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LES OEUVRES MORALES ET MESlees de Plutarque, Traduictes de Grec en François, reveuës et corrigees en plusieurs passages par Maistre Jaques Amiot Conseiller du Roy et grand Aumosnier de France. DIVISEES EN DEUX TOMES, ET ENRICHIES en ceste edition de Annotations en marge, avec deux Indices. Le premier des traités, Le second des choses memorables mentionnees esdites Oeuvres. A PARIS, Chez Barthelemy Macé, au mont S. Hilaire à l'Escu de Bretaigne. M.D.LXXXVII. Avec Privilege du Roy.

<p a2r> AU ROY TRESÄCHRESTIEN CHARLES IX. DE CE NOM.
SI vous prenez plaisir à porter Sceptres, et à seoir en Thrones royaux, dit Salomon, aimez la sapience, afin que vous regniez eternellement: aimez la lumiere de sapience, vous qui commandez aux peuples. C'est une belle instruction, Sire, et un sage advertissement pour ceux à qui Dieu a mis en main les resnes du gouvernement de ce monde, leur estant addressé par un Roy, auquel Dieu donna jadis tant de sagesse, que jamais auparavant n'en avoit esté de semblable, ny jamais plus, dit l'Escriture, n'en sera de pareil. Car certainement sapience est provision necessaire à ceux qui veulent regner, sans laquelle les Roys, quelques grands, quelques riches et puissans qu'ils soyent, ne sont pas munis de ce qu'il leur faut, pour exercer dignement et maintenir seurement leur estat, et avec laquelle ils ont moyen d'estre honorez, et heureux en ce monde temporellement, et glorieux en l'autre eternellement, eux et ceux qui ont à vivre soubs leur obeissance, suivant ce que dit la mesme sapience. «Le sage Roy est l'establissement, l'appuy et asseuré fondement de son peuple.» A quoy se rapporte aussi naïfvement, ainsi que toute verité s'accorde à toute verité, le dire de Platon, Que les Royaumes seront heureux quand les Philosophes regneront, ou que les Roys philosopheront, c'est à dire, quand ils feront profession d'aimer la sapience: propos veritablement memorable, digne d'estre souvent recordé et profondement engravé és coeurs des Monarques et Roys, d'autant qu'en ce poinct-là principalement, à le bien prendre, gist et consiste la grandeur auguste de la Majesté Royale, et que c'est enquoy les Roys approchent plus pres, et ressemblent mieux à la divinité, de pouvoir beatifier et rendre heureux, non une ville seulement, ou un païs particulier, ains tout un monde, par maniere de dire, selon l'estendue de leur Empire, n'ayant la hautesse de leur estat rien de meilleur que de vouloir, ny de plus grand que de pouvoir bien faire à une multitude innumerable de toutes sortes d'hommes. Or y ayant en nostre ame deux principales puissances necessairement concurrentes à toute louable et vertueuse action, l'entendement et la volonté, l'un pour comprendre ce qu'il faut faire, et l'autre pour l'executer, sapience est la perfection de toutes les deux, qui enlumine, sublime et affine le discours de la raison par la cognoissance des choses, pour sçavoir discerner le vray du faux, le bien du mal, et le droit du tort, afin de pouvoir bien juger: et qui rectifie, reigle et conduit la volonté pour luy faire aymer, elire et pourchasser l'un, hair, fuir, et eviter l'autre. Ces deux perfections certainement sont graces singulieres de Dieu, et dons speciaux du sainct Esprit, mais plus necessaire celle de la volonté, qui n'est autre chose que la crainte de Dieu, et conscience craintive, et tremblante de peur de l'offenser, tant et si souvent recommandee par toute la saincte escriture, que en plusieurs passages elle est honnoree du tiltre et nom venerable de Sapience, <p a2v>disant le bon Job, «Sapience est la crainte du Seigneur Dieu: et l'intelligence, se garder de mal faire.» Mais si elle est requise à toutes sortes de gens qui desirent traverser la tourmente de ceste vie sans mortel naufrage, beaucoup plus l'est- elle aux Princes souverains qu'à nuls autres, d'autant que les inferieurs et subjects, si d'aventure ils choppent quelque fois, trouvent assez qui les releve: mais les Roys qui ne recognoissent aucun superieur en ce monde, qui se disent estre par dessus les loix, et avoir plein pouvoir, puissance absoluë, et authorité souveraine, s'ils ont enuie de fourvoyer, qui les redressera? s'ils s'oublient, qui les corrigera? s'ils se laissent aller à leurs appetits, qui les en retiendra? Estant si difficile de tenir mesure et garder moyen en licence qui n'est point limitee, ainsi que tesmoigne ce proverbe ancien,
  Celuy auquel ce qu'il veut loit,
  Veult tousjours plus que ce qu'il doit.
Certainement il n'y aura rien que celuy qui est terrible, ce dit le Prophete Royal, qui oste l'esprit et la vie aux Princes, qui transfere les Couronnes et Royaumes d'une gent à autre, pour les injustices, abus, et diverses tromperies, ainsi que dit le Sage, lequel menace effroyablement les mauvais Princes au livre de Sapience, en ces propres termes: «La puissance et authorité que vous avez, vous a esté donnée de Dieu, lequel examinera voz oeuvres, et sondera voz coeurs: et pour ce qu'estants ministres de son regne vous n'avez pas bien jugé, vous n'avez pas gardé la loy de Justice, ny n'avez pas cheminé selon sa volonté, il vous apparoistra horriblement, et bien tost, par ce qu'il se fera jugement tresdur de ceux qui commandent: au petit se fera misericorde, mais les puissants seront tourmentz puissamment.» C'est la voix de Sapience et de verité, Sire, qui deust continuellement sonner aux oreilles de tous Princes et Seigneurs, afin qu'ils se donnassent bien garde de tomber en ce jugement, dont les peut garentir et preserver ceste heureuse sapience de la crainte de Dieu. Mais quel moyen y a-il de l'avoir? C'est luy seul qui la donne liberalement, et ne la plaint à personne qui la luy demande avec fermeté de vive foy. Et toutesfois encore y a-il des moyens qui nous aydent et nous disposent à l'obtenir, comme entre autres la lecture des sainctes Lettres, qui semble estre l'estude propre d'un Roy Treschrestien, suivant ceste sentence escripte en la Loy de Moyse: «Apres que le Roy sera assis en son throsne Royal, il transcrira le livre de ceste loy, dont il prendra l'original des mains des Prestres Levitiques, l'aura tousjours aupres de soy, et y lira tous les jours de sa vie, afin qu'il en apprenne à craindre Dieu son Seigneur, à garder ses commandements, et les cerimonies contenues en sa loy.» Plus fructueuse ne plus salutaire estude ne pourroit-il faire, prouveu qu'il en prenne l'intelligence non du propre sens d'aucun particulier, mais de la tradition et consentement universel de l'Eglise. C'est de tels livres proprement que le Prince Chrestien doit apprendre ceste genereuse et bien-heureuse crainte inspiree de l'esprit de Dieu, qui luy reigle et dirige sa volonté, la gardant de se desborder, et vaguer en licence effrenee, luy enseignant de n'estimer pas que sa volonté absoluë soit raison et justice, ainsi que le flateur Anaxarchus donnoit jadis impudemment à entendre au Roy Alexandre le grand, pour luy faire passer le regret qu'il avoit de l'homicide par luy commis en la personne de Clytus, disant que Dicé et Themis, c'est à dire, droict et justice, estoyent les assesseurs et collateraux de Jupiter, pour signifier et donner à entendre aux hommes, que tout ce qui est dict ou faict par le Prince est juste, legitime et droiturier: ains au contraire luy donne à cognoistre, qu'il doit estre subject à la loy eternelle, royne des mortels et immortels, comme dit Pindarus, qui est la droitte raison, verité et justice, propre volonté de Dieu seul, obeissant à laquelle il fera ne plus ne moins que la ligne et la reigle, laquelle estant premierement droitte de soy- mesme, dresse puis apres toutes autres choses qui sont gauches et tortues, en s'appliquant à elles: par ce que tout ainsi comme du chef sourdent et se derivent les nerfs, instruments du sentiment et du mouvement, et par iceux influë l'esprit animal en toutes les parties du corps humain, sans lequel il ne pourroit exercer aucune function naturelle de sentir ny de mouvoir: aussi voit-on ordinairement que par imitation et influence du desir de complaire, les subjects prennent les moeurs et conditions de leur Roy suivant ce que dit un poëte,
<p a3r>   Communement la subjette province,
  Forme ses moeurs au moule de son Prince.
de maniere que s'il fait profession de craindre Dieu, d'estre sage et vertueux, il achemine par son exemple les principaux de ses subjects premierement, et puis les autres de main en main, à devenir semblablement devots envers Dieu, justes envers les hommes, et consequemment bienheureux: comme au contraire aussi depuis qu'il est ignorant et vicieux, il espand la contagion du vice et de l'ignorance par toutes les provinces de son obeissance: ne plus ne moins qu'il est force que toutes les copies transcriptes d'un original defectueux ou depravé retiennent les fautes du premier exemplaire. C'est pourquoy le grand Cyrus, celuy qui premier establit l'Empire des Perses, souloit dire «qu'il n'appartenoit à nul de commander s'il n'estoit meilleur que ceux ausquels il commandoit.» Cela mesmes vouloit aussi monstrer Osiris, qui fut jadis un sage Roy d'Aegypte, portant pour sa devise le sceptre, dessus lequel il y avoit un oeil, pour signifier la sapience qui doit estre en un Roy: n'appartenent pas à un qui forvoye, de redresser: qui ne voit goutte, de guider: qui ne sçait rien, d'enseigner: et qui ne veut obeir à la raison, de commander. Ainsi que font les mal-advisez et pirement conseillez Princes, qui refusent de recevoir les remonstrances de la raison, comme un maistre qui leur commande, de peur qu'elle ne leur retrenche ce qu'ils estiment le principal bien de leur grandeur, en les assubjettissant à leur devoir, et les gardant de faire tout ce qui leur plaist: suivant ce que disoit le tyran de Sicile Dionysius, que le plus doux contentement qu'il recevoit de sa domination tyrannique estoit que tout ce qu'il vouloit, incontinent se faisoit. Car ce n'est pas vraye grandeur que de pouvoir tout ce que l'on veut, mais bien de vouloir tout ce qu'on doit. Telle donc est la partie de Sapience où les Roys doivent plus estudier, d'autant que servir à Dieu est regner, et qu'ayans appris à craindre Dieu, ils sçavent ne craindre rien au demourant, ains fouler aux pieds et mespriser tous les dangers et terreurs de ce monde: et au reste pour l'autre partie acquerir leur sert aussi grandement la cognoissance de l'antiquité, la lecture des histoires et principalement les livres et discours de la Philosophie morale, traittant des qualitez louables ou vituperables és moeurs des hommes, du gouvernement des estats, de l'origine des Royaumes, comment ils prennent leurs commencements, qui les fait croistre et les maintient en leur entier, pour quelles causes ils diminuent, et qui leur apporte finale decadence et totale ruine. Ce sont les livres que Demetrius Phalerien, grand personnage et fort estimé en matiere d'estat et de gouvernement, conseilloit de lire sur tous autres au Roy d'Aegypte Ptolomeus: «Pour ce, disoit-il, que tu y verras et apprendras beaucoup de fautes que tu commets en ton gouvernement, lesquelles tes familiers ne te veulent ou ne t'osent à l'adventure pas dire:» se trouvant tousjours assez de gens à l'entour des Princes, qui leur preschent plustost la grandeur de leur pouvoir, que l'obligation de leur devoir: là où ces maistres muets- là ne cerchent point à complaire, ains sans flater representent naifvement, comme dedans un miroir quel est le bon Prince, quel est l'office d'un vray Roy: comme entre les autres est le livre de Xenophon qu'il a escrit de la vie de Cyrus, là où il a avec un gentil pinceau depeint de naifves couleurs soubs le nom de Cyris, quel seroit un Roy s'il s'en trouvoit au monde de parfait. Tels livres d'autant qu'ils sont ornez de beau langage, enrichis d'exemples tirez de toute l'antiquité, et tissus de l'ingenieuse invention d'hommes sçavants qui ont visé à plaire ensemble et à profiter, entrent quelquefois avec plus de plaisir és oreilles delicates des Princes, que ne fait pas la saincte Escriture, qui pour sa simplicité, sans aucun ornement de langage, semble commander plustost imperieusement, que de suader gracieusement. Et pourtant seroit-il utile aux Princes de divertir quelquefois leur entendement à la lecture de tels escrits, qui tendent et conduisent à mesme fin que les livres saincts, c'est à sçavoir de rendre les hommes vertueux, mais par divers moyens: ceux là pour la crainte de Dieu qui applique le loyer au merite, et la peine au demerite: et ceux-cy par la glorieuse renommee immortelle qu'ils promettent aux Princes vertueux, dont ils doivent estre plus desireux, que de la conservation de <p a3v>leur propre vie: et l'infamie perdurable aussi dont ils menassent les vicieux, de tant plus mesmement que l'on remarque jusques aux moindres choses, bonnes ou mauvaises qui sont és moeurs des Princes, par ce que la haultesse de leur estat expose et met leur vie en la veuë de tout le monde. Si n'est pas l'estude d'un Roy de s'enfermer seul en une estude, avec force livres, comme feroit un homme privé, mais bien de tenir tousjours aupres de luy gents de sçavoir et de vertu, prendre plaisir à en deviser et conferer souvent avec eulx, mette en avant tels propos à sa table, et en ses privez passetemps, en ouyr volontiers lire et discourir: l'accoustumance luy en rend l'exercice peu à peu si aggreable et si plaisant, qu'il trouve puis apres tous autres propos fades, bas et indignes de son exaulcement, et si fait qu'en peu d'annees il devient sans peine bien instruit et sçavant és choses dont il a plus affaire en son gouvernement, suivant la sentence de ce commun proverbe des Grecs,
  Les Roys, sçavants deviennent quand ils ont
  Tousjours pres d'eux des hommes qui le sont.
