë,
<p 94r> Qu'offensé t'a ceste parole
ouyë?
CREON,
Pourquoy vas tu enquerant là où c'est
Que ton parler me touche et me desplaist?
LE MESSAGER,
Pource qu'ainsi que du faict la pensee,
Aussi du dire est l'oreille offensee.
Voyla pourquoy ceulx qui nous denoncent noz maux, nous sont aussi
odieux, comme ceux qui les nous font: et neantmoins on ne
sçauroit arrester ne retenir une langue depuis qu'elle est
une fois debordee. Advint un jour à Laced@emone, que le
temple de Juno qu'ils appelloient Chalceoecos fut pillé, et
ne trouva lon rien dedans qu'une bouteille vuyde: tout le peuple y
accourut, et fut on en grand esbahissement et grand pensement que
vouloit dire ceste bouteille. Si y eut quelqu'un des assistans qui
se prit à dire. Si vous voulez je vous declareray ce qui me
vient en l'entendement touchant ceste bouteille: j'ay fantasie que
les sacrileges ayants projecté d'executer une si perilleuse
entreprise, avoient premierement beu du jus de cigúë, et
puis avoient apporté du vin, à fin qu'ils n'estoient
pris sur le faict, ils se peussent sauver de mourir en beuvant du
vin, lequel auroit puissance d'estreindre ou de resoudre la froideur
du poison de la cigúë: ou bien, s'ils estoient surpris,
qu'ils peussent aiseement mourir, et sans grande passion, avant que
d'estre gehennez et tourmentez. Il n'eut pas plustost dit cela, que
l'assistance pensa, que l'invention d'une si subtile ruze, et de si
profonde cogitation, ne venoit point de conjecture, ains qu'il
falloit qu'il le sçeust bien d'ailleurs: et ainsi
l'environnans, l'un deça, l'autre delà, ils
commancerent à l'interroguer, Qui est tu? D'où est tu?
Qui te cognoist? Comment sçais tu ce que tu dis? brief ils le
manierent si bien, qu'ils luy feirent confesser et advouër,
qu'il estoit l'un de ceux qui avoient commis le sacrilege. Et ceulx
qui avoient occis Ibycus, ne furent ils pas aussi pris de mesme? Ils
estoient au theatre, là où ils regardoient le
passetemps des jeux: et voians une volee de grues ils dirent les uns
aux autres, voicy ceux qui vengeront la mort d'Ibycus. Or y avoit il
long temps que lon ne l'avoit point veu, et qu'on le cerchoit par
tout: au moien dequoy ceulx qui estoient assis au plus pres d'eux,
aiants bien noté ceste parole, l'allerent aussi tost
rapporter aux officiers de la justice: ainsi furent ils saisis aux
corps, et à la fin punis, non par les grues, mais par leur
importun babil, comme par une Furie qui les forcea de deceler le
meurtre qu'ils avoient commis. Car ainsi comme en nostre corps les
parties offensees et dolentes attirent tousjours à soy, et
toutes humeurs corrompues des parties voisines y fluent: aussi la
langue d'un babillard aiant tousjours fiebvre et inflammation, tire
tousjours à soy et assemble quelque chose de secret et de
caché: à raison dequoy il la fault bien remparer, et
luy mettre tousjours au devant le boulevard de la raison, qui comme
une levee empesche le flux et la glissante inconstance d'icelle,
à fin que nous ne soions plus indiscrettes bestes que les
oyes, lesquelles pour passer de la Cilicie par dessus le mont de
Taurus, qui est plein d'aigles, prennent en leur bec une grosse
pierre, comme mettans une serrure ou un frein à leur cry,
pour pouvoir passer la nuict sans cryer, et sans estre
apperceuës des aigles. Or si lon demandoit quelle personne est
la plus pernicieuse et la plus meschante du monde, je croy qu'il n'y
a homme qui ne dist, passant toutes les autres, que c'est un
traistre: et neantmoins Euthycrates, comme dit Demosthenes, couvrit
sa maison du bois qu'il eut de Macedoine: Philocrates vescut
opulemment d'une gross somme d'or et d'argent qu'il eut du roy
Philippus, et en achetta des concubines, et des poissons delicieux:
à Euphorbus et Philager, qui trahirent Eretrie, le roy donna
plusieurs belles terres: mais le babillard est un traistre gratuit
et volontaire qui ne demande point de loyer, <p 94v>et qui
n'attend pas qu'on le sollicite, ains se va presenter de luy mesme,
et ne trahit pas aux ennemis des chevaux, ou des murailles, ains
revele les secrets, soit en proces, ou en seditions civiles, ou en
menees de gouvernement, sans que personne luy en sçache
gré, car encore pense il estre bien tenu à ceulx qui
le veulent ouir: parquoy ce qu'on dit à un prodigue, qui
follement despend et dissipe le sien, tu n'es pas liberal, c'est un
vice duquel tu es entaché, tu prens plaisir à donner:
ceste mesme reprehension convient tresbien à un babillard, tu
n'es point mon amy pour me venir descouvrir cela, tu est
entaché de ce vice, tu aimes à caqueter, et à
babiller. Si ne faut pas estimer, que nous entendions dire cela pour
accuser et blasmer seulement le vice de trop parler: mais aussi pour
le guarir, et y remedier: car nous surmontons les vices et passions
de l'ame par jugement, et par exercitation, mais le jugement, c'est
à dire, la cognoissance, precede, pource que nul ne s'exerce
à fuir, et par maniere de dire, arracher les vices de son
ame, s'il ne les a en haine. Or commanceons nous à haïr
les vices, quand par raison nous entendons la honte et le dommage
qui en vient, comme nous cognoissons maintenant que ces grands
parleurs voulans estre aimez se font haïr, cuydans plaisanter
desplaisent, pensans estre bien estimez sont mocquez: qu'ils
despendent, et ne gaignent rien: qu'ils nuysent à leurs amis,
aident à leurs ennemis, et se ruinent eulx mesmes. Parquoy,
la premiere recepte et ordonnance de medecine pour corriger ce vice,
soit la consideration et declaration des malheurs, inconvenients et
infamies qui en adviennent. La seconde soit la cogitation du
contraire, c'est à sçavoir escouter, retenir, et avoir
tousjours à main les louanges et recommendations du silence,
la majesté, la mystique gravité, la saincteté
de la taciturnité, en nous representant tousjours en nostre
entendement, combien plus on a en admiration, combien plus on aime,
combien plus on repute sages ceulx qui parlent rondemtn et peu, et
qui en peu de parolles embrassent beaucoup de substance, que lon ne
fait pas ces grands causeurs, qui babillent, à langue
desbridee. Ce sont ceulx que Platon estime tant, et qu'il compare
à ceulx qui sçavent bien tirer et lancer le dard,
desquels le parler est rond, pressé et troussé, sans
que rien traine: car ainsi comme les Biscains font du fer l'acier,
en l'affinant par l'enfouir dedans la terre, et y faisant consommer
et repurger ce qu'il y a de plus gross et plus terrestre substance:
ainsi la parole des Laconiens n'a point d'escorce, ains toute
superfluité ostee, elle est aceree et trempee de certaine
efficace et vivacité: car Lycurgus addressoit et exerceoit
ses citoiens dés leur enfance à ceste force et
vehemence de parler amassé et renforceé par leur faire
observer silence, et celle grace de respondre avec une
gravité sentencieuse, et une arguce bien tournee en leurs
rencontres, laquelle ne provient d'ailleurs que de beaucoup de
taciturnité. Et pourtant sera il expedient de mettre
tousjours devant les yeux de ces grands parleurs tels mots aigus et
courts, lesquels ont ensemble et grace et gravité: comme
cestuy-cy que les Laced@emoniens manderent un jour à
Philippus de Macedoine, «Dionysius est à Corinthe.»
Et une autre fois comme il leur eust escrit, «Si j'entre dedans
la Laconie, je vous ruineray de fond en comble: ils luy
rescrivirent, Si.» Et comme un autre Roy Demetrius se
courrouceast et cryast tout hault, «Comment, les Laced@emoniens
ont ils envoyé un seul ambassadeur devers moy?»
l'Ambassadeur sans s'estonner luy respondit, «Un vers un.»
Aussi estoient ceux qui parlent peu jadis en grande estime empres
les anciens: voyla pourquoy les Amphictyons, qui estoient les
deputez pour le conseil general de toute la Grece, ne feirent point
escrire sur les portes du temple d'Apollo Pythien, l'Odyssee ou
l'Iliade d'Homere, ou bien les Cantiques de Pindare: mais bien y ont
ils fait escrire ces briefves sentences, «Cognoy toy-mesme:
Rien trop: Qui respond paye:» tant ils ont prisé un
parler simple et rond, contenant soubs peu de paroles une senten ce
bonne et bien tournee. Mais Apollo luy mesme, n'est il pas grand
amateur de <p 95r>briefveté, et succint en ses
oracles? c'est pourquoy on l'appelle Loxias, qui est à dire
oblique, pourautant qu'il aime mieulx parler peu, que clairement. Et
ceux qui sans parler donnent à entendre leurs conceptions par
signes et devises, ne sont ils pas estimez et louëz en diverses
sortes? comme jadis fut Heraclitus, lequel estant prié par
ses citoyens de leur faire quelque harangue et remonstrance,
touchant l'union et concorde civile, monta en la chaire aux
harangues, et prit en sa main un verre d'eau fresche, puis jettant
dessus un peu de farine, et la remuant avec un brin de pouliot, la
beut, et s'en alla: leur voulant donner à entendre, que se
contenter de peu, et de ce que lon trouve le premier, sans
convoitter choses superflues, est ce qui conserve et entretient les
citez en paix et en concorde. Scylurus un Roy des Tartares laissa
quatre vingts enfans, et peu avant que mourir commanda qu'on luy
apportast un faisceau de dards, qu'il bailla à tous ses
enfans, les uns apres les autres, leur commandant, qu'ils
s'efforceassent de rompre le faisceau tout entier, et apres qu'ils
eurent bien essayé, et n'en peurent venir à bout, luy
mesme les tira du faisceau les uns apres les autres, et les rompit
tous, sans peine quelconque: leur voulant par là donner
à cognoistre, que leur union et concorde seroit invincible,
maisla discorde les rendroit foibles, et seroit cause qu'ils ne
dureroient gueres. Qui doncques liroit et rememoreroit souvent
telles choses, à l'adventure ne prendroit il pas grand
plaisir à tant caqueter. Et quant à moy, un serviteur
Romain me fait grand' honte, quand je considere en moy mesme,
combien il y a de sagesse à bien adviser ce que lon dit, et
soy constamment maintenir en ce que lon a proposé. Publius
Piso l'orateur, voulant prouvoir à ce que ses gens ne luy
rompissent point la teste de leur babil, commanda à ses
serviteurs, qu'ils luy respondissent seulement à ce qu'il
leur demanderoit, et non autre chose: et quelque jour voulant
festoyer l'Empereur Clodius, commanda que lon l'allast convier, et
feit apprester un magnifique festin, comme il est à penser.
Quand l'heure du souper fut venue, et les autres conviez tous
arrivez, il ne restoit plus que l'Empereur: Si renvoya Piso par
plusieurs fois celuy de ses serviteurs qui avoit accoustumé
de le convier, pour sçavoir s'il vouloit pas venir: mais
quand il fut si tard, qu'il n'y eut plus d'apparence qu'il deust
venir, Comment, dit Pison à ce serviteur, ne l'as tu pas
esté semondre? Ouy, respondit-il. Et pourquoy donc n'est il
venu? pour ce qu'il m'a dit qu'il ne viendroit pas. Et pourquoy donc
ne me l'as tu dit incontinent? pource, respond le serviteur, que tu
ne me l'as pas demandé. Celuy là estoit serviteur
Romain: mais un Athenien contera à son maistre, en labourant
la terre, les articles du traicté de la paix: tant
l'accoustumance a d'efficace et de pouvoir, de laquelle il nous faut
maintenant parler, pour ce qu'il n'y a mors ny bride dont on peus
arrester la langue d'un babillard, et la faut domter, et luy oster
ce vice par accoustumance. Premierement doncques, quand en une
compaignie lon demandera quelque chose, accoustume toy à te
taire jusques à ce que tu voyes que personne des autres ne se
mette en avant pour en respondre: car comme dit Sophocles,
Bien conseiller et bien courir n'ont pas
Un mesme but, ny un mesme compas:
aussi n'ont pas la voix et la response, car là celuy gaigne
le pris de la course qui peut passer devant: mais icy, si un autre
a suffisamment respondu, il suffira bien en louant et approuvant son
dire, acquerir la reputation d'homme courtois et gracieux: et s'il
n'a bien ou suffisamment respondu, alors ne sera il point odieux ny
importun de luy remonstrer doulcement ce qu'il pourroit avoir
ignoré, et suppleer ce qui pourroit estre defectueux en sa
response. Mais sur tout nous devons nous bien donner garde, quand la
demande sera addressee à un autre, de ne le prevenir, et
anticiper sa response: car à l'adventure n'est il point
honneste, ny en cela, ny en autre chose, offrir et promettre
<p 95v>de soymesme, sans en estre requis, ce que lon
demande, à un autre, en le repoulsant mesmement, pource qu'il
semble que nous faisons outrage à l'un, comme ne pouvant
fournir ce qu'on luy demande: et à l'autre, comme non
sçachant s'addresser à qui luy pourroit bailler ce
qu'il cerche. Il y a plus, que celle precipitee celerité et
temerité de respondre semble estre pleine d'arrogance et de
presumption, pour ce qu'il semble que celuy qui previent ainsi la
response de l'interrogué, veuille dire, Qu'as tu que faire de
luy? Et qu'en sçait il luy? et, là où je seray,
il n'en faut demander à personne qu'à moy. Combien que
souventefois nous faisons des demandes à quelques uns, non
que nous aions grande envie d'ouyr leurs response, mais seulement
pour ce que nous les voulons entretenir, et provocquer à
deviser et discourir, comme fait Socrates à The@etetus, et
à Charmides. Le prevenir donc la response d'un autre,
destourner les oreilles, divertir les yeux et la pensee, pour le
tirer à soy, c'est autant comme si nous courions au devant
pour baiser vistements les premiers celuy qu'un autre voudroit
baiser, attendu que encore que celuy à qui on propose la
question n'y sçeust ou ne voulust respondre, si seroit il
bien seant, apres avoir fait un peu de pause, se presenter avec
toute modestie et reverence, en accommodant son dire au plus pres de
ce que lon pense que veult celuy qui fait la demande, à faire
la response, comme au nom d'un autre: car si ceux à qui la
question est addressee faillent à bien respondre, avec grande
raison on leur pardonne, et les excuse lon: mais celuy qui de
soymesme s'ingere de respondre, et oste la parole à un autre,
il est à bon droict odieux, encore qu'il die bien: et s'il
faut à bien dire, il fait que chascun se rit et se mocque de
luy. Le second poinct auquel il le faut diligemment duire et
exercer, c'est aux responses particulieres, à quoy celuy qui
se sent entaché du vice de trop parler doit bien prendre
garde, à fin que ceux qui le voudroient provocquer à
parler, pour avoir à gaudir et rire, cognoissent qu'il
respond pertinemment et à bon escient: car il y en a qui sans
besoing, seulement pour avoir leur passetemps, forgent quelques
demandes à plaisir, lesquelles ils proposent à ceste
maniere de gens pour emouvoir leur babil: pourtant y faut il bien
avoir l'oeil, et n'estre pas estourdy, ne soudain à courit
aux paroles, donnant à cognoistre que lon soit bien aise
d'avoir occasion de parler, mais considerer meurement la nature de
celuy qui propose la demande. Encore se faudroit il accoustumer
à se tenir quoy, et faire quelque intervalle de silence entre
la demande et la response, pendant lequel silence, celuy, qui a
proposé la question, y peult adjouster quelque chose, si bon
luy semble: et celuy qui est interrogué peult penser à
ce qu'il a à respondre, et non pas à l'estourdie se
ruer incontinent en langage, et presser tellement l'interroguant,
qu'on ne luy donne pas presque loisir de parachever sa demande, en
sorte que bien souvent lon responde toute autre chose que ce que lon
aura demandé: combien que la religieuse du temple d'Apollo
souventefois respond ses oracles sur l'heure, avant qu'elle en soit
requise: car ainsi que dit le Poëte, ce Dieu là
Oyt le muet qui a la bouche close,
Et sçait qu'on pense avant qu'on le propose:
mais celuy qui veult sagement respondre, doit attendre qu'il ait
conceu la pensee, et entierement cogneu l'intention de celuy qui
l'interrogue, de peur qu'il n'advienne ce que dit le commun
proverbe,
Je demandois une faucille,
Ils me respondoient d'une estrille.
encore que sans cest inconvenient-là, tousjours faut il
refrener et restraindre celle importune hastiveté et
appétit desordonné de parler, à fin que nous ne
facions penser que ce soit comme une apostume ou une fluxion
d'humeurs, de longue main amassee sur nostre langue, et que la
demande que lon nous propose nous face grand <p 96r>plaisir
de nous en descharger. Socrates avoit accoustumé de
restraindre et reprimer ainsi sa soif, apres qu'il avoit
exercé son corps, et qu'il s'estoit eschauffé à
la luicte, ou à la course, et autres tels exercices, il ne se
permettoit point de boire, qu'il n'eust respandu le premier seau
d'eau, qu'il avoit tiré du puis, à fin qu'il
accoustumast son sensuel appetit à attendre le temps opportun
de la raison. Il faut doncques noter qu'il y a trois sortes de
responses que lon fait aux interrogatoires, l'une necessaire,
l'autre civile, la tierce superflue: comme pour exemple, si
quelqu'un demandoit, Socrates est il leans? celuy qui respondroit
envis et mal volontiers, diroit: Il n'y est pas. Et s'il vouloit
encore d'avantage laconiser, et accourcir son dire, il osteroit ce,
pas, et respondroit simplement, non: comme les Laced@emoniens
feirent quelquefois à Philippus qui leur avoit escrit, s'ils
le vouoient recevoir en leur ville: Ils luy rescrivirent en grosse
lettre sur un papier, NON. Mais celuy qui voudroit respondre un
petit plus courtoisement, diroit: Il n'y est pas, car il est
allé jusques à la place du change: et qui voudroit
faire encore meilleur mesure, y pourroit adjouster, là
où il attend quelques estrangers: mais un superflu babillard,
mesmement s'il a leu Antimachus le Colophonien, dira: Il n'est pas
leans, car il est allé jusques à la place du change,
attendant quelques estrangers du païs d'Ionie, desquels
Alcibiades luy a escrit, qui maintenant est en la ville de Milet, et
demeure avec Tissaphernes, l'un des Lieutenans du grand Roy de
Perse, lequel au paravant estoit amy des Laced@emoniens, mais
maintenant pour l'amour d'Alcibiades s'est tourné du party
des Atheniens: car Alcibiades desirant retourner en son païs,
a tant fait qu'il a retourné Tissaphernes de nostre
costé. Brief, il vous deduira tout le huictiéme livre
des histoires de Thucydide, et vous noyera de langage, tant que vous
ne vous donnerez garde, qu'il y aura eu sedition en la ville de
Milet, et qu'Alcibiades sera encore une autrefois banny. C'est
doncques en quoy principalement il fault ficher le pied, et arrester
le babil: tellement que le centre et la circonference de la response
soit, ce que veult et a besoing de sçavoir celuy qui fait la
demande. Carneades n'aiant pas encore grand nom, disputoit un jour
au lieu deputé aux exercices, et pource qu'il cryoit à
pleine teste, le maistre ou concierge du lieu luy envoya dire qu'il
moderast un peu sa voix, car il l'avoit haultaine et forte.
Carneades luy repliqua, «Donne moy donc le ton et la mesure que
je doy tenir:» et l'autre ne rencontra pas mal, luy respondant,
«Le ton et la mesure est l'ouye de celuy qui dispute avec
toy.» Autant en peult on dire en ce cas, car la mesure que doit
garder celuy qui respond, c'est le vouloir de celuy qui interrogue.
D'avantage, ainsi comme Socrates commandoit, que lon evitast les
viandes qui provocquent à manger ceux qui n'ont point de
faim, et à boire ceux qui n'ont point de soif: aussi faut-il
qu'un babillard craigne et fuye les propos qui plus luy plaisent, et
desquels il aura accoustumé de parler excessivement, et aller
au devant quand il les sentira couler: comme pour exemple, gens de
guerre sont ordinairement grands conteurs de batailles et de faicts
d'armes: et pource le poëte fait souvent conter à Hector
ses vaillances et prouësses. Et ordinairement ceux qui auront
gaigné quelque gros et difficule procés, qui auront,
contre l'opinion et esperance d'un chascun, obtenu quelque grace
d'un Prince ou d'un Roy, ont ce vice comme une maladie ordinaire,
à laquelle ils sont subjects, de souventefois rememorer par
quel moyen ils seront entrez, comme ils auront esté
introduits, comment ils auront plaidé, parlé et
convaincu leurs adverses parties ou leurs accusateurs, et comment
ils auront esté louëz: car la joye est encore plus
grande babillarde, que celle vieille Agrypnie, que les poëtes
introduisent en leurs Com@edies, se resveillant tousjours elle
mesme, et se monstrant toute fresche à recommancer ses
contes: voyla pourquoy ils retombent en ses discours à tout
propos: car non seulement cela est vray que lon dit en commun
proverbe,
<p 96v> Chascun a la main, s'il peult,
Tousjours au lieu qui luy deult.
mais aussi la joye attire à soy la voix, et meine là
tousjours sa langue, pour plus appuyer et fortifier sa memoire.
Ainsi voyons nous que les amoureux passent la plus part de leur
temps à rememorer quelques paroles qui leur renouvellent et
refreschissent la memoire de leurs amours: de maniere que s'ils ne
peuvent trouver personne à qui ils en puissent conter, ils en
deviseront plus tost avec des choses qui n'ont ne sens ny ame, comme
celuy qui dit,
O tres-doulx lict, ô lampe tres-heureuse,
Bacchis te tient pour deesse amoureuse.
Combien que, à dire vray, le babillard est comme lon dit, la
ligne blanche ou le traict blanc en paroles c'est à dire, que
sans discretion indifferemment il parle de toutes choses: si est-ce
pourtant, qu'il est plus affectionné aux unes qu'aux autres,
et de celles là il se doit retirer et abstenir, pour ce que
à raison du plaisir qu'il y prent, et du contentement qu'il
en reçoit, il se pourroit laisser emmener bien au loing.
Mesme inclination ont ils à deviser des choses où ils
se sentent les plus experimentez, et plus excellents que les autres:
car estant chascun convoiteux d'honneur, et s'aimant soy-mesme, il
employe la meilleure part du jour en cela, où il a quelque
avancement, taschant à se rendre tousjours de plus en plus
excellent, comme en histoires celuy qui aura beaucoup leu, un
grammairien à parler des regles de la grammaire, un qui aura
beaucoup veu et hanté en beaucoup de païs, à
faire tousjours de nouveaux contes: voyla pourquoy il s'en faut
donner garde, car le babil y estant accoustumé, y court,
comme fait chasque beste de proye à son gibbier. En quoy lon
peut cognoistre l'excellente nature qu'avoit le Roy Cyrus, lequel ne
provocquoit jamais ses egaux d'aage à exercice auquel il se
sentist le plus fort, mais tousjours à ceux où il
estoit moins exercité qu'eux, à fin qu'il ne leur
causast desplaisir, en emportant le pris devant eux, et que luy eust
le profit d'apprendre ce qu'il sçavoir moins bien faire
qu'eux. Mais un babillard au contraire, si quelque propos vient en
avant, duquel il puisse apprendre quelque chose qu'il ne
sçavoit pas auparavant, il le repoulse et le rejette, ne
pouvant souffrir qu'on luy donne loyer pour se taire un petit, ains
tournant tout alentour, ne cessera jusques à ce qu'il ait
faict tomber le devis sur quelques vieux contes qu'il aura repassez
mille fois. Comme l'un de nos citoyens, auquel il estoit advenu de
lire deux ou trois livres d'Ephorus, rompoit les oreilles à
tout le monde, et n'y avoit compaignie ny festin qu'il ne feist
departir à force de conter la bataille de Leuctres, et ce qui
en ensuivit, de sorte qu'il en fut surnommé Epaminondas:
toutefois c'est le moindre vice du babil, et faut tascher de mettre
tousjours ces grands causeurs en tels propos, car par ce moyen leur
langage sera moins fascheux et importun, quand il desbordera en
termes de litterature. Oultre cela il sera bon aussi accoustumer
telle sorte de gens à escrire quelque chose à part:
comme Antipater le Stoïque, ne pouvant, ainsi qu'il est plus
vraysemblable, ou ne voulant contester en dispute teste à
teste alencontre de Carneades, qui avec un impetueux torrent
d'eloquence refutoit la secte des Stoïques, respondoit par
escript au dit Carneades, et emplissoit les livres de contredicts,
tellement qu'il en fut surnommé Calamoboas, qui est autant
à dire comme, grand criart par escrit: car ainsi celle
façon de combatre à l'ombre, et de deviser à
part en secret, retirant ces grands causeurs tous les jours peu
à peu de la frequence et multitude du peuple, les pourra
à la fin rendre plus compaignables et plus tolerables
à hanter: comme les chiens, apres qu'ils ont consumé
leur cholere sur les bastons ou sur les pierres qu'on leur a jettez,
en sont moins aigres et moins aspres aux hommes. Mais sur tout il
leur seroit expedient et profitable, de hanter tousjours aupres de
plus grands personnages en authorité et en aage, que eux: car
la <p 97r>honte et crainte qu'ils auroient de leur
dignité et gravité, les conduiroit par accoustumance
à se taire: et parmy ces exercices que nous avons cy devant
declarez, il faudra tousjours mesler et entre-lasser ceste
advertance, quand nous voudrons dire quelque chose, et que quelques
paroles nous couleront en la bouche, Quel propos est-ce cy qui me
vient sur la langue,et qui me presse de sortir? pourquoy a ma langue
envie de le mettre dehors? Quel bien peut-il advenir de le dire?
quel mal adviendroit-il de le taire? pour ce que la parole n'est pas
comme une pesante charge, de laquelle nous devions tascher de nous
descharger: car elle demeure encore aussi bien apres qu'elle est
ditte. Mais les hommes parlent, ou pour soy, quand ils ont besoing
de quelque chose, ou pour profiter à d'autres, ou pour se
donner du plaisir les uns aux autres, et se recreer de joyeux devis,
comme de sel, pour addoucir le travail des affaires, ou bien pour
rendre plus savoureux le repos auquel ils seront. Si donc le propos
n'est ny profitable à celuy qui le dit, ny necessaire
à celuy qui l'escoute, et s'il n'y a ny grace ny plaisir,
quel besoing est-il qu'il soit dit? car on peut aussi bien parler
comme faire en vain et sans besoing. Mais sur tout at apres tout, il
faut tousjours avoir à main et souvent rememorer ce sage mo
de Simonides, On se repent souvent d'avoir parlé: de s'estre
teu, jamais: et penser que l'exercitation est chose de si grande
efficace et de telle force, qu'elle vient à chef de tout,
attendu mesmement que les hommes mettent grande peine et grande
sollicitude, et endurent de la douleur pour chasser la toux, et le
hocquer: et la taciturnité n'a pas seulement ceste belle et
bonne proprieté que dit Hippocrates, qu'elle n'engendre point
la soif, mais aussi n'apporte-elle point de desplaisir ny de
douleur, et n'est-on point tenu d'en rendre compte.