Succedez doncques, Sire, à ceste veritablement royale condition du feu Roy François premier, vostre grandpere, Prince de tres-auguste memoire, comme vous avez fait à sa couronne, et à plusieurs autres belles et grandes qualitez, tant du corps que de l'esprit, d'aimer et approcher de vous les personnes qui feront profession de lettres à bonnes enseignes, et qui auront vertu conjointe avec eminent sçavoir, aimez à discourir avec eux, et y employez tant de bonnes heures qui se perdent quelquefois inutilement. Car, nous l'avons veu par le moyen de telle conference et communication devenu l'un des plus sçavants hommes en toute liberale science et honneste litterature qui fust de son regne en la France, et sans contredit le plus eloquent. Ce que nous pouvons raisonnablement avec le temps esperer et nous promettre de vous sur les arres de la cognoissance de plusieurs belles choses que vous avez ja acquises, et mesmement sur le livre que vous mettez presentement par escrit en beaux et bons termes touchant l'art de la venerie. Or ayant eu ce grand heur que d'estre mis aupres de vous dés vostre premiere enfance, que vous n'aviez gueres que quatre ans, pour vous acheminer à la cognoissance de Dieu et des lettres, je me mis à penser quels autheurs anciens seroient plus idoines et plus propres à vostre estat, pour vous proposer à lire quand vous seriez venu en aage d'y pouvoir prendre quelque goust. Et pour ce qu'il me sembla qu'apres les sainctes Lettres la plus belle et la plus digne lecture que l'on sçauroit presenter à un jeune Prince, estoyent les Vies de Plutarque, je me mis à revoir ce que j'en avois commencé à traduire en nostre langue par le commandement du feu grand Roy François, mon premier bienfaitteur, que Dieu absolve, et parachevay l'oeuvre entier estant en vostre service il y a environ douze ou treize ans. Et en ayant esté la traduction assez bien receuë par tout où la langue Françoyse est entenduë, tant en ce Royaume que dehors, mesmement endroit vous qui depuis que l'aage et l'usage vous eurent apporté la suffisance de lire, et quelque jugement naturel, ne vouliez lire en autre livre. Cela me donna dés lors envie de mettre aussi en vostre langue ces autres Oeuvres morales et philosophiques qui ont peu jusques à nos jours eschapper à l'envie du temps: estant encore stimulé à ce faire par un zele d'affection particuliere, pource que comme l'on tient qu'il fut jadis precepteur de Trajan, le meilleur des Empereurs qui furent oncques à Rome, aussi Dieu m'avoit fait la grace de l'avoir esté du premier Roy de la Chrestienté, que nature a doué d'autant de bonté que nul de ses predecesseurs: combien que ce fust entreprise trop hardie, à dire la verité, et presque temeraire, non seulement pour le peu de suffisance que je recognois en moy, mais aussi pour l'obscurité du subject en beaucoup de ses traictez philosophiques, ausquels il n'est pas possible, ou pour le moins bien difficile, de pouvoir donner grace et lumiere en nostre langue, et principalement pour la defectuosité, corruption et depravation miserable qui se trouve presque par tout le texte original Grec. Toutesfois le desir de faire chose à quoy vous prinssiez plaisir, et qui fust profitable à vos subjects en public, m'a tenu en haleine et tellement excité, qu'à la fin j'en suis venu à bout tellement <p a4r>quellement, jusques à ce que par quelque bonne fortune un meilleur et plus entier exemplaire puisse tomber en mes mains, ou de quelque autre apres moy. Je laisseray juger à la commune voix de ceux qui voudront prendre la peine de conferer et examiner ma traduction sur le texte Grec, avec quel succez je m'en seray acquité: mais bien puis-je dire en verité, que ç'a esté avec un labeur incroyable, pour suppleer, remplir ou corriger par conjecture fondee sur le long usage d'avoir tant et si longuement manié cest autheur par collation de plusieurs passages respondans l'un à l'autre, et de divers exemplaires vieux escrits à la main, infinis lieux qui y sont d'esesperement estropiez et mutilez: ce que nul ne peut estimer, quel tourment d'esprit et quelle croix d'entendement c'est, qui ne l'a essayé afin de pouvoir faire sortir l'oeuvre és mains des hommes, au moins en tel estat, que l'on y peut prendre quelque plaisir et profit: ce que je pense avoir fait ayant estudié de le rendre le plus clair qu'il m'a esté possible, en si profonde obscurité biensouvent, et si scabreuse et raboteuse asperité presque par tout ordinairement. Mais si la varieté est delectable, la beauté aimable, la bonté louable, l'utilité desirable, la rarité esmerveillable, et la gravité venerable, je ne sçay point d'autheur profane, qui a tout prendre ensemble, soit à preferer, non pas à conferer, aux Oeuvres de Plutarque, mesmement qui les pourroit avoir toutes, et en leur entier. Au demourant, si j'ay par ceste traduction mienne aucunement enrichy ou poly vostre langue, honoré vostre regne, et bien merité de vos subjects, et de tous ceux qui entendent le langage françois, louange en soit à Dieu qui m'en a fait la grace: mais l'honneur et le gré du monde vous en sont deuz, Sire, d'autant que c'est pour vous que je l'ay entrepris, et à vous seul je le vouë et dedie, avec l'humble service de tout le reste de ma vie, le faisant sortir en public, soubs la protection de vostre tresnoble nom, pour en quelque chose me monstrer recognoissant de tant de biens, de faveurs et d'honneurs que vous m'avez faits de vostre grace, et me faittes journellement: et aussi pour tesmoigner à la posterité, et à ceux qui n'ont pas cest heur de vous cognoistre familierement, que nostre Seigneur a mis en vous une singuliere bonté de nature, encline d'elle-mesme à aimer, honorer et estimer toutes choses vertueuses, mesmement les lettres, et ceux qui avec vertu ont travaillé de les acquerir. Qui me fait estimer que si bien le commencement de vostre regne a esté fort turbulent et calamiteux, le progres en sera plus heureux, si Dieu plaist, et la fin glorieuse, prouveu que vous vous affectionniez tousjours de plus en plus à aimer et pourchasser ceste saincte Sapience discipline des Roys, en la demandant par chacun jour d'ardente affection à celuy qui seul la peut donner, disant avec Salomon, «Donne moy la Sapience qui assiste à ton throsne:» et avec le prophete royal, «Perce ma chair de ta crainte, afin que je redoute tes jugements:» demourant tousjours en l'union et obeissance de la saincte Eglise Catholique, dont vous estes le premier fils, et vous efforçant de retenir tousjours par tous vertueux et religieux deportements le tiltre hereditaire de Roy Tres-chrestient que vos glorieux ancestres vous ont acquis. A tant je finiray la presente par la devote affectueuse oraison que fait le peuple fidele pour son bon Roy David, Nostre Seigneur vous vueille exaucer au jour de tribulation, le nom du Dieu de Jacob vous soit en protection, vous envoye secours de son sainct mont, et de Sion vous defende: se souvienne de tous vos sacrifices, et ait pour aggreable vos offrandes: vous vueille donner ce que vostre cueur desire, et face ressortir tous vos conseils à bonne fin. Vostre tres-humble, tres-obeissant et tres-obligé serviteur et subject Jacques Amyot E. d'Auxerre, vostre grand Aumosnier.

<p a5r> Les Traitez contenus au premier Tome.
I. Comment il fault nourrir les Enfans. feuillet 1
II. Comment il fault lire les Poëtes. 8
III. Comment il fault ouïr. 24
IIII. De la Vertu morale. 31
V. Du vice et de la vertu. 38
VI. Que la vertu se peut enseigner. 39
VII. Comment on pourra discerner le flateur d'avec l'amy. 39
VIII. Comment il faut refrener la cholere. 55
IX. De la Curiosité. 63
X. Du contentement ou repos de l'esprit. 67
XI. De la mauvaise honte. 76
XII. De l'amitié fraternelle. 81
XIII. Du trop parler. 89
XIIII. De l'avarice et convoitise d'avoir. 97
XV. De l'amour et charité naturelle des peres envers leurs enfans. 100
XVI. De la pluralité d'amis. 103
XVII. De la Fortune. 105
XVIII. De l'envie et de la haine. 107
XIX. Comment on pourra recevoir utilité de ses ennemis. 109
XX. Comment on pourra appercevoir si lon amende en l'exercice de la vertu. 113
XXI. De la Superstition. 119
XXII. Du Bannissement. 124
XXIII. Qu'il ne faut point emprunter à usure. 130
XXIIII. Qu'il faut qu'un Philosophe converse avec les Princes. 133
XXV. Qu'il est requis qu'un Prince soit sçavant. 135
XXVI. Que le vice est suffisant pour rendre l'homme malheureux. 137
XXVII. Comment on se peut louer soy-mesme sans reprehension. 138
XXVIII. Quelles passions sont les pires, celles de l'ame, ou celles du corps. 144
XXIX. Les Preceptes de Mariage. 145
XXX. Le Banquet des sept Sages. 150
XXXI. Instruction pour ceux qui manient affaires d'estat. 161
XXXII. Si l'homme d'aage se doit mesler d'affaires publiques. 178
XXXIII. Les dicts notables des anciens Roys, Princes et grands Capitaines. 188
XXXIIII. Les dicts notables des Laced@emoniens. 109
XXXV. Les vertueux faicts des femmes. 229
XXXVI. Consolation envoyee à Appollonius sur la mort de son fils. 242
XXXVII. Consolation envoyee à sa femme, sur la mort de sa fille. 255
XXXVIII. Pourquoy la Justice divine differe quelque-fois la punition des malefices. 258
XXXIX. Que les bestes brutes usent de la raison. 269
XL. S'il est loisible de manger chair. Traitté premier. 274
Traitté second. 276
XLI. Que l'on ne sçauroit vivre joyeusement selon Epicurus. 277
XLII. Si ce mot commun est bien dit, Cache ta vie. 291
XLIII. Les Reigles et preceptes de Santé. 292
<p a5v> XLIIII. De la Fortune des Romains. 301
XLV. De la Fortune ou vertu d'Alexandre. Traitté premier. 307.
Traitté second. 311
XLVI. D'Isis et d'Osiris. 318
XLVII. Des Oracles qui ont cessé. 335
XLVIII. Que signifie ce mot Ei. 352 Les Traittez du second Tome.
XLIX. Les Propos de Table. 359
L. Les Opinions des Philosophes. 439
LI. Les Demandes des choses Romaines. 460
LII. Les Demandes des choses Grecques. 478
LIII. Collation abregee d'aucunes histoires. 485
LIIII. Les Vies des dix Orateurs. 492
LV. De trois sortes de gouvernement. 503
LVI. Sommaire de la Comparaison d'Aristophanes et de Menander. 504
LVII. Estranges Accidents advenus pour l'amour. 505
LVIII. Quels Animaux sont les plus advisez. 507
LIX. Si les Atheniens ont esté plus excellents en armes qu'en lettres. 523
LX. Lequel est plus utile, le feu, ou l'eau. 527
LXI. Du premier froid. 538
LXII. Les Causes naturelles. 534
LXIII. Les Questions Platoniques. 539
LXIIII. De la creation de l'Ame. 546
LXV. De la fatale Destinee.
LXVI. Que les Stoïques disent des choses plus estranges que les Poëtes. 559
LXVII. Les Contredicts des philosophes Stoïques. 560
LXVIII. Des communes Conceptions contre les Stoïques. 573
LXIX. Contre l'Epicurien Colotes. 588
LXX. De l'Amour. 599
LXXI. De la face qui apparoist au rond de la Lune. 613
LXXII. Pourquoy la prophetisse Pythie ne rend plus les oracles en vers. 627
LXXIII. De l'esprit familier de Socrates. 635
LXXIIII. De la malignité d'Herodote. 648
LXXV. De la Musique. 660

<p 1r> LES OEUVRES MORALES DE PLUTARQUE, Translatees de Grec en François.

COMMENT IL FAUT NOURRIR LES ENFANS.
POUR bien traitter de la nourriture des enfans de bonne maison, et de libre condition, comment, et par quelle discipline on les pourroit rendre honnestes et bien conditionnez, à l'adventure vaudra-il mieulx commancer un peu plus hault, à la generation d'iceux. En premier lieu doncques, je conseillerois à ceux qui desirent estre peres d'enfans qui puissent un jour vivre parmy les hommes en honneur, de ne se mesler pas avec femmes les premieres venuës, j'entens comme avec courtisanes publiques, ou concubines privees: pour ce que c'est un reproche qui accompagne l'homme tout le long de sa vie, sans que jamais il le puisse effacer, quand on luy peut mettre devant le nez, qu'il n'est pas issu de bon pere et de bonne mere, et est la marque qui plustost se presente à la langue et à la main de ceux qui le veulent accuser ou injurier: au moyen dequoy a bien dit sagement le poëte Euripide,
  Quand une fois mal assis a esté
  Le fondement de la nativité,
  Force est que ceux qui de tels parents sortent,
  D'autruy peché la penitence portent.
Parquoy c'est un beau thresor pour pouvoir aller par tout la teste levee, et parler franchement, que d'estre né de gens de bien: et en doivent bien faire grand compte ceux qui souhaittent avoir lignee entierement legitime, où il n'y ait que redire. Car c'est chose qui ordinairement ravalle et abaisse le coeur aux hommes, quand ils sentent quelque defectuosité, ou quelque tare en ceux dont ils ont prins naissance: et dit fort bien le poëte,
  Qui sent son pere ou sa mere coulpable
  D'aucune chose à l'homme reprochable,
  Cela de coeur bas et petit le rend,
  Combien qu'il l'eust de sa nature grand.