HIPPOMACHUS maistre des exercices du corps, oyant quelques uns
qui luy louoient un homme grand et de haulte stature, qui avoit les
mains longues, comme estant bien propre pour l'escrime des poings:
ouy bien, dit-il, si la couronne, le pris du vainqueur, estoit
penduë en hault lieu, où il la fallust prendre avec la
main. Cela mesme peult on dire à ceux qui estiment tant, et
reputent si grand heur, que d'avoir force belles terres, force
grandes maisons, et grosses sommes de deniers comptans: ouy bien,
s'il falloit achetter la felicité qui fust à vendre:
et toutefois vous en verrez plusieurs qui aiment mieux estre riches
et malheureux, que bien-heureux en donnant de leur argent: mais le
repos de l'esprit vuide de tout ennuy, la magnanimité, la
constance, l'asseurance, la suffisance ne s'achette point à
pris d'argent. Pour estre riche on n'apprent pas à ne se
passionner point des richesses, ny pour posseder beaucoup de choses
superfluës, on n'acquiert pas le contentement de ne les point
desirer. De quel autre mal doncques est-ce que nous delivre la
richesse, si elle ne nous delivre point de l'avarice? Par boire on
remedie à la cupidité de boire, par manger on guarit
l'appetit de manger: et celuy qui dit,
A Hipponax donnez un vestement,
Car de froidure il gele durement,
qui luy en jetteroit sur luy plusieurs, il s'en fascheroit et les
rejetteroit: là où il n'y a quantité d'or ny
d'argent qui puisse esteindre l'ardeur du desir d'avoir, ny
l'avarice e cesse ny ne diminuë point pour posseder beaucoup
de biens. Et peut-on dire <p 97v>à la richesse ce que
lon diroit à un medecin ignorant et trompeur, Ta medecine
augmente la maladie: car depuis qu'elle prent un homme, au lieu
qu'il n'avoit besoing que de pain, de maison, et de couverture
moyenne, et de peu de viande, la premiere venuë, elle le
remplit d'une impatiente cupidité d'or, d'argent, d'ivoyre,
d'esmeraudes, de chevaux et de chiens, transportant le desir naturel
des choses necessaires en un appetit desordonné de choses
perilleuses, rares, et mal-aisees à recouvrer: car jamais
homme n'est pauvre des choses qui suffisent à la nature, ny
jamais il n'emprunte argent à usure pour acheter de la
farine, ou du fourmage, ou du pain, ou des olives: mais l'un
s'endebte pour bastir une maison magnifique, l'autre pour acheter un
champ d'oliviers qui joinct à sa terre, ou bien des terres
à froument, ou des vignes, ou des mules de Galatie,
Ou des chevaux attelez au tirage
D'un haut bruyant tout vuide carriage,
Au 15. de l'Iliade. s'est precipité en une fondriere de
contracts, d'usures, et d'hypoteques: et puis comme ceux qui boivent
apres qu'ils n'ont plus de soif, ou qui mangent apres qu'ils n'ont
plus de faim, ils revomissent tout ce qu'ils ont beu aians soif, et
tout ce qu'ils ont mangé aians faim: aussi ceux qui
appétent les choses inutiles et superfluës, ne retienent
pas celles mesmes qui sont necessaires. Voyla quels sont ceux-
là. Mais ceux qui ne despendent rien et ont beaucoup, et si
desirent encore d'avantage, font bien encore plus à
esmerveiller, qui voudra rememorer ce que souloit dire Aristippus,
que celuy qui mange beaucoup, qui boit beaucoup, et jamais ne
s'emplit, s'en va aux medecins, et leur demande quelle maladie
c'est, et quelle indisposition, et le moyen qu'il doit tenir pour
s'en delivrer: mais si un qui a cinq beaux licts en demande dix, et
qui a dix tables en achete encore autre dix, et qui a beaucoup de
terres et possessions, et beaucoup d'argent, et n'en est de rien
plus plein, ains s'estend encore à en prochasser d'autres, et
veille apres, et de tout ne se remplit jamais, celuy-là ne
pense pas avoir besoing de medecin qui le guarisse, ne qui luy
monstre de quelle cause cela luy advient. Et toutefois on pourroit
penser, que de ceux qui ont soif, celuy qui n'a point beu sera
delivré de sa soif apres qu'il aura beu: mais celuy qui boit
tousjours, et jamais ne cesse d'avoir soif, nous n'estimons pas
qu'il ait besoing de se remplir, mais plustost de se vuider et
purger, et luy ordonnons qu'il vomisse, comme n'estant pas
travaillé d'aucun defaut, mais plustost de quelque chaleur ou
acrimonie contre nature qui est en luy. Aussi entre ceux qui
acquierent, le necessiteux et indigent cessera de se travailler pour
acquerir, si tost qu'il aura acheté une maison, ou qu'il aura
trouvé un thresor, et que quelque amy l'aura secouru d'aucune
somme de deniers dont il se sera acquitté envers l'usurier:
mais celuy qui en a plus qu'il ne luy en faut, et en appéte
encore d'avantage, ce ne sera point l'or ny l'argent qui le guarira,
ny les chevaux, ny les moutons, ny les boeufs, il a besoing de se
vuider et de se purger: car ce n'est point pauvreté que sa
maladie, ains avarice et cupidité insatiable pour un faux
jugement et une perverse opinion qu'il a prise: laquelle si elle ne
luy est arrachee de l'ame, comme ce que lon avalle de travers, il ne
cessera jamais de souhaitter choses superflues, c'est à dire
de convoitter ce dont il n'a que faire. Quand le medecin entrant en
la chambre d'un patient, qu'il trouve couché de son long
dedans un lict gemissant, et ne voulant ny boire ny manger, il luy
touche et taste le poulx, il l'interrogue, et trouve qu'il n'a point
de fiebvre, C'est maladie de l'ame, dit-il: et s'en va. Aussi quand
nous verrons un homme qui seche sur le pied d'ardeur d'acquerir, qui
pleure quand il luy faut despendre un denier, qui n'espargne, ny ne
pardonne à peine ny à indignité quelconque,
prouveu qu'il en vienne du profit, encore qu'il ait force maisons,
force terres, force troupeaux de bestes, grand nombre d'esclaves et
d'habillemens, que dirons-nous quelle malade a cest homme-là,
sinon une <p 98r>pauvreté de l'ame? Car quant
à la pauvreté de biens, un amy, comme dit Menander, en
peult guarir, en luy faisant du bien: mais celle de l'ame tout tant
qu'il y a d'hommes au monde, ou qui y ont jamais esté, ne la
rempliroyent pas: et pourtant a bien dit Solon d'eux,
Les hommes n'ont fin quelconque ne terme,
A leur desir d'enrichir, qui soit ferme.
Car à ceux qui sont sages, et ont sain jugement, nature leur
a definy certaines bornes de richesses, qui sont trassees sur un
certain centre, et sur la circonference de leur necessité:
mais cela est propre et peculier à l'avarice, car c'est une
cupidité qui repugne à son assouvissement, là
où toutes autres cupiditez y aident: car jamais gourmand ne
s'absteint d'un bon morceau pour gourmandise, ny yvrongne de bon vin
pour yvrongnerie, comme les avaricieux s'abstiennent de toucher
à l'argent, pour leur avarice et convoitise d'argent: et
toutefois comment ne seroit-ce une passion furieuse et miserable, si
quelqu'un s'abstenoit de se couvrir d'un vestement pour ce qu'il
trembleroit de froid, et de toucher à du pain pour ce qu'il
mourroit de faim, et aussi de mettre la main à ses biens,
pour ce qu'il les aimeroit? Ce sont proprement les maux que descrit
Thrasonides en une Com@edie,
Elle est chez moy, et est en ma puissance
Quand il me plaist en prendre jouissance,
Et si le veux autant comme sçauroit
Celuy qui plus follement aimeroit,
Et toutefois je n'en fais jamais rien:
Ains en fermant et seellant tout tresbien,
Je compte à ceux qui ménent mon usure,
A mes facteurs, je travaille et procure
D'en amasser d'autre, à mes creanciers,
Tousjours je plaide à mes serfs et censiers.
O Apollon, cogneus tu amour doncques
Plus que le mien malheureux et fol oncques?
Sophocles enquis par quelqu'un de ses familiers, s'il pouvoit bien
encore avoir compagnie de femme: Dieu m'en gard, dit il, mon amy,
j'en suis desormais libre, estant eschappé de la servitude de
tels furieux et forsennez maistres, par le benefice de la
vieillesse. aussi est-ce chose honneste en voluptez, d'en quitter
les desirs quand et la puissance, encore qu'Alc@eus die, que jamais
ny homme ny femme ne s'en peurent guarentir. Mais cela n'est pas en
l'avarice, car comme une rude et mauvaise maistresse, elle
contrainct d'acquerir, et defend de jouir: elle en excite
l'appétit, et en oste le plaisir. Stratonicus anciennement se
mocquoit de la superfluité des Rodiens, disant qu'ils
bastissoient comme s'ils eussent esté immortels, et ruoyent
en cuysine comme s'ils eussent eu bien peu de temps à vivre:
mais les avaricieux acquierent comme magnifiques, et despendent
comme mechaniques: ils endurent les travaux d'acquerir, et n'ont pas
le plaisir d'en jouïr. L'orateur Demades vint un jour veoir
Phocion, et le trouva à table où il disnoit: et voyant
comme il se traittoit petitement et austerement, il luy dit: Je
m'esbahis, Phocion, comme te pouvant passer d'un si maigre disner,
tu prens la peine de t'entremettre des affaires publiques. Car quant
à Demades, il s'en mesloit pour avoir dequoy fournir à
son ventre: et pensant que la ville d'Athenes ne luy estoit pas
suffisant revenu pour entretenir son intemperance et dissolution,
encore tiroit-il vivres de la Macedoine: et pourtant Antipater un
jour le voyant ja tout vieux et cassé, dit plaisamment, qu'il
ne luy estoit demouré que le ventre et la langue, comme d'un
mouton qui a esté mangé en un sacrifice. Mais de toy
miserable qui est-ce qui ne s'esmerveilleroit? comment, veu que tu
peux ainsi vivre <p 98v>mechaniquement et inhumainement,
sans donner rien à personne, sans te monstrer honneste ny
liberal à tes amis, ny magnificque envers le public, tu
t'affliges ainsi durement, tu veilles les nuicts toutes entieres, tu
travailles comme un mercenaire pour de l'argent, tu caresses un
chascun pour estre institue heritier, tu te soubmets à tout
le monde pour gaigner, et si as une si orde tacquinerie de
chicheté en toy, qu'elle te pourroit dispenser de rien faire.
Lon dit qu'un Bizantin aiant surpris un adultere sur le faict avec
sa femme qui estoit fort laide, s'escria, «O miserable, quelle
necessité te contraignoit? car le douaire a forcé
Sapragoras: mais toy mal-heureux tu brouilles la chaudiere, et
attizes le feu dessoubs.» Il est necessaire que les Roys
amassent, les gouverneurs des Roys, ceux qui veulent tenir les
premiers lieux, et avoir les grands estats és grosses citez,
à tous ceux-là il est force de faire amas de deniers,
d'autant que pour parvenir à leur ambition, ou pour la pompe,
ou leur vaine gloire, ils font des festins, ils donnent à
leurs satellites, ils envoyent des presents, ils entretiennent des
armees, ils achettent des esclaves pour escrimer à outrance:
mais toy tu te donnes tant d'affaires, tu te tourmentes tu te
tourneboulles comme une toupie, pour vivre la vie d'une ouytre ou
d'une coquille, tant tu es tacquin et mechanique: tu supportes tous
travaux, et ne prens plaisir quelconque, non plus que l'asne des
estuves, qui porte tousjours le bois et le serment pour chauffer les
estuves, et demeure tousjours cendreux et enfumé, sans jamais
estre baigné, lavé, chauffé, ny nettoyé.
Et quant à ces reproches-là, c'est alencontre de celle
miserable avarice tacquine d'asne ou de formis: car il y en a une
autre sorte bestiale et farouche, qui calomnie, qui suppose de faux
testaments, qui trompe, qui se fourre par tout, et se mesle de tout,
qui compte sur ses doigts combien il y a de ses amis encore vivans,
et puis ne reçoit fruition quelconque de tous les biens
qu'elle amasse de tous costez par tant d'artifices. Tout ainsi
doncques comme nous avons en haine et abomination les viperes, les
mousches cantharides, et les tarantules, plus que les ours ny les
lions, d'autant qu'elles tuent et font mourir les hommes, sans
qu'elles s'en servent apres qu'elles les ont tuez: aussi sont plus
dignes d'estre haïs ceux qui sont meschants par avarice et
tacquinerie, que ceux qui le sont par intemperance et dissolution,
car ils ostent aux autres ce dont ils ne voudroient ny ne
sçauroient user eux-mesmes: d'où vient que ceux-
là font trefves de violence quand ils se voyent en abondance
de toutes choses, pour fournir à leurs desordonnez appetits,
comme respondit Demosthenes à ceux qui estimoient que Demades
voulust desormais cesser d'estre meschant: «C'est, dit-il,
pource qu'il est saoul maintenant, comme les lions ne chassent plus
la proye quand ils sont pleins:» mais ceux qui s'entremettent
du gouvernement de la chose publique, non pour aucune intention qui
soit ny utile ny plaisante, ceux-là n'ont jamais trefve
d'amasser et d'acquerir, ny surseance de mal faire: car ils sont
tousjours vuydes, et ne seroient pas contents quand ils auroient
tout. Mais, pourra dire quelqu'un, ils amassent et gardent pour
leurs enfans ou pour leurs heritiers. Comment est-il vraysemblable
cela, veu qu'ils ne leur voudroient pas rien donner, tant qu'ils
sont en vie? Ils sont doncques comme les rats et souris qui sont
és miniers où lon fouille l'or, car ils mangent la
mine d'or, et n'en peut-on rien tirer, sinon apres qu'ils sont
morts, et que lon en fait anatomie. Mais pourquoy est-ce qu'ils
veulent ainsi garder beaucoup d'argent et de grandes facultez
à leurs enfans, ou à leurs successeurs et heritiers?
à fin, je croy, que ces enfans et ces heritiers-là les
gardent aussi encore à d'autres, et ainsi de main en main,
comme les canaux par où lon fait venir l'eau en une
tuillerie, qui ne retiennent rien de l'eau coulante pour eux, ains
la transmettent et envoyent toute, chascun à son prochain
voisin, jusques à ce qu'il vient de dehors un calomniateur,
ou tyran, qui destruisant ce depositaire gardien, et le quassant
derive et destourne le cours de cest richesse ailleurs:
<p 99r>ou bien jusques à ce qu'il en vient un, le
plus meschant de toute la race, qui mange tout ce que les autres
auront amassé et gardé. Car non seulement,
Tousjours en tout, des esclaves mal nez
Les enfans sont pis conditionnez,
comme disoit Euripides: mais aussi des chiches avaricieux, sont
dissolus et desordonnez: ainsi que dit un jour Diogenes en se
mocquant, Qu'il valoit mieux estre le mouton que le fils d'un
Megarien: car en ce qu'il semble qu'ils les instruisent, ils les
gastent et corrompent, en leur entant leur chicheté et
avarice mechanique, comme s'ils bastissoient en eux une forte place
pour seurement garder leur hoirie et succession. Car quels
advertissements et enseignemens sont-ce qu'ils leur donnent?
Gaignez, espargnez, et pensez que lon fera autant de cas de vous,
comme vous aurez de bien vaillant: mais cela n'est pas instruire un
enfant, ains l'estressir et le couldre comme une bouge ou une
bourse, à fin qu'il puisse bien contenir ce que lon jette
dedans: excepté qu'il y a difference, par ce que la bourse
devient salle, et orde, et malsentant, quand on a mis de l'argent
dedans: mais les enfans des avaricieux, avant qu'ils ayent receu de
leurs peres et meres la richesse, sont ja tous remplis de convoitise
d'icelle, laquelle ils ont apprise d'eulx, aussi leur rendent ils
digne salaire de leur escholage, en ce qu'ils ne les aiment pas
tant, pour ce qu'ils sont certains d'amender beaucoup d'eux, qu'ils
les haïssent, pour ce qu'ils ne le tiennent pas encore: car
aians esté ainsi nourris, qu'ils n'ont appris à rien
estimer sinon les biens et la richesse, et ne se constituer autre
fruict à leur vie, sinon le beaucoup amasser, et beaucoup
posseder, ils reputent que la vie de leurs peres et meres empesche
la leur, et qu'autant de temps qu'il s'adjouste à la
vieillesse d'eux, autant s'en oste il à leur jeunesse. C'est
pourquoy pendant que leurs peres vivent, encore desrobent-ils
secrettement un peu de la volupté, et jouïssent
aucunement du plaisir de donner, leur semblant que c'est de l'autruy
qu'ils donnent à leurs amis, et qu'ils despendent à
leurs plaisirs, quand ils peuvent tirer quelque chose de dessoubs
l'aile à leurs peres, et allans ouïr les leçons
ils apprennent quelque chose: Mais quand apres le trespas de leurs
peres ils viennent à avoir les clefs et les cachets, ils
prennent toute une autre façon de vivre, un visage
refrongné, qui ne rit jamais, austere, mal-gracieux et mal-
accointable. Il n'est plus question de s'huyler, de jouër
à la paume, de luicter, d'aller ouir les philosophes au parc
de l'Academie, ou en celuy de Lyceum, mais d'interroguer des
serviteurs, de regarder des papiers, de disputer avec des receveurs
et des creanciers, estre si apres à la besongne et au soing
des affaires, que lon en perd le disner, et n'entre lon aux bains
pour s'estuver avant souper qu'il ne soit nuict toute noire: les
exercices de la personne ausquels il avoit esté nourry, se
baigner en la riviere de Dirce, tout cela est mis en arriere: voir
que si quelq'un luy dit, Voulez vous pas aller ouir la harangue d'un
tel philosophe? Comment y irois-je, respondra-il: je n'ay pas le
loisir, depuis que mon pere est mort. O miserable, que t'a-il
laissé qui vaille ce qu'il t'a osté, c'est à
sçavoir le repos, et la liberté? Mais ce n'est pas
tant luy, comme c'est sa richesse respandue alentour de toy, que te
domine, et te tient le pied sur la gorge, comme celle femme que
disoit Hesiode,
Que l'homme ardant sans torche ne tison,
Avant le temps le rent vieil et grison,
apportant commes des rides et des cheveux blancs à ton ame
avant qu'il en soit temps, les soucis, les travaux et ennuis de
l'avarice, qui suffoquent et amortissent toute la gentillesse, la
gayeté, l'honnesteté et courtoisie qui y deust entre.
Mais quoy, dira quelqu'un, n'en voyez-vous pas aucuns qui usent
largement et liberalement de leurs biens? mais nous luy respondrons,
n'oyez vous pas Aristote qui dit, que les uns n'en usent point, et
les autres en abusent, là où il ne faut ny l'un ny
l'autre: car la richesse ne fait <p 99v>à ceux-
là ny profit ny honneur, et à ceux-cy elle apporte
honte et dommage. Mais considerons un petit quel est l'usage de ces
richesses que lon estime tant, n'est-ce pas pour avoir les choses
qui sont necessaires à la nature? ceux doncques qui sont bien
riches n'ont rien d'avantage que ceux qui ont dequoy mediocrement:
et est la richesse, comme disoit Theophraste, telle que lon ne la
deust pas desrober à la verité, ny en faire si grand
cas, s'il est ainsi que Callias le plus riche homme d'Athenes, et
Ismenias le plus opulent de Thebes, usoient des mesmes choses que
faisoient Socrates et Epaminondas. Car ainsi comme Agathon renvoya
les fleutes au festin des Dames, estimant qu'à celuy des
hommes suffisoient les propos et devis des assistans: ainsi pourriez
vous rejetter et les licts de pourpre, et les tables sumptueuses, et
toutes autres choses superflues, voiant que les riches usent des
mesmes choses que font les pauvres,
Le labourage on ne delaisseroit,
Et la charrue aussi ne cesseroit:
mais bien les orfevres, les graveurs, les parfumiers et les
cuisiniers seroient chassez, quand on feroit un sobre et honneste
bannissement de toutes choses inutiles: et s'il est ainsi que les
choses requises à la nature soient communes et aux riches et
à ceux qui ne sont pas riches, et que la richesse se magnifie
et se vante des choses seulement superflues, et qu'a bon droict on
a loué Scopas le Thessalien, de ce qu'estant requis de donner
quelques utensiles de sa maison, comme luy estans superflues et
inutiles, il respondit, «Et c'est en quoy on nous repute bien-
heureux et bien-fortunez, qu'en ces choses-là superflues, non
pas és autres qui sont necessaires.» s'il est ainsi,
dis-je, voyez que ce ne soit la pompe, l'apparence et les jeux de
bastellerie que lon louë, en faisant tant de cas des richesses,
et non pas la necessité de la vie. La procession et
solennité des Bacchanales qui se fait en nostre païs, se
faisoit anciennement fort simplement et joyeusement: on y portoit
une cruchee de vin, un cep de vigne, et puis quelqu'un y trainnoit
un bouc, un autre y portoit une corbeille pleine de figures seiches,
puis apres tout on y portoit un Phallus, qui est la semblance de la
nature d'un homme: mais maintenant tout cela y est obscurcy et
negligé, tant on y porte de vaisselle d'or et d'argent,
d'habits sumptueux, tant de chariots trainnez par beaux roussins,
tant de masques: et ainsi ce qui est utile et necessaire en la
richesse, est offusqué et comblé par ce qui y est
superflu et inutile. Mais nous autres pour la plus part ressemblons
à Telemachus, lequel par faute d'experience, ou bien plus
tost à faute de jugement, aiant veu la maison de Nestor,
où il y avoit de licts, des tables, des habillements de la
tapisserie, de bon vin, ne jugea point bien-heureux le maistre de
ceste maison qui avoit si bonne provision de choses utiles et
necessaires: mais chez Menelaus aiant veu force yvoire, force or et
argent, il en fut tout ravy en ecstase d'admiration, et dit,
Tel au dedans est le Palais doré,
De Jupiter au haut ciel azuré,
Tant icy a d'infinie opulence,
Ravy je suis de la seule evidence.
Mais Socrates ou bien Diogenes eussent dit, Tant icy a de choses
malheureuses, inutiles, folles et vaines, je me ris d'en avoir
l'evidence. Que dis tu pauvre sot, là où tu devois
oster à ta femme la pourpre, et tous ses joyaux et affiquets,
à fin qu'elle ne fust plus convoiteuse des delices et
superfluitez estrangeres, tu vais au contraire embellir et orner ta
maison, comme un theatre ou un eschaffaut à jouër des
jeux, pour ceux qui y entrent. Voyla en quoy gist la beatitude et
felicité de la richesse, à en faire monstre devant
ceux qui la regardent, et en vont faire leurs contes, où ce
n'est rien du tout. Mais il n'est pas ainsi de la temperance, de la
philosophie, de la creance et cognoissance des Dieux, telle qu'il
appartient, encore qu'elle soit incogneuë à tous
<p 100r>autres, elle a tousjours sa lumiere, et sa splendeur
propre dont elle esclaire l'ame, tousjours accompaignee d'une joye
qui jamais ne l'abandonne de jouïr de son bien, soit que
quelqu'un le sçache, ou qu'il soit incognu aux Dieux et
à tous les hommes. Voyla que c'est de la vertu, de la
verité et beauté des sciences, comme de la Geometrie,
et de l'Astrologie, à quoy il ne fault pas comparer les
bagues, carquans et colliers de la richesse qui ne sont que
spectacles, et parements de femmelettes, S'il n'y a personne qui la
contemple et qui la regarde, la richesse à la verité
est aveugle, et ne rend clarté aucune. Car si l'homme riche
mange à part avec sa femme et quelques uns de ses familiers,
il ne se travaillera d'avoir des mets exquis, table friande, ny
vaisselle doree, ains se servira de la premiere trouvee: sa femme ne
sera point paree de joyaux d'or ny de robbe de pourpre, ains en son
simple accoustrement aupres de luy. Mais quand il fait un festin,
c'est à dire, quand le theatre, la pompe, le spectacle
s'assemble, c'est à dire, que les jeux de la richesse se
joüent, alors on tire des navires les beaux flascons, on met en
avant les riches tables, on accoustre les lampes d'argent, on fait
escurer les coupes, on change les eschansons, on revest tout le
monde, on remue toutes choses, l'or, l'argent, les pierres
precieuses, brief on declare simplement que lon est riche: mais
encore qu'il soupast seul, il auroit besoing de temperance et de
contentement.
CE qui feit que les Grecs premierement se remirent de leurs
differents à des juges estrangers, et introduisirent en leurs
païs des jugements forains, fut la desfiance qu'ils eurent de
la justice les uns des autres, comme estant la justice chose
necessaire à la vie humaine, mais qui ne croissoit point chez
eux: N'est-il point ainsi de quelques questions de philosophie,
lesquelles iceux philosophes, pour la diversité d'opinions
qui est entre eulx, evocquent à la nature des bestes brutes,
comme à une ville estrangere, et en remettent la decision et
le jugement à leurs passions et affections naturelles, comme
n'estans point sujettes à faveur, ny à corruption ne
concussion? Ou bien, est-ce point un commun reproche à la
malice des hommes, qu'il faille que nous estans en different des
plus grandes et plus necessaires choses de la vie humaine, allions
cercher au naturel des chevaux, des chiens et des oyseaux, comment
nous nous devons marier, comment nous devons engendrer, et comment
nous devons nourrir et eslever nos enfans? et comme si la nature
n'en avoit imprimé aucun indice en nous mesmes, alleguer les
moeurs et les affections des bestes brutes, et les produire en
tesmoignage, pour monstrer le desbordement et dereglement de la vie
des hommes, qui dés le commancement et à la premiere
entree se sont embrouillez et confondus: car la nature retient et
garde mieulx en icelles bestes brutes ce qui luy est propre, simple
et entier, sans le corrompre ny alterer d'aucune meslange
estrangere: là où au contraire, il semble que les
hommes en ont fait comme les parfumiers font de l'huile, par
accoustumance et par le discours de leurs raisons, ils y ont
meslé tant d'opinions et tant d'advis adjoustez de dehors,
qu'elle en est devenue variable et particuliere à chascun, et
n'a point retenu ce qui luy estoit propre et peculier. Et ne devons
pas trouver estrange si les bestes brutes suivent mieux et de plus
pres la nature, que ne font pas les raisonnables, car les plantes
mesmes la suivent encore mieux que les bestes, quoy que nature ne
leur ait donné ny <p 100v>imagination, ny affection
ou inclination aucune: aussi n'ont elles desir ny appetition
quelconque, qui bransle ny sorte hors de leur naturel, ains
demeurent, et sont arrestees, comme si elles estoient attachees aux
ceps en quelque prison, cheminans tousjours par un mesme chemin,
à sçavoir celuy auquel nature les conduit. Et quant
aux bestes brutes, elles n'ont pas ny beaucoup de discours de raison
qui addoulcit les moeurs, ny beaucoup de subtilité
d'entendement, ny fort grand desir de liberté, mais bien ont
elles des instincts, inclinations et appetitions non regies par
raison, suivant lesquelles elles s'en vont quelquefois au haut et au
loing, et courent çà et là, mais non pas
toutefois fort loing: ne plus ne moins que la navire qui est
à l'ancre, à la rade, bransle bien, mais elle ne court
pas fortune: aussi elles ne s'esloignent pas gueres de la nature, et
pourtant montrent elles la droitte voye, comme cheminans soubs le
mors et la bride, là où la raison maistresse, et qui
fait à son plaisir, en l'homme trouvant tantost une
diversion, tantost une autre, et tousjours quelque
nouvelleté, n'y laisse aucune apparente ne manifeste trasse
de la nature. Voiez premierement les mariages des bestes, comment
elles suivent en cela la nature. En premier lieu, elles ne se
soucient point des loix, qui punissent ceux qui ne se marient point,
our qui se marient trop tard, comme font les citoyens de Lycurgus et
de Solon, ny ne craignent point les infamies de ceux qui n'ont point
d'enfans, ny ne poursuivent aussi point les honneurs et prerogatives
de ceux qui en ont trois: comme plusieurs Romains se marient,
prennent femmes et engendrent des enfans, non à fin qu'ils
aient des heritiers, mais à fin qu'eux mesmes puissent estre
instituez heritiers: et plus le masle se mesle avec sa femelle, non
point en tout temps, d'autant que la fin de ceste conjonction et
mixtion n'est point la volupté, ains la generation des
enfans: à l'occasion de quoy sur la prime vere, lors que les
gracieux vents aptes à engendrer souspirent, et que la
temperance de l'air est fort à propos pour les femelles
grosses, la femelle s'approche du masle toute privee, et poulsee de
son propre desir, se rendant aggreable à sa partie, tant pour
la doulce senteur de sa chair, que pour le propre et peculier
ornement de son corps, estant tout plein de rosee et de verdure,
toute nette et pure, puis quand elle s'apperçoit d'estre
enceinte, elle se retire honnestement, et s'en va penser et prouvoir
à ce qui est necessaire, tant pour son accouchement, que pour
la nourriture et traittement du petit qu'elle fera: et certes il
n'est pas possible de bien exprimer dignement, et deduire
suffisamment les choses qu'elles font, sinon que tout se fait avec
une grande amour et dilection envers leurs petits, en prevoyance, en
patience, et en tolerance de tous labeurs. Mais nous appellons
l'abeille sage, et la celebrons comme celle qui produit le roux
miel, en flatant ainsi la doulceur d'iceluy miel, qui nous aggree,
et nous chatouille sur la langue, et ce pendant nous laissons
derriere la sapience et l'artifice des autres animaux, tant en
l'enfantement de leurs petits, qu'en la nourriture d'iceux: comme
tout premierement l'oiseau de mer, que lon nomme Alcyone, laquelle
se sentant pleine compose son nid, amassant les arrestes du poisson
que lon appelle l'aiguille de mer, et les entre-lassant l'une parmy
l'autre, et tissant en long les unes avec les autres en forme ronde
et longue, comme est un verveu de pescheur, et l'aiant bien
diligemment lié et fortifié par la liaison et
fermeté de ces arrestes, elle le va exposer au battement du
flot de la mer, à fin qu'estant battu tout bellement, et
pressé, la tissure de la superfice en soit plus dure et plus
solide, comme il se fait, car il devient si ferme, que lon ne le
sçauroit fendre avec fer ny avec pierre: et qui est encore
plus esmerveillable, l'ouverture et embouscheure dudit nid est si
proportionneement composee à la mesure du corps de l'Alcyone,
que nul autre ny plus grand ny plus petit oiseau n'y peut entrer,
non pas la mer mesme, comme lon dit, ny la moindre chose du monde.
Mais ceste charité se monstre encore d'avantage és
chiens de mer, lesquels font leurs petits tous vifs au dedans de
leur ventre, et leur donnent moien d'en sortir, et d'aller
<p 101r>courir pour trouver à se paistre, et puis
derechef les reçoivent, les enveloppent et mettent coucher
dedans leurs matrices. Et l'ourse qui est l'une des plus sauvages et
plus farouches bestes du monde, enfante ses petis sans forme ne
figure de membres quelsconques, mais elle forme avec sa langue, ne
plus ne moins qu'avec un ciseau ou autre outil, les tayes, tellement
qu'elle n'enfante pas seulement ses petis hors de son ventre, mais
elle les taille et leur donne la forme. Et le lion que descrit
Homere,
Lequel menant ses petits cercher proye
Par la forest, rencontre emmy sa voye
Quelques veneurs, et alors furieux
Il couvre tout des paupiers ses yeux,
ne vous est il pas advis, qu'il semble qu'il veuille faire
composition avec les veneurs, pour sauver la vie à ses
petits? L'amour et charité envers les petits rend hardis les
animaulx qui de leur nature sont couards, et diligents ceux qui sont
paresseux, et espargnans ceulx qui d'eulx mesmes sont goulus. Et
comme l'oiseau que descrit Homere,
Qui en son nid porte à sa geniture
Ce peu qu'il peult recouvrer de pasture,
Et est content soymesme mal traitter,
Pour ses petits grassement sustenter.
Car de sa disette il nourrit ses petits, et retient avec son bec, en
le ferrant, la becquee qu'il porte, laquelle touche presque à
son gisier, de peur que contra sa volonté il ne l'avalle:
Comme la chiene autour de la portee
Tendrette court aigrement irritee,
En abboyant si fort à l'estranger,
Qu'elle voudroit ce semble le manger.
prenant la crainte qu'elle a que lon ne face mal à ses
petits, comme un redoublement de courage. Et les perdris, quand on
les poursuit avec leurs petits perdriaus, elles les laissent voler
devant, et s'en fuir, et affinent tellement les chasseurs, qu'ils
s'arrestent à elles, se trainnans aupres d'eux, jusques
à ce qu'estans tout sur le poinct d'estre prises, elles s'en
courent un petit, et puis s'arrestent de rechef, et s'exposent en si
belle prise, qui le chasseur se persuade et prent esperance qu'il ne
leur faudra pas à ce coup, tant que se mettans ainsi en
danger pour sauver leur petits, elles attirent les chasseurs bien
loing arriere d'eux. Et les poules que nous avons tous les jours
devant les yeux, avec quelle diligence et sollicitude traittent
elles leurs poulcins, estendans leurs ailes pour en laisser entrer
les uns dessoubs, et recevans les autres qui leur montent de tous
costez sur les espaules, avec un son de voix qui tesmoigne leur joye
et leur amour envers leurs petits? et s'il se presente un chien ou
un serpent à elles seules, elles en ont grande peur et
s'enfuient: mais si elles ont les petits, elles se mettent en
defense, et combattent plus asprement que leur puissance ne porte.
Et pensons nous que la nature ait imprimé ces affections et
passions en ces animaulx-là, pour soing qu'elle eust de la
posterité des gelines, ou des chiens, ou des ours, et non
pour faire honte aux hommes, et nous picquer quand nous venons
à discourir en nous mesmes, que ces choses-là sont
exemples pour ceulx qui les suivent, et reproches pour ceux qui
n'ont aucun ressentiment d'affection, par lesquels ils accusent la
nature humaine, comme si elle seule ne s'affectionnoit point
gratuitement, et ne sçavoir aimer sinon ce dont elle tire
quelque profit? On estime beaucoup és theatres celuy qui dit
le premier,
Qui est celuy qui soit tant debonnaire,
Qu'il puisse aimer un autre sans salaire?
cela fait selon Epicurus, que le pere aime le fils, la mere son
enfant, les enfans leurs <p 101v>progeniteurs qui les ont
engendrez: mais si les animaux pouvoient parler et entendre la
parole, et que lon assemblast en un commun theatre les boeufs, les
chevaux, les chiens, et les oyseaux, on confesseroit tout hautement
au contraire, que ny les chienes n'aiment leurs petits chiens pour
aucun salaire, ny les juments leurs poulains, ny les poules leurs
petits poulsins, ains les aiment gratuitement, et naturellement, et
recognoistra lon en toutes leurs passions et affections, que cela
est bien et veritablement dit. Or seroit-il certainement trop infame
de dire, que les generations et conceptions, enfantements, et
nourritures des petits, és bestes soient actes de nature, et
offices gratuits, et au contraire és hommes prests, salaires
et arres donnees pour en tirer apres du profit. Mais ce propos n'est
ny veritable ny digne d'estre escouté, car la nature, ainsi
comme és plantes sauvages, telles que sont les vignes
agrestes, les caprifiques, les olivastres, engendre ne sçay
quels commancements cruds et imparfaicts de bons et francs fruicts:
aussi a elle donné aux bestes brutes une charité
envers leurs petits qui est imparfaitte, et ne pouvant s'estendre
jusques à la justice, ny passer plus oultre que
l'utilité et le besoing: mais au contraire l'homme estant
animal raisonnable, né à civile societé, pour
observer les loix et la justice, que la nature a mis en ce monde
pour servir et honorer les Dieux, fonder et regir les citez, et pour
y exercer tous offices de benignité et bonté, elle luy
en a baillé de belles, genereuses et fructueuses semences,
qui sont l'amour, la charité et dilection envers les enfans,
suyvans les premieres erres des principes qu'elle en avoit imprimees
en la structure et fabrication des corps humains: car la nature en
tout et par tout est exquise, aimant ses enfans, à qui rien
ne default de necessaire, et à qui on ne sçauroit
aussi rien oster comme superflu, et qui n'a rien, comme souloit dire
Erasistratus, de vain ny de frivole. Car premierement quant à
la generation de l'homme, on ne sçauroit assez dignement
exprimer sa prudence: et à l'adventure aussi ne seroit-il pas
fort honneste de toucher trop diligemment les parties secrettes, en
les appellant par les propres noms, ains vault mieux en les laissant
à part ucachees, imaginer en son entendement la
dexterité, bien-seance, et propre disposition de ces
naturelles parties-là, tant pour engendrer que pour
concevoir: la seule confection, departement et distribution du
laict, est suffisante pour clairement monstrer sa providence et sa
diligence, car ce qui demeure de sang superflu apres l'usage auquel
il est destiné, flottant par le corps de la femme au reste du
temps, se respand çà et là, e l'appesantit
fort pour la foiblesse et petitesse des esprits: mais à
certaines revolutions de jours, chasque moys, nature a
accoustumé et appris de luy ouvrir certains esgouts et
conduits par où il se vuide et escoule: en quoy faisant il
purge et allege le reste du corps, et rend la matrice, comme une
bonne terre, apte et disposee à recevoir la charrue et la
semence en son temps: mais apres qu'elle a retenu la semence qui y
a pris racine, alors elle se resserre, pource que le nombril, ainsi
que dit Democritus, est comme une ancre et un cable au fruict
conceu, qui l'arreste ferme, et le garde de vaguer par la matrice de
la mere, alors nature bousche et estouppe les canaux et ruisseaux
des purgations menstruales, et prenant le sang qui y couloit, s'en
sert pour nourrir et arroser l'enfant, qui commance desja à
se mouler, et à prendre forme et consistance, jusques
à ce qu'estant demouré certain nombre de jours
necessaires à la croissance qu'il prend au dedans, il a
besoing de sortir de ce lieu-là, pour estre nourry autrement
et en une autre place. Alors doncques, divertissant le sang plus
dextrement que ne sçauroit faire nul jardinier ny fontenier
son eau, et l'employant à autre usage, elle a comme des
cisternes ou fonteines toutes prestes à recevoir la liqueur
du sang qui y decoule, non pas sans y rien cooperer, ny sans
l'alterer, car en le recevant elles ont quant-et-quant la force de
le cuire et digerer, adoulcir et transmuer par une doulce et
gracieuse chaleur de l'esprit naturel, et tendreur delicate et
feminine, pour ce que <p 102r>le tetin au dedans a une telle
temperature et disposition. Si ne se fait pas une soudaine effluxion
du laict, ne n'y a pas des tuyaux qui les versent et respandent tout
à coup: mais le tetin s'abboutissant en une chair pleine de
petits canaux, et qui le coule et passe tout doulcement par
plusieurs petits pertuis, il exhibe un petit bout fort aisé
à la couche du petit poupin, qu'il prent fort grand plaisir
à toucher et envelopper de ses lévres. Mais pour
neant, et sans aucun fruict, auroit la nature usé de si
grande provoyance, si grand ordre, et telle diligence à
preparer ces outils, pour engendrer, nourrir et eslever l'homme, si
quant-et-quant elle n'eust imprimé és coeurs des meres
une charité, amour et dilection soigneuse envers les fruicts
qu'elles ont mis sur terre: car,
Des animaux respirans et marchans
Dessus la terre, és villes et aux champs,
Nul n'y en a si malheureux que l'homme.
Qui dira cela du petit enfant qui ne fait que naistre et sortir du
ventre de la mere, il ne faudra point à dire verité:
car il n'y a rien si imparfaict, si indigent de toutes choses, si
nud, si difforme, ne si ord et salle à voir, que l'homme, qui
le verroit au sortir à sa naissance, attendu qu'il est seul
presque à qui la nature n'a pas seulement concedé une
pure et nette entree en la lumiere de ceste vie. Car il y entre tout
souillé de sang, plein de toute ordure, ressemblant plustost
à une creature recentement massacree et escorchee, que
nouvellement nee. Il n'y a personne qui le peust toucher,
recueillir, caresser, ny embrasser, sinon celle qui par nature
l'aime. Et pourtant nature a fait descendre à bas, sous le
ventre, les tettes de tous autres animaux, mais à la femme
elle les a attachees à la poictrine, en assiette propre pour
pouvoir baiser, embrasser et caresser son enfant, en l'alaittant:
voulant par là nous donner à entendre, que l'enfanter,
nourrir et eslever, n'ont pas pour leur but aucune utilité,
mais la charité et la dilection. Et qu'il soit ainsi,
proposez vous en vostre entendement les femmes du temps
passé, qui premieres conceurent, enfanterent, et veirent un
enfant venant de naistre sur la terre: il n'avoit point encore de
loy qui leur commandast de nourrir leurs petits, ny aucune esperance
de plaisir reciproque, ou prest de nourriture que les petits leur
deussent rendre et rembourser un jour à l'advenir: plus tost
dirois-je, qu'elles devroient avoir esté rudes à leurs
enfans, pour la souvenance fresche de tant de maux, tant de perils,
et de travaux qu'elles auroient endurez à cause d'eux.
Quand les trenchez aspres et douloureux
Viennent saisir en travail dangereux
La femme grosse, alors sa delivrance
Se fait avec angoisseuse souffrance.
Les femmes disent que ce n'a pas esté Homere qui a escrit ces
vers-là, mais quelque Homeride, c'est à dire, quelque
femme qui avoit autrefois essayé le travail d'enfanter, et
qui sentoit encore en ses flancs la meslange de celle aspre, amere
et perceante douleur: et neantmoins et l'amour et la charité
naturelle,la plie et la meine tellement, qu'estant encore toute
eschauffee de sa douleur, et toute tremblante de l'angoisse de son
travail, elle n'abandonne pas son enfant, ny ne le refuit pas, ains,
se retourne vers luy, luy rit, le recueille et l'embrasse, sans
qu'elle en reçoive aucun plaisir ny aucune utilité,
ains le recueillant en peine et en labeur, l'enveloppe de langes et
de petits drappeaux, pour le tenir chaudement, n'estant pas plus
tost sortie du labeur du jour, qu'elle entre en celuy de la nuict:
et de tous ces travaux-là quel loyer, ne quel profit en
recevoient-elles ces femmes-là du temps jadis, non plus que
celles du present, attendu que les esperances en sont si longues et
si incertaines? Celuy qui a labouré la vigne en l'@equinoxe
du printemps, la vendange en celuy de l'automne, qui a semé
le blé quand les Pleïades se couchent, il le moissonne
quand elles se levent: les vaches, les juments, les gelines portent
des fruicts, dont on peut incontinent <p 102v>en peu de
temps tirer du profit: là où de l'homme la nourriture
en est laborieuse, la croissance tardive et lente, et la vertu
longue à venir, de maniere que plusieurs peres meurent avant
que de la voir en leurs enfans. Neocles ne veit jamais la victoire
de Salamine, que gaigna son fils Themistocles: ne Miltiades ne veit
oncques celle que son fils Cimon gaigna sur la riviere de Eurymedon:
Xantippus n'ouit jamais son fils Pericles orer devant le peuple, ny
jamais Ariston ne veit son fils Platon tenant eschole de
Philosophie: les peres d'Euripides et de Sophocles n'eurent oncques
la cognoissance des victoires qu'il emporterent, en faisant reciter
leurs Trag@edies: ils ne les ouirent jamais que gazouiller, et
appellers les lettres en leurs premiers ans, ou bien s'ils ont vescu
d'advantage, ils ont veu en tristesse leurs amours, leurs despenses
à faire masques et festins, et autres semblables faultes:
tellement que lon rememore et remarque avec louange ce mot qu'en dit
Evenus en un sien epigramme,
Voyez combien de douleurs et miseres
Donnent tousjours les enfans à leurs peres.
Et neantmoins pour tout cela ils ne laissent jamais à nourrir
et eslever des enfans: et plus encore ceux qui en ont moins de
besoing: car ce seroit une moquerie de penser que les riches
sacrifient aux Dieux, et facent de grandes resjouïssances,
quand il leur naist un enfant, pour ce qu'ils auront que les
nourrira en leur vieillesse, et les ensevelira apres leur mort: si
d'adventure ils n'eslevent des enfans, pour ce qu'ils ne treuvent
pas qui veuillent estre leurs heritiers. Les arenes de la mer, les
petits grains de la pouldre, ny les plumes des oiseaux, ne sont
point en si grand nombre, que sont ces prochasseurs de successions.
Danaus avoit cinquante filles, mais s'il n'en eust point eu, il eut
eu des heritiers d'avantage, et bien d'autre sorte: car les enfans
ne sçavent nul gré à leurs peres, ny ne les
servent ou honorent pas pour cela, d'autant qu'ils attendent leur
succession, comme chose qui leur est deuë: et au contraire,
vous oyez dire à ces poursuyvans qui taschent à
s'insinuer en grace des riches qui n'ont point d'enfans, pour se
faire instituer heritiers, des propos et paroles semblables à
celles-cy des poëtes comiques,
Estuvez vous peuple premierement,
Et pour un jour n'allez en jugement. Et puis,
Tenez, prenez ces trois oboles-là Mangez, humez et
avallez cela.
Et ce que Euripide dit, que
Les biens mondains font aux hommes avoir
Nombre d'amis, grand credit et pouvoir:
Cela n'est pas simplement et universellement veritable, sinon
endroit ceux qui n'ont point d'enfans. A ceulx là les riches
mesmes donnent à souper, les Seigneurs les caressent, les
orateurs et advocats plaident pour eux seuls gratis, C'est une
puissante chose que un homme riche, quand on ne sçait point
qu'il ait aucun heritier: et y a eu souvent plusieurs, qui au
paravant avoient infinis amis, et estoient honorez de plusieurs, qui
tout aussi tost qu'un fils leur est né, ont perdu tous leur
amis, tout leur credit et leur suitte tous ensemble. Ce n'est
doncques point à cause des enfans que les hommes sont en
authorité, et n'est point aussi pour cela que les peres les
aiment, ains toute ceste force là qui les fait aimer depend
de la nature, non moins és hommes que aux animaux: mais
quelquefois cest amour-là naturelle et plusieurs autres
bonnes qualitez sont aux hommes offusquees par la mauvaistié
du vice qui vient à pulluler aupres, ne plus ne moins que des
espines et brossailes bien souvent naissent parmy la bonne semence:
autrement il faudroit dire, que les hommes ne s'aimeroient pas,
d'autant que plusieurs se tuent et se precipitent eux mesmes.
Oedipus
De doigts sanglants ses paupieres leva,
<p 103r> Et ses deux yeux luy mesme se creva.
Hegesias orant feit que plusieurs des auditeurs qui l'avoient ouy
s'absteindrent tant de manger, qu'ils se feirent mourir de faim. Il
y a plusieurs sortes de tels accidents qui adviennent par permission
divine, lesquels tous sont comme les autres maladies et passions de
l'ame qui transportent l'homme hors de son naturel, ainsi comme ils
tesmoignent alencontre d'eux-mesmes: car si une truye aiant fait un
petit cochon vient à le manger, ou si une chienne aiant fait
un petit chien vient par fortune à le deschirer, il s'en
desesperent et s'en tourmentent grandement, ils en font sacrifices
aux Dieux pour divertir les sinistres presages: et reputent cela un
prodige et un monstre, comme estant chose commune à toutes
sortes de creatures, et à quoy nature mesme le convie, que
d'aimer leur geniture. Ce neantmoins, ainsi comme dedans les mines,
l'or, encore qu'il soit meslé et enveloppé de force
terre, reluit et se fait voir de loing: aussi nature és plus
depravees moeurs et passions fait voir la charité envers les
petits: car ce qui fait que les pauvres ne nourrissent et n'eslevent
pas quelquefois leurs enfans, c'est qu'ils craignent, qu'estans
nourris et eslevez moins honnestement qu'il n'appartient, ils ne
deviennent lourdauts et mal appris, destituez de toutes parties
requises à personnes d'honneur: et cuidans que
pauvreté soit le dernier et plus grand mal de l'homme, ils ne
peuvent avoir le coeur de la laisser à leurs enfans, estimans
que ce soit un tres-grand et fascheux mal.
SOCRATES demanda un jour à Memnon le Thessalien, qui
s'estimoit fort suffisant homme és lettres, et, comme dit
Empedocles, Avoir attainct au comble de sagesse, Que c'estoit que
vertu. L'autre luy respondit audacieusement et promptement, Qu'il y
avoit vertu d'enfant et de vieillard, et d'homme et de femme, et de
magistrat et de privé, et de maistre et de vallet. Voyla qui
va bien, repliqua Socrates, nous ne te demandions qu'une vertu, et
tu nous en remues tout un exaim, comme d'abeilles. ne conjecturant
pas mal, que cet homme ne cognoissoit pas une vertu, qui en nommoit
plusieurs. Mais ne pourroit-on point user de semblable mocquerie en
nostre endroict, pource que n'aiant pas encore acquis une seule
amitié certaine, nous avons peur que sans y penser nous ne
tombions en pluralité d'amis: car il semble que c'est presque
tout ainsi que si un manchot ou un aveugle avoit peur de devenir un
Briareus qui avoit cens mains, ou un Argus qui avoit des yeux par
tout le corps: et toutefois nous louons infiniement le jeune homme
qui dit un une com@edie de Menander, qu'il estime un
merveilleusement grand bien et grand heur à un homme,
Pensant avoit trouvé des biens sans nombre,
Quand d'un amy a peu recouvrer l'ombre.
Mais une des causes, entre plusiers autres, qui nous empesche
d'acquerir une amitié certaine, c'est que nous convoytons en
avoir plusiers: ne plus ne moins que les putains et folles femmes
qui se prestent souvent à plusieurs hommes, n'en peuvent
arrester ny retenir pas un, pource que les premiers se sentans
mesprisez s'en retirent: ou plus tost, ainsi comme le nourrisson de
la belle Hypsiphile estant assis dedans un pré,
<p 103v> Alloit cueillant de main tendrette
Mainte fleurette sur fleurette,
Ne pouvant son coeur enfantin
Rassasier de tel butin:
aussi chascun de nous, pour le desir de nouveauté, et
l'inconstance de se saouler incontinent d'une chose, se laisse
emporter au nouveau venu et plus freschement cogneu, qui nous tourne
comme il luy plaist, nous faisant entreprendre plusieurs
commancements ensemble d'amitié et de familiarité,
lesquels ne viennent jamais à perfection, d'autant que pour
l'amour d'un nouveau que nous poursuyvons, nous laissons aller celuy
que nous tenons. Premierement doncques commanceans à la
publique renommee de la vie des hommes, ne plus ne moins qu'à
la Deesse Vesta, que lon dit en commun proverbe, qui nous a
esté laissee de main en main touchant les constans et
parfaicts amis, prenons la longue et ancienne suitte des temps pour
tesmoing, et ensemble pour conseiller de ceste matiere: car de toute
ancienneté de memoire vous trouvez ces couples d'amis
renommees, Theseus et Pirithous, Achilles et Patroclus, Orestes et
Pylades, Pythias et Damon, Epaminondas et Pelopidas. Car
l'amitié est bien, par maniere de dire, beste de compagnie,
mais non pas de troupe, ne qui veuille estre en foule, comme les
estourneaux ou les gays: car estimer l'amy un autre soy-mesme, et
l'apeller [...] ou [...], comme qui diroit [...], c'est à
dire autre, ce n'est autre chose que mesurer l'amitié au
nombre de deux: car on ne peut acquerir ne plusieurs esclaves ny
plusieurs amis de peu de monnoye: et quelle est la monnoye
d'amitié? c'est benevolence et plaisir conjoint avec vertu,
chose si rare, qu'il n'y en a point de plus en toute la nature, de
maniere qu'il n'est possible ny d'aimer ny d'estre aimé en
perfection de plusieurs: ains comme les rivieres divisees en
plusieurs canaux et plusieurs ruisseau, en demeurent basses et
foibles: aussi nostre ame, qui est fort nee à aimer, son
affection estant departie en plusieurs, s'en affoiblit, et revient
presques à neant. C'est pourquoy les animaux qui ne font
qu'un petit, en ont l'amour plus vehemente: et Homere voulant
signifier un enfant bien aimé, l'appelle [...] et [...],
c'est à dire unique, et engendré par des pere et mere
qui n'ont que celuy-là, sans esperer d'en avoir jamais plus
d'autre. Quant est à moy, je ne voudrois point que l'amy fust
seul, mais bien qu'entre tous autres il fust uniquement et
tendrement aimé, comme l'enfant que le pere a engendré
sur la fin de ses jours, et qu'il eust mangé avec nous le
minot de sel que lon dit communément, non pas faire comme
plusieurs, qui appellent amis pour avoir beu seulement une fois
ensemble, ou avour joué à la paume, ou aux dez, ou
avoir logé en un mesme logis, amassans ainsi des amitiez des
hostelleries, ou des jeux de luicte, ou des promenemens par les
places des villes. Et quand ils voyent les matins és maisons
des riches et puissans hommes, grande tourbe et foule de gens qui
leur vont donner le bon jour, leur baiser les mains, et les
accompagner au sortir de leurs logis, ils les reputent alors bien-
heureux, comme aians beaucoup d'amis: combien qu'il voyent encore
plus grand nombre de mousches en leurs cuysines: mais ny elles ny
demeurent point, si la viande y defaut: ny eux, s'ils n'y sentent
plus de profit: pour ce que la vraye et parfaite amitié
requiert trois choses, la vertu comme honneste, la conversation
comme plaisante, et l'utilité comme necessaire: car il faut
recevoir l'amy apres l'avoir bien esprouvé, s'esjouïr de
sa compaignie, et se servir de luy à son besoing, toutes
lesquelles choses sont contraires à pluralité d'amis,
mesmement celle qui est la principale, c'est le jugement de
l'espreuve. Qu'il ne soit ainsi, voyez s'il est possible de
concerter en peu de temps des baladins, et les accoustumer à
baller tous d'un branle ensemble, ou des forsats à voguer
tous d'une cadence, ou des serviteurs à qui nous nous voulons
fier du gouvernement de nos biens, ou de l'institution de nos
enfans: <p 104r>tant s'en faut que lon puisse esprouver
plusieurs amis qui soient pour se mettre en pourpoint quant et nous,
pour combatre toute fortune, et dont chascun soit prest et
appareillé,
Te faire part de sa bonne fortune,
Et de bon coeur porter ton infortune.
Car ny les navires ne se varent point en la mer à tant de
tempestes et de tourmentes, ny on ne fiche point tant de paux
alentour des heritages que lon veult enfermer de pallissade, ny ne
clost-on point les ports de jettees et de moles contre tant ny
contre tels dangers, comme l'amitié nous promet de refuse et
de secours, quand elle est bien esprouvee, et seurement
experimentee. Les autres amis qui ne sont pas à l'espreuve de
la fortune, ne font que couler, et ceux qui les perdent (ne plus ne
moins qu'une faulse monnoye averee à la touche) gaignent
beaucoup,
Ceux qui de tels amis perdent, en rient,
Et qui en ont, de les perdre aux Dieux prient.
Ce qui n'est pas facile, ains fort fascheux à faire, de fuir
et deposer une amitié qui ennuye: ne plus ne moins qu'une
viande qui fait mal à l'estomac, et qui fasche, on ne la peut
retenir qu'elle ne face desplaisir, et qu'elle n'engendre quelque
corruption, ny aussi la rendre telle comme elle y est entree, ains
toute souillee, meslee parmy d'autres humeurs, et toute alteree:
aussi un mauvais amy, ou il demeure nous faschant et estant luy
mesme fasché, ou il sort par force avec inimitié et
malveuillance, ne plus ne moins que la cholere sort de l'estomac
quand on vomit. Pourtant ne faut-il pas legerement recevoir, ny
s'attacher d'affection facilement aux premiers qui se presentent, ny
aimer incontinent ceux qui nous poursuivent d'amitié, ains
plus tost faut que nous mesmes poursuivions ceux qui sont dignes
d'estre aimez: car il ne faut pas du tout elire ce qui se prent
facilement, pour ce que nous passons par dessus la ronce et le
gratteron qui s'attache à nous, et la rejettons, là
où nous allons cercher l'olive et la vigne: aussi n'est-il
pas tousjours expedient d'admettre en nostre familiarité
celuy qui aiseement nous embrasse, ains au contraire nous faut
affectueusement embrasser ceux que nous esprouverons utiles, et qui
meritent que lon en face compte, ainsi comme respondit jadis le
peintre Zeuxis à quelques uns qui l'accusoient de ce qu'il
estoit long à faire ses peintures: «Je confesse, dit-il,
que je demeure voirement long temps à peindre, mais aussi
est-ce pour long temps:» aussi celuy garde une amitié et
familiarité longuement, qui a demouré long temps
à l'esprouver. Or s'il n'est pas possible à l'homme
d'esprouver beaucoup d'amis sera-il facile de converser ensemble
avec plusieurs, ou s'il sera du tout impossible? et neantmoins toute
la jouissance et la fruition de l'amitié gist en la
conversation, et le plus doulx fruict consiste en s'entrefrequenter,
et hanter ensemble:
Jamais ne faut resolution prendre,
Sans l'avoir fait à ses amis entendre,
comme dit Homere: et en un austre passage, Menelaus parlant
d'Ulysses dit,
Rien n'a jamais nos plaisirs separez
Tant que tous deux mort nous a atterrez.
Mais la pluralité d'amis dont nous parlons fait tout le
contraire: car l'amitié nous serre, nous unit, et nous
estrainct par frequentes et continuelles conversations, caresses et
offices d'amitié,
Ne plus ne moins que la presure tendre
Fait le laict frais se cailler et se prendre,
comme dit Empedocles, car elle desire faire une telle union et
incorporation: là où la pluralité d'amis nous
separe, nous distraict et divertit en nous rappellant, et nous
transferant de l'un à l'autre, ne permettant pas que la
commixtion et le collement <p 104v>de la bienveuillance se
face par la familiere conversation espandue et figee, en maniere de
dire, à l'entour: et cela quant-et-quant nous apporte une
inegalité et difficulté grande aux offices et
services, qui sont convenables entre amis: car ce qui est
aisé à l'amitie, devient malaisé par ceste
pluralité,
En mesme humeur tout homme ne consent,
Autrement l'un, autrement l'autre sent.
d'autant que nos natures ne panchent pas toutes à mesmes
inclinations, ny ne sommes pas tousjours environnez de semblables
adventures, outre ce que les occasions des temps, ne plus ne moins
que les vents, seront propres à quelques actions, et
contraires aux autres. Et quand bien encore tous les amis
desireroient ensemble, mesmes services de nous, si seroit-il trop
difficile de pouvoir satisfaire et suffire à tous ceux qui
voudroient ou consulter de quelque affaire, ou traicter quelque
negoce publique, ou briguer quelque magistrat, ou recevoir et
festoyer quelque hoste estranger en leur maison: mais si en un mesme
temps ils viennent à tomber en affaires tous different, et en
toutes diverses affections, et nous requierent tous ensemble, celuy
qui veult naviger, de voyager quand et luy: celuy qui est
accusé, de luy assister en jugement: celuy qui accuse, de le
seconder: celuy qui achette ou qui vend, de luy aider à
mesnager: celuy qui se marie, à sacrifier: celuy qui fait des
funerailles, à mener deuil:
La cité est pleine d'encensements,
De chants de joye, et de gemissements.