Comme au contraire, ceux qui se sentent nez de pere et de mere qui sont gens de bien, et à qui lon ne peult rien reprocher, en ont le coeur plus elevé, et en conçoivent plus de generosité. Auquel propos on dit que Diophantus le fils de Themistocles disoit souventefois et à plusieurs, que ce qui luy plaisoit, plaisoit aussi au peuple <p 1v>d'Athenes: «Car ce que je veux (disoit-il) ma mere le veut: et ce que ma mere veut, aussi fait Themistocles: et ce qui plaist à Themistocles, plaist aussi aux Atheniens.» Et en cela fait aussi grandement à louër la magnanimité des Laced@emoniens, lesquels condamnerent leur Roy Archidamus en une somme d'argent, pour l'amende de ce qu'il avoit eu le coeur d'espouser une femme de petite stature, en y adjoustant la cause pour laquelle ils le condamneoient: «Pour autant (disoient-ils) qu'il a pensé de nous engendrer non des Roys, mais des Roytelets.» A ce premier advertissement est conjoint un autre, que ceux qui paravant nous ont escrit de semblable matiere n'ont pas oublié: c'est, «Que ceux qui se veulent approcher de femmes pour engendrer, le doivent faire ou du tout à jeun, avant que d'avoir beu vin, ou pour le moins apres en avoir pris bien sobrement.» Pour ce que ceux qui ont esté engendrez de peres saouls et yvres deviennent ordinairement yvrongnes, suyvant ce que Diogenes respondit un jour à un jeune homme desbauché et desordonné: «Jeune fils mon amy, ton pere t'a engendré estant yvre.» Cela suffise quant a la generation des enfans. Au reste, quant à la nourriture, ce que nous avons accoustumé de dire generalement en tous arts et toutes sciences, cela se peut encore dire et asseurer de la vertu: c'est, «Que pour faire un homme parfaittement vertueux, il faut que trois choses y soient concurrentes, la nature, la raison, et l'usage.» J'appelle raison la doctrine des preceptes: et usage, l'exercitation. Le commancement nous vient de la nature, le progres et accroissement, des preceptes de la raison: et l'accomplissement, de l'usage et exercitation: et puis la cime de perfection, de tous les trois ensemble. S'il y a defectuosité en aucune de ces trois parties, il est force que la vertu soit aussi en cela defectueuse et diminuee: car la nature sans doctrine et nourriture est une chose aveugle, la doctrine sans nature est defectueuse, et l'usage sans les deux premieres est chose imparfaitte. Ne plus ne moins qu'au labourage, il faut premierement que la terre soit bonne: secondement, que le laboureur soit homme entendu: et tiercement, que la semaece soit choisie et elevë: aussi la nature represente la terre, le maistre qui enseigne resemble au laboureur, et les enseignements et exemples reviennent à la semence. Toutes lesquelles parties j'oserois bien pour certain asseurer avoir esté conjointes ensemble és ames de ces grands personnages qui sont tant celebrez et renommez par tout le monde, comme Pythagoras, Socrates, Platon, et autres semblables qui ont acquis gloire immortelle. Or est bienheureux celuy-là, et singulierement aimé des Dieux, à qui le tout est ottroyé ensemble: mais pourtant s'il y a quelqu'un qui pense, que ceux qui ne sont pas totalement bien nez, estans secourus par bonne nourriture et exercitation à la vertu, ne puissent aucunement reparer et recouvrer le defaut de leur nature: sçache qu'il se trompe et se mesconte de beaucoup, ou pour mieux dire, de tout en tout: car paresse aneantit et corrompt la bonté de nature, et diligence de bonne nourriture en corrige la mauvaistié. Ceux qui sont nonchalans ne peuvent pas trouver les choses mesmes qui sont faciles: et au contraire, par soing et vigilance lon vient à bout de trouver les plus difficiles. Et peut-on comprendre combien le labeur et la diligence on d'efficace et d'execution, en considerant plusieurs effects qui se sont en nature: car nous voyons que les gouttes d'eau qui tombent dessus une roche dure, la creusent: le fer et le cuyvre se sont usant et consumant par le seul attouchement des mains de l'homme, et les rouës des charriots et charrettes que lon a courbees à grand' peine, ne sçauroient plus retourner à leur premiere droiture, quelque chose que lon y sçeust faire: comme aussi seroit-il impossible de redresser les bastons tortus que les joueurs portent en leurs mains dessus les eschaffaux: tellement que ce qui est contre nature changé par force et labeur, devient plus fort que ce qui estoit selon nature. Mais ne voit-on qu'en cela seulement, combien peut le soing et la diligence? Certainement il y a un nombre <p 2r>infiny d'autres choses, esquelles on le peut clairement appercevoir. Une bonne terre, à faute d'estre bien cultivee, devient en friche: et de tant plus qu'elle est grasse et forte de soy-mesme, de tant plus se gaste-elle par negligence d'estre bien labouree: au contraire vous en verrez une autre dure, aspre, et pierreuse plus qu'il ne seroit de besoing, qui neantmoins, pour estre bien cultivee, porte incontinent de beau at bon fruict. Qui sont les arbres qui ne naissent tortus, ou qui ne deviennent steriles et sauvages, si l'on n'y prend bien garde? à l'opposite aussi, pourveu que lon y ait l'oeil, et que lon y employe telle sollicitude comme il appartient, ils deviennent beaux et fertiles. Qui est le corps si robuste et si fort, qui par oysiveté et delicatesse n'aille perdant sa force, et ne tombe en mauvaise habitude? et qui est la complexion si debile et si foible qui par continuation d'exercice et de travail ne se fortifie à la fin grandement? Y a-il chevaux au monde, s'ils sont bien domtez et dressez de jeunesse, qui ne deviennent en fin obeïssans à l'homme pour monter dessus? au contraire, si lon les laisse sans domter en leurs premiers ans, ne deviennent-ils pas farouches et revesches pour toute leur vie, sans que jamais on en puisse tirer service? et de cela ne se faut-il pas esmerveiller, veu qu'avec soing et diligence lon apprivoise, et rend-on domestiques les plus sauvages et les plus cruelles bestes du monde. Pourtant respondit bien le Thessalien, à qui lon demandoit qui estoient les plus sots et les plus lourdauts entre les Thessaliens: «Ceux, dit-il, qui ne vont plus à la guerre.» Quel besoing doncques est-il de discourir plus longuement sur ce propos? car il est certain, que les moeurs et conditions sont qualitez qui s'impriment par long traict de temps: et qui dira que les vertus morales s'acquierent aussi par accoustumance, à mon advis il ne se fourvoyera point. Parquoy je feray fin au discours de cest article, en y adjoustant encore un exemple seulement. Lycurgus, celuy qui establit les loix des Laced@emoniens, prit un jour deux jeunes chiens nez de mesme pere et de mesme mere, et les nourrit si diversement qu'il en rendit l'un gourmand et goulu, ne sçachant faire autre chose que mal: et l'autre bon à la chasse, et à la queste: puis un jour que les Laced@emoniens estoient tous assemblez sur la place, en conseil de ville, il leur parla en ceste maniere: «C'est chose de tresgrande importance, Seigneurs Laced@emoniens, pour engendrer la vertu au coeur des hommes, que la nourriture, l'accoustumance, et la discipline, ainsi comme je vous feray voir et toucher au doigt tout à ceste heure.» En disant cela, il amena devant toute l'assistance les deux chiens, leur mettant au devant un plat de soupe, et un liévre vif: l'un des chiens s'en courut incontinent apres le liévre, et l'autre se jetta aussi tost sur le plat de soupe. Les Laced@emoniens n'entendoient point encore où il vouloit venir, ne que cela vouloit dire, jusques à ce qu'il leur dit: Ces deux chiens sont nez de mesme pere et de mesme mere, mais ayans esté nourris diversement, l'un est devenu gourmand, et l'autre chasseur. Cela doncques suffise quant à ce poinct de l'accoustumance, et de la diversité de nourriture. Il ensuit apres de parler touchant la maniere de les alimenter et nourrir apres qu'ils sont nez. Je dis doncques, qu'il est besoing que les meres nourrissent de laict leurs enfans, et qu'elles mesmes leur donnent la mammelle: car elles les nourriront avec plus d'affection, plus de soing et de diligence, comme celles qui les aimeront plus du dedans, et comme lon dit en commun proverbe, dés les tendres ongles: Là où les nourrisses et gouvernantes n'ont qu'une amour supposee et non naturelle, comme celles qui aiment pour un loyer mercenaire. La nature mesme nous monstre que les meres sont tenues d'allaicter et nourrir elles mesmes ce qu'elles ont enfanté: car à ceste fin a elle donné à toute sorte de beste qui fait des petits, la nourriture du laict: et la sage Providence divine a donné deux tetins à la femme, à fin que si d'adventure elle vient à faire deux enfans jumeaux, elle ait deux fontaines de laict <p 2v>pour pouvoir fournir à les nourrir tous deux. Il y a d'avantage, qu'elles mesmes en auront plus de charité et plus d'amour envers leurs propres enfans, et non sans grande raison certes: car le avoir esté nourris ensemble est comme un lien qui estrainct, ou un tour qui roidit la bienveuillance: tellement que nous voyons jusques aux bestes brutes, qu'elles ont regret quand on les separe de celles avec qui elles ont esté nourries. Ainsi doncques faut-il que les meres propres, s'il est possible, essayent de nourrir leurs enfans elles mesmes: ou s'il ne leur est possible, pour aucune imbecillité ou indisposition de leurs personnes, comme il peut bien advenir: ou pour ce qu'elles ayent envie d'en porter d'autres: à tout le moins faut-il avoir l'oeil à choisir les nourrisses et gouvernantes, non pas prendre les premieres qui se presenteront, ains les meilleures que faire se pourra, qui soient premierement Grecques, quant aux moeurs. Car ne plus ne moins qu'il faut dés la naissance dresser et former les membres des petits enfans, à fin qu'ils croissent tout droits, et non tortus ne contrefaicts: aussi faut-il dés le premier commancement accoustrer et former leurs moeurs, pour ce que ce premier aage est tendre et apte à recevoir toute sorte d'impression que lon luy veut bailler, et s'imprime facilement ce que lon veut en leurs ames pendant qu'elles sont tendres, là où toute chose dure malaiseement se peut amollir: car tout ainsi que les seaux et cachets s'impriment aiseement en de la cire molle, aussi se moulent facilement és esprits des petits enfans toutes choses que lon leur veut faire apprendre. A raison dequoy, il me semble que Platon admoneste prudemment les nourrisses, de ne conter pas indifferemment toutes sortes de fables aux petits enfans, de peur que leurs ames dés ce commancement ne s'abbreuvent de follie et de mauvaise opinion: et aussi conseille sagement le poëte Phocyllides, quand il dit,
  Dés que l'homme est en sa premiere enfance,
  Monstrer luy faut du bien la cognoissance.
Et si ne faut pas oublier, que les autres jeunes enfans, que lon met avec eux pour les servir, ou pour estre nourris quand et eux, soient aussi devant toutes choses bien conditionnez, et puis Grecs de nation, et qui ayent la langue bien deliee pour bien prononcer: de peur que s'ils frequentent avec des enfans barbares de langues, ou vicieux de moeurs, ils ne retiennent quelque tache de leurs vices: car les vieux proverbes ne parlent pas sans raison quand ils disent, «Si tu converses avec un boitteux, tu apprendras à clocher.» Mais quand ils seront arrivez à l'aage de devoir estre mis soubs la charge de p@edagogues et de gouverneurs, c'est lors que peres et meres doivent plus avoir l'oeil à bien regarder, quels seront ceux à la conduitte desquels ils les commettront, de peur qu'à faute d'y avoir bien prins garde, ils ne mettent leurs enfans en mains de quelques esclaves barbares, ou escervellez et volages. Car c'est chose trop hors de tout propos ce que plusieurs font maintenant en cest endroit, car s'ils ont quelques bons esclaves, ils en font les uns laboureurs de leurs terres, les autres patrons de leurs navires, les autres facteurs, les autres receveurs, les autres banquiers pour manier et traffiquer leurs deniers: et s'ils en trouvent quelqu'un qui soit yvrongne, gourmand et inutile à tout bon service, ce sera celuy auquel ils commettront leurs enfans: là où il faut qu'un gouverneur soit de nature tel, comme estoit Ph@enix le gouverneur d'Achilles. Encore y a-il un autre poinct plus grand, et plus important que tous ceux que nous avons alleguez, c'est qu'il leur faut cercher et choisir des maistres et des precepteurs qui soient de bonne vie, où il n'y ait que reprendre, quant à leurs moeurs, et les plus sçavans et plus experimentez que lon pourra recouvrer: Car la source et la racine de toute bonté et toute preudhommie est, avoir esté de jeunesse bien instruict. Et ne plus ne moins que les bons jardiniers fichent des paux aupres des jeunes plantes, pour les tenir droittes: aussi les <p 3r>sages maistres plantent de bons advertissements et de bons preceptes à l'entour des jeunes gents, à fin que leurs meurs se dressent à la vertu. Et au contraire, il y a maintenant des peres qui meriteroient qu'on leur crachast, par maniere de dire, au visage, lesquels par ignorance, ou à faute d'experience, commettent leurs enfans à maistres dignes d'estre reprouvez, et qui à faulses enseignes font profession de ce qu'ils ne sont pas: et encore la faute et la mocquerie plus grande qu'il y a en cela, n'est pas quand ils le font à faute de cognoissance: mais le comble d'erreur gist en cela, que quelquefois ils cognoissent l'insuffisance, voire la meschanceté de tels maistres, mieux que ne font ceux qui les en advertissent, et neantmoins se fient en eux de la nourriture de leurs enfans: faisans tout ainsi comme si quelqu'un estant malade, pour gratifier à un sien amy, laissoit le medecin sçavant qui le pourroit guarir, pour en prendre un qui par son ignorance le feroit mourir: ou si à l'appetit d'un sien amy il rejettoit un pilote qu'il sçauroit tresexpert, pour en choisir un tres-insuffisant. O Jupiter et tous les Dieux, est-il bien possible qu'un homme aiant le nom de pere aime mieux gratifier aux prieres de ses amis, que bien faire instituer ses enfans? N'avoit donques pas l'ancien Crates occasion de dire souvent, que s'il luy eust esté possible, il eust volontiers monté au plus haut de la ville, pour crier à pleine teste: «O hommes, où vous precipitez vous, qui prenez toute la peine que vous pouvez pour amasser des biens, et ce pendant ne faittes compte de vos enfans, à qui vous les devez laisser?» A quoy j'adjousterois volontiers, que ces peres-là font tout ainsi, que si quelqu'un avoit grand soing de son soulier, et ne se soucioit point de son pied. Encore y en a il qui sont si avaricieux, et si peu aimants le bien de leurs enfans, que pour payer moins de salaire ils leur choisissent des maistres qui ne sont d'aucune valeur, cerchans ignorance à bon marché: auquel propos Aristippus se mocqua un jour plaisamment et de bonne grace d'un semblable pere, qui n'avoit ne sens ny entendement: car comme ce pere luy demandast, combien il vouloit avoir pour luy instruire et enseigner son fils, il luy respondit, Cent escus. Cent escus, dit le pere, ô Hercules, c'est beaucoup: comment? j'en pourrois achetter un bon esclave de ces cent escus. Il est vray, respondit Aristippus, et en ce faisant tu auras deux esclaves, ton fils le premier, et puis celuy que tu auras achetté. Et quel propos y a-il, que les nourrisses accoustument les enfans à prendre la viande qu'on leur baille, avec la main droitte: et s'ils la prennent de la main gauche, qu'elles les en reprennent: et ne donner point d'ordre qu'ils oyent de bonnes et sages instructions? Mais aussi qu'en advient-il puis apres à ces bons peres-là, quand ils ont mal nourry, et pis enseigné leurs enfans? Je le vous diray. Quand ils sont parvenus à l'aage d'homme, ils ne veulent point ouïr parler de vivre regleement ny en gens de bien, ains se ruent en sales, vilaines et serviles voluptez: et lors tels peres se repentent trop tard à leur grand regret, d'avoir ainsi passé en nonchaloir la nourriture et instruction de leurs enfans: mais c'est pour neant, quand il ne sert plus de rien, et que les fautes que journellement commettent leurs enfans, les font languir de regret. Car les uns s'accompagnent de flatteurs et de plaisans poursuyvans de repeuës franches, hommes maudits et meschans, qui ne servent que de perdre, corrompre et gaster la jeunesse: les autres achettent à gros deniers des garçes folles, fieres, sumptueuses et superflues en despense, qui leur coustent puis apres infiniement à entretenir: les autres consument tout en despense de bouche: les autres à jouër aux dez, et à faire masques et mommeries: aucuns y en a qui se jettent en d'autres vices plus hardis, faisans l'amour à des femmes mariees, et allans la nuict pour commettre adulteres, achettans un seul plaisir bien souvent avec leur mort: là où s'ils eussent esté nourris par quelque philosophe, ils ne se fussent pas laissez aller à semblables choses, ains eussent à tout le moins entendu l'advertissement de Diogenes, lequel disoit en paroles peu <p 3v>honnestes, mais veritables toutefois: Entre en un bordeau, à fin que tu cognoisses, que le plaisir qui ne couste gueres ne differe rien de celuy que lon achette bien cherement. Je conclurray doncques en somme, et me semble que ma conclusion à bon droit devra estre plustost estimee un oracle, que non pas un advertissement, Que le commancement, le milieu, et la fin, en ceste matiere, gist en la bonne nourriture et bonne institution: et qu'il n'est rien qui tant serve à la vertu et à rendre l'homme bien-heureux, comme fait cela. Car tous autres biens aupres de celuy-là sont petits, et non dignes d'estre si soigneusement recerchez ny requis. La Noblesse est belle chose, mais c'est un bien de nos ancestres. Richesse est chose precieuse, mais qui gist en la puissance de Fortune, qui l'oste bien souvent à ceux qui la possedoient, et la donne à ceux qui point ne l'esperoient. C'est un but où tirent les coupe- bourses, les larrons domestiques, et les calomniateurs: et si y a des plus meschans hommes du monde qui bien souvent y ont part. Gloire est bien chose venerable, mais incertaine et muable. Beauté est bien desirable, mais de peu de duree: Santé, chose precieuse, mais se change facilement. Force de corps est bien souhaittable, mais aisee à perdre, ou par maladie, ou par vieillesse: de maniere que s'il y a quelqu'un qui se glorifie en la force de son corps, il se deçoit grandement: car qu'est-ce de la force corporelle de l'homme aupres de celle des autres animaux, j'entens comme des Elephans, des Taureaux, et des Lions? Et au contraire, le sçavoir est la seule qualité divine et immortelle en nous. Car il y a en toute la nature de l'homme deux parties principales, l'entendement, et la parole: dont l'entendement est comme le maistre qui commande, et la parole comme le serviteur qui obeit: mais cest entendement n'est point esposé à la fortune: il ne se peut oster, à qui l'a, par calomnie: il ne se peut corrompre par maladie, ny gaster par vieillesse, pour ce qu'il n'y a que l'entendement seul qui rajeunisse en vieillissant: et la longueur du temps, qui diminue toutes choses adjouste tousjours sçavoir à l'entendement. La guerre, qui comme un torrent entraine et dissipe toutes choses, ne sçauroit emporter le sçavoir. Et me semble que Stilpon le Megarien feit une response digne de memoir, quand Demetrius aiant pris et saccagé la ville de Megare luy demanda, s'il avoit rien perdu du sien: «Non, dit-il, car la guerre ne sçauroit piller la vertu.» A laquelle response s'accorde et se rapporte aussi celle de Socrates, lequel estant interrogé par Gorgias, ce me semble, quelle opinion il avoir du grand Roy, s'il l'estimoit pas bien-heureux: «Je ne sçay, respondit-il, comment il est prouveu de sçavoir et de vertu.» comme estimant que la vraye felicité consiste en ces deux choses, non pas és biens caduques de la fortune. Mais comme je conseille et admoneste les peres, qu'ils n'ayent rien plus cher, que de bien faire nourrir et instituer en bonnes meurs et bonnes lettres leurs enfans: aussi di-je, qu'il faut bien qu'ils ayent l'oeil à ce que ce soit une vraye, pure et sincere litterature: et au demourant, les esloigner le plus qu'ils pourront de ceste vanité, de vouloir apparoit devant une commune, pour ce que plaire à une populace est ordinairement desplaire aux sages: dequoy Euripide mesmes porte tesmoignage de verité en ces vers,
  Langue je n'ay diserte et affilee
  Pour haranguer devant une assemblee:
  Mais en petit nombre de mes egaux,
  C'est là où plus à deviser je vaux:
  Car qui sçait mieux au gré d'un peuple dire,
  Est bien souvent entre sages le pire.
Quant à moy, je voy que ceux qui s'estudient de parler à l'appetit d'une commune ramassee, sont ou deviennent ordinairement hommes dissolus, et abandonnez à toutes sensuelles voluptez: ce qui n'est pas certainement sans apparence de raison: <p 4r>car si pour plaire aux autres ils mettent à nonchaloir l'honnesteté, par plus forte raison oublieront ils tout honneur et tout devoir, pour se donner plaisir et deduit à eux mesmes, et suivront plus tost les attraits de leur concupiscence, que l'honnesteté de la temperance. Mais au reste, qu'enseignerons nous de bon encore aux jeunes enfans, et à quoy leur conseillerons nous de s'addonner? C'est belle chose, que ne faire ne dire rien temerairement: et, Comme dit le Proverbe ancien, Ce qui est beau est difficile aussi. Les oraisons faittes à l'improuveu sont pleines de grande nonchalance, et y a beaucoup de legereté: car ceux qui parlent ainsi à l'estourdie ne sçavent là où il fault commancer, ny là où ils doivent achever: et ceux qui s'accoustument à parler ainsi de toutes choses promptement à la volee, outre les autres fautes qu'ils commettent, ils ne sçavent garder mesure ny moyen en leur propos, et tombent en une merveilleuse superfluité de langage: là où quand on a bien pensé à ce que lon doit dire, on ne sort jamais hors des bornes de ce qu'il appartient de deduire. Pericles, ainsi comme nous avons entendu, bien souvent qu'il estoit expressément appellé par son nom, pour dire son advis de la matiere qui se presentoit, ne se vouloit pas lever, disant pour son excuse, «Je n'y ay pas pensé.» Demosthenes semblablement grand imitateur de ses façons de faire au gouvernement, plusieurs fois, que le peuple d'Athenes l'appelloit nommeement pour ouïr son conseil sur quelque affaire, leur respondoit tout de mesme, «Je ne suis pas preparé.» Mais on pourroit dire à l'adventure, que cela seroit un conte fait à plaisir, que lon auroit receu de main en main, sans aucun tesmoignage certain: luy mesme en l'oraison qu'il feit alencontre de Midias, nous met devant les yeux l'utilité de la premeditation: car il y dit en un passage, Je confesse, Seigneurs Atheniens, et ne veux point dissimuler que je n'aye pris peine et travaillé à composer ceste harangue, le plus qu'il m'a esté possible: car je serois bien lasche, si aiant souffert et souffrant tel outrage, je ne pensois bien soigneusement à ce que j'en devrois dire pour en avoir la raison. Non que je veuille de tout poinct condamner la promptitude de parler à l'improuveu, mais bien l'accoustumance de l'exerciter à tout propos, et en matiere qui ne le merite pas: car il le fault faire quelquefois, pourveu que ce soit comme lon use d'une medecine: bien diray-je cela, que je ne voudrois point que les enfans, avant l'aage d'homme fait, s'accoustumassent à rien dire sans y avoir premierement bien pensé: mais apres que lon a bien fondé la suffisance de parler, alors est-il bien raisonnable, quand l'occasion se presente, de lascher la bride à la parole. Car tout ainsi comme ceux qui ont esté longuement enferrez par les pieds, quand on vient à les deslier, pour l'accoustumance d'avoir eu si longuement les fers aux pieds, ne peuvent marcher, ains choppent à tous coups: aussi ceux qui par long temps ont tenu leur langue serree, si quelquefois il s'offre matiere de la deslier à l'improuveu, retiennent une mesme forme et un mesme style de parler: mais de souffrir les enfans haranguer promptement à l'improuveu, cela les accoustume à dire un infinité de choses impertinentes et vaines. Lon dit que quelquefois un mauvais peintre monstra à Apelles un image qu'il venoit de peindre, en luy disant: «Je la viens de peindre tout maintenant.» «Encore que tu ne me l'eusses point dit, respondit Apelles, j'eusse bien cogneu qu'elle a voirement esté bien tost peinte: et m'esbahy comment tu n'en as peint beaucoup de telles.» Tout ainsi doncques (pour retourner à mon propos) comme je conseille d'eviter la façon de dire theatrale et pompeuse, tenant de la hautesse tragique: aussi admoneste-je de fuir la trop basse et trop vile façon de langage, pour ce que celle qui est si fort enflee surpasse le commun usage de parler: et celle qui est si mince et si seiche, est par trop craintifve. Et comme il fault que le corps soit non seulement sain, mais d'avantage en bon point: aussi faut il que le langage soit non seulement sans vice ne maladie, mais aussi fort et robuste: pource que lon louë seulement ce qui est seur, mais on admire <p 4v>ce qui est hardy et adventureux. Et ce que je dis du parler, autant en pense-je de la disposition du courage: car je ne voudrois que l'enfant fust presumptueux, ny aussi estonné, ne par trop craintif: pour ce que l'un se tourne à la fin en impudence, et l'autre en couardise servile: mais la maistrise en cela, comme en toutes choses, est de bien sçavoir tenir le milieu. Et ce pendant que je suis encore sur le propos de l'institution des enfans aux lettres, avant que passer outre, je veux dire absoluëment ce qui m'en semble: c'est, que de ne sçavoir parler que d'une seule chose, à mon advis, est un grand signe d'ignorance, outre ce qu'à l'exercer on s'en ennuye facilement, et si pense qu'il est impossible de tousjours y perseverer: ne plus ne moins que de chanter tousjours une mesme chanson, on s'en saoule et s'en fasche bien tost: mais la diversité resjouit et delecte en cela, comme en toutes autres choses que lon voit, ou que lon oit. Et pourtant faut-il que l'enfant de bonne maison voye et apprenne de tous les arts liberaux et sciences humaines, en passant par dessus, pour en avoir quelque goust seulement: car d'acquerir la perfection de toutes, il seroit impossible: au demourant qu'il employe son principal estude en la philosophie: et ceste mienne opinion se peut mettre bien clairement devant les yeux par une similitude fort propre: car c'est tout autant comme qui diroit, «Il est bien honneste d'aller visitant plusieurs villes, mais expedient de s'arrester et habituer en la meilleure.» Or tout ainsi, disoit plaisamment le philosophe Bion, que les amoureux de Penelopé, qui poursuyvoient de l'avoir en mariage, ne pouvans jouir de la maistresse, se meslerent avec les chambrieres: aussi ceux qui ne peuvent advenir à la Philosophie, se consument de travail apres les autres sciences, Qui ne sont d'aucune valeur à comparaison d'elle. Et pourtant faut-il faire en sorte que la Philosophie soit comme le sort principal de toute autre estude, et de tout autre sçavoir. Il y a deux arts que les hommes ont inventez pour l'entretenement de la santé du corps, c'est à sçavoir, la medecine, et les exercices de la personne, dont l'une procure la santé, et l'autre la force, et la gaillarde disposition: mais la Philosophie est la seule medecine des infirmitez et maladies de l'ame: car par elle et avec elle nous cognoissons ce qui est honneste ou deshonneste, ce qui est juste ou injuste, et generalement ce qui est à fuir ou à eslire: comme il se faut deporter envers les Dieux, envers ses pere et mere, envers les vieilles gens, envers les loix, envers les estrangers, envers ses superieurs, envers ses enfans, envers ses femmes, et envers ses serviteurs: pour ce qu'il faut adorer les Dieux, honorer ses parents, reverer les vieilles gens, obeïr aux loix, ceder aux superieurs, aimer ses amis, estre moderé avec les femmes, aimer ses enfans, n'outrager point ses serviteurs: et, ce qui est le principal, ne se monstrer point ny trop esjouy en prosperité, ny trop triste en adversité: ny dissolu en voluptez, ny furieux et transporté en cholere. Ce que j'estime estre les principaux fruicts que lon peut recueillir de la Philosophie: car se porter genereusement en une prosperité, c'est acte d'homme: s'y maintenir sans envie, signe de nature douce et traittable: surmonter les voluptez par raison, de sagesse: et tenir en bride la cholere, n'est pas oeuvre que toute personne sçache faire: mais la perfection, à mon jugement, est en ceux qui peuvent joindre cest estude de la Philosophie avec le gouvernement de la chose publique: et par ce moyen estre jouyssans des deux plus grands biens qui puissent estre au monde, de profiter au public, en s'entremettant des affaires: et à soymesme, se mettant en toute tranquillité et repos d'esprit par le moyen de l'estude de Philosophie. Car il y a communément entre les hommes trois sortes de vie, l'une active, l'autre contemplative, et la tierce voluptueuse: desquelles ceste derniere estant dissoluë, serve et esclave des voluptez, est brutale, trop vile, et trop basse: la contemplative destituee de l'active, est inutile: et l'active ne communiquent point avec la contemplative, commet beaucoup de fautes, et n'a point d'ornement: au moyen dequoy, <p 5r>il faut essayer tant que lon peut de s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et quant et quant vacquer à l'estude de Philosophie, autant que le temps et les affaires les pourront permettre. Ainso gouverna jadis Pericles, ainsi Archytas le Tarentin, ainsi Dion le Syracusain, ainsi Epaminondas le Thebain, dont l'un et l'autre fut familier et disciple de Platon. Quant à l'institution doncques des enfans és lettres, il n'est, à mon advis, ja besoing de s'estendre à en dire d'advantage: seulement y adjousteray-je, que c'est chose utile, ou plus tost necessaire, faire diligence de recueillir les oeuvres et les livres des Sages anciens, prouveu que ce soit à la façon des laboureurs: car comme les bons laboureurs font provision des instruments du labourage, non pour seulement les avoir en leur possession, mais pour en user: aussi faut-il estimer que les vrais outils de la science sont les livres, quand on les met en usage, qui est le moyen par lequel on la peut conserver. Mais aussi ne doit-on pas oublier la diligence de bien exerciter les corps des enfans, ains en les envoyant aux escholes des maistres qui font profession de telles dexteritez, les faut quant et quant addresser aux exercices de la personne: tant pour les rendre adroits que pour les faire forts, robustes, et dispos: pour ce que c'est un bon fondement de belle vieillesse, que la bonne disposition et robuste complexion des corps en jeunesse. Et comme en temps calme, quand on est sur la mer, on doit faire provision des choses necessaires à l'encontre de la tourmente: aussi faut- il en jeunesse se garnir de temperance, sobrieté et continence, et en faire reserve et munition de bonne heure, pour en mieux soustenir la vieillesse: vray est qu'il faut tellement dispenser le travail du corps, que les enfans ne s'en dessechent point, et ne s'en treuvent puis apres las et recreuz quand on les voudroit faire vacquer à l'estude des lettres: car comme dit Platon, le sommeil et la lassitude sont contraires à apprendre les sciences. Mais cela est peu de chose, je veux venir à ce qui est de plus grande importance que tout ce que j'ay dit au paravant: car je dis qu'il faut que l'on exerce les jeunes enfans aux exercices militaires, comme à lancer le dart, à tirer de l'arc, et à chasser: pour ce que tous les biens de ceulx qui sont vaincus en guerre sont exposez en proye aux vaincueurs, et ne sont propres aux armes et à la guerre les corps nourris delicatement à l'ombre:
  Mais le soudart de seiche corpulence
  Aiant acquis d'armes experience,
  C'est luy qui rompt des ennemis les rengs,
  Et en tous lieux force ses concurrents.