Certes qui a tant d'amis, assister à tous il est du tout
impossible: et ne gratifier à nul, il n'y auroit point
d'apparence: et en gratifiant à un en offenser plusieurs, il
seroit aussi trop fascheux. Car,
Qui aime bien, ne veut qu'on le mesprise:
et toutefois encore support-lon plus patiemment les negligences et
oubliances des amis, et reçoit-on avec moins de courroux de
telles responses et excuses d'eux, Je t'ay oublié: ou, il ne
m'en est pas souvenu. Mais celuy qui dit, Je ne vous ay pas
assisté en vostre cause, d'autant que j'assistois à un
autre mien amy, qui avoit aussi un autre proces: ou, Je ne vous ay
pas esté visiter en vostre fiebvre, pour ce que j'estois
empesché au festin que faisoit un tel à ses amis:
alleguant pour excuser sa negligence envers son amy, sa diligence
envers d'autres, il ne satisfait pas à la plainte, mais il
augmente la jalousie. Mais la plus part des hommes ne regarde
seulement qu'à ce, que la pluralité des amitiez leur
peut apporter commodité du dehors, et ne se soucie pas de ce
qu'elle leur doit imprimer au dedans, ne se souvenant pas qu'il
faut, que celuy qui se sert de plusieurs à son besoing,
secoure aussi reciproquement ces plusieurs-là, quand il en
auront affaire. Tout ainsi doncques comme si Briareus avec ses cent
mains eust emply cinquante ventres, n'eust eu rien d'avantage que
nous qui avec deux mains en fournissons un: aussi en la
commodité de se servir de plusieurs amis y a-il
l'incommodité, qu'il se fault aussi employer pour plusieurs,
se passionner, se travailler et se tourmenter avec eux. Car il ne
faut pas adjouster foy au poëte Euripide en ce qu'il dit,
L'affection d'amitié engendree
Entre mortels doit estre moderee,
Non de leur coeur la mouëlle percer,
Ains estre aisee à prendre et à laisser,
pour la roidir et lascher, ne plus ne moins que la scote d'une voile
de navire, selon que le besoing le requerroit. Mais au contraire,
Euripide, il faudroit transporter vostre dire aux inimitiez, et
admonester que les querelles entre les hommes fussent moderees, et
qu'elles ne penetrassent pas jusques à la mouelle de l'ame:
ains que les haines fussent aisees à appaiser, et aussi les
courroux, les plaintes et doleances, et les
<p 105r>souspeçons et desfiances: et plus tost donner
ce sage admonnestment de Pythagoras, «Ne touche pas à
plusieurs en la main.» c'est à dire, ne fais pas
plusieurs amis, et n'affecte pas celle amitié populaire
commune à tous, et exposee à un chascun: laquelle
entre en un coeur avec beaucoup de passions, dont celles-cy l'estre
en esmoy pour son amy, se condouloir avec luy, se mettre en peine et
exposer en danger pour luy, ne sont pas difficiles à
supporter à hommes libres et de gentile coeur: mais le dire
du sage Chilon est veritable, lequel respondant à un qui se
vantoit de n'avoir aucun ennemy, «Il semble doncques, respondit
il, que tu n'ayes aussi point d'amy.» Car les inimitiez suyvent
incontinent de pres les amitiez, et sont entrelassees avec elles. Ce
n'est point tour d'amy de ne se ressentir pas d'une injure faitte
à son amy, ou d'une honte à luy procuree, et de
n'espouser point ses querelles: car les ennemis ont incontinent pour
suspect l'amy de leurs ennemis, et le haïssent: et, au
contraire, les amis bien souvent portent envie à leurs amis,
et ont quelque jalousie de leur prosperité, et les distraient
çà et là. Et comme l'oracle qui fut respondu
à Timesias, touchant la nouvelle colonie qu'il vouloit aller
peupler, l'appelle,
C'est un exaim d'abeilles que tu meines,
Qui deviendront tost guespes inhumaines:
aussi ceux qui cerchent un exaim, ou toute une ruchee, par maniere
de dire, d'amis, ne se donnent de garde, qu'ils tombent en une
guespiere d'ennemis: mais il y a ceste difference, que la souvenance
vindicative du mal de l'ennemy péze beaucoup plus, que ne
fait la memoire du bien de l'amy. Et qu'il ne soit vray, voyez
comment Alexandre accoustra les familiers et amis de Philotas et de
Parmenion, et Dionysius ceux de Dion, Neron ceux de Plautus, et
Tibere ceux de Sejanus, qu'ils feirent tous mourir apres les avoir
bien tourmentez à la gehenne. Tout ainsi comme les riches
joyaux de sa fille et son precieux voile ne servirent de rien
à Creon, mais le feu qui s'y prit et alluma soudainement, le
brusla luy mesme quand il accourut, et la prit entre ses bras,
tellement qu'il en mourut quand et elle: aussi il y en a qui n'ayans
receu aucun bien de la prosperité de leurs amis, sont
enveloppez en la ruine de leur adversité, et perissent quand
et eux: ce qui advient principalement aux gens de lettres, et
personnes d'honneur et de valeur, comme Theseus qui fut avec son amy
Pirithous emprisonné et puny,
Se trouva pris, et les deux pieds chargez
D'autres liens que de cuyvre forgez.
Et Thucydide escrit, qu'en la grande pestilence qui fut à
Athenes, les plus gens de bien, et qui plus faisoient profession de
la vertu, furent ceux qui plus moururent avec leurs amis malades de
peste, d'autant qu'ils ne s'espargnoient point, et alloient visiter
et traitter ceux qui leur appartenoient. Et pourtant ne faut-il pas
ainsi mettre la vertu en abandon, en la liant et attachant à
toutes heures à d'autres, ains la reserver pour une
communication reciproque à ceux qui en sont dignes, c'est
à dire à ceux qui peuvent autant aimer et autant
contribuer à la communauté: car cela est l'une des
plus grandes contrarietez et oppositions qu'il y ait contre la
pluralité d'amis, que l'amitié est comme une
generation que se fait par conformité et similitude. Car veu
que les creatures mesmes qui n'ont point d'usage de raison, qui les
veut faire mesler avec celles qui ne sont pas de leur espece, il
faut que ce soit à force, et par contraincte, d'autant
qu'elles se couchent sur leurs genoux, et s'enfuyent arriere l'une
de l'autre: là où au contraire, elles ont plaisir de
se mesler avec leurs semblables, recevans volontiers, et avec toute
douceur et facilité, celle communion: Comment est-il possible
qu'il s'engendre une bonne amitié entre gens qui sont de
moeurs toutes differentes, conditions toutes diverses, et
façons de vivre tendantes à toutes autres fins? Car
les accords de la musique, soit en voix ou en instruments, ont bien
leurs consonances <p 105v>par contrarieté de sons, se
formant ne sçay quoy de similitude et convenance du haut et
du bas: mais en ceste consonance et armonie de l'amitié il
n'y doit avoir du tout rien de dissemblable, ny d'inegal, ny de
couvert et obscur, ains doit estre composee de toutes choses
pareilles, de mesme volonté, mesme opinion, mesme conseil, et
toute mesme affection, comme si ce n'estoit qu'une seule ame
distribuee et departie en plusieurs corps. Et qui est l'homme ou si
laborieux, ou si facile à transmuer en toutes façons,
et à prendre tous visages, qui peust se former à tous
patrons, et s'accommoder à tant de natures? Et non pas se
mocquer du poëte Theognis qui nous commande,
Aies le sens du poulpe, lequel teint
Sa molle peau, puis d'un puis d'autre teint,
Prenant couleur telle comme la roche
Et la pierre est de laquelle il s'approche:
et toutefois encore les changements du poulpe ne profondent point au
dedans, ains se font seulement en la superfice du cuyr, qui en se
reserrant, ou relaschant, reçoit les defluxions des couleurs
des corps dont il approche, là où les amitiez
requierent, que les moeurs soient entierement conformes, les
passions, les propos, les estudes, et vacations, et les
inclinations. Or seroit-ce à faire à quelque Proteus,
qui ne seroit pas trop heureux, ny trop homme de bien avec, ains qui
par enchantement se transformeroit souvent, et en mesme instant,
d'une figure en une autre, pource qu'il faudroit qu'avec ceux de ses
amis qui seroient doctes et studieux il s'occupast à estudier
et à lire, avec les luicteurs qu'il se poudrast pour se
preparer à la luicte, qu'il chassast avec les chasseurs,
qu'il s'enyvrast avec les buveurs, et qu'il briguast les offices
avec les ambitieux, sans avoir aucune mansion de naturel propre
à luy. Et tout ainsi comme les Philosophes naturels tiennent,
que la substance sans figure ne couleur quelconque, qu'ils appellent
la matiere premiere, est subjecte à toutes formes, et se
tourne en toutes façons, de maniere que tantost elle brusle,
tantost elle devient liquide, maintenant elle se tient rare, et puis
elle s'espessit: aussi faudra-il qu'à ceste pluralité
d'amis il y ait une ame subjecte qui soit de plusieurs conditions,
de plusieurs affections, soupple et facile à changer d'une
sorte en une autre. Et au contraire, l'amitié demande une
nature ferme et constante, qui demeure tousjours en un mesme lieu et
en une mesme façon de faire. Voyla pourquoy c'est chose rare
et difficule à rencontrer, qu'un certain amy.
TOUS faicts humains dependent de Fortune,
Non de conseil, ny de prudence aucune, ce dit un vieux quolibet.
Comment n'y a il doncques point de justice, non plus és
affaires des hommes, ny d'equité, ny de temperance, ny de
modestie? Et a-ce esté de fortune et par fortune qu'Aristides
a mieux aimé demourer en sa pauvreté, combien qu'il
fust en sa puissance se faire seigneur de beaucoup de biens: et que
Scipion aiant pris de force Carthage, ne toucha, ny ne vit oncques
rien de tout le pillage? Et fut-ce de fortune et par fortune que
Philocrates aiant pris grosse somme d'or du roy Philippus achetta
des putains et de precieux poissons? et que Lasthenes et Euthycrates
<p 106r>trahirent la cité d'Olynthe, mesurans le
souverain bien de l'homme à la volupté de leur ventre,
et autres voluptez encores plus infames? Et fut-ce fortuitement
qu'Alexandre fils de Philippus s'absteint luy-mesme de toucher aux
femmes captives prises en la guerre, et chastia ceux qui les
voulurent forcer? Et au contraire aussi, fut-ce par fortune,
qu'Alexandre fils de Priam, à sa male destinee et malencontre
coucha avec la femme de son hoste, qui l'avoit receu chez luy, at
l'aiant ravie emplit des miseres et calamitez de la guerre l'Europe
et l'Asie? Si toutes ces choses-là ont esté faictes
par fortune, qui empeschera que lon ne die, que les chats, les
boucs, et les singes sont aussi par fortune friands, luxurieux, et
malfaisans? Mais au contraire aussi, s'il est certain qu'il y ait au
monde de la justice, de la temperance, et de la vaillance, comment
seroit il raisonnable de dire, qu'il n'y eust point de prudence? Et
s'il y a de la prudence, comment pourroit on soustenir qu'il n'y
eust point de conseil? car la temperance, comme aucuns disent, est
une sorte de prudence, et la justice a besoing d'estre assistee de
prudence: ou, pour mieux dire, nous appellons la sagesse et
prudence, qui rend les hommes bons és voluptez, continence et
temperance: et és dangers et travaux, patience et vaillance:
et és contraux et maniement des affaires, legalité et
justice. Parquoy si nous voulons que les effects de conseil et de
sagesse soient attribuez à la fortune, il faudra donc que
ceux de la justice, et ceux de la temperance, et ceux de la
vaillance luy appartiennent aussi: voire que le desrobber, le couper
bourses, et le paillarder procedera de la fortune: et brief,
quittons tout le discours de nostre raison, et nous laissons du tout
aller à la fortune, qui nous poulse, et nous chasse comme de
la poulsiere, ou de la balle çà et là, à
son plaisir. S'il n'y a doncques point de prudence, aussi n'y a il
point de conseil aux affaires, ny de deliberation, ny d'inquisition
de ce qui est utile: et resvoit doncques bien Sophocles quand il
disoit,
On trouve tout par soing et diligence,
Et tout perit en fin par negligence.
Et un autre passage, où il divise les affaires des hommes, il
dit,
Ce qui se peult enseigner, je l'appren,
Ce qui trouver, à le cercher me pren:
Et ce qu'il fault que de-la-sus descende,
En ma priere aux Dieux je le demande.
Car qu'est-ce qui se peut apprendre, et qu'est-ce qui se peut
trouver par les hommes, s'il est ainsi que tout se face en ce monde
par la fortune? quel Senat de ville, et quel conseil de Prince n'est
ruiné et destruict, s'il est ainsi que toutes choses soient
en la subjection et puissance de fortune? laquelle nous injurions,
en l'appellant aveugle, nous soubmettans comme aveugles nous mesmes
à elle: et bien le sommes nous certainement, si nous
arrachans les yeux de la prudence, nous prenons une guide aveugle
pour nous guider et conduire par la main ou cours de ceste vie.
C'est tout autant comme si quelqu'un disoit, c'est fortune que tout
le faict des voyans, non pas de la veuë ny des yeux esclairans,
comme dit Platon: ou, c'est fortune que tout le faict des oyans, non
pas une naturelle puissance de recevoir par l'oreille et le cerveau
le coup de l'air frappé. Mais ce seroit à l'adventure
bien fait, pourra dire quelqu'un, craindre de soubmettre le
sentiment à la fortune: voire-mais la nature nous a
donné la veuë, l'ouyë, le goust, l'odorement, et
autres parties du corps, avec toutes leurs facultez et puissances,
pour ministres de la sagesse et prudence: c'est l'entendement qui
voit et qui oyt, tout le reste est sourd et aveugle. Et tout ainsi
que s'il n'y avoit point de soleil, nous serions en une nuict
perpetuelle, non obstans tous les autres astres et estoiles, comme
dit Heraclitus: aussi non obstans tous les naturels sentiments, si
l'homme n'avoit l'entendement et le discours de la raison, il ne
differeroit en rien des bestes brutes en sa vie: mais maintenant ce
n'est point par fortune, ny par <p 106v>cas d'adventure que
nous le dominons et en sommes les maistres: car Prometheus, c'est
à dire le discours de la raison, en est cause, qui nous a
donné en recompense,
Pour nous porter des asnes et chevaux,
Des puissants boeufs pour aiser nos travaux,
ainsi que dit le poëte Aeschylus. Car au demourant la fortune,
ou la nature, a esté à leur naissance plus favorable
à plusieurs bestes brutes, qu'elle n'a esté à
l'hommme, pour ce que les unes sont armees de cornes, et de dents,
et d'aiguillons,
Le Herisson est armé sur l'eschine
Horriblement de mainte aigúë espine,
ce dit Empedocles: les autres sont vestues et chaussees d'escailles,
de poil, d'ongles, et de cornes dures: l'homme seul, comme dit
Platon, est abandonné de la nature tout nud, sans armes, sans
chaussure, et sans vesture:
Mais par un don tout cela s'addoulcit,
c'est par le don de la raison, du soing, et de la provoyance.
Force de corps est en l'homme debile,
Mais son esprit a le sens si habile,
Qu'il donte tous les plus fins animaux
Qui soient en mer, en terre, monts et vaux.
C'est un animal bien viste, et bien leger à la course, que le
cheval, mais c'est pour l'homme qu'il court: le chien est courageux
et aspre au combat, mais c'est pour garder l'homme: le poisson a
beaucoup de chair, et le pourceau aussi, mais c'est pour servir de
nourriture et de viande à l'homme. Qu'est-il plus grand, ny
plus espouventable à voir qu'un Elephant? mais à la
fin encore sert il de jouët à l'homme, et de spectacle
de jeux et de feste: on luy fait apprendre à danser et
à baller, et à faire la reverence. Si n'est pas en
vain, sans utilité, que nous alleguons ces exemples
là, ains à fin que par iceux nous cognoissions jusques
où la prudence esleve l'homme, au dessus de qui elle le met,
et avec quoy il surmonte et surpasse tout,
Car pour luicter ou escrimer des poings,
Ne pour courir du pied encore moins,
Sommes nous gens où n'y ait que redire.
ains en toutes ces forces-là nous sommes plus malheureusement
nez que les bestes, mais par experience, memoire, ruse et artific,
nous nous en servons d'aucunes: nous chastrons les goffres des
abeilles, nous tirons les pis des femelles, brief nous les pillons
et saccageons quand nous les prenons: tellement qu'en tout cela il
n'y a rien qu'on puisse attribuer à la fortune, ains procede
le tout de bon sens et de provoyance. D'avantage les ouvrages des
charpentiers sont faicts humains, si sont ceulx des tailleurs de
pierre, des maçons et des statuaires, en tous lesquels nous
ne voions rien qui soit fait casuellement ny fortuitement, au moins
qui soit bien fait: et si d'adventure quelquefois à un bon
ouvrier, tailleur de pierre ou maçon, il se rencontre quelque
fortune, c'est en chose petite et legere, mais les plus grands de
leurs ouvrages, et le plus grand nombre, sont achevez respectivement
par leurs arts. Ce que donne à entendre un certain poëte
par ces vers,
Marchez avant vous tourbe manouvriere
Qui adorez Minerve la guerriere,
Mere des arts, fille de Jupiter,
Avecques vos paniers à pain porter.
Car les mestiers et les arts ont pour leur patronne Minerve, qui
s'appelle autrement Ergané, comme qui diroit, ouvriere et
artisane, non pas la fortune. Bien recite lon de quelque certain
peintre, qui peignant un cheval avoit bien rencontré au
demourant, tant au portraict comme à la couleur,
excepté que celle enfleure d'escume qui <p 107r>se
concree à l'entour du mors quand il le ronge, et qui tombe de
la bouche en soufflant, ne luy plaisoit point ainsi comme il l'avoit
peinte, de sorte qu'il l'effacea par plusieurs fois, et à la
fin de despit jetta son esponge sur le tableau tout ainsi qu'elle
estoit pleine de toutes sortes de teintures: cest esponge venant
à donner à l'endroit de la bouche de cheval, y imprima
et representa merveilleusement bien ce qu'il falloit. Je ne
sçache point que lon raconte autre chose artificielle advenir
par cas de fortune. Les ouvriers usent par tout de regles, de
lignes, de mesures, et de nombres, à fin qu'en tous leurs
ouvrages il ne se trouve rien qui soit faict temerairement et
à l'adventure: et lon dit que les arts sont comme de petites
prudences, ou plus tost des ruisseaux et lambeaux d'icelle,
departies par les necessitez de la vie humaine: ainsi comme les
fables nous donnent couvertement à entendre, que depuis que
Prometheus eust divisé le feu, une estincelle envola
deçà, une autre delà: aussi les parties et
fragments de la prudence departie et decoupee en plusieurs, sont
devenues arts. C'est doncques chose merveilleuse, comment les arts
n'ont rien de commun avec la fortune, pour attaindre et parvenir
à leur propre fin: et que celle qui est la plus grande et la
plus parfaitte de toutes, celle qui est le comble et le cyme de
toute la louange et reputation de bonté que lon
sçauroit donner à un homme, ne soit du tout rien. Et
toutefois à tendre ou lascher les chordes d'un instrument, il
y a une sagesse qui s'appelle musique: et à accoustrer les
viandes y en a une autre, que nous nommons l'art de cuysiner: et
à laver les draps et vestements, une autre qui se nomme le
mestier de foulon: et puis nous enseignons aux enfans à se
vestir et à se chausser, et à prendre la viande qu'on
leur baille avec la main droitte, et avec la main gauche tenir leur
pain, comme n'estans pas jusques à ces petites choses-
là dependantes de la fortune, ains aians besoing d'advertance
et de sollicitude. Et puis les choses qui sont les plus grandes,
principales et plus necessaires pour rendre l'homme bien-heureux,
n'useront pas de la prudence, et ne participeront pas de provoyance
et du jugement de la raison? Et toutefois on ne voit point qu'il y
ait personne si deprouveuë de jugement, que aiant
destrempé de la terre avec de l'eau, la laisse là,
attendant que fortuitement et casuellement il s'en face des briques:
ny que aiant achetté de la laine et du cuir, il se seie
dessus, priant la fortune de luy en faire des vestements et des
souliers: ny que aiant amassé grosse somme d'or et d'argent,
et grand nombre d'esclaves, ny pour avoir plusieurs portes fermees
sur soy, ny pour monstrer des licts somptueusement et richement
parez, ou des tables precieuses, s'il n'a quant-et-quant la prudence
pour en bien user, qu'il estime que cela soit sa souveraine
felicité, ne que cela luy apporte une vie heureuse sans
douleur, et qui jamais ne se puisse changer. Il y eut quelquefois
un, qui contestant avec le Capitaine Iphicrates, pour le cuyder
convaincre de n'estre rien, luy demanda qui il estoit, «Car tu
n'es ne picquier, ny archer, ny rondelier:» «Non,
respondit Iphicrates, mais je suis celuy qui commande à tout
cela, et qui les mets tous en besongne.» Aussi Prudence n'est
point or, ny argent, ny gloire, ny richesse, ny santé, ny
force, ny beauté: Qu'est-ce donc? c'est ce qui sçait
bien user et se servir de tout cela, et par qui chascune de ces
choses est plaisante, honorable et profitable: et au contraire, sans
elle, desplaisante, nuisible et dommageable, destruisant et
deshonorant celuy qui les possede. Certainement c'est dequoy
sagement nous admoneste le poëte Hesiode, quand il fait que
Prometheus conseille à son frere Empimetheus,
Ne recevoir present que luy envoye
Le Dieu de ciel, ainçois qu'il le renvoye.
entendant les biens exterieurs, et de la fortune: comme s'il eust
voulu dire, Ne jouë point de la fleute, si tu n'entends rien en
la musique: ne lis point, si tu ne sçais les lettres; ne
monte point à cheval, si tu ne sçais bien t'y tenir:
aussi tout de mesme, ne prochasse point d'office et de magistrat, si
tu es un fol: ne cerche point d'estre riche, <p 107v>si tu
es avaricieux: ne te marie point, si tu aimes autre femme. Car avoir
des biens que lon ne merite point, donne occasion aux mal-advisez,
ce dit Demosthene, de faire beaucoup de folies: et l'estre-heureux
aussi plus que de raison, est occasion de devenir mal-heureux
à ceulx qui ne sont pas sages.
IL semble qu'il n'y ait point de difference entre haine et
envie, ains que ce soit tout un: car le vice, à parler en
general, a plusieurs crochets, par le moyen desquels se remuant
çà et là, il donne aux passions qui dependent
de luy plusieurs prises et attaches, pour s'entrelasser les unes
avec les autres, et comme des maladies compatissent aux
inflammations les unes des autres, car autant est fasché de
la prosperité d'autruy le mal-veuillant, comme l'envieux.
Voyla pourquoy nous estimons que benevolence soit contraire à
l'une et à l'autre, d'autant que c'est un vouloir-bien
à son prochain: et que ce soit tout un le haïr que le
porter envie, d'autant qu'ils ont intention contraire à
l'aimer. Mais pour autant que les similitudes ne font pas tant un,
comme les differences font autre et different, recerchons et
examinons ces differences là, en commançant à
la source mesme et origine d'icelles passions. La haine donques
s'engendre en nos coeurs de l'imagination et apprehension que nous
avons, que celuy que nous haïssons soit meschant, ou
generalement envers tous, ou particulierement envers nous: car
communément ceulx qui pensent avoir reçeu tort de
quelqu'un sont disposez à le haïr, et autrement on hait
et void-on mal-volontiers ceulx que lon sçait estre meschants
et coustumiers d'outrager autruy, et porte lon envie seulement
à ceulx que lon cognoist estre heureux: et pourtant semble il
que l'envie soit indeterminee, ne plus ne moins que le mal des yeux
qui s'offense de toute clarté et lueur: mais la haine est
determinee, estant tousjours fondee et appuyee sur certains subjects
au regard d'elle. Secondement le haïr s'estend jusques aux
bestes brutes, comme il y en a qui naturellement haissent les chats
et les mousches cantharides, les serpens, et les crapaus: et
Germanicus ne pouvoit souffrir ny le chant ny la veuë d'un coq:
et les Sages des Perses, qu'ils appelloient Magi, tuoient les rats
et les souris, tant pource qu'ils les haïssoient eux, comme
aussi pource qu'ils disoient que leur Dieu les avoit en horreur, car
tous les Arabes et les Aethiopiens generalement les abominent:
là où l'envier convient seulement à l'homme
contre l'homme, et n'y a point d'apparence de dire qu'il s'imprime
envie entre les animaux sauvages des unes contre les autres,
d'autant qu'ils n'ont point d'imagination, ny d'apprehension, si un
autre est heureux ou mal-heureux, ny ne sont point touchez de
sentiment d'honneur ou deshonneur, qui est ce qui plus et
principalement aigrit l'envie, là où ils se
haïssent les uns les autres, se portent inimitiez, et
s'entrefont la guerre les uns aux autres, comme desloyaux, et
ausquels il n'ont point de fiance, comme les dragons et les aigles
se guerroient, les chat-huants et les corneilles, les mauvis et les
chardonnerets: tellement que lon dit qu'encore quand on les a tuez,
leur sang ne se peult mesler ensemble, et qui plus est, si vous en
meslez, encore s'escoulera il à part, en se separant l'un
d'avec l'autre. Et est vraysemblable que la haine qui est entre le
lion et le coq procede de la peur, comme aussi entre l'Elephant et
le pourceau, car volontiers ce que les animaux craignent, ils le
haïssent: de maniere qu'encore en cela se peult assigner
difference <p 108r>entre la haine et l'envie, d'autant que
la nature des animaux en reçoit bien l'une, et non pas
l'autre. Et puis on ne peult estre envieux du bien d'autruy
justement, car pour estre heureux lon ne fait point de tort à
personne, et neantmoins c'est pour cela que lon est envié,
là où au contraire plusieurs sont haïs justement,
comme ceux que nous appellons [...] dignes de la haine publique, et
ceux qui ne les fuyent, ne les detestent, et ne les abominent:
dequoy on peult prendre pour signe, qu'il y en a qui confessent bien
en haïr plusieurs, mais ils disent qu'ils ne portent envie
à personne, car la haine des meschants est une qualité
d'homme de bien. Auquel propos on recite que Charillus, nepveu de
Lycurgus, et Roy de Laced@emone, estoit homme fort doulx et
debonnaire: dequoy quelques uns le louans, son compagnon en la
royauté leur respondit, «Et comment seroit il bon, quand
il n'est pas mauvais aux meschants?» Et Homere descrivant la
laideur et deformité du corps de Thersites, la depeint et
figure par plusieurs parties de sa personne, et par plusieurs
circonlocutions, mais la malice de ses moeurs, et perversité
de sa nature, fort briefvement, et en une seule sorte,
Haï estoit de Pelides bien fort,
Et Ulysses luy vouloit mal de mort.
comme estant une extréme meschanceté d'estre ainsi
haï de plus gens de bien. Et puis on nie fort et ferme que lon
soit envieux, et quand on en est convaincu manifestement, alors on
pretend mille couvertures et excuses, disant que lon est
courroucé à celuy à qui on porte envie, ou que
lon le craint, ou bien que lon le hait, mettant au devant de ceste
passion d'envie tout autre nom, pour la cuider cacher & couvrir,
comme estant celle passion la seule maladie de l'ame que lon doit
dissimuler. Il est doncques force que ces deux passions soient
nourries, entretenus et augmentees, comme des plantes, de mesmes
moyens, attendu mesmement que elles succedent l'une à
l'autre: toutefois nous haïssons plus ceulx que nous voyons
plus s'advancer en meschanceté, et portons envie à
ceulx qui passent plus avant en vertu: et pourtant Themistocles
estant encore jeune homme, disoit, «qu'il n'avoit encore rien
fait de notable, par ce que personne ne luy portoit envie.» Car
ainsi comme les mousches cantharides s'attachent principalement au
plus beau bled, et aux roses plus espanouies, aussi l'envie se prent
ordinairement aux plus gens de bien, et aux personnages qui ont plus
de gloire ou plus de vertu: au contraire, les meschancetez extremes
augmentent la haine contre les meschans. Qu'il soit vray, les
Atheniens eurent en telle haine et abomination les malheureux qui
par calomnie feirent mourir Socrates, qu'ils ne leur daignoient pas
allumer du feu, ny leur respondre quand ils leur demandoient quelque
chose, ny se laver aux estuves quant et eux, ains commandoient aux
serviteurs qui versoient l'eau, de jetter toute celle où ils
s'estoient lavez, comme estant pollue et contaminee, de peur d'avoir
rien commun avec eux, jusques à tant que ne pouvans plus
supporter celle grande haine publique qu'on leur portoit, ils se
pendirent et estranglerent eux-mesmes: là où bien
souvent l'excellence de vertu, et de gloire et honneur esteint
l'envie: car il n'est pas vray-semblable qu'aucun portast envie
à Cyrus ny à Alexandre, depuis qu'ils se furent faicts
seigneurs et maistres du monde: ains comme le Soleil, quand il est
droit à plomb dessus le sommet de quelque chose que ce soit,
il ne laisse point d'ombre, ou s'il en laisse, elle est fort courte
et petite, pour ce qu'il espand sa lumiere par tout: aussi quand les
prosperitez d'un homme sont parvenus à une tresgrand hauteur,
et qu'elles sont au dessus de l'envie, alors elle se retire et se
restraint, se voyant toute esclairee et enluminee: là
où au contraire, la grandeur de la fortune ou puissance des
mal-voulus, ne relasche et diminue point la malveuillance que leurs
haineux et malveuillans leur portent: qu'il soit ainsi, Alexandre,
n'eut pas un envieux, mais plusieurs ennemis et
<p 108v>malveuillans, par lesquels à la fin il fut
tué proditoirement. Semblablement aussi les adversitez sont
bien cesser les envies, mais les inimitiez non: car les hommes
haïssent tousjours leurs ennemis, encore qu'ils soient ravallez
par calamitez, là où il n'y a personne qui porte envie
à un malheureux, ains est veritable un mot que dit l'un des
Sophistes de nostre temps, «Que les hommes envieux sont bien
aises d'avoir pitié.» Tellement que c'est une des plus
grandes differences qu'il y ait entre ces deux passions, que la
haine ne se depart jamais de ceulx, sur lesquels elle est une fois
ancree, ny en bonne, ny en mauvaise fortune, là où
l'envie s'esvanouit fort en l'extremité de l'un et de
l'autre. D'avantage encore pourrons nous mieux descouvrir ceste
difference par les contraires: car on cesse les haines, inimitiez,
et malveuillances quand on est persuadé que lon n'a receu
aucun tort, ou que lon prend opinion que ceux que lon haïssoit
comme meschants, sont devenus gens de bien, ou pour le
troisiéme, quand on a receu d'eux quelque plaisir: car la
grace d'un plaisir suivant, faitte à propos, comme dit
Thucydides, encore qu'elle soit moindre, si elle est faitte en temps
opportun, dissoult bien souvent une plus griefve injure precedente.