Mais quelqu'un me pourra dire à l'adventure, Tu nous avois promis de nous donner exemples et preceptes, comment il faut nourrir les enfans de libre condition, et puis on voit que tu delaisses l'institution des pauvres et populaires, et ne donnes enseignements que pour les nobles, et pour les riches seulement. A cela il m'est bien aisé de respondre: car quant à moy je desirerois, que ceste mienne instruction peust servir et estre utile à tous: mais s'il y en a aucuns, à qui par faute de moyens mes preceptes ne puissent estre profitables, qu'ils en accusent la fortune, non pas celuy qui leur donne ces advertissements. Au reste il faut, que les pauvres s'esvertuent, et taschent de faire nourrir leurs enfans en la meilleur discipline qui soit: et si d'adventure ils n'y peuvent ateindre, au moins en la meilleure qu'ils pourront. J'ay bien voulu en passant adjouster ce mot à mon discours, pour au demourant poursuivre les autres preceptes qui appartiennent à la droitte instruction des jeunes gens. Je dis doncques notamment, que lon doit attraire et amener les enfans à faire leur devoir par bonnes paroles et douces remonstrances, non pas par coups de verges ny par les battre: pour ce qu'il semble que ceste voye-là convient plus tost à des esclaves, que non pas à des personnes libres, pour ce qu'ils s'endurcissent aux coups, et deviennent comme hebetez, et ont le travail de l'estude puis apres en horreur, partie <p 5v>pour la douleur des coups, et partie pour la honte. Les louanges et les blasmes sont plus utiles aux enfans nez en liberté, que toutes verges ne tous coups de fouët: l'un pour les tirer à bien faire, et l'autre pour les retirer de mal: et faut alternativement user tantost de l'un, tantost de l'autre: et maintenant leur user de reprehension, maintenant de louange. Car s'ils sont quelque-fois trop guays, il faut en les tensant leur faire un peu de honte, et puis tout soudain les remettre en les louant: comme font les bonnes nourrisses, qui donnent le tetin à leurs petits enfans apres les avoir fait un peu crier: toutefois il y faut tenir mesure, et se garder bien de les trop haut-louër, autrement ils presument d'eux-mesmes, et ne veulent plus travailler depuis que lon les a louez un peu trop. Au demourant j'ay cogneu des peres, qui pour avoir trop aimé leurs enfans, les ont en fin haïs. Qu'est-ce à dire cela? Je l'esclarciray par cest exemple. Je veux dire, que pour le grand desir qu'ils avoient que leurs enfans fussent les premiers en toutes choses, ils les contraignoient de travailler excessivement: de maniere que plians soubs le faix, ils en tomboient en maladies, ou se faschans d'estre ainsi surchargez, ne recevoient pas volontiers ce qu'on leur donnoit à apprendre. Ne plus ne moins que les herbes et les plantes se nourrissent mieux quand on les arrouse modereement, mais quand on leur donne trop d'eau, on les noye et suffoque: aussi faut-il donner aux enfans moyen de reprendre haleine en leurs continuez travaux, faisant compte, que toute la vie de l'homme est divisee en labeur et en repos: à raison dequoy nature nous a donné non seulement le veiller, mais aussi le dormir: et non seulement la guerre, mais aussi la paix: non seulement la tourmente, mais aussi le beau temps: et ont esté instituez non seulement les jours ouvrables, mais aussi les jours de feste. En somme, le repos est comme la saulse du travail: ce qui se voit non seulement és choses qui ont sentiment et ame, mais encore en celles qui n'en ont point: car nous relaschons les cordes des arcs, des lyres, et des violes, à fin que nous les puissions retendre puis apres: et brief, le corps s'entretient par repletion et par evacuation, aussi fait l'esprit par repos et travail. Il y a d'autres peres qui semblablement sont dignes de grande reprehension, lesquels depuis qu'une fois ils ont commis leurs enfans à des maistres et precepteurs, ne daignent pas assister à les voir et ouyr eux mesmes apprendre quelquefois: en quoy ils faillent bien lourdement, car au contraire ils deussent eux mesmes esprouver souvent, et de peu en peu de jours, comment ils profitent, et non pas s'en reposer et rapporter du tout à la discretion de quelques maistres mercenaires: car par ceste solicitude les maistres mesmes auront tant plus grand soing de faire bien apprendre leurs escholiers, quand ils verront que souvent il leur en faudra rendre compte: à quoy se peut appliquer le bon mot que dit anciennement un sage escuyer, «Il n'y a rien qui engraisse tant le cheval, que l'oeil de son maistre.» Mais sur toutes choses, il faut exercer et accoustumer la memoire des enfans, pour ce que c'est, par maniere de dire, le tresor de science: c'est pourquoy les anciens poëtes ont faint, que Mnemosyné, c'est à dire Memoire, estoit la mere des Muses, nous voulans donner à entendre, qu'il n'y a rien qui tant serve à engendrer et conserver les lettres, et le sçavoir, que fait la memoire: pourtant la fault-il diligemment et soigneusement exerciter en toutes sortes, soit que les enfans l'ayent ferme de nature, ou qu'ils l'ayent foible: car aux uns on corrigera par diligence le defaux, aux autres on augmentera le bien d'icelle: tellement que ceux-là en deviendront meilleurs que les autres, et ceux-cy meilleurs que eux mesmes: car le poëte Hesiode a sagement dit,
  Si tu vas peu avecques peu mettant,
  Et plusieurs fois ce peu la repetant:
  En peu de jours tu verras cela croistre,
  Qui par avant bien petit souloit estre.
<p 6r>D'avantage les peres doivent sçavoir, que ceste partie memorative de l'ame ne sert pas seulement aux hommes à apprendre les lettres, mais aussi qu'elle vaut beaucoup aux affaires du monde: pour ce que la souvenance des choses passees fournit d'exemples pour prendre conseil à l'advenir. Au surplus il faut bien prendre garde à destourner les enfans de paroles sales et deshonnestes: Car la parole, comme disoit Democtitus, est l'ombre du faict: et les faut duire et accoustumer à estre gracieux, affables à parler à tout le monde, et saluër volontiers un chascun: car il n'est rien si digne d'estre hay, que celuy qui ne veut pas que lon l'abborde, et qui dedaigne de parler aux gens. Aussi se rendront les enfans plus amiables à ceux qui converseront autour d'eux, quand ils ne tiendront pas si roide, qu'ils ne veuillent du tout rien conceder és disputes et questions qui se pourront esmouvoir entre eux: car c'est belle chose de sçavoir non seulement vaincre, mais aussi se laisser vaincre quelquefois, mesmement és choses où le vaincre est dommageable: car alors la victoire est veritablement Cadmiene, comme lon dit en commun proverbe, c'est à dire, elle tourne à perte et dommage au vaincueur: de quoy j'ay le sage poëte Euripide pour tesmoing en un passage où il dit,
  Quand l'un des deux qui disputent ensemble
  Entre en courroux, plus advisé me semble
  Celuy qui mieux aime coy s'arrester,
  Que de parole ireuse contester.
Au reste ce dequoy plus on doit instruire les jeunes gens, et qui leur est de non moindre, voire j'ose bien dire de plus grande consequence, que tout ce que nous avons dit jusques icy: c'est, qu'ils ne soient delicats ne superflus en chose quelconque, qu'ils tiennent leur langue, qu'ils maistrisent leur cholere, et qu'ils ayent leurs mains nettes. Mais voyons particulierement combien emporte un chacun de ces quatre preceptes, car ils seront plus faciles à entendre en les mettant devant les yeux par exemples: comme, pour commancer au dernier, Il y a eu de grands personnages qui pour s'estre laissez aller à prendre argent injustement, ont respandu tout l'honneur qu'ils avoient amassé au demourant de leur vie: comme Gylippus Laced@emonien, qui pour avoir descousu par dessoubs les sacs pleins d'argent qu'on luy avoit baillez à porter, fut honteusement banny de Sparte. Et quant à ne se courroucer du tout point, c'est bien une vertu singuliere: mais il n'y a que ceux qui sont parfaittement sages qui le puissent du tout faire, comme estoit Socrates, lequel aiant esté fort outragé par un jeune homme insolent et temeraire, jusques à luy donner des coups de pied, et voyent que ceux qui se trouvoient lors autour de luy s'en courrouçoient amerement, et en perdoient patience, et vouloient courir apres: «Comment, leur dit-il, si un asne m'avoit donné un coup de pied, voudriez vous que je luy en redonnasse un autre?» toutefois il n'en demoura pas impuny: car tout le monde luy reprocha tant ceste insolence, et l'appella lon si souvent et tant, le regibbeur et donneur de coups de pied, que finablement il s'en pendit et estrangla luy mesme de regret. Et quand Aristophanes feit jouër la Com@edie qui s'appelle les Nuës, en laquelle il respand sur Socrates toutes les sortes et manieres d'injures qu'il est possible, comme quelqu'un des assistans à l'heure qu'on le farçoit et gaudissoit ainsi, luy demandast: «Ne te courrouces-tu point Socrates, de te voir ainsi publiquement blasonner?» «Non certainement, respondit-il, car il m'est advis, que je suis en ce Theatre, ne plus ne moins qu'en un grand festin, où lon se gaudit joyeusement de moy.» Archytas le Tarentin et Platon en feirent tout de mesme: car l'un estant de retour d'une guerre, où il avoit esté Capitaine general, trouva ses terres toutes en friche: et feit appeller son receveur, auquel il dit, «Se je n'estois en cholere, je te battrois bien.» Et Platon aussi s'estant un jour courroucé à l'encontre d'un sien esclave meschant et <p 6v>gourmand, appella le fils de sa soeur Speusippus, et luy dit, Pren moy ce meschant icy, et me le va fouëtter, car quant à moy je suis courroucé. Mais quelqu'un me dira que ce sont choses bien malaisees à faire et à imiter. Je le sçay bien: toutefois il se faut estudier, à l'exemple de ces grands personnages-là, d'aller tousjours retrenchant quelque chose de la trop impatiente et furieuse cholere: car nous ne sommes pas pour nous egaler ny accomparer à eulx aux autres sciences et vertus non plus, et neantmoins comme estans leurs sacristains et leurs porte-torches, en maniere de parler, ordonnez pour monstrer aux homms les reliques de leur sapience, ne plus ne moins que si c'estoient des Dieux, nous essayons de les imiter, et suyvre leurs pas, en tirant de leurs faicts toute l'instruction qu'il nous est possible. Quant à refrener sa langue, pour ce que c'est le seul precepte des quatre que j'ay proposez qui nous reste à discourir, s'il y a aucun qui estime que ce soit chose petite et legere, il se fourvoye de grande torse du droict chemin: car c'est une grande sagesse, que se sçavoir taire en temps et lieu, et qui fait plus à estimer que parole quelconque: et me semble que pour ceste cause les anciens ont institué les sainctes cerimonies des mysteres, à fin qu'estans accoustumez au silence par le moien d'icelles, nous transportions la crainte apprise au service des Dieux à la fidelité de taire les secrets des hommes. Car on ne se repent jamais de s'estre teu, mais bien se repent on souvent d'avoir parlé: et ce que lon a teu pour un temps, on le peut bien dire puis apres: mais ce que lon a une fois dit, il est impossible de jamais plus le reprendre. J'ay souvenance d'avoir ouy raconter innumerables exemples d'hommes qui par l'intemperance de leur langue se sont precipitez en infinies calamitez entre lesquels j'en choisiray un ou deux, pour esclarcir la matiere seulement. Ptolomeus roy d'Egypte, surnommé Philadelphus, espousa sa propre soeur Arsinoé, and lors y eut un nommé Sotades qui luy dit, Tu fiches l'aiguillon en un pertuis qui n'est pas licite. Pour ceste parole il fut mis en prison, là où il pourrit de misere par un long temps, et paya la peine deuë à son importun caquet: et pour avoir pensé faire rire les autres, il plora luy mesme bien longuement. Autant en feit, et souffrit aussi presque tout de mesme, un autre nommé Theocritus, excepté que ce fut beaucoup plus aigrement. Car comme Alexandre eust escript et commandé aux Grecs, qu'ils preparassent des robbes de pourpre, pour ce qu'il vouloit à son retour faire un solennel sacrifice aux Dieux, pour leur rendre graces de ce qu'ils luy avoient ottroyé la victoire sur les Barbares. Pour ce commandement les villes de la Grece furent contraintes de contribuer quelque somme de deniers par teste: et lors ce Theocritus, «J'ay, dit-il, tousjours esté en doubte de ce qu'Homere appelloit la mort purpuree, mais à ceste heure je l'entens bien.» ceste parole luy acquit la haine et la malveuillance d'Alexandre le grand. Une autre fois pour avoir par un traict de mocquerie reproché au Roy Antigonus, qu'il estoit borgne, il le meit en un courroux mortel, qui luy cousta la vie: car aiant Eutropion maistre cueux du Roy esté elevé en quelque degré, et en quelque charge à la guerre, le Roy luy ordonna qu'il allast devers Theocritus pour luy rendre compte, et le recevoir aussi reciproquement de luy. Eutropion le luy feit entendre, et alla et vint par plusieurs fois vers luy pour cest effect, tant qu'à la fin Theocritus luy dit: «Je voy bien que tu me veulx mettre tout crud sur table, pour me faire manger à ce Cyclops.» reprochant à l'un qu'il estoit borgne, et à l'autre qu'il estoit cuisinier. Et lors Eutropion luy repliqua sur le champ, Ce sera doncques sans teste: car je te feray payer la peine que merite ceste tienne langue effrenee, et ce tien langage forcené. comme il feit, car il alla incontinent rapporter le tout au Roy, qui envoya aussi tost trencher la teste à Theocritus. Outre les susdits preceptes, il fauit encore de jeunesse accoustumer les enfans à une chose qui est tressaincte, c'est, qu'ils dient tousjours verité, pour ce que le mentir est un vice servil, digne d'estre de tous hay, et non <p 7r>pardonnable aux esclaves mesmes, qui ont un peu d'honnesteté. Or quant à tout ce que j'ay discouru et conseillé par cy devant, touchant l'honesteté, modestie, et temperance des jeunes enfans, je l'ay dit franchement et resoluëment, sans en rien craindre ne douter: mais quant au poinct que je veux toucher maintenant, je n'en suis pas bien certain, ne bien resolu, ains en suis comme la balance qui est entre deux fers, et ne panche point plus d'un costé que d'autre: tellement que je fais grande doute, si je le doy mettre en avant, ou bien le destourner: mais pour le moins faut-il prendre la hardiesse de declarer que c'est. La question est, Si lon doit permettre à ceux qui aiment les enfans, de converser et hanter avec eux, ou bien les en reculer et chasser arriere, de sorte qu'ils n'en approchent, ny ne parlent aucunement à eux. Car quand je considere certains peres severes et austeres de nature, qui pour la crainte qu'ils ont que leurs enfans ne soient violez, ne veulent aucunement souffrir, que ceux qui les aiment parlent en sorte quelconque à eux: je crains fort d'en establir et introduire la coustume: mais aussi quand de l'autre costé je viens à me proposer Socrates, Platon, Xenophon, Aeschines, Cebes, et toute la suitte de ces grands personnages, qui jadis ont approuvé la façon d'aimer les enfans, et qui par ce chemin ont poulsé de jeunes gens à apprendre les sciences, et à s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et se former au moule de la vertu, je deviens alors tout autre, et encline à vouloir imiter et ensuivre ces grands hommes-là, lesquels ont Euripide pour tesmoing en un passage où il dit,
  Amour n'est pas tousjours celuy du corps,
  Un autre y a qui n'appéte rien, fors
  L'ame qui soit vestue d'innocence,
  De chasteté, justice, et continence.