Et de ces trois causes-là, la premiere n'efface point
l'envie, car encore qu'ils soient dés le commancement
persuadez de n'avoir point receu de tort, ils ne laissent pas de
porter envie: et les deux autres l'irritent et l'aigrissent encore
d'avantage, car ils portent encore plus d'envie à ceux qu'ils
estiment gens de bien: car encores qu'ils reçoivent du bien
et plaisir des autres bienheureux, ils en sont marris, et ne
laissent pas de leur porter envie, et pour leur felicité, et
pour leur bonne volonté, d'autant que l'un procede de vertu,
et l'autre de bonne fortune, et l'une et l'autre est bonne chose.
Parquoy il faut conclure, que l'envie est une passion diverse de la
haine, puis qu'il est ainsi que l'une s'irrite et s'aigrit de ce
dont l'autre addoulcit. D'avantage considerons un peu la fin, le but
et l'intention de l'une et de l'autre, car l'intention de
malveuillant et haineux est de malfaire à celuy qu'il hait:
et definit on ainsi ceste passion, que c'est une disposition et
volonté qui espie l'occasion de faire mal à autruy:
mais cela au moins n'est point en l'envie, car il y en a plusieurs
qui portent envie à auxuns de leurs parents et de leurs
compagnons, lesquels neantmoins ils ne voudroient pas voir perir ny
tomber en griefve calamité, mais seulement ils sont marris de
les voir en prosperité, et empeschent s'ils peuvent, leur
gloire et leur splendeur: toutefois ils ne leur voudroient pas
procurer, ny souhaitter des maulx irremediables, ny des miseres
extrémes, ains se contentent seulement de resequer et
abbaisser leur hauteur, comme d'une maison ce qui descouvre de trop
loing.
JE VOY que tu as esleu, Seigneur Cornelius Pulcher, la plus
doulce voye qui soit en l'entremise du gouvernement des affaires
publiques: en laquelle estant grandement utile au public, tu te
monstres tres gracieux et tres-courtois en privé à
ceux qui vont parler à toy. Mais pour autant que lon peult
bien trouver un païs où il n'y ait point de beste
venimeuse, ainsi comme lon escrit de Candie: mais de gouvernement et
de maniement d'affaires qui ne porte point d'envie, ny de jalousie
et d'emulation, que sont passions fort promptes à engendrer
inimitiez, jusques icy il n'en a point esté: pource que,
quand il n'y auroit autre chose, les amitiez mesmes nous
embrouillent et enveloppent en des inimitiez, ce que le sage Chilon
aiant tresbien entendu, demanda à un qui se vantoit de
n'avoir point d'ennemis, s'il n'avoit point aussi d'amis. Il me
semble qu'un homme d'estat et de gouvernement, entre autres choses
qu'il doit bien avoir estudiees, doit aussi sçavoir que c'est
que des ennemis, et diligemment escouter ce que dit Xenophon,
«Que l'homme prudent et sage sçait tirer profit et
utilité de ses ennemis.» Et pourtant aiant recueilly en
un petit traité ce qu'il me vint n'agueres en pensee de dire
en discourant sur ceste matiere, je te l'ay envoyé aux mesmes
termes: aiant eu l'oeil, le plus qu'il m'a esté possible,
à ne repeter rien de ce que j'avois paravant escrit és
preceptes du gouvernement de la chose publique, pource qu'il me
semble que je t'en voy souvent le livre en la main. Les premiers
anciens se contentoient de n'estre point blessez ny offensez des
bestes farouches et sauvages, et estoit cela la fin de tous les
combats qu'ils avoient contre elles: mais ceux qui sont venus
depuis, aians appris à en user, non seulement se gardent bien
d'en recevoir du dommage, mais qui plus est, en sçavent tirer
du profit, se nourrissans de leurs chairs, se vestans de leur laine
et de leur poil, se medecinans de leur fiel et de leur presure, et
s'armans de leurs cuyrs: tellement que desormais il est à
craindre que venans les bestes à defaillir à l'homme,
sa vie n'en deviennne sauvage, pauvre et necessiteuse. Puis que
doncques il est ainsi, que les autres hommes se contentent, et leur
suffit de n'estre point offensez par leurs ennemis, et que Xenophone
escrit, que les sages reçoivent profit de leurs adversaires,
il n'est pas raisonnable que nous le descroyons, mais il nous faut
cercher l'art et le science de pouvoir atteindre à ce bien
là, au moins à ceulx, à qui il est impossible
de vivre sans ennemis. Le laboureur ne peult pas domestiquer toute
sorte d'arbres, ny le veneur apprivoiser toutes especes de bestes:
et pourtant ont-ils cerché d'autres moyens et d'autres usages
de se valoir les uns des plantes steriles, et les autres des animaux
sauvages. L'eau de la mer est salee et mauvaise à boire, mais
elle nourrit les poissons, et est voicture propre à porter ce
que lon veut, et à aller par tout. Le Satyre voulut baiser et
embrasser le feu la premiere fois qu'il le veit: mais Prometheus luy
crya, «Boucquin, tu pleureras la barbe de ton menton, car il
brusle quand on y touche:» mais il baille lumiere et chaleur,
et un instrument servant à tout artifice, prouveu que lon en
sçache bien user. Aussi considerons si l'ennemy, qui est au
reste mal-faisant, et bien difficile à accointer et manier,
auroit point quelque endroict par lequel on le peust aucunement
toucher, si lon s'en pourroit point servir à aucune chose, et
en tirer quelque profit: car il y a bien d'autres choses et
beaucoup, qui sont fort odieuses, fascheuses et ennuyeuses à
ceux à qui elles arrivent, mais neantmoins vous voyez que les
maladies du corps ont servy à quelques <p 109v>uns
d'occasion de vivre en loisir, hors d'affaires et en repos: et les
travaux qui se sont par fortune presentez à d'autres, les ont
si bien exercitez, qu'ils en sont devenus plus robustes et plus
forts. Qui plus est, l'estre banny hors de son païs, et avoir
perdu tous ses biens, ont donné le moyen à quelques
autres de s'addonner à l'estude et à la philosophie,
comme feirent jadis Diogenes et Crates: et Zenon mesme aiant
entendue que sa navire s'estoit brisee et perie en mer, ne feit que
dire, «Tu fais bien, Fortune, de me reduire à la robbe
d'estude.» Car ainsi comme les plus sains animaux, et qui ont
les estomacs plus robustes, digerent les serpens et les scorpions
qu'ils avallent: voire qu'il y en a quelques uns qui se nourrissent
de pierres et d'escailles et coquilles, lesquelles ils cuysent et
convertissent en aliment, pour la force et vehemente chaleur de
leurs esprits: là où ces delicats, flouets et maladifs
ont envie de vomir, quand ils prennent seulement du pain et du vin:
aussi les fols gastent et corrompent s amitiez, là où
les sages sçavent user opportunément, et tirer des
commoditez mesmes des inimitiez. En premier lieu doncques, il me
semble que ce qui est en l'inimitié le plus dommageable
pourra devenir le plus profitable, qui y voudra bien prendre garde.
Et qu'est-ce que cela? c'est que ton ennemy veille continuellement
à espier toutes tes actions, et fait le guet à
l'entour de ta vie, cerchant par tout quelque moyen de te surprendre
à descouvert, pour avoir prise sur toy, ne voiant pas
seulement à travers les chesnes, comme faisoit Lynceus, ou
à travers les pierres et les tuyles, mais aussi à
travers un amy, à travers un serviteur domestique, et
à travers tous ceux avec qui tu auras familiere conversation,
pour descouvrir, autant qu'il luy sera possible, ce que tu feras,
sondant et fouillant tout ce que tu delibereras, et que tu
proposeras de faire. Car il advient souvent que noz amis tombent
malades, voire qu'ils meurent, que nous n'en sçavons rien,
pendant que nous differons de jour à jour à les aller
visiter, ou que nous n'en tenons compte: mais de nos ennemis, nous
en recerchons curieusement jusques aux songes. Les maladies, les
debtes, les mauvais mesnages avec leurs propres femmes sont plus
tost incogneus à ceux à qui ils touchent que non pas
de l'ennemy: mais principalement s'attache-il aux fautes, et est-ce
que plus il recerche à la trace. Et tout ainsi que les
vaultours volent à la senteur des corps pourris et corrompus,
et n'ont aucun sentiment de ceux qui sont sains et entiers: aussi
les parties de nostre vie qui sont mal saines, mauvaises et gastees,
sont celles qui plus esmeuvent nostre ennemy: c'est là que
sautent incontinent ceux qui nous haïssent, c'est ce qu'ils
harassent et qu'ils deschirent. Et c'est cela qui plus nous profite,
en nous contraignant de vivre regleement, et prendre bien garde
à nous, sans dire ne faire rien negligemment, à
l'estourdie, ny imprudemment, ains conserver tousjours nostre vie
comme en estroitte diette irreprehensible: car ceste reservee
caution reprimant les violentes passions des nostre ame, et
contenant la raison au logis, engendre une accoustumance, une
intention et volonté de vivre honnestement et correctement.
Car ainsi comme les citez qui par guerres ordinaires avec leurs
proches voisins, et continuelles expeditions d'armes, ont appris
à estre sages, aiment les justes ordonnances, et le bon
gouvernement: aussi ceux qui par quelques inimitiez ont esté
contraints de vivre sobrement, et se garder de mesprendre par
negligence, et par paresse, et faire toutes choses utilement et
à bonne fin, ceux-là ne se donnent de garde, que la
longue accoustumance, petit à petit, sans qu'ils s'en
apperçoivent, leur apporte une habitude de ne pouvoir plus
pecher, et embellit leurs moeurs d'innocence, pour peu que la raison
y mettre la main: car ceux qui ont tousjours devant les yeux ceste
sentence,
Le Roy Priam et ses enfans à Troye
Certainement en meneroient grand joye,
cela les divertit et destourne bien des choses dont les ennemis ont
accoustumé de se <p 110r>resjouïr et de se
mocquer. Et puis nous voions bien souvent les chantres et musiciens
és theatres, et toute autre telle maniere de gens qui servent
à faire des jeux, tous languissans, nonchallans, et non point
deliberez, ny faisans tout leur effort de monstrer ce qu'ils
sçavent quand ils jouënt à par eux: mais quand il
y a emulation et contention à l'envy contre d'autres,
à qui sera le mieux, alors non seulement ils se preparent
eux-mesmes plus attentifvement, mais aussi leurs instruments,
tastans les chordes plus diligemment, les accordans, et entonnans
leurs fleutes. Celuy donc qui sçait qu'il a son ennemy pour
emulateur se sa vie, concurrent d'honneur et de gloire, prent de
plus pres garde à soy, considere circonspectement toutes
choses, et ordonne mieux ses moeurs et sa vie. Car cela est une des
proprietez du vice, avoir plus tost honte des ennemis que des amis,
quand on peche. Et pourtant Scipion Nasica, comme quelques uns
dissent et estimassent que les affaires des Romains estoient
desormais en toute seureté, estans les Carthaginois qui leur
souloient faire teste du tout ruinez, et les Acheïens
subjuguez: mais au contraire, dit-il, c'est à ceste heure que
nous sommes en plus grand danger, aians tant faict que nous avons
osté tous ceux que nous devions reverer, et tous ceux que
nous pouvions craindre.» Adjoustez y d'avantage une response de
Diogenes fort sage, et digne d'un homme d'estat, à quelqu'un
qui luy demanda, «Comment me pourray-je bien venger de mon
ennemy?» «En te rendant, dit-il, toy-mesme vertueux et
homme de bien.» Si lon voit les chevaux de son ennemy prisez et
louez, ou ses chiens bien estimez, on en est marry: si lon voit ses
terres bien labourees, son jardin bien en ordre et bien verdoiant,
on en souspire: Que pense-tu donc qu'il fera, quand il verra que tu
te monstrera toy-mesme homme juste, sage, bon, en paroles bien
advisé, en faicts net et entier, et honneste en ton
vivre?
Cueillant le fruict du sillon de prudence
Profond empraint dedans sa conscience,
Duquel on voit germer incessamment
Sages conseils, pleins de tout ornement.
Le poëte Pindare dit, que ceux qui sont vaincus, ont la langue
liee de silence, mais non pas simplement, ne tous, ains ceux qui se
sentent vaincus par leurs ennemis en diligence, en bonté, en
magnanimité, en humanité, en bienfaicts: c'est cela
qui empesche la langue, qui ferme la bouche, qui serre le gosier, et
fait taire les hommes, comme dit Demosthenes: mais toy ne ressemble
pas aux mauvais, car il est en toy de ce faire. Si tu veux faire
grand desplaisir à celuy qui te hait, ne l'appelle pas
bougre, ny paillard, ny ruffian, ny bouffon, ny chiche ou
avaricieux, mais donne ordre que tu sois toy-mesme homme de bien,
chaste, veritable, porte toy courtoysement et justement envers ceux
qui auront affaire à toy: et si d'adventure il t'eschappe de
luy dire quelque injure, donne toy bien garde d'approcher puis apres
aucunement des vices que tu luy reproches en l'injuriant: entre au
dedans de ta conscience, considere s'il y a rien de pourry, de
gasté et de vicié en ton ame, de peur que lon ne
puisse rendre le change à ton vice, en luy respondant le
reproche pris d'une Trag@edie,
Tout ulceré il veult guarir les autres.
Au contraire, si ton ennemy t'injurie, en t'appellant ignorant,
augmente ton labeur, et prens plus de peine à estudier: s'il
t'appelle couard, excite la vigueur de ton courage, et te monstre
plus homme: s'il t'appelle luxurieux ou paillard, efface de ton ame
s'il y a aucune trace cachee de volupté: car il n'est rien si
laid qu'une injure qui se retourne contre celuy qui la dit, ne qui
desplaise et griefve plus. Comme il semble que la reverberation
d'une lumiere offense plus les yeux malades, aussi font les blasmes
qui sont retorquez et renvoyez par la verité contre le
blasonneur: car ainsi comme lon dit, que le vent Cecias, la galerne,
tire à soy les nuës, aussi la mauvaise vie
<p 110v>tire à soy les injures. Et pourtant Platon,
toutes les fois qu'il s'estoit trouvé present à voir
faire à d'autres hommes quelque chose de mal-honneste, en se
retirant à part, il souloit dire en soy-mesme, «Ne
ressemble-je point en quelque chose à cela?» aussi celuy
qui a injurié et blasmé la vie d'un autre, si tout
aussi tost il s'en va regarder et examiner la sienne propre, et la
reformer et raccoustrer, en se redressant et retournant en mieux, il
recevra quelque utilité de son injurier, qui autrement semble
estre, et est veritablement, vain et inutile. On ne se
sçauroit garder de rire s'il y a un homme chauve ou bossu qui
reproche à d'autres ces imperfections-là du corps:
aussi est-ce à la verité chose digne de mocquerie,
blasmer ou injurier un autre de ce dont on peult estre mocqué
et injurié soymesme. Comme respondit Leon le Byzantin
à un bossu qui se mocquoit de luy à cause qu'il avoit
mauvaise veuë, «Tu me reproches, dit-il, une imperfection
de nature, et tu portes la vengeance divine sur ton dos.»
Parquoy tu ne reprendras jamais un adultere estant toy-mesme un
putier, ny un prodigue estant chiche: comme Alcm@eon reprocha
à Adrastus,
Frere germain tu es d'une meschante,
Qui son mary tua de main sanglante:
que luy respond Adrastus? il ne luy reproche point le crime
d'autruy, ains le sien propre,
Et toy tu as, parricide inhumain,
Ta propre mere occise de ta main.
Et Domitius reprocha un jour publiquement à Crassus,
«N'est-il pay vray, que t'estant morte une lamproye que tu
nourrissois par delices en un vivier, tu en pleuras» Et Crassus
luy repliqua sur le champ, «N'est-il pas vray, que aiant
porté trois femmes tiennes en terre, jamais tu n'en
pleuras?» Il ne faut pas, comme le vulgaire pense, que pour
injurier autruy on soit bien né, ny que lon ait la voix
forte, ou que lon soit éhonté, ains tel que lon ne
puisse estre injurié ny taxé d'aucun vice: car il
semble qu'Apollo n'adresse à personne tant cestuy sien
commandement, «Cognoy toy-mesme,» qu'à celuy qui
veult blasmer ou injurier autruy, de peur qu'il ne leur advienne
qu'en disant à autruy ce qu'ils veulent, ils oyent qu'autruy
leur die ce qu'ils ne veulent pas: pource qu'il advient
ordinairement, ce dit Sophocles, que
Qui laisse aller sa langue injurieuse
A reprocher qualité vicieuse
De son bon gré vainement à autruy,
Le mesme il oyt puis apres malgré luy.
Voyla ce qu'il y a d'utile et de profitable à injurier
autruy: mais il n'y en as pas moins à estre injurié,
repris et blasmé de ses ennemis: et pourtant ne fut-ce pas
mal dit à Diogenes, que pour sauver un homme il faut qu'il
ait ou de bons amis, ou d'aspres ennemis: pour ce que ceux-là
par bonnes remonstrances, et ceux cy par outrageuses injures, le
retireront de mal faire. Et pour ce que maintenant l'amitié
a la voix fort gresle et foible à remonstrer franchement
à son amy, et qu'au contraire la flaterie d'icelle est grande
babillarde à louër, et muette à reprendre, il
nous reste d'ouïr la verité de nos faicts par la bouche
de nos ennemis, ne plus ne moins que Telephus, à faut de
medecin amy, fut contrainct de soubmettre son ulcere au fer de la
lance de son ennemy: aussi ceux qui n'ont point de bienveuillans qui
les osent reprendre librement de leurs fautes, il est force qu'ils
endurent patiemment la parole de leur malveuillant ennemy, qui les
chastie et reprenne de leur vice, ne prenant pas tant garde à
l'intention de celuy qui le dit, qu'au faict duquel il mesdit. Car
ainsi comme celuy qui avoit entrepris de tuer Prometheus le
Thessalien, luy donna de l'espee si grand coup sur son apostume,
qu'il la luy couppa en deux, et luy sauva par ce moien la vie,
l'apostume estant crevee: aussi bien souvent une injure ditte par
courroux, ou par malveuillance, est cause de guarir un mal incogneu,
ou duquel on ne faisoit compte. Mais <p 111r>la plus part de
ceux qui se sentent injuriez, ne regardent pas si le vice qu'on leur
obiice est en eux, mais s'il y en a point quelque autre en celuy qui
le leur obiice: et comme les luicteurs ne secouënt pas la
poulciere dont ils sont saupoudrez, si ne font-ils pas eux les
injures dont ils sont diffamez, ains s'entrepoudrent l'un l'autre,
et puis en se saboulant s'entresouillent et s'entresalissent l'un
l'autre: là où il faudroit que celuy qui se sent
injurié de son ennemy, taschast d'oster plus tost le vice
dont il seroit diffamé, que non pas la tache de sa robbe
qu'on luy auroit monstree. Et encore que lon eust dit injure qui ne
fust pas veritable, si faudroit-il neantmoins recercher l'occasion
dont pourroit estre procedé un tel opprobre, se donner de
garde et craindre, qu'en n'y pensant pas, on eust commis aucun
peché semblable, ou approchant de celuy que lon auroit
obiicé. Comme Lacydes le Roy des Argiens, pource qu'il
portoit sa perruque curieusement accoustree d'une certaine sorte, et
que son alleure estoit trop molle et delicate, fut
souspeçonné d'estre impudique: si fut bien
Pompeïus, pour ce que quelquefois il grattoit sa teste d'un
doigt seulement, combien qu'il fust fort esloigné d'estre
lascif ny effeminé. Et Crassus fut accusé de converser
charnellement avec l'une des religieuses vestales, pource qu'il
avoit envie de recouvrer d'elle un beau lieu de plaisance qu'elle
avoit, et pour ceste cause parloit souvent à elle à
part, et luy faisoit la court: et une autre vestale, nommee
Posthumia, pour ce qu'elle rioit trop facilement, et parloit un peu
trop librement avec les hommes, fut tellement mescreuë de
forfaire à son honneur, que son proces criminel luy en fut
faict, par lequel elle fut absoulte: «Mais le souverain Pontife
Spurius Minucius, en luy prononceant sa sentence d'absolution
l'admonesta, de n'user plus desormais de paroles moins honnestes que
sa vie.» Themistocles semblablement, encore qu'il en fust
innocent, vint en souspeçon d'avoir esté traistre
à la Grece, d'autant qu'il avoit amitié avec
Pausanias, qu'il luy escrivoit souvent, et envoyoit souvent devers
luy. Quand doncques on aura dit quelque chose qui ne sera pas
veritable, il ne le faudra pas mespriser ny contemner, pour ce que
lon sçaura bien qu'il sera faux, ains faudra examiner et
enquerir, que c'est que nous aurons dit ou fait, ou nous, ou
quelqu'un de deux que nous aimons, ou avec qui nous hantons, qui ait
peu bailler aucune verisimilitude à la calomnie controuvee,
car si les inconveniens de fortune adversaire enseignent aux autres
ce qui leur est utile, comme Merope dit un une trag@edie,
Fortune aiant pour son salaire pris
Ce qui m'estoit de plus cher et grand pris,
M'a enseigné d'estre cy apres sage:
qui nous empeschera d'user d'un maistre que ne couste rien, c'est un
ennemy, pour apprendre ce qui nous peut grandement profiter, et que
nous ne sçavons pas: car un ennemy sent beaucoup de choses
plus promptement que ne fait un amy, pourautant que l'amant, ainsi
que dit Platon, est aveugle à l'endroit de ce qu'il aime,
là où en celuy qui nous hait, outre la
curiosité qu'il a de recercher nos imperfections, il a encore
l'envie de les dire et publier. Il y eut un des ennemis de Hieron,
qui en querellant luy reprocha qu'il avoit l'halene puante: parquoy
si tost qu'il fust arrivé en son logis, il en tansa sa femme,
luy disant: «Et comment, pourquoy ne m'en avez vous
adverty?» Elle, qui estoit simple et chaste, luy respondit,
«Je pensois que tous hommes sentissent ainsi.» Voyla
comment nous sçavons plus tost les choses qui sont
grossieres, corporelles, et notoires à tout le monde, par nos
ennemis, que par nos familiers et amis. Oultre cela il n'est pas
possible de contenir sa langue, qui n'est pas petite partie de la
vertu, et la rendre tousjours obeïssante et subjette à
la raison, sans avoir de tout poinct donté et asservy par
exercitation, par labeur et longue accoustumance, les plus mauvaises
passions de l'ame, comme la cholere: car une parole qui eschappe
contre la volonté, que lon voudroit bien retenir, comme dit
Homere,
<p 111v> Un mot volé hors du pourpris des
dents.
et les propos qui sortent de la bouche d'eux mesmes fortuitement,
adviennent le plus souvent, et principalement aux esprits qui ne
sont pas bien mattez et bien exercitez, qui glissent et s'escoulent
par une impuissance de cholere, un entendement non rassis, et une
trop licentieuse façon de vivre: et puis pour une parole, qui
est la plus legere chose du monde, ainsi que dit le divin Platon, et
les Dieux et les hommes leur font payer une tresgriefve et
trespesante peine: là où le silence non seulement
n'altere point, comme dit Hippocrates, mais aussi n'est point
subject à rendre compte, ny à payer amende, mais qui
plus est en tolerance d'injures, y a ne sçay quoy de la
gravité de Socrates, ou plus tost de la magnanimité
d'Hercules, s'il est vray ce que dit le poëte,
Il ne faisoit de paroles hargneuses
Non plus de cas que de mousches fascheuses.
Il n'y a doncques rien plus grave ne plus beau, que d'ouir un ennemy
injurieux, disant injure, sans aucunement s'en passionner,
Ainsi qu'au long d'un haut bruyant rocher
Sans s'esmouvoir navigue le nocher.
Mais encore est-ce plus grand exercice de patience, s'accoustumer
à ouir sans mot dire son ennemy mesdire et injurier, car y
estant accoustumé vous supporterez facilement le courroux de
vostre femme qui tansera, et endurerez sans vous troubler les
paroles d'un amy, ou bien d'un frere, un peu trop aspres et trop
aigres: et s'il advient que pere ou mere vous tansent ou vous
battent, vous le souffrirez aiseement, sans vous en alterer ny
courroucer. Car Socrates s'accoustumoit à supporter en sa
maison sa femme Xantippe, qui estoit cholere, et avoit mauvaise
teste, à fin que plus aiseement et patiemment il conversast
avec les autres: mais il vaut beaucoup mieux exerciter et
accoustumer sa cholere à demourer quoyë, et à ne
se point esmouvoir, ny perdre patience en s'oyant outrager par les
brocards, injures, reproches, outrages, courroux et malignitez des
ennemis et estrangers, que non pas de ses domestiques. Voyla comment
on peut monstrer mansuetude et patience és inimitiez, mais
simplicité, magnanimité et bonté, se peuvent
mieux faire veoir és amitiez: «Car il n'est pas tant
honneste faire bien à ses amis, comme deshonneste de ne les
secourir pas quand ils en ont besoing.» Laisser à
prendre vengeance de son ennemy, quand l'occasion s'en presente,
c'est humanité, mais avoir compassion de luy, quand il est
tombé en adversité, le secourir quand il nous en
requiert, monstrer une bonne volonté envers ses enfans, et
affection de secourir sa maison estant en affliction, celuy qui
n'aime ceste benignité, et ne louë ceste
bonté,
A le coeur de noire teinture,
Battu d'acier à trempe dure,
Ou bien forgé de diamant.
C@esar commanda que les statues erigees à l'honneur de
Pompeïus, aians esté abbatues, fussent redressees:
dequoy Ciceron le louant, luy dit, «En relevant les images de
Pompeïus, C@esar, tu as affermy les tiennes.» Et pourtant
ne faut-il point etre chiche de louange et d'honneur à
l'endroit de son ennemy, quand il a fait choses qui justement le
merite, car cela rapporte plus grande louange à celuy qui la
donne: et s'il advient aussi au contraire qu'on le blasme,
l'accusation en a bien plus de foy, comme procedant non de la haine
de la personne, mais de la reprobation de son faict. Mais ce qui est
encore plus utile et plus beau que tout cela, c'est que celuy qui se
sera accoustumé à louer ses ennemis bienfaisants, et
à n'estre point marry ny desplaisant quand quelque
prosperité leur adviendra, plus il le fera, et plus il
s'esloignera de ce vilain vice de porter envie à la bonne
fortune de ses amis, ny à ses familiers acquerans honneur. Et
y a il <p 112r>exercitation au monde qui peust apporter une
plus profitable habitude à nos ames, ou une disposition
meilleure, que celle qui luy oste ceste perverse emulation de
jalousie, et ceste inclination à l'envie? Car tout ainsi
comme en une cité il y a plusieurs choses necessaires, mais
mauvaises pourtant, lesquelles depuis qu'elles ont une-fois pris
pied et force de loy par coustume, il est bien mal-aisé de
les oster, encore qu'elles facent du dommage: aussi l'inimité
introduisant en nostre coeur quand et elle la haine, l'envie, la
jalousie, l'aise du mal d'autruy, et la souvenance des offenses
passees, elle les y laisse encore apres qu'elle en est sortie: et
outre ces vices-là, la finesse encore, la tromperie,
l'embusche, l'aguet et surprise, qui ne semblent pas estre
mauvaises, ny injustes contre l'ennemy, depuis qu'elles y sont une
fois imprimees, y demeurent fichees, sans que jamais lon s'en puisse
desfaire, de sorte que lon vient à en user contre les amis
mesmes, si lon ne s'en donne de garde contre les ennemis. Si
doncques Pythagoras faisoit sagement de s'accoustumer jusques aux
bestes brutes à s'abstenir de cruauté et d'injustice,
en prisant les oyseleurs et preneurs d'oyseaux de les laisser aller
apres qu'ils les avoient pris, et achettant les traicts de rets des
pescheurs, et puis leur commandant de les rejetter en la mer, et
interdisant de tuer aucune beste privee: Il est certainement
beaucoup plus venerable et plus digne és querelles, debats et
contentions que lon a contre les hommes, qu'un genereux ennemy,
juste, et non point traistre, reprime les meschantes, malicieuses,
lasches et cauteleuses passions de l'ame, et les mette soubs les
pieds, à fin que puis apres és affaires qu'il aura
à demesler et traicter avec ses amis, elles ne bougent et
s'abstiennent de faire aucun tour de finesse et de tromperie.
Scaurus estoit ennemy et accusateur de Domitius, et y eut un des
serviteurs dudit Domitius, qui avant le jugement du procés
s'en alla devers luy, disant qu'il luy vouloit descouvrir quelque
chose qu'il ne sçavoit pas, laquelle luy serviroit en son
plaidoyer contre son maistre: Scaurus ne le voulut point ouir
parler, ains le feit prendre, et le renvoya lié et
garroté à son maistre. Caton le jeune accusoit
Mur@ena, d'avoir corrompu et achetté les voix du peuple, pour
parvenir au consulat, et alloit recueillant çà et
là les preuves, et selon la coustume des Romains, il y avoit
de la part de l'accusé des gardes qui le suivoient partout,
regardans et observans ce qu'il faisoit pour l'instruction de son
procés: ces observateurs luy demandoient bien souvent s'il
recercheroit rien ce jour-là, et s'il negocieroit rien
appartenant son accusation: s'il disoit que non, ils luy
adjoustoient telle foy, qu'ils s'en alloient. Or et bien cela un
indice tres-grand de l'opinion que lon avoit de sa justice: mais
encore plus grand et plus beau tesmoignage est il de ce, que si nous
nous accoustumons à user de la justice envers les ennemis
mesmes, jamais nous ne nous porterons injustement, finement, ny
cauteleusement envers nos amis. Mais pour ce qu'il fault que toutes
allouettes, comme dit Simonides, aient la houppe sur la teste, et
que la vie de tous hommes porte je ne sçay quoy de jalousie,
d'envie, d'emulation, et de contention entre amis de vaine cervelle,
ce dit Pindare: ce ne seroit pas peu de fruict, ny legere
utilité, si lon apprenoit à faire les vuidanges de
telles passions sur ses ennemis, pour en divertir les esgouts, par
maniere de dire, et les cloaques, le plus loing que lon pourroit des
familiers et amis. Dequoy il semble que s'advisa anciennement un
sage homme d'estat nommé Demus en l'Isle de Chio, lequel en
une sedition civile estant de la partie qui estoit demouree
superieure, conseilla à ceux de son party de ne chasser pas
de la ville tous leurs adversaires, ains y en laisser quelques uns:
«de peur, dit-il, que nous ne commancions à exercer nos
querelles contre les nostres mesmes, quand nous n'aurons plus
d'ennemis à qui quereller:» aussi quand nous despendrons
et employerons ces vicieuses passions-là contre nos ennemis,
elles fascheront moins nos amis. Car il ne faut pas que le potier
porte envie au potier, comme dit Hesiode, ny le chantre au
<p 112v>chantre, ny que le voisin ait jalousie de son
voisin, le cousin du cousin, ny le frere du frere,
s'efforçant de devenir riche et de bien faire ses besongnes:
mais s'il n'y a moyen autre de se desfaire totalement de
contentions, envies, jalousies et emulations, accoustume toy au
moins à estre marry de l'heureux success de tes ennemis,
aiguise et acere la pointe de ton emulation contre ceux-là
car ainsi comme les bons jardiniers ont opinion qu'ils rendent les
roses et les violettes meilleur en semant aupres des aulx et des
oignons, pour ce que tout ce qu'il y peut avoir de forte et de
puante odeur au suc dont elles sont nourries, se purge en ceux-
là: aussi l'ennemy recevant et tirant à soy toute
l'envie et la malignité, nous rendra plus traictables et plus
gracieux envers nos amis en leurs prosperitez: pourtant sera ce
contre eux qu'il faudra estriver et combattre de l'honneur, des
offices et magistrats, et des justes moyens de faire ses besongnes
et acquerir des biens, non seulement estans marris de les en voir
avoir d'avantage que nous, mais aussi observans en quoy et par quels
moyens ils en ont plus, pour s'esvertuer par sollicitude, par
travail, par espargne, et par entendre bien à soy, de les
surpasser, comme Themistocles disoit, que la victoire de Miltiades,
qu'il avoit gaignee en la plaine de Marathon, ne le laissoit point
reposer. Car celuy qui pense que son ennemy le surmonte en dignitez
et charges publiques, en plaidoyers de grandes causes, et en
maniement d'affaires, ou en credit et authorité envers les
princes et seigneurs, et au lieu de s'esvertuer à
entreprendre quelque chose, et à estriver encontre luy, se va
tapir et se ranger d'envie à perdre courage entierement, il
monstre qu'il est saisy d'une envie oyseuse et paresseuse seulement:
mais celuy qui ne sera pas aveugle alendroit de celuy qu'il
haïra, ains considerera et regardera de juste oeil toute sa
vie, ses moeurs, ses propos, et ses faicts, il verra que la plus
part des choses ausquelles il porte envie ont esté acquises,
de ceulx qui les ont par diligence, prudence, et toutes vertueueses
actions, et tendant tout son espra à cela, il exercera et
aiguisera son ambition et son desir d'honneur, et au contraire
rejettera arriere de son coeur toute fetardise et langueur. Et si
d'aventure nos ennemis auront acquis en court, ou envers le peuple,
au maniement des affaires quelque authorité et credit
indigne, par flaterie ou par tromperie, ou par plaiderie, ou par
concussion d'argent prise salement, cela ne nous faschera point,
ains au contraire nous resjouïra, quand nous viendrons à
opposer alencontre nostre liberté, la purité et
netteté de nostre vie, et nostre innocence, à laquelle
on ne sçauroit rien reprocher: car tout tant d'or qu'il y a
dessus et dessoubs la terre, ce dit Platon, n'est pas comparable
à la vertu, et fault tousjours avoir à main la
sentence de Solon,
Plusieurs meschants deviennent riches gens,
En plusieurs bons demeurent indigens,
Mais toutefois changer nostre bonté
Nous ne voudrions à leur meschanceté:
Car la vertu est tousjours perdurable,
Et la richesse incertaine et muable,
Aussi peu certes voudrions nous eschanger les acclamations d'une
multitude populaire, en un theatre, saoulee à nos despens, ny
les honneurs et faveurs de seoir les premiers à table chez
les favorits, ou les amis, ou les lieutenants, et gouverneurs des
Roys, car rien n'est desirable ny honneste qui procede de cause
deshonneste: mais celuy qui aime, comme dit Platon, est tousjours
aveugle à l'endroit de ce qu'il aime, et remerquons plus tost
les faultes et impertinences que font nos ennemis: mais il ne fault
pas ny que le plaisir de les voir faillir demeure oyseux, ny le
desplaisir de les voir bien faire, inutile: ains faire compte et
recueiller des deux, qu'en nous gardant de l'un, nous deviendrons
meilleurs: et en imitant l'autre, pour le moins nous ne serons pas
pires qu'eulx.
IL n'est pas possible que lon se cognoisse, ny que lon se
sente profiter en vertu, si ce profit et amendement n'améne
à la journee quelque diminution de vice et de follie, et si
le vice nous aggravant tout à l'entour de pesanteur egale
nous retient tousjours à bas,
Comme le plomb tire à fond le filé:
ne plus ne moins qu'en l'art de la musique, ou de la grammaire, on
ne sçauroit jamais combien on avanceroit si lon ne voyoit
qu'en estudiant on vuydast et espuisast tousjours quelque partie de
l'ignorance de ce que traictent ces arts là et que l'on
sçeust tousjours aussi peu que devant: ny la cure que le
medecin employe à penser un malade ne luy bailleroit aucun
sentiment de difference, si elle n'apportoit quelque meilleur
portement, et quelque allegement par la diminution de la maladie
s'en allant peu à peu, jusques à ce que la disposition
contraire fust entierement restituee, et le corps retourné de
tout poinct en sa santé et sa force premiere. Mais tout ainsi
comme en ces choses là on n'y amende point, si ceux qui y
amendent n'en apperçoivent l'amendement et le changement par
la diminution de ce qui leur pesoit, se sentans aller au contraire,
ne plus ne moins qu'en une balance, à mesure que l'un des
plats monte, l'autre descend: aussi en ceux qui font profession de
la philosophie, il ne faut point conceder, qu'il y ait amendement,
ny sentiment aucun d'amendement, si l'ame ne se despouille peu
à peu, et ne se purge tousjours de sa follie, et qu'il faille
que elle soit tousjours saisie d'un souverain mal, jusques à
ce qu'elle ait attainct le souverain et parfait bien: car par ce
moyen il s'ensuyvroit, si en un instant et en un moment d'heure le
sage passoit d'une extréme meschanceté en une
supréme disposition de vertu, qu'il auroit tout à coup
en un moment fuy le vice entierement, duquel il n'auroit peu en long
temps oster de soy la moindre partie. Combien que vous sçavez
que ceulx qui tiennent telles opinions extravagantes, se donnent
à eux mesmes beaucoup d'affaires, et se trouvent en de
grandes perplexitez quand on leur allegue le passé, si nul
d'eux n'a point cognu quand il est devenu sage, et s'il ignore ou
doute que cest accroissement se soit faict par espace de long temps,
en ostant de l'un et adjoustant à l'autre, comme un arriver
tout bellement à la vertu, sans que lon s'en
apperçoive: et s'il se faisoit une si grande et si soudaine
mutation, que celuy qui estoit au matin tres-vicieux se trouvast au
soir tres-vertueux, et s'il estoit jamais advenu à aucun tel
changement, que s'estant endormy fol, il se fust esveillé
sage, et qu'il eust ainsi parlé aux follies et tromperies
qu'il avoit hyer, et qu'il auroit aujourd'huy chassee de son
ame,
Allez vous-en arriere de moy songes,
Vous n'estiez rien que decevans mensonges.
Seroit il possible que quelqu'un n'eust senty une si grande et
soudaine mutation qui se seroit faitte dedans luy mesme, et une
sapience qui tout à coup luy auroit ainsi illuminé et
esclairé l'ame? quant à moy, il me semble qu'un homme
qui auroit esté transmué par les Dieux, à sa
requeste, de femme en homme, comme lon dit de Caeneus, ignoreroit
plus tost ceste metamorphose et transmutation, que non pas estant
rendu temperant, prudent et vaillant, de dissolu, fol, et couard
qu'il estoit au paravant, et estant transporté d'une vie
bestiale en une celeste et divine, il en ignorast le poinct de
l'instant auquel se seroit fait un tel changement. Mais il a bien
esté dit anciennement, qu'il falloit accommoder la pierre
à la regle, et non pas la regle à la pierre:
<p 113v>et ceux cy ne voulans pas accommoder leurs opinions
aux choses, ains à toute force contraindre les choses, contre
toute nature, de se conformer et accorder à leurs opinions,
et suppositions, ont remply la philosophie de grandes perplexitez,
mesmement de ceste cy qui est tres-grande, comprenant tous hommes
ensemble soubs le vice, excepté un seul, celuy qui est
parfait: laquelle sauvage supposition a fait, que ce mot de
amendement leur semble un aenigme, et une fiction bien peu distante
d'extréme resverie, et que ceux qui par le moyen de cest
amendement, sont delivrez de toutes passions ensemble et de tous
vices, ils les tiennent pour aussi malheureux, que ceux qui ne sont
exemptez d'aucun des plus enormes vices du monde: et toutefois ils
se refutent et se condamnent eux mesmes, car és disputes de
leurs escholes ils mettent l'injustice d'Aristides pareille à
celle de Phalaris, et la timidité de Brasidas à celle
de Dolon, et l'ingratitude de Melitus en rien qui soit different de
celle de Platon: et toutefois en leur vie, et en maniement
d'affaires, ils fuyent et declinent ceux là comme gens de
mauvais affaire: et se servent de ceux cy, et se fient à eux
de leurs plus importans negoces, comme à personnes d'honneur
et de valeur. Mais nous qui voyons qu'en tout genre de mal,
principalement au desordre et debauchement de l'ame, il y a
tousjours plus et moins, et que c'est en quoy different les
amendements, selon que la raison petit à petit enlumine,
purge et nettoye l'ame, en diminuant la meschanceté, comme
l'ombre et l'obscurité, estimons qu'il n'est point hors de
raison d'asseurer que lon en sent la mutation, bien qu'elle sorte
comme d'un fond obscur, mais elle conte et estime combien elle va
droit en avant, ne plus ne moins que ceux qui courent avec voiles
par l'infinie estendue de la mer, en observant ensemble la longueur
du temps, et la force du vent qui les poulse, viennent à
mesurer le chemin qu'ils ont faict, combien il est vraysemblable,
qu'en tant de temps, et estans portez par une telle puissance de
vent, ils en aient passé: aussi en la philosophie on peut
prendre conjecture de l'amendement et avancement, que lon aura
gaigné par l'assiduité et la continuation de tousjours
marcher, sans souvent s'arrester au milieu du chemin, et puis
recommancer ou saulter, ains tousjours aller uniement, et egalement
tirer en avant, et passer oultre avec la guide de la raison: car ce
precepte là Si tu vas peu avecques peu mettant,
Et plusieurs fois ce peu-là repetant,
n'a pas seulement lieu, et n'est pas seulement bien dit, pour
augmenter les sommes de deniers, mais aussi pour toutes autres
choses, et mesmes pour accroissement de la vertu, par ce que la
raison en prent une accoustumance, qui est de grande force et
efficace: là où les intermissions inegales, et
mousses, ou tiedes affections de ceux qui se mettent à la
philosophie, ne font pas seulement des pauses et des arrests de
l'amendement, comme quand on se repose par le chemin, mais qui pis
est, des relaschement et reculements en arriere, pour ce que le vice
qui est tousjours au guet, leur vient courir sus, aussi tost comme
il sent qu'ils se laschent un peu en oysiveté, et les fait
rebourser chemin. Car les mathematiciens appellent les planetes
stationaires, et disent qu'elles s'arrestent quand elles cessent
d'aller en avant: mais à profiter en philosophie, c'est
à dire, en correction de moeurs et de vie, il n'y peult avoir
intervalle d'amendement, ny pause et cessation aucune, pour ce que
la nature estant en un perpetuel mouvement, veult tousjours qu'on la
poulse en la meilleure part, ou autrement elle se laisse emporter,
comme une balance, en la pire. Si doncques suivant l'oracle qui fut
respondu par Apollo à ceux de Cirrha, que s'ils vouloient
vivre en pais les uns avec les autres, ill falloit qu'ils feissent
la guerre sans cesse jours et nuicts au dehors: aussi si tu sens en
toy-mesme que tu ayes combattu jour et nuict continuellement contre
le vice, ou non gueres souvent abandonné ta garnison, ny
reçeu ordinairement <p 114r>de luy des heraults et
messagers, qui sont les voluptez, les negligences, et les amusemens
à traicter de paix, il est vraysemblable, que tu peus lors
asseureement et hardiment passer oultre. Mais encore qu'il y eust
des interruptions de vivre philosophiquement, prouveu que les
derniers fussent tousjours plus rares, et les reprises plus longues
que les premieres, ce seroit un signe qui ne seroit pas mauvais,
d'autant qu'il tesmoigneroit que par labeur et exercitation la
paresse s'en iroit peu à peu chassee: comme le contraire
aussi seroit mauvais signe, qu'il y eust plusieurs intermissions, et
pres l'une de l'autre, pource que cela monstreroit que la chaleur de
l'affection premiere s'en iroit peu à peu aneantissant et
refroidissant. Car tout ainsi comme la premiere boutee que fait le
germe du roseau, aiant force de poulser grande, produit une longue
tige droicte, egale et unie du commancement, pour ce que'elle ne
trouve rien qui l'arreste, ne qui la repoulse: et puis apres, comme
si elle se lassoit au hault par une defaillance de courte haleine,
elle est souvent retenue par plusieurs noeuds, non gueres distans
l'un de l'autre, comme si l'esprit qui poulse contremont trouvoit
quelque empeschement qui le rabbatist, et qui le feist trembler:
aussi tous ceulx presque qui d'entree font de grands eslans en
l'estude de philosophie, et puis un apres trouvent souvent des
empeschements et des divertissements, ceux-là, sans sentir
aucune difference de mutation en mieux, à la fin se lassent,
quittent tout, et demeurent tout court, là où aux
autres des ailes leur naissent, et pour le fruict qu'ils sentent
donnent à travers toutes excuses, et fendent tous
empeschements, comme une presse de gens qui leur voudroient
empescher le passage par force, et bonne affection de venir à
chef de leur entreprise. Tout ainsi doncques comme s'esjouir de voir
une belle creature presente n'est pas signe d'amour commanceant,
pour ce que cela est commun à toutes gens, mais bien sentir
un regret, et estre marry quand on en est separé: aussi y en
a il plusieurs qui prennent plaisir à la philosophie, et qui
semblent s'attacher fort gaillardement à l'estude, mais s'il
advient qu'ils soient un peu retirez de là par autres negoces
et affaires, ceste premiere affection qu'ils avoient prise
s'evanouit, et ne s'en soucient gueres: mais celuy qui est attaint
au vif de la pointure d'amour de la philosophie, semblera
moderé et non trop eschauffé en le frequentant
à l'estude, et conferant avec luy de la philosophie, mais
quand il en sera distraict et retiré arriere, on le verra
bruslant, impatient, et se faschant de tous autres affaires, et de
toutes autres occupations, jusques à oublier ses propres
amis, tant il aura un passionné desir de la philosophie. Car
il ne fault pas se delecter des lettres et de la philosophie, comme
lon fait des senteurs et des parfums, en les trouvant beaux et bons
tant comme ils sont presents, et puis quand on les a ostez, ne les
regretter plus, et ne s'en soucier point, ains faut qu'elles
impriment en nos ames une passion semblable à la soif, et
à la faim, quand on nous en distraict, si nous y voulons
profiter à bon escient, et y appercevoir amendement, quelque
occasion que ce soit qui nous en distraye, ou mariage, ou richesse,
ou amitié, ou quelque voyage de guerre qui surviene: car
d'autant que plus grand sera le fruict que lon en aura appris,
d'autant sera plus grief le regret de ce que lon en aura
laissé. A ce premier signe d'amendement joinct un autre tres-
ancien, qui est tout un ou bien pres de là, c'est celuy que
descrit Hesiode quand on ne trouve plus la voye trop aspre ny roide,
ains facile, plaine et unie, comme estant applanie par
l'exercitation, et que la lumiere y commance à reluire
clairement au lieu des perplexitez, fourvoyemens en tenebres, et des
repentances esquelles encourent bien souvent ceux qui se mettent
à la philosophie du commancement, ne plus ne moins que ceux
qui laissent un païs qu'ils cognoissent bien, et ne voyent pas
encore celuy auquel ils tendent. Car aians abandonné les
choses communes, et qui les estoient familieres, devant qu'avoir
cogneu les meilleurs, et en avoir jouy, en cest intervalle du milieu
ils sont fort travaillez, tellement qu'aucuns retournent
<p 114v>arriere: comme lon dit que Sextius gentil-homme
Romain, aiant abandonné les honneurs, offices, et magistrats
de la ville de Rome, pour l'amour de la philosophie, et puis se
trouvant en l'estude d'icelle tourmenté, et ne pouvant mordre
en ses discours et raisons du commancement, fut pres de se jetter
d'une fuste dedans la mer. Semblable chose recite lon de Diogenes le
Sinopien, quand il commença de se donner à la
philosophie, c'estoit un jour de feste solennelle que les Atheniens
faisoient des festins publiques, des jeux és Theatres, des
assemblees les uns avec les autres, des danses et des masques toute
la nuict: et luy en un coing de la place, s'estant enveloppé
comme pour y dormir, tomba en des imaginations qui luy mettoient le
cerveau sans dessus-dessoubs, et luy affoiblissoient fort le cueur,
en discourant que, sans aucune necessité qui le contraignist,
il s'estoit allé volontairement jetter en une vie laborieuse,
estrange et sauvage, s'estant segregé de tout le monde, et
privé de tous biens. Sur ces entrefaites il apperceut une
petite souris qui venoit ronger les miettes qui luy estoient tombees
de son gros pain, et qu'alors il reprit coeur, et dit en soy-mesme,
comme se reprenant, et blasmant sa foiblesse de courage: «Que
dis-tu Diogenes? voyla une creature qui vit encore et fait grand'
chere de ton relief, et toy, lasche que tu es, as regret à ta
vie, te lamentes de ce que tu n'es pas saoul et yvre comme ceulx-
là couché en licts mols, delicats, et richement
parez.» Quand donc telles tentations de divertissements ne
reviennent pas souvent, et que la raison s'esleue incontinent
alencontre, que les rembarre, et au retour comme de la chasse de ses
ennemis dissoult aiseement tout le nuage de desespoir et de
languissant ennuy, qui s'estoit concreé en l'entendement,
alors se peut on asseurer qu'il y a certain profit et amendement.
Mais pour autant que les occasions qui esbranlent les hommes qui
s'addonnent à la philosophie, et quelquefois les font
retourner en arriere, non seulement naissent et prennent force en
eux-mesmes à cause de leur infirmité: mais aussi les
poursuittes et instances que leur en font leurs amis à bon
escient, les attaches que leur en donnent leurs adversaires par
maniere de risee et de mocquerie, attendrissent, amollissent et
ployent leurs coeurs, voire jusqus à en avoir dechassé
de tout poinct quelques uns hors de la philosophie, ce ne sera pas
un mauvais signe d'avancement si lon supporte cela doucement, sans
s'esmouvoir, ny se chattouiller, de leur ouir raconter par nom et
par surnom aucuns de leurs compagnons qui sont parvenus en grand
credit et à grands biens aux cours de quelques Princes, ou
qui ont eu de gros mariages des femmes qu'ils auront espousees, et
qui sont allez avec une grande et honorable compagnie de gens en la
place et au palais, pour quelque office, ou bien pour plaider
quelque noble cause de grande consequence: car celuy qui ne s'esmeut
ny ne s'estonne ou lasche point pour ouir toutes ces emorches
là donne certainement à cognoistre qu'il est pris et
arresté comme il fault de la philosophie, car il n'est pas
possible de se garder de convoitter ce que les autres adorent, sinon
à ceux qui n'admirent rien que la vertu: car de braver et
faire teste à des hommes, il eschet à aucuns par
cholere, et à d'autres par folie, mais de mespriser et
rejetter ce que les autres estiment jusques à admiration, il
n'est homme qui le sceust faire sans une grande, vraye et constante
magnanimité: d'où vient que se comparans aux autres en
cela, ils s'en glorifient, comme fait Solon quand il dit,
Plusieurs meschants deviennent riches gens,
Et plusieurs bons demeurent indigens,
Mais toutefois changer nostre bonté
Nous ne voudrions à leur meschanceté:
Car la vertu est ferme et perdurable,
Et la richesse incertaine et muable.
et Diogenes comparoit son passage de la ville d'Athenes en celle de
Corinthe, et de <p 115r>celle de Corinthe à celle de
Thebes, aux mutations de sejour que faisoit le grand Roy de Perse,
lequel passoit la saison du printemps à Suse, celle de
l'hyver en Babylone, et l'esté en la Medie. At Agesilaus
oyant nommer le Roy de Perse, le grand Roy: «Pourquoy, dit-il,
est-il plus grand que moy, si ce n'est qu'il soit plus juste?»
et Aristote escrivant à Antipater touchant Alexandre le
grand, luy mande: «Q'il ne luy appartenoit pas à luy
seul de s'estimer grand, pour ce qu'il dominoit beaucoup de
païs: mais aussi à quiconque avoit droicte et saine
opinion des Dieux.» Et Zenon voiant que Treophrastus estoit en
grand estime, pour ce qu'il avoit beaucoup d'auditeurs, dit:
«Son auditoire est plus grand que le mien, mais le mien est
mieux d'accord.» Quand doncques tu auras ainsi estably et
fondé en ton coeur l'affection qu'il faut porter à la
vertu, au pris des choses exterieures, et versé hors de ton
ame toutes envies, toutes jalousies, et tout ce qui chattouille, ou
qui rebute plusieurs de ceux qui commancent à philosopher,
cela te sera un grand indice et argument de profiter et avancer en
la philosophie: aussi n'en sera-ce pas un petit, que la mutation des
propos autres que lon ne souloit tenir: car tous ceulx qui
commancent à estudier en philosophie, à parler
universellement, cerchent plus ceux qui ont de la gloire et de
l'apparence, les uns se juchant en hault, comme les coqs et les
poules, à la splendeur et hauteur des choses naturelles, pour
ce qu'ils sont legers et ambitieux de leur inclination naturelle:
les autres prenans plaisir ainsi comme les jeunes leurons, ce dit
Platon, à tirer et deschirer tousjours quelque chose, s'en
vont droict aux disputes, aux questions et arguts de la Dialectique,
et la plus part en prennent provision pour passer oultre, jusques
à la Sophistique. Il y en a qui vont çà et
là faisans amas des beaux dicts, notables sentences et belles
histoires des anciens, comme Anacharsis disoit qu'il ne voyoit point
que les Grecs usassent de leurs deniers monnoyez à autre
usage qu'a jetter et compter: aussi ne font ceux-là autre
chose que compter et mesurer leurs beaux propos sans en tirer autre
commodité ne profit. Et comme Autiphanes, l'un des familiers
de Platon en se jouant disoit, qu'il y avoit une ville là
où les paroles se geloient en l'air incontinent qu'elles
estoient prononcees, et puis quand elles venoient à se fondre
l'esté, les habitans entendoient ce qu'ils avoient
devisé et parlé l'hyver: aussi la plus part, disoit-
il, de ceulx qui viennent ouir jeunes les discours de Platon,
à peine les entendent-ils jusques bien tard, quand ils sont
devenus tous vieux: aussi leur en prent-il de mesme envers toute la
philosophie, jusques à ce que le jugement aiant pris une
fermeté de resolution saine et rassise, vient à donner
dedans les discours qui peuvent imprimner en l'ame une affection
morale, et une passion d'amour, et à cercher ces propos-
là, dont les traces tendent plus tost au dedans que non pas
au dehors comme dit la fable d'Aesope. Car ainsi comme Sophocles
disoit en se jouant, qu'il vouloit changer la hautesse de
l'invention d'Aeschylus, puis sa fascheuse et laborieuse
disposition, et en tiers lieu l'espece de son elocution et de sa
diction, qui est tresbonne, et pleine de douces affections: aussi
les estudians en Philosophie, quand ils sentiront qu'ils ne
s'arresteront plus aux choses artificiellement et ingenieusement
escrittes par ostentation, ains passeront aux morales, et qui
touchent au vif les affections, c'est lors qu'ils commanceront
à profiter veritablement et à bon escient. Considere
donc non seulement en lisant les oeuvres des poëtes, ou en les
oyant lire, premierement si tu ne t'attacheras point plus tost aux
paroles qu'a la sentence, et ne te jetteras point plus tost à
ce qui est subtil et aigu, qu'à ce qui est utile, profitable
et charnu: mais aussi en versant dedans les escripts des
poëtes, et en prenant en main quelque histoire, observe bien si
tu laisses point eschapper aucune sentence bien ditte, pour reformer
les moeurs ou alleger quelque passion: car comme Simonides dit, que
l'abeille hante les fleurs pour en tirer le roux miel, là
où les autres en aiment seulement la couleur et la senteur,
et n'en veulent, ny n'en prennent autre chose: aussi là
où les autres <p 115v>versent en la lecture des
poëtes pour plaisir seulement, et par maniere de jeu, celuy qui
trouve quelque chose digne d'estre notee, et en fait un recueil,
semble desja recognoistre de premier front le bien, par une
familiarité et amitié de longue main prise avec luy,
comme son domestique: car ceux qui lisent les oeuvres de Platon et
de Xenophon, pour la beauté du stile seulement, sans y
cercher autre chose que la purité du langage naïfvement
Attique, comme s'ils allient recueillant ce peu de rosee et de
bourre qui vient dessus les fleurs, que diriez vous de ceux-
là, sinon qu'ils aiment des drogues medicinales la belle
couleur, ou la doulce senteur seulement, mais au demourant la
proprieté de purger le corps, ou d'appaiser une douleur
qu'elles ont, ils ne la cognoissent point, et ne s'en veulent point
servir? Au demourant ceux qui passent encore plus avant en ce
profit, non seulement tirent utilité des escripts et des
paroles, mais aussi des spectacles et des choses qu'ils voient, et
en tirent ce qui leur est propre et commode: comme lon escrit
d'Aeschylus, et de plusieurs autres semblables: car Aeschylus estant
un jour present à voir és jeux Isthmiques un combat de
deux champions combattans à l'escrime des poings, comme l'un
deux eust receu un grand coup bien assené, tout le theatre
s'escria: luy, poulsant du coude un nommé Ion natif de Chio,
«Voys-tu, dit-il combien peult l'accoustumance et exercitation?