Aussi ne faut-il pas laisser derriere un passage de Platon, là où il dit moitie en riant, moitié à bon esciant, qu'il faut que ceux qui ont fait quelques grandes prouësses en un jour de battaille, au retour ayent privilege de baiser tel qu'il leur plaira entre les beaux. Je diray donc, qu'il faut chasser ceux qui ne desirent que la beauté du corps, et admettre ceux qui ne cerchent que la beauté des ames: ainsi faut-il fuïr et defendre les sortes d'amour, qui se prattiquent à Thebes et en Elide, et ce que lon appelle le ravissement en Candie, mais bien le faut-il recevoir tel comme il se prattique à Athenes, et en Laced@emone: toutefois quant à cela, chacun suyve en ce propos l'opinion qu'il en aura, et ce que bon luy semblera. Au reste aiant desormais assez discouru touchant l'honnesteté et bonne nourriture des enfans, je passeray maintenant à l'aage de l'adolescence, apres que j'auray seulement dit ce mot, Que j'ay souvent repris et blasmé ceux qui ont introduit une tresmauvaise coustume de bailler bien des maistres et gouverneurs aux petits enfans, et puis lascher tout à un coup la bride à l'impetuosité de l'adolescence: là où, au contraire, il falloit avoir plus diligemment l'oeil, et faire plus soigneuse garde d'eux qu'il ne falloit pas des jeunes enfans: car qui ne sçait que les fautes de l'enfance sont petites, legeres, et faciles à rhabiller, comme de n'avoir pas bien obey à leurs maistres, ou avoir failly à faire ce qu'on leur avoit ordonné: mais au contraire, les pechez des jeunes gens en leur adolescence, bien souvent sont enormes et infames, comme une yvrongnerie, une gourmandise, larcins de l'argent de leurs peres, jeux de dez, masques et mommeries, amours de filles, adulteres de femmes mariees. Pourtant estoit-il convenable de contenir et refrener leurs impetueuses cupiditez par grand soing et grande vigilance: car ceste fleur d'aage-là ordinairement s'espargne bien peu, et est fort chatouilleuse et endemenee à prendre tous ses plaisirs, tellement qu'elle a grand besoing d'une grande et forte bride: et ceux qui ne tirent à toute force à l'encontre pour la retenir, ne se donnent de garde, qu'ils laissent à leur esprit la bride lasche à toute licence de mal faire. C'est pourquoy il faut que les bons et sages peres, principalement <p 7v>en cest aage là, facent le guet, et tiennent en bride leurs jeunes jouvenceaux, en les preschant, en les menassant, en les priant, en leur remonstrant, en leur conseillant, en leur promettant, en leur mettant devant les yeux des exemples d'autres, qui pour avoir ainsi esté debordez et abandonnez à toutes voluptez se sont abysmez en grandes miseres et griefves calamitez: et au contraire, d'autres qui pour avoir refrené leurs concupiscences ont acquis honneur et glorieuse renommee: «car ce sont comme les deux elements et fondements de la vertu, l'Espoir de pris, et la Crainte de peine:» pource que l'esperance les rend plus prompts à entreprendre toutes choses belles et louables, et la crainte les rend tardifs à en oser commettre de vilaines et reprochables. Brief il les faut bien soigneusement divertir de hanter toutes mauvaises compaignies: autremenmt ils rapporteront tousjours quelque tache de la contagion de leur meschanceté. C'est ce que Pythagoras commandoit expressément en ces preceptes @enigmatiques sous paroles couvertes, lesquels je veux en passant exposer, pour ce qu'ils ne sont pas de petite efficace pour acquerir vertu: comme quand il disoit, «Ne gouste point de ceux qui ont la queuë noire:» c'est autant à dire comme, ne frequente point avec hommes diffamez et denigrez pour leur meschante vie. «Ne passe point la balance:» c'est à dire, qu'il faut faire grand compte de la Justice, et se donner bien garde de la transgresser. «Ne te sied point sur le boisseau:» c'est à dire, qu'il faut fuir oisiveté pour se prouvoir des choses necessaires à la vie de l'homme. «Ne touche pas à tous en la main:» c'est à dire, ne contracte pas legerement avec toute personne. «Ne porter pas un anneau estroit: c'est à dire, qu'il faut vivre une vie libre, et ne se mettre pas soy-mesme aux ceps. «N'attizer pas le feu avec l'espee:» c'est à dire n'irriter pas un homme courroucé: car il n'est pas bon de le faire, ains faut ceder à ceux qui sont en cholere. «Ne manger pas son coeur:» c'est à dire, n'offenser pas son ame et son esprit en le consumant de cures et d'ennuis. «S'abstenir de febves:» c'est à dire, ne s'entremettre point du gouvernement de la chose publique, pour ce qu'anciennement on donnoit les voix avec des febves, et ainsi procedoit-on aux elections des Magistrats. «Ne jetter pas la viande en un pot à pisser:» c'est, qu'il ne faut pas mettre un bon propos en une meschante ame: car la parole est comme la nourriture de l'ame, laquelle devient pollue par la meschanceté des hommes. «Ne s'en retourner pas des confins:» c'est à dire quand on se sent pres de la mort, et que lon est arrivé aux extremes confins de ceste vie, le porter patiemment, et ne s'en descourager point. Mais à tant je retourneray à mon propos. Il faut, comme j'ay dit au paravant, eslongner les enfans de la compaignie et frequentation des meschans, specialement des flatteurs. Car je repeteray en cest endroit ce que j'ay dit souvent ailleurs, et à plusieurs peres: c'est qu'il n'est point de plus pestilent genre d'hommes, et qui gaste d'avantage ne plus promptement la jeunesse, que font les flatteurs, lesquels perdent et les peres et les enfans, rendans la vieillesse des uns, et la jeunesse des autres miserable, leurs presentans en leurs mauvais conseils un appast qui est inevitable, c'est la volupté, dont ils les emorchent. Les peres riches preschent leurs enfans de vivre sobrement ceux-cy les incitent à yvrongner: ceux-là les convient à estre chastes, ceux-cy à estre dissolus: ceux-là à espargner, ceux-cy à despendre: ceux là, à travailler, ceux cy à jouër et ne rien faire: disans, qu'est-ce que de nostre vie? ce n'est qu'un poinct de temps: il faut vivre pendant que lon a le moyen, et non pas languir. Qu'est-il besoing se soucier des menaces d'un pere qui n'est qu'un vieil resueur, qui radotte, et a la mort entre les dents? un de ces matins nous le porterons en terre. Un autre viendra qui luy amenera quelque garce prise en plein bordeau, et luy donnera à entendre * qu'elle sera sa femme: Les autres lisent et luy produira sa femme. pour à quoy fournir, le jeune homme desrobbera son pere, et ravira en un coup ce que le bon homme aura espargné de longue main, pour l'entretenement de sa vieillesse. Brief, c'est une malheureuse generation. Ils font semblant <p 8r>d'estre amis, et jamais ne disent une parole franche: ils caressent les riches, et mesprisent les pauvres. Il semble qu'ils ayent appris l'art de chanter sur la lyre pour seduire les jeunes gens: ils esclattent quand ceux qui les nourrissent font semblant de rire: hommes faulx et supposez, et la bastardise de la vie humaine, qui vivent au gré des riches, estans nez libres de condition, et se rendans serfs de volonté: qui pensent qu'on leur fait outrage, s'ils ne vivent en toute superfluité, et si on ne les nourrit plantureusement sans rien faire: tellement que les peres qui voudront faire bien nourrir leurs enfans, doivent necessairement chasser d'aupres d'eux ces mauvaises bestes-là: et aussi en faut-il esloigner leurs compaignons d'eschole, s'il y en a aucuns vicieux, car ceux-là seroient suffisans pour corrompre et gaster les meilleures natures du monde. Or sont bien les regles que j'ay jusques icy baillees, toutes bonnes, honestes et utiles: mais celle que je veux à ceste heure declarer est equitable et humaine: c'est, que je ne voudrois point que les peres fussent trop aspres et trop durs à leurs enfans, ains desirerois qu'ils laissassent aucunefois passer quelque faute à un jeune homme, se souvenans qu'ils ont autrefois esté jeunes eux-mesmes. Et tout ainsi que les medecins meslans et destrempans leurs drogues qui sont ameres avec quelque jus doux, ont trouvé le moyen de faire passer l'utilité parmy le plaisir: aussi faut-il que les peres meslent l'aigreur de leurs reprehensions avec la facilité de clemence: et que tantost ils laschent un petit la bride aux appetis de leurs enfans, et tantost aussi ils leur serrent le bouton, et leur tiennent la bride roide, en supportant doucement et patiemment leurs fautes: ou bien s'ils ne peuvent faire qu'ils ne s'en courroucent, à tout le moins que leur courroux s'appaise incontinent. Car il vaut mieux qu'un pere soit prompt à se courroucer à ses enfans, pourveu qu'il s'appaise aussi facilement, que tardif à se courroucer, et difficile aussi à pardonner: car quand un pere est si severe qu'il ne veut rien oublier, ne jamais se reconcilier, c'est un grand signe qu'il hait ses enfans: pourtant fait-il bon quelquefois, ne faire pas semblant de veoir aucunes de leurs fautes, et se servir en cest endroit de l'ouyë un peu dure et de la veuë trouble qu'apporte la vieillesse ordinairement: de sorte qu'ils ne facent pas semblant de voir ce qu'ils voient, ne d'ouïr ce qu'ils oyent. Nous supportons bien quelques imperfections de nos amis, trouverons-nous estrange de supporter celles de nos enfans? bien souvent que nos serviteurs yvrongnent, nous ne voulons pas trop asprement recercher leur yvrongnerie. Tu as esté quelquesfois estroit envers ton fils, sois luy aussi quelquefois large à luy donner. Tu t'es aucunefois courroucé à luy, une autrefois pardonne luy. Il t'a trompé par l'entremise de quelqu'un de tes domestiques mesmes, dissimule-le, et maistrise ton ire. Il aura esté en l'une de tes mestairies, ou il aura pris et vendu, peut estre, une paire de boeufs: il viendra le matin te donner le bon jour sentant encore le vin, qu'il aura trop beu avec ses compaignons le jour de devant, fais semblant de l'ignorer: ou bien il sentira le perfum, ne luy en dis mot. ce sont les moyens de domter doucement une jeunesse petillante. Vray est que ceux qui sont de leur nature sujects aux voluptez charnelles, et ne veulent pas prester l'oreille quand on les reprend, il les faut marier, pource que c'est le plus certain arrest, et le meilleur lien que lon sçauroit bailler à la jeunesse: et quand on est venu à ce poinct-là, il leur faut cercher femmes qui ne soient ne trop plus nobles, ne trop plus riches qu'eux: car c'est un precepte ancien fort sage, Pren la selon toy: pour ce que ceux qui les prennent beaucoup plus grandes qu'eux, ne se donnent garde qu'ils se trouvent non marys de leurs femmes, mais esclaves de leurs biens. J'adjousteray encore quelques petits advertissements, et puis mettray fin à mes preceptes. Car devant toutes choses il faut que les peres se gardent bien de commettre aucune faute, ny d'omettre aucune chose qui appartienne à leur droit, à fin qu'ils servent de vif exemple à leurs enfans, et qu'eux regardans à leur vie, comme dedans un clair miroir, s'abstiennent à leur exemple de <p 8v>faire et de dire chose qui soit honteuse: car ceux qui reprennent leurs enfans des fautes qu'ils commettent eux-mesmes, ne s'advisent pas, que soubs le nom de leurs enfans il se condamnent eux-mesmes: et generalement tous ceux qui vivent mal ne se laissent pas la hardiesse d'oser seulement reprendre leurs esclaves, tant s'en faut qu'ils peussent franchement tanser leurs enfans. Mais, qui pis est, en vivant mal ils leur servent de maistres et de conseillers de mal faire: car là où les vieillards sont deshontez, il est bien force que les jeunes gens soient de tout poinct effrontez: pourtant faut-il tascher de faire tout ce que le devoir requiert, pour rendre les enfans sages, à l'imitation de celle nobles Dame Eurydicé, laquelle estant de nation Esclavonne, et par maniere de dire triplement barbare, neantmoins pour avoir moyen de pouvoir instruire elle-mesme ses enfans, prit la peine d'apprendre les lettres, estant desja bien avant en son aage. L'Epigramme qu'elle en feit, et qu'elle dedia aux Muses, tesmoigne assez comment elle estoit bonne mere, et combien elle aimoit cherement ses enfans:
  Eurydicé Hierapolitaine
  A de ces vers aux Muses fait estraine
  Qui en son coeur luy feirent concevoir
  L'honneste amour d'apprendre et de sçavoir:
  Si que ja mere, et ses fils hors d'enfance,
  Pour acquerir des lettres cognoissance,
  Où sont compris des Sages les discours,
  Elle donna travail à ses vieux jours.
Or de pouvoir observer toutes les regles et preceptes ensemble, que nous avons cy dessus declarez, à l'adventure est-ce chose qui se peult plustost souhaitter, que conseiller: mais d'en imiter et ensuivre la plus grande partie, encor qu'il y faille de l'heur et de la prosperité, si est-ce chose dont l'homme par nature peult bien estre capable, et dequoy il peult bien venir à bout.

Comment il faut que les jeunes gens lisent LES POETES, ET FACENT LEUR PROFIT DES POESIES. Ce Traicté n'est proprement utile qu'à ceux qui lisent les anciens Poëtes Grecs ou Latins, pour se garder d'en prendre impression d'opinions dangereuses pour la religion ou pour les moeurs.
CE que le Poëte Philoxenus disoit, qu'entre les chairs celles estoient plus savoureuses qui estoient les moins chairs: et entre les poissons, ceux qui estoient les moins poissons: s'il est vray ou non, Seigneur Marcus Sedatus, laissons-le decider et juger à ceux qui ont, comme disoit Caton, le palais plus aigu et plus sensitif que le coeur. Mais que les bien fort jeunes personnes prennent plus de plaisir, qu'ils obeïssent plus volontiers, et qu'ils se laissent plus facilement mener aux discours de la Philosophie, qui tiennent moins du Philosophe, et qui semblent plus tost estre dits en jouant qu'à bon esciant, c'est chose toute evidente et notoire: car nous voyons, qu'en lisant non seulement les fables d'Aesope, et les fictions des Poëtes: mais aussi le livre de Heraclides intitulé Abaris, et de Lycon <p 9r>d'Ariston, là où sont les opinions que les Philosophes tiennent touchant l'ame, meslees parmy des contes faicts à plaisir, ils sont par maniere de dire ravis d'aise et de joye. Pourtant faut-il bien avoir l'oeil à ce qu'ils soient non seulement honnestes és voluptez du boire et du manger, mais encore plus les accoustumer à user sobrement du plaisir et de la delectation en ce qu'ils liront ou escouteront, comme d'une saulse appetissante, pour en tirer et faire mieux savourer ce qu'il y aura de salutaire et de profit: car les portes closes d'une ville ne la garderont pas d'estre prise, si elle reçoit les ennemis par une seule qui soit demouree ouverte: ny la continence és voluptez des autres sentiments ne preservera pas un jeune homme d'estre depravé, si par mesgarde il se laisse aller aux plaisirs de l'ouye: ains d'autant qu'elle approche plus pres du propre siege de l'entendement et de la raison, qui est le cerveau: d'autant blesse et gaste elle plus celuy qui la reçoit, si lon n'en fait bien soigneuse garde. Parquoy n'estant à l'adventure pas possible ny profitable avec, interdire de tout point la lecture des poëtes à ceux qui sont ja de l'aage de tons fils Cleander, et du mien Soclarus, gardons les, je te prie, bien diligemment, comme ceux qui ont plus grand besoing de guide et de conduitte en leurs lectures, qu'ils n'ont pas en leurs alleures. C'est la raison pour laquelle il m'a semblé, que je te devois envoyer par escrit ce que n'agueres je discouru touchant les escrits des poëtes, à fin que tu le lises, et que si tu treuves que les raisons y deduittes ne soient de moindre efficace et vertu que les pierres que lon appelle Amethystes, que quelques uns prennent, et se les attachent autour du col pour se garder d'enyvrer en leurs banquets, où ils boivent d'autant, tu en faces part et les communiques à ton Cleander, et en preoccupes son naturel, qui pour n'estre pesant ny endormy en chose quelconque, ains par tout esveillé, vehement et vif, en sera de tant plus facile à mener par tels advertissements:
  Au chef du poulpe il y a quelque bien,
  Et quelque chose aussi qui ne vault rien.
C'est pour ce que la chair en est plaisante au goust, à qui la mange, mais elle fait songer de mauvais songes, et imprime en la fantasie des visions estranges et turbulentes, ainsi comme lon dit: aussi y a il en la poësie beaucoup de plaisir, et bien de quoy repaistre et entretenir l'entendement d'un jeune homme de bon esprit, mais il n'y a pas moins aussi de quoy le troubler et le faire vaciller, si son ouye n'est guidee et regie par sage conduite. Car on peult bien dire, non seulement de la terre d'Aegypte, mais aussi de la poësie,
  Drogues y a pesle-mesle à foison,
  De medecine, et aussi de poison,
  Qu'elle produit à ceux-là qui s'en servent.
  Leans caché est amour gracieux,
  Desir, attraict, plaisir delicieux,
  Et doux parler, qui bien souvent abuse
  Des plus sçavans et des plus fins la ruse.
Car la maniere dont elle trompe ne touche point à ceux qui sont trop grossiers et trop lourds: ainsi comme respondit un jour Simonides, quand on luy demanda pourquoy il ne trompoit les Thessaliens aussi bien comme les autres Grecs: pour ce, dit-il, qu'ils sont trop sots et trop ignorans pour estre trompez par moy. Et Gorgias le Leontin souloit dire, que la Trag@edie estoit une sorte de tromperie, de laquelle celuy qui avoit trompé estoit plus juste, que celuy qui n'avoit point trompé: et celuy qui en avoit esté trompé estoit plus sage, que celuy qui ne l'avoit point esté. Comment ferons nous doncques? contraindrons nous les jeunes gens de monter sur le brigantin d'Epicurus, pour passer par devant et fuir la poësie, en leur plastrant et bouschant les oreilles avec de la cire non fondue, ne plus ne moins que feit jadis <p 9v>Ulysses à ceux d'Ithace? ou si plus tost environnans et attachans leur jugement avec les discours de la vraye raison, pour les engarder qu'ils ne branlent, et qu'ils n'enclinent par le moyen des allechements du plaisir, à ce qui leur pourroit nuyre, nous les redresserons et preserverons? Car Lycurgus le fils du fort Dryas n'eut pas l'entendement sain ne bon quand il feit par tout son royaume couper et arracher les vignes, pour autant qu'il voyoit que plusieurs se troubloient de vin et s'enyvroient: là où il devoit plus tost en approcher les Nymphes, qui sont les eaux des fonteinse, et retenir en office un dieu fol et enragé, comme dit Platon, par un autre sage et sobre: car la meslange de l'eau avec le vin luy oste la puissance de nuyre, et non pas ensemble la force de profiter: aussi ne devons nous pas arracher ny destruire la poësie, qui est une partie des lettres et des muses: Mais là où les fables et fictions estranges et theatriques d'icelle, pour la grande et singuliere delectation qu'elles donnent en les lisant, se voudroient presumptueusement elever, dilater et estendre jusques à imprimer quelque mauvaise opinion, alors mettans la main au devant, nous les reprimerons et arresterons: et là où la grace sera conjointe avec quelque sçavoir, et la douceur attrayant du langage ne sera point sans quelque fruict, et quelque utilité, là nous y introduirons la raison de philosophie, et descouvrirons le profit qui y sera. Car ainsi comme la Mandragore croissant aupres de la vigne, et transmettant par infusion sa force naturelle au vin qui en sort, cause puis apres, à ceux qui en boivent, une plus douce et plus gracieuse envie de dormir: aussi la Poësie prenant les raisons et arguments de la philosophie, en les meslant parmy des fables, en rend la science plus aisee et plus aggreable à apprendre aux jeunes gens. Au moyen dequoy, ceux qui desirent à bon escient philosopher, ne doivent pas rejeter les oeuvres de poësie, mais plus tost cercher à philosopher dedans les escripts des poëtes, en s'accoustumant à trier et separer le profit d'avec le plaisir, et l'aimer: autrement, s'il n'y a de l'utilité, le trouver mauvais, et le rebuter: car aimer le profit qui en vient, est certes le commancement de bien apprendre, et comme dit Sophocles,
  Qui bien commance en toute chose, il semble
  Qu'apres la fin au principe resemble.
En premier lieu doncques, le jeune homme que nous voudrons introduire à la lecture des Poëtes, nous l'advertirons qu'il ne doit rien avoir si bien imprimé en son entendement, ne si à la main, que ce commun dire,
  Communément Poëtes sont menteurs.
Et mentent aucunefois volontairement, et aucunefois malgré eux: volontairement, pour ce que desirans plaire aux oreilles, ce que la plus part des lisans demandent, ils estiment la verité plus austere pour le faire, que non pas le mensonge: car la verité racontant la chose comme de faict elle a esté, encor que l'issue en soit mal-plaisante, ne laisse pas pourtant de la dire: mais un conte qui est inventé à plaisir, se glisse facilement, et se destourne habilement de ce qui ennuye à ce qui chatouille d'aise et de plaisir: car il n'y a rime, ny carme, ny langage figuré, ny hautesse de style, ny translation bien prise, ny douce liaison de paroles bien coulantes, qui ait tant de grace, ny tant de force d'attraire, et de retenir, comme a la disposition d'un conte fait à plaisir, bien entrelassé et bien deduit. Mais ne plus ne moins qu'en la peinture, la couleur a plus d'efficace pour esmouvoir, que n'a le simple traict, à cause de je ne sçay quelle resemblance d'homme qui deçoit nostre jugement: aussi és poësies, le mensonge meslé avec quelque verisimilitude, excite plus, et plaist d'avantage, que ne sçauroit faire tout l'estude que lon sçauroit employer à composer de beaux carmes, ny à bien polir son langage, sans meslange de fables et de fictions poëtiques: d'où vient que l'ancien Socrates, qui toute sa vie avoit fait grande profession de combattre pour la defense de la verité, s'estant un jour voulu mettre à la poësie, à cause de quelques <p 10r>illusions qu'il avoit euës en songeant, ne se trouva point, à l'essay, propre ny ayant bonne grace à inventer des menteries: au moyen dequoy il meit en vers quelques unes des fables d'Aesope, comme ny ayant point de poësie, là où il n'y a point de menterie. Car il y a bien des sacrifices où lon ne danse point, et où lon ne jouë point des fleutes, mais nous ne sçavons point de poësie, où il n'y ait point de fiction et de menterie: pour ce que les vers d'Empedocles, les carmes de Parmenides, le livre de la morsure des bestes venimeuses, et des remedes de Nicander, et les sentences de Theognis, ce sont oraisons qui ont emprunté de la poësie la hautesse du style, et la mesure des syllabes, ne plus ne moins qu'une monture, pour eviter la bassesse de la prose. Quand donques il y a és compositions poëtiques quelque chose estrange et fascheuse ditte touchant les Dieux ou demy-dieux, ou touchant la vertu de quelque excellent personnage et de grand renom, celuy qui reçoit cela comme une verité, s'en va gasté et corrompu en son opinion: mais celuy qui se souvient tousjours, et se rameine devant les yeux les charmes et illusions, dont la poësie se sert ordinairement à controuver et inventer des fables, et qui luy peut dire à tout propos,
  O tromperesse estant plus maculee
  Que n'est la peau de l'Once tavelee,
pourquoy est-ce qu'en jouant tu fronces tes sourcils, et pourquoy en me trompant fais-tu semblant de m'enseigner? celuy-là n'en souffrira jamais rien de mal, ny ne recevra en son entendement aucune mauvaise impression, ains se reprendra soy-mesme, quand il aura peur de Neptune, craignant qu'il n'ouvre et ne fende la terre jusques à descouvrir les enfers, et reprendra aussi Apollo se courrouceant pour le premier homme du camp des Grecs,
Aegistus qui tua Agamemnon.
  Luy qui si haut ses louanges chantoit,
  Luy qui propos semblables en contoit,
  Qui au festin luy-mesme estoit assis,
  C'est celuy seul qui l'a, non autre, occis.
Aussi reprimera-il les larmes d'Achilles trespassé, et d'Agamemnon aux enfers, qui pour le desir de revivre, et le regret de ceste vie, tendent leurs foibles et debiles mains: et si d'adventure il se trouve aucunefois troublé de passions, et surpris d'enchantement et ensorcellement, il ne feindra point de dire en soy-mesme,
  Retourne t'en vistement sans sejour
  Là sus où est la lumiere du jour:
  Et retien bien fermement en memoire
  Tout ce qui est dedans ceste umbre noir,
  Pour le conter cy apres à ta femme.
Homere a dit plaisamment ce mot-là, au lieu de son Odyssee où il descrit les enfers, comme estant un conte propre à faire devant les femmes, à cause de la fiction, Ce sont doncques semblables choses que les Poëtes feignent volontairement, mais il y en a d'autres en plus grand nombre, qu'ils ne feignent et ne controuvent pas, ains pour ce qu'ils les pensent et les croyent eux-mesmes ainsi, ils nous attachent la faulseté, comme ayant Homere dit de Jupiter,
  Deux sorts de mort il meit en la balance,
  L'un d'Achilles, l'autre de la vaillance
  Du preux Hector, lesquels il soubs-pesa
  Par le milieu: mais d'Hector plus pesa
  Le sort fatal, tirant sa destinee
  Vers la maison aux ombres assignee,
  Ainsi Phoebus adonc l'abandonna.
Aeschylus a adjousté à ceste fiction toute une Trag@edie entiere, laquelle il a intitulee, <p 10v>Le pois ou la balance des ames: faisant assister à l'un des bassins de la balance de Jupiter, d'un costé Thetis, et de l'autre costé l'Aurore, lesquelles prient pour leurs fils qui combattent: et neantmoins il n'est homme qui ne voye clairement, que c'est chose feinte, et fable controuvee par Homere, pour donner plaisir, et apporter esbahissement au lecteur. Mais ce passage,
  C'est Jupiter qui meut toute la guerre,
  Dont les humains sont travaillez sur terre. Et cestuy- cy,
  Dieu sourdre fait de la guerre achoison
  Quand ruiner il veut une maison:
Tous tels propos sont par eux affermez selon la creance et l'opinion qu'ils ont: en quoy ils sement parmy nous, et nous communiquent l'erreur et l'ignorance, en laquelle ils sont touchant la nature des Dieux. Semblablement les estranges merveilles des enfers, et les descriptions qu'ils en font, esquelles par paroles effroyables ils nous peignent et impriment des apprehensions et imaginations de fleuves brulans, de lieux horribles, de tourments espouventables: il n'y a personne qui n'entende bien qu'il y a bien de la fable et de la fiction en cela, ne plus ne moins qu'és viandes que lon ordonne aux malades, il y a quant-et-quant beaucoup de la force des drogues medicinales. Car ny Homere, ny Pindare, ny Sophocles, n'ont point escrit ces choses des enfers, pensans qu'elles fussent ainsi:
  Là où les rivieres dormantes
  De la nuict aux eaux croupissantes,
  Rendent un brouillas infiny
  De tenebres en l'air bruny.
Et,   Vers le rocher tout blanc sur le rivage
  De l'Ocean dresserent leur voyage.
Et,   C'est le reflux de l'abysme profond;
  Par où lon va des enfers au noir fond.
Et quant à ceux qui redoutent la mort, ou qui la regrettent et lamentent, comme chose pitoyable, ou la privation de sepulture, comme chose miserable, en telles paroles,
  Ne m'abandonne ainsi sans sepulture,
  En t'en allant, sans plorer ma mort dure.
Et,   L'ame prenant hors du corps sa volee,
  En souspirant aux enfers est allee,
  Pour le regret de laisser en douleur,
  Avant son temps, de jeunesse la fleur.
Et,   Ne me tuez avant que je sois meure,
  Me contraignant d'aller faire demeure
  Entre les morts, soubs la terre pesante:
  La lumiere est à voir trop plus plaisante.
Toutes telles paroles (di-je) sont de personnes passionnees, et ja prevenues d'erreur d'opinion: pourtant nous esmeuvent et troublent elles d'avantage, quand elles nous trouvent pleins de la passion et de la foiblesse de coeur, dont elles procedent. Au moyen dequoy, il se faut de bonne heure prouveoir et preparer alencontre, ayans tousjours ceste sentence qui nous sonne aux aureilles, La poësie ne se soucie pas gueres de dire verité: et si y a plus, que la verité de telles choses est tres-difficile à trouver et à comprendre, voire à ceux mesmes qui ne travaillent à autre besongne, qu'à cercher l'intelligence et la cognoissance de ce qui est, ainsi comme eux- mesmes le confessent: auquel propos il servira d'avoir tousjours en main ces vers d'Empedocles,
  Il n'y a oeil d'homme qui le sçeust voir,
  Ny de l'ouir aureille n'a pouvoir,
<p 11r>   Et n'est esprit humain qui peust estendre
  Son pensement jusques à le comprendre.
Et ceux-cy de Xenophanes,
  Il ne sera, et n'a oncques esté
  Homme qui sçeust avec certaineté
  Que c'est des Dieux, ny de tout l'univers,
  Dequoy je vais discourant en mes vers.