le frappé ne dit mot, et les regardans crient.» Et
Brasidas aiant trouvé une souris parmy des figues seiches,
qui le mordit au doigt, il la secoua en terre, et puis dit en
luymesme, «O Hercules, voyez-vous comment il n'y rien si petit
ne si foible, que s'il oze se defendre, ne trouve moyen de sauver sa
vie!» Et Diogenes aiant veu un qui buvoit dedans le creux de sa
main, jetta le gobelet qu'il portoit en sa besace: tant
l'accoustumance et l'exercitation, qui bien l'a continuee, et y a
esté diligent, rend les personnes promptes à remarquer
et à recevoir de tous costez choses qui servent à la
vertu: ce qui se fait encore plus quand ils meslent les paroles
avecques les actions, non seulement en la sorte que dit Thucydides,
apprenans et s'exercitans entre les perils, mais aussi contre les
voluptez, contre les querelles et altercations és jugements,
és defenses des causes, és magistrats, comme donnans
preuve des opinions qu'ils tiennent, ou plus tost par leurs
deportemens enseignans quelles opinions on doit tenir. Car ceux qui
apprennent encore, et neantmoins s'entremettent d'affaires, et qui
ne font qu'espier s'ils pourront desrober quelque chose de la
philosophie pour l'aller incontinent prescher, comme charlatans, ou
au milieu d'un place, ou en une assemblee de jeunes gens, ou
à la table d'un Prince, il ne faut non plus estimer que ces
manieres de gens-là facent actes de philosophes, que ceux qui
vendent les drogues medicinales et les simples facent actes de
medecins: ou pour mieux dire, ce contrefaiseur-là de
philosophe ressemble proprement à l'oyseau que descrit
Homere, qui porte incontinent en sa bouche, tout ce qu'il prendre,
à ses disciples, comme à des petits qui sont encore
dedans le nid sans plumes,
Et ce pendant il meurt de faim luy-mesme:
ne prenant rien de ce qu'il apporte pour s'en valoir et nourrir, ou
ne digerant rien de ce qu'il prent. Et pourtant faut-il bien prendre
garde si nous faisons un discours que ce soit quant à nous,
pour en user en nous mesmes: et quant aux autres, que ce ne soit
point pour une vaine gloire, ny pour ambition de nous monstrer, mais
en intention d'apprendre ou d'enseigner quelque bonne chose: et sur
tout faut aussi bien observer, si toute opiniastreté, et
toute contentieuse animosité en dispute, est en nous amortie,
et si nous avons desormais desisté d'inventer ambitieusement
des raisons pour confondre noz adversaires, ne plus ne moins que les
champions de l'escrime des poings, à qui on lie de grosses
courroys alentour des bras, et des boules dedans les mains, prenans
plus de plaisir à assener un bon coup, et à ruer par
terre nostre compagnon, que non pas à apprendre ny enseigner:
car la douceur et debonnaireté <p 116r>en cela, de ne
vouloir jamais attacher une conference avec intention de vaincre en
combattant, ny la rompre en courroux, ny par maniere de dire, fouler
aux pieds l'adversaire quand on l'a vaincu, ou estre desplaisant
quand on a esté vaincu, ce sont signes d'homme qui a
suffisamment ja profité: ce que monstra bien un jour
Aristippus aiant esté pressé de si pres en quelque
dispute, qu'il ne sçeut que respondre sur le champ a un
sophiste audacieux, mais au demourant homme ecervelleé et
sans jugement: car le voyant fort joyeux et fort enflé de
vaine gloire, pour l'avoir ainsi rengé à ne
sçavoir que dire, «Je m'en vois, luy dit-il, vaincu pour
ce coup, mais je dormiray plus souefvement que toy qui as
vaincu.» Nous pouvons encore nous esprouver et sonder nous
mesmes quand nous haranguons publiquement, si ne pour voir en
l'audience plus de gens que nous n'en avions attendu, nous ne
restivons point de peur, ny au contraire nous ne laschons point
nostre courage pour y en avoir moins que nous n'avions
esperé, ny là où il est besoing de haranguer
devant un peuple ou devant un magistrat, nous perdons l'occasion de
ce faire pour n'avoir pas bien premedité et mis par escript
ce que nous devrions dire, comme lon recite de Demosthenes et
d'Alcibiades: car Alcibiades estant tres-ingenieux et prompt
à inventer les choses, estoit craintif à les dire, et
se troubloit quand il venoit à les exposer, car bien souvent
au milieu de son dire il cerchoit le mot propre à exprimer sa
conception, ou quelque parole qui luy estoit eschappee de la
memoire, que le faisoit demourer tout court en parlant. Et Homere ne
feignit point de mettre hors le premier de ses vers defectueux en
mesure, tant il avoit d'asseurance de la perfection et bonté
des autres, pour la suffisance en l'art poëtique: tant plus
est-il vraysemblable que ceux qui n'ont rien devant les yeux,
où ils aspirent, que la vertu et le devoir seulement, se
servent de l'occasion du temps, et de l'occurrence des affaires,
sans se soucier que lon applaudisse à leur beau parler, ne
qu'on les siffle, ou qu'on leur face bruit pour le trouver mauvais:
si ne faut pas prendre garde aux paroles seulement, mais aussi aux
actions, s'il y a plus de profit que de parade, et plus de
verité que d'apparence et d'ostentation. Car si le vray amour
de fille ou de femme ne demande point de tesmoings, ains jouïst
de son contentement à par soy, encore que secrettement et
sans le sçeu de personne il accomplisse son desir, combien
plus est-il croyable que celuy qui est amoureux de
l'honnesteté et du devoir, hantant familierement par ses
actions avec la vertu, et en jouïssant, sente sans en mot dire
un grand et haut contentement en soy-mesme, ne demandant autres
auditeurs ny autres spectateurs que sa conscience propre? comme
celuy qui appelloit sa chambriere en sa maison, et crioit tout haut,
«Dionysia regarde comment je ne suis plus glorieux ne
superbe:» aussi celuy qui a fait quelque chose honeste et
vertueuse, et puis la va conter et la porte monstrer par tout, il
est tout evident que celuy-là regarde encore dehors, et est
tiré de la convoitise de vaine gloire, et n'a point encore
veu à nud et au vray la vertu, ains seulement en dormant et
en songe en a pensé entrevoir quelque umbre et quelque image,
puis qu'il expose ainsi en veuë ce qu'il a faict, comme un
tableau de peinture. Celuy doncques qui profitera, non seulement
quand il aura donné quelque chose à un sien amy, ou
fait quelque bien à un sien familier, n'en dira rien: mais
aussi quand il aura donné sa voix ou sa balotte juste entre
plusieurs autres injustes, ou quand il aura fermement resisté
en face au propos deshonneste de quelque homme riche, ou de quelque
seigneur et magistrat, ou qu'il aura refusé quelques presens,
voire jusques à là, s'il a eu soif la nuict, et qu'il
se soit gardé de boire, ou qu'il ait rebouté le baiser
de quelque belle fille ou femme qui l'en ait pressé, comme
feit Agesilaus, il le retiendra en soymesme, et n'en dira jamais
rien: car celuy-là qui se contente de se prouver à
soy-mesme, non par mespris des autres, mais pour l'aise et le
contentement qu'il en a en sa conscience, estant suffisant tesmoing
et spectateur des choses bien et louablement faittes, monstre que la
<p 116v>raison est logee chez luy, et y a pris pied et
racine, et comme dit Democritus, qu'il s'accoustume à prendre
plaisir de soymesme: ainsi comme les laboureurs voyent plus
volontiers les espics qui panchent et se courbent contre la terre,
que ceux qui pour leur legereté sont hauts et droits,
d'autant qu'ils les estiment vuides de grain, et qu'il n'y a presque
rien dedans: aussi entre les jeunes gens qui se donne à la
philosophie, ceux qui sont les plus vuides et qui ont moins de pois,
ceux-là ont du commancement l'asseurance, la contenance, le
port, le visage plein de mespris et de contemnement de toutes
choses: et puis quand ils se commancent à remplir, et
à amasser du fruict des discours de la raison, ils ostent
alors ceste mine superbe, et ceste vanité d'apparence
exterieure. Ne plus ne moins que les vaisseaux où lon met
quelque liqueur, à mesure que la liqueur y entre, l'air vain
en sort: aussi à mesure que les hommes se remplissent de
biens certains et veritables, la vanité leur cede, et toute
hypocrisie s'en va, l'enfleure en devient plus molle, et cessans de
s'attribuer beaucoup pour la grande barbe et la robbe longue, ils
transferent l'exercitation des choses exterieures au dedans de
l'ame, usans d'amertume et de morsure de reprehension,
principalement encontre eux mesmes, et au demourant devisent et
parlent avec les autres plus gracieusement: et quant au nom de
philosophie, et à la reputation de philosophes, ils ne
l'usurpent plus comme ils faisoient au paravant, ains si d'adventure
quelque gentil jeune homme est appellé par un autre de ce
nom-là, il respondra en soubriant tout doucement, et
rougissant de honte,
Je ne suis pas un des celestes Dieux,
Pourquoy pareil me faittes vous à eux? Car ainsi que
dit Aeschylus,
La jeune femme à qui l'oeil estincelle,
Me fait juger qu'elle n'est plus pucelle:
mais le jeune homme qui a commancé à gouster le profit
en l'exercice de la philosophie, ces accidents que descrit Sappho le
suyvent,
Quand je te voy,
Soudainement je m'apperçoy,
Que toute voix defaut en moy,
Que ma langue n'a plus en soy
Rien de langage.
Une rougeur de feu volage
Me court soubs le cuyr au visage.
Vous prendriez plaisir à veoir sa contenance rassise, son
regard doux, et desireriez de l'ouir parler. Car ainsi comme ceux
qui sont profés en la confrairie des mysteres, s'assemblans
du commancement en foule et en tumulte, s'entre-heurtent et poulsent
les uns les autres, mais quand on vient à faire le service
divin, et à monstrer les choses sacrees, ils sont alors
attentifs, avec crainte et avec silence: aussi au commancement de
l'estude de philosophie et à l'entree de la porte, vous y
verrez beaucoup de bruit, de tumulte, d'insolence et de caquet, pour
ce que la plus part se jette dedans brusquement et violentement,
pour l'envie qu'ils ont d'en acquerir reputation et honneur: mais
celuy qui est une fois entré dedans, et qui a veu celle
grande lumiere, comme si le repositoire des choses sainctes luy
estoit ouvert, alors prenant une toute autre contenance, un silence
et un esbahissement, il devient humble, souple, et modeste, suivant
la raison comme Dieu: et me semble que lon leur peut bien appliquer
et accommoder ce que Menedemus en jouant disoit, C'est que plusieurs
venoient aux escholes à Athenes, qui du commancement estoient
sages, puis devenoient amateurs de sagesse, car cela signifie ce mot
de Philosophe: et puis de Philosophes devenoient Sophistes, et
à la fin par succession de temps se trouvoient Idiots, c'est
à dire, gens de tout ignorans: car d'autant que plus ils
approchent de la <p 117r>raison, d'autant diminuent-ils plus
de l'opinion de soymesme, et de la presumption. Or entre ceux qui
ont besoing du secours du medecin, les uns qui n'ont mal qu'aux
dents, ou au doigt, eux-mesmes vont devers ceux qui les pensent, et
ceux qui ont fiebvres les appellent à la maison, et les
prient de leur vouloir estre en aide: mais ceux qui sont tombez en
une fureur de melancholie, ou en une frenesie, et alienation
d'entendement, ne les veulent pas quelquefois recevoir, encore
qu'ils viennent d'eux mesmes, ains les fuyent et les chassent,
estans si fort malades, qu'ils ne sentent pas leur mal: aussi entre
ceux qui pechent et qui faillent, ceux-là sont incurables et
incorrigibles, qui se courroucent amerement, et haïssent
mortellement ceux qui leur remonstrent et qui les reprennent: et
ceux qui les endurent, et qui les reçoivent sont en meilleur
estat et plus beau chemin de recouvrer guarison: mais ceux qui se
baillent eux-mesmes à ceux qui les reprennent, qui confessent
leur erreur, et qui descouvrent eux-mesmes leur pauvreté,
n'estans pas bien aises qu'on ne sçache rien, ny contents
d'estre secrets, ains l'advouënt, et prient ceux qui les en
reprennent, et qui les admonestent de leur y donner remede, cela
n'est pas un des pires signes de profit et amendement, suyvant ce
que souloit dire Diogenes, «Que celuy qui se veut sauver et
devenir homme de bien, il a besoing d'avoir ou un bon amy, ou une
aspre ennemy, à fin que ou par amour de remonstrance, ou par
force de justice, il se chastie de ses vices.» Mais tant que
lon fait gloire de monstrer au dehors une souillure de robbe, ou une
tache de vestement, ou un soulier rompu, et que par une façon
d'humilité presumptueuse on se mocque de soymesme, de ce que
lon sera d'adventure, ou petit, ou courbé et bossu, pensant
faire une gallanterie, et ce pendant on couvre et cache les ordures
de sa vie, et villanies de ses moeurs, les envies, les malignitez,
l'avarice, les voluptez, comme des ulceres et apostumes, ne
souffrant pas que personne y touche, non pas qu'on les voye
seulement, pource qu'on craint d'en estre repris, certainement on a
fait peu de profit, ou plus tost à vray dire, rien du tout.
Mais celuy qui donne à travers, et qui peut ou qui veut
principalement se penser soymesme, et se faire douloir, et sentir
regret quand il a failly, ou sinon, à tout le moins qui
endure patiemment qu'un autre par ses reprehensions et remonstrances
le nettoye et le purge, celuy-là certainement semble
haïr la meschanceté, et avoir envie de s'en desfaire: je
ne veux pas dire qu'il ne faille avoir honte, et fuir d'estre
estimé et tenu pour meschant, mais celuy qui a en haine la
substance de la meschanceté, plus que non pas l'infamie,
celuy-là ne feindra point de faire dire mal de soy, et d'en
dire luy-mesme, prouveu qu'il voye qu'il soit pour en devenir
meilleur. A quoy lon peut appliquer une gentille parole que dit un
jour Diogenes, à un jeune homme, lequel s'estant
apperçeu que Diogenes l'avoit veu en une taverne, s'en estoit
vistement fuy plus au dedans de la taverne: «Tant plus, luy
dit-il, que tu fuis au dedans, tant plus avant és-tu en la
taverne:» aussi peut on dire des vicieux, que tant plus ils
nient leur vice, tant plus se fourrent-ils avant au dedans du vice,
comme les pauvres qui contrefont les riches, en son de tant plus
pauvres pour leur vanité. Mais celuy qui profite
veritablement, a pour exemple ce grand personnage Hippocrates,
lequel publia luy-mesme, et escrivit ce qu'il avoit ignoré
touchant les coustures de la teste de l'homme en l'anatomie, faisant
ce compte que ce seroit bien chose hors de toute raison, que ce
grand personnage-là ait bien voulu publiquement prescher sa
faute, de peur que les autres ne tombassent en pareil erreur, et que
celuy qui se veut sauver soy-mesme ne peust endurer qu'on le
reprist, ne confesser son ignorance et sa mauvaistié. Au
demourant les regles et preceptes que donnent Bion et Pyrron en cest
endroit, ne sont pas, à mon advis, signes d'amendement, mais
plus tost de quelque autre plus grande et plus parfaitte habitude de
l'ame. Car Bion disoit à ses familiers et disciples, qu'ils
estimassent avoir profité alors quand ils auroient acquis
tant de constance, <p 117v>qu'ils entendroient aussi
patiemment ceux qui les outrageroient et injurieroient, que ceux qui
leur diroient,
Amy passant certes tu n'as point chere
D'estre homme fol, ny de mauvais affaire:
A dieu te dis, priant la Deité
De te donner toute prosperité.
Et Pyrron, ainsi comme on trouve par escript, estant dedans une
navire, en une dangereuse tourmente de mer, monstra à
quelques uns de ses disciples qui estoient avec luy, un petit cochon
qui mangeoit fort gouluëment de l'orge que lon avoit respandu
parmy la navire, leur disant qu'il falloit par la raison et
l'exercice de la philosophie acquerir une constance ainsi
impassible, pour ne s'esmouvoir ny ne se troubler point d'aucuns
accidents de la fortune. Or voyez donc encore plus, quelle estoit la
regle de Zenon, car il vouloit que chascun print garde à ses
songes, pour cognoistre s'il profitoit ou non, si lon prenoit point
plaisir en songeant à quelque chose deshonneste, ou s'il
estoit point advis que lon endurast, ou que lon feist rien qui fust
villain, ou qui fust injuste, voulant que lon veist, comme en un
calme du tout tranquille, sans aucune agitation, au fond clair et
net, la partie imaginative et passive de l'ame totalement applanie
et regie par la raison: ce que Platon au paravant, à mon
advis aiant entendu, nous a representé et figuré ce
que fait la partie imaginative et sensitive en une ame de nature
tyrannique la nuict en dormant, comme elle s'efforce quelquefois
d'avoir compagnie charnelle avec sa propre mere, et comme il luy
prent des appetits de manger des choses estranges, et comme lors
elle se laisse aller à toutes ses sensualitez et
concupiscences de chose que la loy, de honte ou par crainte,
empesche et reprime de jour. Tout ainsi doncques comme les bestes de
selle ou de voicture qui sont bien apprises, encore que celuy qui
leur commande leur lasche la bride, ne se destournent point pour
cela, ny ne sortent point de leur chemin, ains tirent tousjours
avant comme elles ont accoustumé, ordonneement, sans se
destracquer ny laisser leur train ordinaire: aussi ceux à qui
la partie sensuelle de l'ame est rendue se obeïssante, si
privee et si bien disciplinee par la raison, que non pas en songe
mesme, ny en maladie, elle ne laisse ses appetits se desborder,
jusques à commettre choses qui soient reprises et punies par
les loix, elle retient et conserve en memoir sa bonne discipline et
accoustumance, laquelle donne force et grande efficace à la
diligence de prendre garde à soy. Car si elle a
accoustumé par exercitation de resister aux passions et
tentations, de tenir le corps et les parties d'iceluy soubs bride en
sa subjection, tellement qu'elle engarde les yeux de jetter des
larmes par pitié, le coeur de tressaillir de peur, les
parties naturelles de se mouvoir et donner fascherie aupres de
belles personnes, comment ne seroit-il plus vraysemblable, que
l'accoustumance et exercitation prenant à domter ceste
sensuelle partie de l'ame, ne la polisse, unisse, et reforme,
reprimant et contenant ses imaginations et ses mouvements, jusques
aux songes mesmes? Comme lon raconte du philosophe Stilpon, qu'il
luy fut advis une nuict en songeant, que Neptune se courrouceoit
à luy de ce qu'il ne luy avoit pas sacrifié un boeuf,
comme avoient accoustumé de faire les autres presbtres
paravant luy: Et que luy ne s'estant point estonné de ceste
vision, luy respondit, «Que dis-tu, Sire Neptune? te viens-tu
icy plaindre, comme un enfant qui pleure de ce qu'on ny luy a pas
donné assez grand' part, de ce que je ne me suis pas
endebté d'argent pris à usure, pour emplir toute ceste
ville de la senteur de rosty, ains t'ay fait un sacrifice mediocre
de ce que j'ay peu avoir de ma maison?» et qu'il luy fut advis
que Neptune se prit à rire de ceste response, et qu'en luy
tendant la main il luy promeit, que ceste annee-là il
envoyroit grand foison de loches de mer aux Megariens, pour l'amour
de luy. Ceux doncques à qui en dormant il ne monte
<p 118v>point au cerveau d'illusions qui ne soient doulces,
claires, sans douleur, non point espouventables, ny aspres ou
malignes et tortueuses, lon dit que ce sont certaines reflexions de
lumiere qui rejallissent de l'amendement en la philosophie:
là où les furieux appetits, les frayeurs, les fuittes
lasches, les aises excessives d'enfans, les regrets et lamentations,
à cause des visions et illusions pitoyables et estranges,
sont comme les brisements des flots de la mer, qui se rompent contre
le rivage, et les undes de l'ame, laquelle n'a pas encore chez soy
sa perfection rassise: ains se va à la journee formant par
bonnes loix et sages enseignements, desquels se trouvant le plus
esloignee quand elle dort, alors elle se laisse de rechef aller, et
envelopper aux passions. Or si cela appartient à ce profit et
avancement duquel nous parlons, ou bien à une autre habitude,
aiant ja acquis plus grande force et plus ferme constance, non
subjette à estre esbranlee és lettres, je te le
laisseray considerer en toy-mesme. Comme ainsi soit doncques, que la
totale impassibilité, pour ainsi parler, c'est à dire,
l'estat de l'ame si parfaict qu'elle soit vuide de toutes passions,
est chose grande et divine, et qu'en un relaschement et
addoucissement des passions, consiste ce profit et amendement que
nous traittons, il faut en comparant chascune d'icelles passions
à soy-mesmes, et puis les unes aux autres, juger de la
difference qu'il y a entre les deux. Nous confererons chascune
passion à soy-mesme, en observant si nos cupiditez sont plus
doulces et moins violentes qu'elles n'estoient au paravant, autant
de nos peurs, autant de nos choleres: si nous ostons soudain avec la
raison ce qui les souloit allumer et enflammer: si nous conferons
les unes avec les autres, en considerant si nous avons maintenant
plus de honte que de crainte, si nous sentons en nous emulation et
non envie, si nous convoittons plus l'honneur que les biens, et
brief si nous pechons plus en l'extremité de l'armonie
Doriene, qui est grave et devote, ou en la Lydiene, qui est
gaillarde et joyeuse, comme les chantres, tenants plus du lourd et
du rude, en nostre maniere de vivre, que du mignon et delicat: si
nous sommes plus lents en nos actions ou plus estourdis: si nous
admirons plus outre le devoir, les propos des hommes, et eux-mesmes,
ou si nous les mesprisons: pour ce que tout ainsi comme c'est un bon
signe, quand les maladies se divertissent és parties du
corps, qui ne sont pas les nobles, ny les principales: aussi semble
il que quand le vice de ceux qui sont en estat de profit et
d'amendement se change en passions plus douces, c'est commancement
de s'effacer petit à petit. Or les Ephores des
Laced@emoniens, qui estoient comme les contrerolleurs de tout
l'estat de Laced@emone, demanderent au Musicien Phrynis, qui avoit
adjousté deux chordes de nouveau à la lyre, s'il
vouloit qu'ils coupassent de celles du haut, ou de celles du bas:
mais quant à nous, nous avons besoing d'estre retrenchez et
par haut et par bas, si nous voulons reduire nos actions au milieu
en une mediocrité: et ce profit et acheminement à la
perfection est, ce qui relasche les extremitez, et emousse les
points des passions,
En quoy les fols sont par trop vehements,
ce dit le poëte Sophocles. Or avons nous desja dit au paravant,
qu'il nous faut appliquer le jugement aux choses, et ne laisser pas
les paroles demourer toutes nues en l'air: ains faire qu'elles
deviennent effects, et que cela est le propre du profit et
amendement que nous cerchons, dequoy l'un des premiers indices sera
l'affection de vouloir ensuyvre et imiter ce que lon entendra louer,
et estre prompts et deliberez à executer ce que lon aura en
estime et que lon prisera, comme aussi au contraire, ne vouloir pas
seulement ouir parler de ce que lon blasmera et mesprisera. Car il
est bien vraysemblable, que tous les Atheniens louoient et prisoient
la hardiesse et prouesse de Miltiades: mais Themistocles, qui
disoit, que la victoire et le trophee de Miltiades ne le laissoit
pas dormir, ains l'esveilloit la nuict, il est tout evident qu'il ne
le louoit et prisoit pas seulement, ains qu'il le desiroit imiter et
en faire autant: ainsi <p 118v>faut il estimer, que
l'amendement n'est pas encore grand, quand il imprime en nous une
affection de louër, priser et estimer seulement ce que les gens
de bien font, sans aucune emotion et incitation à les vouloir
par effect imiter. Car l'amour mesme charnel, s'il n'y a un peu de
jalousie meslé parmy, n'est point actif, ny la louange de
vertu n'est ardente ny produisante effects, si elle ne poingt au
vif, et n'aiguillonne le coeur d'un zele, au lieu d'envie, de
vouloir ressembler aux gens de bien, et de desirer remplir ce qu'il
s'en faut que nous n'arrivions à leur perfection: car il ne
faut pas que le coeur de celuy qui philosophe à bon escient,
soit renversé sans-dessus-dessoubs par les paroles seulement,
comme disoit Alcibiades, jusques à faire sortir les larmes
des yeux: ains faut que celuy qui profite veritablement, se
comparant soy-mesme aux oeuvres et actions de l'homme de bien,
parfaict en la vertu, sente tout ensemble en son coeur desplaisir de
ce qu'il se verra court et defectueux, et plaisir de l'esperance et
du desir qu'il aura de se rendre bien tost egal à luy, estant
remply d'une bonne affection et volonté non oysifve, selon la
similitude de Simonides,
Comme un poulain suit la jument qu'il tette,
desirant en maniere de dire s'unir du tout et incorporer par
imitation à celuy qu'il estime homme de bien. Car cela est
une affection peculiere et propre à celuy qui profite
veritablement, de ceux dont il estime les oeuvres aimer et cherir
les conditions et les moeurs, et avec une bienveuillance rendant
tousjours honneur de paroles à leur vertu, essayer de s'y
conformer, et se rendre semblable à eux: mais où il y
a ne sçay quoy d'envie, d'estrif et de contestation
alencontre des plus excellents, sçachez que cela procede d'un
coeur ulceré de la jalousie de quelque authorité et
puissance, et non pas d'amour ou d'honneur qu'il porte à la
vertu. Quand doncques nous commancerons à aimer les gens de
bien en telle sorte, que non seulement nous estimerons bien-heureux
l'homme temperant, comme dit Platon, et bien-heureux ceux qui sont
ordinaires auditeurs des beaux discours, qui journellement procedent
de sa bouche: mais aussi que nous aimerons et admirerons sa
contenance, son port, sa marche, son regard, son rire: et que nous
voudrons volontiers, par maniere de dire, nous conjoindre et coller
à luy, alors pourrons nous certainement asseurer, que nous
profitons en la vertu. Et encore plus si nous ne les admirons pas
seulement en leurs prosperitez, ains comme les amoureux treuvent
bien seante une langue grasse, ou une palle couleur en ceux qu'ils
aiment pour leur beauté, de sorte que Panthea par ses larmes
et son triste silence, toute affligee qu'elle estoit, et esploree
pour le dueil de la mort de son mary, saisit Araspes de son amour:
aussi nous ne refvirons point de peur ny le bannissement
d'Aristides, ny la prison d'Anaxagoras, ny la pauvreté de
Socrates, ny la condamnation de Phocion, ains reputerons avec tout
cela leur vertu aimable et desirable, et courrons droict à
elle pour l'embrasser par imitation, aiants tousjours en la bouche,
à chascun de leurs accidents, ce beau mot d'Euripides,
Que tout sied bien à un coeur genereux.
Car il ne fault pas craindre que rien de bon et d'honneste peust
jamais plus divertir ceste inspiration divine de si vehemente
affection, que non seulement elle ne se fasche point des choses qui
semblent aux hommes les plus miserables et plus calamiteuses, ains
au contraire elle les admire et les desire imiter. Et puis ceulx qui
ont ja reçceu telle impression en leur coeur, prennent une
autre façon de faire que quand ils vont commancer quelque
entreprise, ou qu'ils entrent en l'administration de quelque office
et magistrat, ou quand il leur survient quelque sinistre accident,
ils se representent alors devant leurs yeux ceulx qui sont ou qui
autrefois ont esté gens de bien, et discourent ainsi en eux
mesmes, Qu'est-ce qu'eust fait Platon en cest endroict? Qu'est-ce
qu'eust dit Epaminondas? Quel se fust icy monstré Lycurgus ou
Agesilaus? <p 119r>en s'accoustrant, et se reformant
à leurs moeurs, ne plus ne moins que devant un miroir, en
rhabillant quelque parole qu'ils auront trop peu genereusement
proferee, ou en resistant à quelque passion. Ceulx qui
sçavent les noms de ces demy-dieux que lon appelle Dactyles
Ideiens, en usent comme de preservatifs alencontre des soudaines
frayeurs, en les nommant par leurs noms, les uns apres les autres:
mais le souvenir et le penser aux grands et vertueux personnages
soudain se representant, et embrassant ceux qui sont en voye de
perfection, en toutes passions et toutes perplexitez où ils
se puissent trouver, les maintient droicts, et les engarde de
tomber: et pourtant te soit encore cela un signe d'homme qui va
profitant en la vertu. Et oultre cela ne se troubler pas trop fort,
ny ne rougir pas de honte, n'essayer point à se cacher, ou
à rhabiller sa contenance ou quelque autre chose dessus sa
personne, quand il se presente soudainement à l'improuveu
quelque grand et sage personnage, ains s'asseurer, et aller droict
à luy le visage ouvert, sent sa conscience bien asseuree,
comme Alexandre voyant un messager qui accouroit à luy avec
une face riante, et luy tendoit la main de tout loing, luy dit:
«Quelle bonne nouvelle me sçaurois-tu plus apporter mon
bel amy, si tu ne me venois dire, qu'Homere fust
ressuscité?» estimant qu'a ses faicts et gestes ne se
pouvoit plus adjouster aucune grandeur, sinon l'estre consacrez
à l'immortalité par les escripts de quelque noble
esprit. Mais un jeune homme qui va tous les jours de mieux en mieux
composant ses moeurs, n'aime rien plus que se monstrer tel qu'il est
aux hommes de bien et d'honneur, et de leur faire veoir entierement
sa maison, sa table, sa femme, ses enfans, son estude, ses propos ou
prononcez, ou mis par escript: de sorte qu'il a regret toutes les
fois qu'il luy souvient ou de son pere ou de son maistre trespassez,
de ce qu'ils ne l'ont veu en l'estat et la disposition qu'il est, et
ne souhaiteroit, ny ne requerroit rien tant aux Dieux, que qu'ils
peussent de rechef retourner en vie, pour estre spectateurs de sa
vie et de ses actions: comme au contraire aussi, ceux qui ont
esté paresseux de bien faire, et son corrompus en leurs
moeurs, ne peuvent voir sans frayeur et sans tremblement ceux qui
leur appartiennent, non pas en songe seulement. Adjoustez encore, si
bon vous semble, à ce que nous avons dit, de ne reputer plus
aucune faulte ny aucun peché petit, ains s'en donner de garde
soigneusement, et les fuir tous. Car tout ainsi que ceux qui
desesperent de pouvoir jamais devenir riches, ne font aucun compte
de petite despense, pource qu'ils pensent que de petite espargne
adjoustee à peu de chose ne se peult pas faire grand amas: et
au contraire, l'esperance qui se voit approchee bien pres du but de
la richesse, augmente sa convoitise d'avoir de tant plus qu'elle
s'en sent plus prochaine: aussi au fait de la vertu, celuy qui ne se
laisse pas beaucoup aller à tels langages, «Et bien que
sera ce quand il s'en faudra cela? et, Pour ceste heure je feray
ainsi, une autrefois je feray mieux:» ains est tousjours au
guet, se mescontentant fort et se courrouceant, si jusques aux
moindres faultes le vice se coulant par dessoubs y suggere aucune
couleur d'excuse et aucun pardon, celuy la monstre manifestement
qu'il a maison nette, et qu'il n'y veult plus endurer la moindre
ordure du monde: mais n'estimer et n'avouër rien de grand en
infamie, nous rend faciles et paresseux aux choses petites. Car ceux
qui bastissent une haye ou une pallissade, ou bien une closture de
maçonnerie, mettent en oeuvre toute sorte de bois qui leur
vient en main, et toute pierre qu'ils rencontrent au devant d'eux,
voire jusques à une coulomne quarree qui sera tombee de
dessus un sepulchre: ainsi font les meschans qui assemblent l'un sur
l'autre, et amassant en un monceau toute sorte de gaing, et toutes
especes d'actions les premieres venues: mais ceux qui profitent en
la vertu, qui ont desja planté et asis les fondement
doré de bonne vie, comme d'un sainct temple ou d'un palais
royal, ny reçoivent rien à bastir dessus
temerairement, ains y adjoustent et y appliquent toutes choses avec
le plomb et la regle de la raison. C'est pourquoy
<p 119v>nous estimons que Polycletus faiseur d'images
souloit dire, que le plus fort à faire et les plus difficile
de leur besongne estoit, quand la terre estoit venue jusques
à l'ongle, c'est à dire, que la difficulté plus
grand de la perfection gist à la fin.
L'IGNORANCE et faulte de bien sçavoir que c'est que des
Dieux, s'estant dés le commancement mespartie en deux
branches: l'une se rencontrant avec des moeurs dures, comme en un
païs rude, y engendra l'Impieté: l'autre avec des moeurs
tendres, comme en païs mol, y imprima la Superstition. Or est
il que tout erreur de jugement, mesmement en telle matiere, est
chose mauvaise, mais avec celuy de la superstition, il y a une
passion conjoincte, qui est bien pire, pour ce que toute passion est
comme une deception qui nous tient en fiebvre: et tout ainsi comme
les desboistements de membres mis hors de leurs lieux, qui se font
avec blesseur sanglante, sont les plus dangereux, aussi sont les
distorsions de l'ame conjoinctes avec passion. Comme, pour exemple,
si quelqu'un pense, que de petits corps indivisibles que lon appelle
Atomes, et le vuide, soient les principes de l'univers, c'est une
faulse opinion qu'il a, mais elle ne luy engendre point d'ulcere,
elle ne luy donne point de fiebvre, ny ne luy cause point de douleur
qui le tourmente: et au contraire, si quelqu'un estime que la
richesse soit le bien souverain de l'homme, ceste faulseté
d'opinion a une rouille et verm qui luy ronge l'ame, qui le
transporte hors de soy, et ne le laisse point reposer, elle le
poingt de furieux aiguillons, elle le precipite, par maniere de
dire, du hault des rochers, luy serre la gorge, et luy oste toute
liberté de franchement parler: ou bien, si quelques uns ont
opinion, que le vice et la vertu soient substances corporelles, et
materielles, c'est à l'adventure une trop grosse et trop
lourde ignorance, mais non pas digne d'estre lamentee ny deploree.
Mais si ce sont de tels jugements, et de telles opinions,
O miserable et chetifve vertu,
Or rien que vent et langage n'est tu,
Et comme estant une reale essence
Je t'exerçois en toute reverence,
Laissant le train d'injustice tenir,
Qui à tous biens fait l'homme parvenir,
Et rejettant intemperance arriere,
Celle qui est de tous plaisirs la mere:
ce sont celles dont on doit avoir pitié ensemble, et s'en
courroucer, d'autant qu'elles engendrent plusieurs maladies, et
plusieurs passions, comme des vers et des tignes, dedans les ames
où elles penetrent: aussi pour venir à celles dont
à present il est question, l'impieté de l'atheiste est
un faulx et mauvais jugement qui luy fait croire qu'il n'y a point
de nature souverainement heureuse et incorruptible, et le conduit
par ceste mescreance, à n'en sentir point aussi de passion:
car sa fin, de n'estimer point qu'il y ait de Dieu, c'est de ne le
craindre point aussi: mais la Superstition, ainsi
<p 120r>comme la proprieté du nom Grec qui signifie
crainte des Dieux, le donne clairement à cognoistre, est une
opinion passionnee et une imagination, laquelle imprime en
l'entendement de l'homme une frayeur qui abbat et atterre l'homme,
estimant bien qu'il y ait des Dieux, mais qui soient malfaisans,
nuisibles et dommageables aux hommes, de maniere que l'atheiste ne
s'émeut aucunement envers la Deité, là
où le superstitieux se mouvant et affectionnant envers elle
autrement qu'il ne fault, se destort et fourvoye: ainsi l'ignorance
fait à l'un descroire la nature qui est cause de tout bien,
et à l'autre croire qu'elle soit cause de mal: tellement que
l'impieté vient à estre un faulx jugement de Dieu, et
la superstition une passion procedant d'un faulx jugement. Or est-il
bien vray, que toutes les maladies et passions de l'ame sont laides
et mauvaises, mais toutefois si y a il en quelques unes je ne
sçay quoy d'eslevé et de hault, procedant de
legereté: et n'y en a pas une en maniere de parler, qui soit
destituee d'un mouvement actif, ains est le commun blasme que lon
donne à toutes passions, qu'avec leurs aiguillons actifs,
elles pressent et violentent si fort la raison, qu'elles la forcent,
excepté la peur seule, laquelle n'estant pas moins, destituee
de raison que d'asseurance, a un estourdissement et alienation de
bon sens, oyseuse, morte, sans exploict ny effect quelconque. C'est
pourqoy elle est par les Grecs appellee quelquefois Deima, qui
signifie lien, et quelquefois Tarbos, c'est à dire, trouble,
pource qu'elle tient l'ame liee sans pouvoir rien faire, et toute
perturbee: [...]. [...]. mais entre toutes les sortes de peur, la
plus confuse et la plus esperduë est celle de la superstition.
Celuy qui ne navigue point ne craint point la mer, ny celuy qui ne
suit point les armes ne doubte point la guerre, ny les voleurs et
espieurs de chemins celuy qui ne bouge de sa maison, ny le
calomniateur celuy qui n'a rien, ny l'envie celuy qui n'a point
d'estats, ny le tremblement de terre celuy qui habite en la Gaule,
ny le tonnerre celuy qui demeure en Aethiopie: mais celuy qui craint
les Dieux, craint toutes choses, la terre, la mer, l'air, le ciel,
les tenebres, la lumiere, le bruit, le silence, les songes. Les
serfs oublient la dureté de leurs maistres quand ils dorment:
le sommeil allege les ennuis de ceulx qui sont en prison, les fers
aux pieds: les inflammations des playes, les ulcere malings, qui
mangement cruellement les membres tous vifs, les angoisseuses
douleurs donnent quelque relasche aux patients ce pendant qu'ils
sont endormis, ainsi que dit le poëte Tragique,
O gracieux dormir, allegement
Doux aux travaux des malades, comment
Tu m'est venu au besoing secourable,
A ma douleur relasche desirable!
La superstition ne permet pas aux superstitieux de pouvoir dire
cela, car elle seule ne fait point de trefves avec le sommeil, ny ne
permet point à l'ame de pouvoir au moins aucunefois respirer,
ny se rasseurer, en rejettant arriere d'elles ces mauvaises et
fascheuses opinions qu'elle a de Dieu: ains comme si le dormir des
superstitieux estoit un enfer, et le lieu des damnez, elle leur
suscite des imaginations horribles, et des visions terribles et
monstrueuses des diables et des furies qui tourmentent la miserable
ame, et la chassent hors de son repos par ses propres songes,
desquels elle se flagelle et s'afflige elle mesme, comme si elle le
faisoit par les estranges et cruels commandements de quelque autre:
mais encore le pis est puis apres, que quand ils sont esveillez et
levez, ils ne mesprisent pas ce qu'ils ont songé, ny ne s'en
mocquent pas, et ne s'apperçoivent pas, qu'il n'y a rien de
veritable en toutes ces visions qui les ont tourmentez: ains estans
sortis de l'ombre de ces faulses illusions, où il n'y a mal
quelconque, ils se deçoivent eulx-mesmes à bon
escient, et se tourmentent, et despendent infiniement en des
magiciens, diseurs de bonne adventure, triacleurs et hommes abuseurs
et affronteurs, qui leur vont disant, Si d'adventure tu crains
quelque <p 120v>vision nocturne, ou que tu aies esté
travaillé de Proserpine terrestre, appelle la vieille qui te
paistrit le pain, et te plonge dedans la mer, et te tiens assis
contre terre tout le long d'un jour.
O Grecs aians trouvé des maulx barbares,
par ceste superstition se souiller de fange, se veautrer en la
bourbe, chommer les sabbats, se jetter en terre villainement la face
contre bas, se tenir assis en public sur la terre, faire d'estrange
et extravagantes adorations! Anciennement quand un joueur de cithre
commançoit à sonner, on luy commandoit qu'il chantast
de bouche juste, au moins ceux qui vouloient entretenir la musique
legitime, à fin qu'il ne dist rien de de deshonneste: mais il
est bien plus raisonnable que nous prions les Dieux de bouche
droicte et juste, et non pas en visitant les entrailles des hosties
immolees, prendre garde si la langue en est pure et droicte, et ce
pendant destordre la nostre, et l'infecter de noms peregrins,
estrangers, et la contaminer de mots barbaresques, en offensant les
Dieux, et violant la dignité de la religion receuë et
authorisee en nostre païs. Mais le poëte Comique a dit
plaisamment en quelque passage, parlant de ceux qui dorent et
argentent les chalits de leurs licts, Pourquoy te rends tu cher le
dormir, qui est le seul bien que les Dieux nous donnent
gratuitement? aussi pourroit on dire à bon droict au
superstitieux, que les Dieux nous ont donné le sommeil pour
une oubliance et un repos de nos maulx, pourquoy en fais tu une
gehenne perpetuelle et douloureuse de ta malheureuse ame, qui ne
peult refuir ny avoir recours à un autre sommeil? Heraclitus
disoit, que les hommes pendant qu'ils veillent n'ont qu'un monde
commun à tous, mais quand ils dorment, que chacun d'eux s'en
va au sien propre: mais le superstitieux n'a point de monde commun,
car ny quand il veille il n'use point de sage discours qui
l'asseure, ny quand il dort il n'est jamais sans quelque chose qui
le tourmente: car la raison sommeille, et la peur veille tousjours,
et jamais ne s'en peult sauver ny s'en desfaire. Le Tyran Polycrates
estoit redouté en Samos, Periander à Corinthe, mais
nul ne les craignoit plus depuis qu'il venoit en une ville franche,
estant regie par gouvernement populaire: là où celuy
qui redout l'empire des Dieux, comme une tyrannie severe et
inexorable, où se retirera il? où s'enfuira-il? Quelle
terre trouvera-il où il n'y ait point de Dieu? quelle mer? En
quelle partie du monde pourras-tu devaller, pauvre homme, ny te
cacher pour t'asseurer que tu sois hors de la puissance des Dieux?
Il y a loy pour les pauvres esclaves qui sont si durement traictez
de leur maistre, qu'ils n'esperent pas jamais en pouvoir obtenir
liberté, qu'ils peuvent requerir d'estre vendus à un
autre, et changer de maistre qui leur soit plus doulx et plus
gracieux: mais la superstition ne nous donne point moyen de changer
de Dieux, et ne sçauroit on trouver espece de Dieux que le
superstitieux ne craigne, attendu qu'il craint les Dieux tutelaires
du païs, et les Dieux de la naissance: Il redoute les Dieux
salutaires et sauveurs, il tremble de frayeur quand il pense
à ceux à qui nous demandons richesse, abondance de
biens, concorde paix, heureux succes de nos dicts et de nos faicts.
Et puis ceux-cy estiment qu'estre serf soit une calamité
grande, en disant,
C'est grand malheur à homme et femme d'estre
Serfs, mesmement de miserable maistre.
et combien plus griefve et plujs miserable servitude estimez vous
que seuffrent ceux qui ne s'en peuvent fuir, qui ne peuvent evader,
ny se departir et retirer? le serf a les autels, ausquels il peut
recourir, et y a beaucoup de temples, de la franchise desquels on
n'ozeroit enlever les voleurs mesmes: les ennemis qui s'enfuient
apres une desfaicte, s'ils peuvent embrasser une statue des Dieux,
ou se jetter dedans une eglise, ils sont asseurez de leur vie: mais
le superstitieux, ce que plus il fremit, que plus il craint et
redoute, c'est ce en quoy mettent leur esperance ceux qui ont peur
de plus cruelles <p 121r>peines que lon face souffrir aux
hommes. Ne vous donnez pas peine de tirer par force un superstitieux
des temples des Dieux, c'est là où plus aigrement il
est affligé et tourmenté. Qu'est-il besoing de dire
davantage? la mort est fin de la vie à tous hommes, mais non
pas de la superstition, car elle estend ses bornes et limites au
dela de l'extremité de la vie, faisant sa peur plus longue
que sa vie, et attachant à la mort une imagination de maulx
immortels: et lors qu'elle achéve tous ses ennuys et travaux,
elle se persuade qu'elle en doive commancer d'autres qui jamais
n'acheveront: les profondes portes de je ne sçay quel Pluto
dieu des enfers s'ouvrent, des fleuves de feu cruel, et les creuses
baricaves de la riviere de Styx se descouvrent, et se desploient des
tenebres pleines de plusieurs apparitions d'ames et d'esprits,
representans des figures horribles à voir et des voix
piteuses à ouïr: des juges, et des bourreaux, des
abysmes et des cavernes creuses, pleines de toutes sortes de
gehennes et de tourments. Ainsi la miserable superstition, pour
craindre par trop, sans propos, ce qu'elle imagine estre mauvais, ne
se donne garde qu'elle se soubs-met à tous les maulx du
monde: et pour ne sçavoir eviter de se passionner de la
crainte des Dieux, elle se forge l'attente de maulx inevitables
encore apres sa mort. L'impieté de l'atheïste n'a rien
de tout cela: il est bien vray que son ignorance est bien
malheureuse, et que c'est une grande calamité à l'ame
que de mal veoir, ou du tout estre aveugle, en si grandes et si
dignes choses, aiant le principal et le plus clair de ses yeux
esteinct, qui est la cognoissance de Dieu, mais au moins ceste
crainte passionnee, cest ulcere de conscience, ceste combustion
d'esprit, et ceste servile abjection, n'est point conjoincte
à son opinion. Platon escrit que la musique a esté
donnee aux hommes par les Dieux, pour les rendre modestes, gracieux,
et bien conditionnez, non pas pour delices ny pour une
volupté, ny un chatouillement d'oreilles, pource qu'il
advient aucunefois, à faulte des Muses et des Graces, grande
confusion et desordre és accords et consonances de l'ame, qui
se desbauche quelquefois outrageusement par intemperance, ou par
nonchalance, et la musique survenant là-dessus les rameine et
les remet derechef tout doulcement en leur ordre et en leur lieu:
car, comme dit le poëte Pindare,
Ceux qui ne sont point des esleus
Du grand Jupiter bien-voulus,
Trouvent la voix melodieuse
Des Muses mesmes odieuse.
Voire et s'en aigrissent et courroucent: comme lon dit que les
Tigres, si on leur sonne des tabourins alentour d'elles, en entrent
en fureur, et s'en tourmentent tant, que finablement elles s'en
deschirent elles mesmes. Il y a doncques moins de mal en ceulx qui
par surdité, ou autre dureté et debilitation de
l'ouyë, n'ont aucune passion ne sentiment de la musique.
C'estoit un grand malheur à Tiresias de ne voir point ses
enfans ny ses familiers, mais bien plus grief et plus grand fut-ce
à Athamas et à Agavé de penser, en les voyant,
voir des lions, ou des cerfs: et quand Hercules devint
enragé, il luy eust mieux valu ne voir, ny ne sentir point
ses enfans, que de faire à ceux qu'il aimoit plus au monde,
ce qu'il eust sçeu executer alencontre de ses plus mortels
ennemis. Ne te semble-il pas maintenant, qu'il y ait une semblable
difference entre les atheïstes et les superstitieux? les
atheïstes ne voyent point les Dieux du tout, les superstitieux
les voyent autrement qu'il ne faut: les atheïstes se persuadent
qu'il n'y en a point nullement: les superstitieux estiment
effroyable ce qui est bening, cruel comme un tyran ce qui est doulx
comme un pere, nous portant dommage ce qui a tout soing de nostre
bien et profit, aspre et farouche en courroux ce qui est sans
cholere: et puis ils adjoustent foy à des fondeurs de bronze,
à des tailleurs de pierre, et à des imagiers et
mouleurs en cire, qui leur representent les Dieux avec semblance de
corps humains, et les forment, les accoustrent, et les adorent
<p 121v>tels: et ce pendant ils mesprisent les philosophes,
et les graves hommes de gouvernement, qui preuvent et monstrent que
la majesté de Dieu est accompagnee de bonté, de
magnanimité, de benevolence et de soing de nostre bien,
tellement qu'il en demeure aux uns une privation de tout sentiment,
et une mescreance des causes d'où procedent tous biens, et
aux autres une desfiance et une crainte de ce qui ne fait que
profiter et aider. Et en somme, l'impieté de l'atheïste
est, ne sentir aucune passion envers la divinité, à
faute d'entendre et de cognoistre ce qui est souverainement bon: et
la superstition est un amas de diverses passions
souspeçonnant que ce qui est bon de nature soit mauvais: car
les superstitieux craignent les Dieux, et neantmoins recourent
à eux: Ils les flatent, et leur disent injures: Ils les
prient et les accusent. C'est chose commune aux hommes de n'estre
jamais heureux en toutes choses, car comme dit Pindare parlant des
Dieux,
Ceux-là ne sont ny à vieillesse,
Ny à maladifve foiblesse,
Ny à autres maulx asservis,
Tousjours en liesse ravis,
Pour ne craindre point le passage
D'Acheron au bruyant rivage.
Mais les passions et affaires des hommes sont entremeslez de divers
accidents et adventures, qui tournent tantost en une sorte, et
tantost en une autre. Voyons doncques quel est l'atheïste
premierement és choses qui adviennent oultre son gré,
et considerons un peu son affection et disposition en telles
occurrences. S'il est au demourant homme modeste et temperé,
il supportera sa fortune patiemment sans mot dire, et cerchera aide
et confort de là où il pourra: mais s'il est vehement
de nature, et qu'il porte impatiemment son malheur, il rejettera et
fondera toutes ses plaintes et lamentations sur la fortune et
casuelle adventure, et criera qu'il n'y a rien qui soit
gouverné par justice ny par providence és choses
humaines, ains que tout y va temerairement et confusément en
perdition. Mais la façon du superstitieux n'est pas telle,
car l'accident à luy survenu sera le moindre de ses maux,
ains demourant assis sans prouveoir à rien, se bastira sur sa
douleur d'autres afflictions grandes et griefves, et dont il ne se
pourra desfaire, et se remplira luy-mesme de peurs, de frayeurs, de
souspeçons, et de troubles et perturbations, s'attachant en
toutes ses plaintes et lamentations à la providence divine:
car il n'accuse de ses malheurs ny l'homme, ny la fortune, ny
l'occasion, ny soymesme, ains attribue le tout à Dieu, et dit
que c'est de là que luy descend et luy court sus une
influence celeste de tout malheur, preschant qu'il n'est pas homme
malheureux, mais haï et mal-voulu des Dieux, et qu'il est
meritoirement puny, affligé, et tourmenté par la
providence divine. Si l'atheïste devient malade, il discourt en
luy-mesme, et se ramene en memoire s'il a point trop mangé,
ou trop beu, ou s'il a point fait quelque autre desordre en son
vivre, s'il a point travaillé excessivement ou s'il a point
changé d'air qui luy fust familier en autre fort estrange et
trop different du sien naturel. Et si d'adventure il luy est survenu
quelque desastre en matiere de gouvernement de la chose publique,
qu'il ait encouru quelque disgrace et mauvaise reputation envers le
peuple, ou s'il a esté calomnié envers le prince, il
en va recercher la cause en luymesme, et és choses qui sont
alentour de luy,
Où ay-je esté, qu'ay-je fait, ou mesfait?
Qu'ay-je oublié que je deusse avoir fait?
Mais le superstitieux dira, que toute maladie de son corps, perte de
biens, mort d'enfans, toute adversité et toute malencontre en
affaires de gouvernement, seront autant de coups de l'ire des Dieux,
et d'assaults de la justice divine, tellement qu'il n'osera pas se
secourir soymesme, ny destourner son malheur, ou bien remedier
à son <p 122r>inconvenient, non pas mesme s'y
opposer, de peur qu'il ne semble se vouloir attacher à
combatre contre les Dieux, ou leur resister quand ils le veulent
chastier: en sorte que s'il est malade, il chassera hors de sa
chambre le medecin qui le viendra visiter: s'il est en deuil, il
sera fermer sa porte au philosophe qui le viendra consoler et
reconforter: Laisse moy mon amy, dira-il, payer la peine que j'ay
meritee, meschant, malheureux et maudit homme, haï des Dieux et
demy-dieux, que je suis. On peut bien a un homme qui ne croit point
et ne se persuade point qu'il y ait de Dieu, qui au demourant est
oultré de douleur, et se tourmente desespereement, luy
essuyer la larme de l'oeil, luy faire touzer ses cheveux, luy oster
sa robbe de deuil. Mais le superstitieux, comment luy parlerez-vous?
comment luy donnerez-vous secours? Il sera en sa douleur dehors de
sa maison, affublé d'un sac, ou ceint sur les reins de
quelques meschants haillons tous deschirez, souvent il se veautrera
tout nud dedans la fange, il confessera et declarera je ne
sçay quels pechez et fautes qu'il aura commises, comme qu'il
aura beu ou mangé cecy ou cela, ou qu'il aura esté
quelque part où Dieu luy defendoit d'aller: et s'il est le
mieux qu'il sçauroit estre pour superstitieux, et que sa
superstition soit doulce, pour le moins sera-il en sa maison assis
avec force sacrifices que lon fera autour de luy, force aspersions:
et les vieilles qui luy viendront attacher, et pendre au col, ne
plus ne moins qu'a un pau fiché, comme disoit Bion, tous les
brevets, et sorcelleries et sottises qu'elles auront en main. On lit
que Teribasus quand les Perses le voulurent prendre prisonnier, meit
le main à son cymeterre qui estoit fort et roide, et se
defendit vaillamment: mais si tost qu'ils luy crierent et
protesterent, que c'estoit par commission et commandement du Roy
qu'ils le vouloient prendre, il jetta incontinent son espee, et
bailla ses deux mains à lier. N'est-ce pas chose du tout
semblable à ce que nous disons? Les autres combattent
alencontre des adversitez, et repoulsent les afflictions, faisant
tout ce qui est en eux pour les evader, et pour destourner ce qu'ils
ne voudroient pas veoir advenir: Mais le superstitieux ne veut
escouter personne, ains dit en luy-mesme à par soy: ô
miserable, tout ce malheur te vient de la providence divine, et par
le commandement de Dieu. Il rejette toute esperance, il s'abbandonne
luy-mesme, il fuit et repoulse ceux qui le veulent secourir. Il y a
beaucoup de maux qui d'eux-mesmes sont mediocres, que les
superstitieux rendent mortels. L'ancien Roy Midas estant
troublé et fasché pour quelques songes qu'il avoit
songez, à la fin se desespera, tellement qu'il se feit
volontairement mourir, en beuvant du sang de taureau: et Aristodemus
Roy des Messeniens, en la guerre qu'il eut contre les Messeniens,
estant advenu que les chiens hurlerent comme des loups, et que
alentour de son autel domestique il estoit creu de l'herbe qui
s'appelle chiendent, et que ses devins luy dirent qu'ils redoutoient
fort ces signes-là, il en conceut en son coeur une si grande
tristesse, et en entra en si grand desespoir, qu'il se desfeit luy-
mesme. Et eust à l'adventure mieux valu que Nicias se fust
ainsi delivré de sa superstition, comme feirent Midas et
Aristodemus, que pour la crainte de l'ombre de l'eclipse de la lune,
attendre que l'ennemy le vint envelopper et enceindre tout à
l'entour, et au bout du jeu tomber vif entre les mains de ses
ennemis, qui le feirent mourir honteusement avec quarante mille
hommes Atheniens, qui furent ou mis à l'espee, ou pris
prisonniers: car l'opposition de la terre se rencontrant
diametralement entre la Lune et le Soleil n'estoit pas à
craindre ny à redouter en temps où il estoit besoing
se servir de ses pieds, mais bien estoient dangereuses les tenebres
de la superstition, de troubler et confondre le jugement de celuy
qui y estoit tombé, en temps mesmement qui avoit plus besoing
de bon sens et de bon entendement.
Desja la mer commance à se froncer
De pers sillons, et à se courroucer:
Desja la nue alentour environne
<p 122v> Le haut des monts de venteuse
couronne,
En se levant tout' droitte contre mont.
Cela est un signe de tempeste: ce que voyant le bon pilote, prie
bien aux Dieux de luy faire la grace d'en eschapper, et invoque
à son aide ceux que lon appelle Salutaires: mais cependant,
en faisant ses prieres, il prent en main le timon, il baisse
l'antenne, et tasche en amenant la maistresse voile, à se
jetter hors de la mer tenebreuse. Hesiode commande, avant que le
laboureur commance à labourer ou semer,
Faire ses veuts à Jupiter terrestre,
Et à Ceres la deesse champestre:
mais c'est an aiant la main sur le manche de la charrue. Et Homere
fait que Ajax, estant sur le poinct de combattre teste à
teste contre Hector, admoneste les Grecs de faire priere aux Dieux
pour luy: mais que cependant qu'ils prient, luy s'arme tresbien de
toutes pieces. Et Agamemnon apres avoir recommandé aux
soudards Grecs,
Chascun sa lance aiguise et tiene preste,
Et son escu ainsi qu'il faut appreste: alors il requiert
à Jupiter,
O Jupiter donne moy ceste grace,
Que de Priam la cité je terrace.
Car Dieu est esperance de vertu, non pas excuse de lascheté.
Mais les Juifs estant la solennité de leurs grands sabbats,
combien que les ennemis plantassent les eschelles et gaignaissent
leurs murailles, demeurerent assis en robbe de deuil en leurs
maisons, et ne s'en leverent jamais de leurs sieges, ains
demeurerent liez et enveloppez en leur superstition comme dedans une
seinne. Voyla quelle est la superstition és occurrences des
temps et affaires qui ne succedent pas à gré, ains au
rebours de nostre volonté, c'est à dire en
adversité: mais elle n'est de rien meilleure que
l'atheïsme &eacut