Semblablement aussi les paroles de Socrates en Platon, s'excusant avec serment, qu'il ne sçait et n'entend rien de ces choses- là : car par ce moyen les jeunes hommes adjousteront moins de foy au dire des poëtes touchant cela, en l'inquisition dequoy ils verront que les Philosophes mesmes se perdent et s'esblouissent. Encore arresterons nous d'avantage la creance du jeune homme, que nous voudrons mettre à la lecture des Poëtes, quand premier que d'y entrer nous luy figurerons et descrirons, que c'est de la Poësie: en luy faisant entendre, que c'est un art d'imiter, et une science respondante à la peinture: et luy alleguant non seulement ce commun dire que est en la bouche de tout le monde, Que la Poësie est peinture parlante, et la peinture une Poësie muette: mais aussi luy enseignant, que quand nous voyons un lezard bien peint, ou un singe, ou la face d'un Thersites, nous y prenons plaisir, et le louons à merveilles, non comme chose belle de soy, ains bien contrefaitte apres le naturel: car ce qui est laid de soy, ne peut estre beau: mais l'art de bien faire resembler soit chose belle, ou chose laide, est tousjours estimee: et au contraire, qui voulant portraire un laid corps feroit une belle image, ne feroit chose ny bien seante, ny semblable. Il se trouve des peintres qui prennent plaisir à peindre des choses estranges et monstrueuses, comme Timomachus, qui peignit en un tableau, comme Medee tua ses propres enfans: et Theon, comme Orestes tua sa mere: Parrasius, la fureur et rage simulee d'Ulysses: et Chaerephanes qui contrefeit des lascifs et impudiques embrassements d'hommes et de femmes. Esquels arguments, et semblables, par accoustumance de souvent luy recorder, il faut faire que le jeune homme entende, que lon ne louë pas le faict en soy, du quel on voit la representation, mais l'artifice de celuy qui l'a peu si ingenieusement, et si parfaittement representer au vif. Pareillement aussi pour ce que la poësie represente quelquefois par imitation, de meschants actes, des passions mauvaises, et des moeurs vicieuses et reprochables, il faut que le jeune homme sçache, que ce que lon admire en cela, et que lon trouve singulier, il ne le doit pas recevoir comme veritable, ny l'approuver comme bon, ains le louër seulement comme bien convenable et bien approprié à la personne, et à la matiere subjette: car tout ainsi comme il nous fasche et nous desplait quand nous oyons ou le grongnement d'un pourceau, ou le cry que fait une rouë mal ointe, ou le sifflement des vents, ou le mugissement de la mer: mais si quelque bouffon et plaisant le sçait bien contrefaire, comme Parmeno jadis contrefaisoit le cochon, et un Theodorus les grandes rouës à puiser de l'eau des puits, nous y prenons plaisir. Semblablement aussi fuyons nous une personne malade ou pourrie d'ulceres, comme chose hydeuse à voir, et neantmoins quand nous venons à voir le Philoctetes d'Aristophon, et la Jocasta de Silanion, où l'un est descrit, comme tombant par pieces, et l'autre comme rendant l'esprit, nous en recevons delectation grande: aussi le jeune homme lisant ce que Thersites un plaisant, ou Sisyphus un amoureux desbaucheur de filles, ou Batrachus un maquereau, va disant ou faisant, soit instruict et adverty de louër l'art et la suffisance de celuy qui les a bien sçeu naïfvement representer, mais au demourant de blasmer et detester les actions et conditions qu'il represente: car il y a grande difference entre representer bien, et representer chose bonne: pource que le representer bien, c'est à dire, naïfvement et proprement ainsi qu'il appartient: or les choses deshonnestes sont propres et convenables aux personnes <p 11v>deshonnestes. Et comme les souliers du boiteux Demonides, qui avoit les pieds bots, lesquels ayant perdus, il prioit aux Dieux qu'ils fussent bons à celuy qui les luy avoit desrobez, ils estoient bien mauvais de soy, mais bons et propres pour luy: Aussi ce propos
  Si violer la justice et le droict
  Il est licite à l'homme en quelque endroict,
  C'est pour regner qu'il le se doit permettre,
  Au demourant rien de mal ne commettre. Et ceux-cy,
  Cerche d'avoir d'homme droict le renom,
  Mais les effects et justes oeuvres non:
  Ains va faisant tout ce, dont tu verras
  Que recevoir du profit tu pourras. Et ceux-cy,
  Si ne la prens, je pers tout un talent,
  Auquel son doire on dit @equivalent:
  Et puis est-il possible que je vive,
  Ayant failly à telle lucrative?
  Pourray-je bien dormir, apres avoir
  Refusé tant d'argent à recevoir?
  Mon ame estant hors de ce monde ostee,
  N'en sera elle aux enfers tormentee,
  Comme ayant trop mauditement mespris
  Contre ce sainct talent d'argent non pris?
Ce sont tous meschants propos, et faulx, mais qui conviennent bien à un Etheocles, à un Ixion, et à un vieillard usurier. Si doncques nous advertissions les jeunes gents, que les Poëtes n'escrivent pas telles choses, comme s'ils les louoyent et les approuvoient, mais que sçachans bien que ce sont mauvais et meschans langages, il les attribuent aussi à de mauvaises et meschantes personnes: en ce faisant ils ne recevront aucunes pernicieuses impressions des poëtes, ains au contraire la suspicion qu'ils prendront de la personne qui parlera, leur fera incontinent trouver mauvaise la parole et la sentence, comme estant faitte ou ditte par une meschante et vicieuse personne. A quoy servira d'exemple ce que fait Paris en Homere, qui s'enfuyant de la battaille s'en va coucher dedans le lict avec la belle Helene: car n'ayant le poëte nulle part ailleurs introduit homme qui aille de plein jour coucher avec sa femme, il monstre assez clairement, qu'il juge et repute telle incontinence reprochable et honteuse. En quoy il faut aussi bien prendre garde, si le poëte mesme en donne point quelque demonstration, qu'il tienne luy-mesme tels langages pour mauvais, ainsi comme a fait Menander au prologue de sa Comedie qu'il appelle Thais:
  Muse dy moy qui est cest effrontee,
  Belle non moins que fine et assettee,
  A ces amants faisant dix mille torts,
  Leur demandant, et les chassant dehors,
  Ne leur portant à nul affection,
  Et leur usant à tous de fiction?
Desquels advertissements Homere entre autres use tressagement: car il reprent et blasme ordinairement les mauvais propos, avant que de les faire dire: et au contraire, il louë et recommande les bons, en ceste maniere,
  Lors il luy teint un propos doux et sage. Et ailleurs,
  En s'approchant, d'un parler luy usa
  Si gracieux, que son ire appaisa.
Et en reprenant le mauvaus avant le coup, il semble qu'il proteste par maniere de dire, et qu'il denonce que lon s'en donne de garde, et que lon ne s'y arreste point, non <p 12r>plus qu'à chose de mauvais et dangereux exemple: comme quand il veut descrire les grosses paroles que dit Agamemnon au presbtre d'Apollo, abusant irreveremment de sa dignité, il met devant,
  Cela au fils d'Atreus point ne pleut,
  Ains de despit que son gros cueur en eut,
  Il renvoya le presbtre malement.
Ce malement signifie, qu'il le renvoya traicté outrageusement, temerairement et superbement, outre toute honesteté du devoir. Aussi fait il prononcer à Achilles des paroles outrageuses et temeraires,
  Yvrongne aux yeux éhontez comme un chien,
  Au coeur de cerf qui de valeur n'a rien.
y adjousant et subjoignant un mesme jugement qu'aux autres,
  Achilles dit, de rechef furieux,
  Au fils d'Atreus propos injurieux,
  N'estant encor point son ire assouvie.
Car il est vraysemblable que rien ne peut estre beau ny honeste, qui soit di asprement et en cholere. Ce qu'il observe non seulement aux paroles, mais aussi aux faicts,
  Ainsi parla, puis au corps despouillé
  Du preux Hector feit un acte fouillé,
  De peu d'honneur, l'estendant sur sa face
  Tout de son long, aupres du lict et place
  Où Patroclus vivant souloit coucher.
Il use aussi fort à propos d'autres reprehensions, apres les choses passees, donnant luy-mesme sa sentence touchant ce qui s'est dit ou fait peu devant, comme, pour exemple, apres la narration de l'adultere de Mars, il fait que les Dieux disent,
  Ce n'est vertu que faire oeuvre illicite,
  Car le boiteux attrape en fin le viste.
Et en un autre passage, apres l'audace presumptueuse de Hector, et sa brave vanteterie il dit:
  Le haut parler d'Hector en se vantant,
  Alla Juno contre luy irritant.
Et touchant le couple de flesche que deslacha Pandarus,
  Ainsi Pallas avec son sainct langage,
  Persuada son esprit trop volage.
Telles sentences doncques, et telles opinins des poëtes, qui sont couchees en paroles expresses, sont aisees à discerner et cognoistre à qui y veut un peu prendre garde: mais encores donnent ils d'autres instructions par les faicts, ainsi comme lon dit, que Euripides respondit un jour à quelques uns qui blasmoient Ixion, en l'appellant malheureux et maudit des Dieux: Aussi ne l'ay-je jamais laissé, ce leur dit-il, sortit hors de l'eschaffaud, que je ne l'aye attaché et cloué bras et jambes à une rouë. Il est bien vray, qu'en Homere, il n'y a point de telle maniere de doctrine, en termes expres, mais qui voudra considerer un peu de pres les fables et fictions qui sont les plus blasmees en luy, il y trouvera au dedans une tres-utile instruction et speculation couverte, combien que quelques uns les tordans à force, et les tirants, comme lon dit, par les cheveux, en expositions allegoriques (ainsi que nous les appellons maintenant, là où les anciens les nommoient Souspeçons) vont disant, que la fiction de l'adultere de Mars avec Venus signifie, que quand la planette de Mars vient à estre conjoincte avec celle de Venus en quelques nativitez, elle rend les personnes enclines à adulteres: mais quand le Soleil vient à se lever là dessus, leurs adulteres sont subjects à estre descouvers et pris sur le faict. Quant à l'embellissement de <p 12v>Juno, et à la fiction du tissu qu'elle emprunta de Venus, ils veulent que cela signifie une purgation et purification de l'air qui se fait quand on approche du feu: comme si le poëte luy mesme ne donnoit pas les solutions et expositions de telles doutes: car en la fable de l'adultere de Venus son intention n'est autre, que de donner à entendre, que la Musique lascive, les chansons dissoluës, et les propos que lon tient sur des mauvais arguments, rendent les moeurs des personnes desordonnees, leurs vies lubriques et effeminees, les hommes subjects à leur plaisir, aux delices, aux voluptez, et aux amours de folles femmes,
  Souvent changer de licts delicieux,
  De baings aussi, et d'habits precieux.
Pourtant fait-il qu'Ulysses commande au Musicien qui chantoit sur la lyre:
  Change propos, et dis en ta chanson
  Du grand cheval de Troye la façon.
Nous donnant la-dessous un bon enseignement, qu'il faut que les Chantres, Musiciens, et Poëtes prennent les arguments de leurs compositions des hommes sages et vertueux: et en la fiction de Juno il a tresbien voulu monstrer, que l'amour et la grace que les femmes gaignent sur les hommes par charmes, sorcelleries et enchantemens, avec fraudes et tromperies, non seulement est chose de peu de duree, mal asseuree, et dont l'homme se lasse, et se fasche bien tost, mais aussi qui se tourne le plus souvent en courroux et aspre inimitié, aussi tost que la volupté en est passee: car il fait que Jupiter en ce lieu-là menasse ainsi Juno, et luy use de telles paroles,
  Tu cognoistras alors, que profité
  Rien ne t'aura du lict la volupté,
  Que me tirant à part hors l'assemblee
  Des Dieux par dol tu as euë à l'emblee.
Car le recit et la representation des oeuvres vicieuses, pourveu qu'à la fin elle rende à ceux qui les ont faittes la honte, le deshonneur et le dommage qu'ils meritent, elle ne nuict point, ains plus tost profite aux escoutans: pour ce que les Philosophes usent d'exemples pris des histoires, pour admonester et instruire les lisans par choses qui realement sont, ou qui ont esté: mais les Poetes inventent et controuvent les choses par lesquelles ils nous veulent enseigner. Qui plus est, tout ainsi comme Melanthius, fust ou en jeu, ou à bon esciant, disoit que l'estat d'Athenes demouroit sur ses pieds, et se maintenoit par la division qui estoit entre les Orateurs, à cause qu'ils ne panchoient pas tous d'un costé, at ainsi par le discord qui regnoit entre ceux qui manioient les affaires, il se faisoit tousjours quelque contrepois alencontre de ce qui estoit dommageable à la chose publique: aussi les contrarietez qui se trouvent entre les dicts des poëtes, ostans reciproquement la foy les uns aux autres, empeschent que ce qu'il y a de dangereux et de nuisible ne soit de si grand pois. Quand donques en approchant telles sentences l'une de l'autre, il nous apparoistra qu'il y aura contradiction evidente, alors il faudra encliner et favoriser à la meilleure: comme,
  Souvent, mon fils, les habitans des cieux
  Font tresbucher les hommes soucieux. Au contraire,
  Il n'y a rien, pour sa faute escuser,
  Si à la main que les Dieux accuser. Et ceux-cy,
  Prend ton plaisir à des biens amasser,
  Non à sçavoir ou vertu prochasser. Au contraire,
  C'est chose trop grossiere, que d'avoir
  Planté de biens, et rien plus ne sçavoir. Et ailleurs,
  A. Qu'est il besoing pour les Dieux que tu meures?
  B. Il est meilleur. faire service aux Dieux
<p 13r>   Ne m'a jamais semblé laborieux.
Toutes telles diversitez et contrarietez de sentences ont leurs solutions prestes à la main, si (comme nous avons dit peu devant) nous addressons le jugement des jeunes gens à adherer à la meilleure. Mais quand il se trouvera quelque propos dit meschamment, et que la response n'y sera pas toute prompte pour le confondre sur le champ, il le faudra lors refuter et condamner par autres sentences contraires que les mesmes poëtes auront escrittes ailleurs, sans autrement s'en offenser ny courroucer à eux, ains estimer que ce sont propos dicts par jeu, ou seulement pour representer le naturel de quelque personnage. Alencontre doncques des fictions qui sont en Homere, quand il fait que les Dieux se jettent les uns les autres du haut en bas, ou qu'ils sont blessez en bataille par les hommes, ou qu'ils tansent les uns aux autres, et qu'ils on debats ensemble, tu pourras sur le champ opposer, si tu veux, ce qu'il dit,
  Tu pouvois bien, si tu eusses voulu,
  Tenir propos qui eussent mieux valu.
Et certainement tu parles, et entens bien mieux les matieres ailleurs en ces passages,
  Les Dieux vivans sans travail à leur aise. Et en cest autre,
  Les Dieux seuls ont joyë perpetuelle. Et ailleurs,
  Les Dieux pour eux ont retenu liesse,
  Et resigné aux hommes la tristesse.
Car ce sont-là les vrayes et certaines opinions que lon doit avoir des Dieux, et toutes ces autres fictions-là ont esté controuvees seulement pour donner plaisir aux lisans. Au cas pareil là où Euripides en un lieu dit,
  Les dieux puissans, trop plus que nous ne sommes,
  Vont abusant nous autres pauvres hommes
  Par plusieurs tours de ruze tromperesse.
Il y faudra adjouster ce qu'il dit trop mieux, et plus veritablement en un autre passage,
  Si quelque mal les Dieux aux hommes font,
  Certainement vrays Dieux plus ils ne sont.
Et comme ainsi soit que Pindare die fort aigrement et vindicativement en un lieu,
  Il faut tout tenter et faire,
  Pour son ennemy défaire:
Il luy faut opposer, voire-mais tu dis toy-mesme en un autre passage,
  Tousjours d'une douceur traistresse
  La fin est pleine de destresse.
Et Sophocles dit en un lieu,
  Le gain tousjours est chose delectable,
  Quoy que n'en soit le moyen veritable.
Mais nous avons entendu de luy en un autre passage,
  Jamais ne fut de bon fruict rapporteur
  Un parler vain et langage menteur.
Et à l'encontre de ces propos qui se lisent touchant l'avoir et la richesse,
  Richesse prend ce qui est accessible,
  Et ce qui est du tout inaccessible.
Et,   Possible n'est que de ses amours puisse
  Jouïr le pauvre, encor qu'il en jouisse.
Au contraire,
  Langue diserte est cause qu'un visage
  Laid et hideux nous semble beau et sage.
On luy peut mettre à l'encontre plusieurs autres bonnes sentences de Sophocles mesme:
<p 13v>   L'homme qui n'est de biens mondains fourny
  Ne laisse pas d'estre d'honneur garny. Et ceste-cy,
  Pour mendier, l'homme pis ne vaut mie,
  Prouveu qu'il ait sagesse et preudhommie. Et d'autres,
  Dequoy sert tant de vertus acquerir,
  Veu que cela qui fait l'homme florir
  En tout bon heur, la richesse opulente,
  Vient de malice, et ruse fraudulente?
Menander aussi veritablement en quelque endroict a un peu trop hault-loué et exalté la concupiscence de volupté, mesmement pour ceux qui de nature sont chauds, aspres, et d'eux-mesmes subjects à l'amour:
  Tout ce qui est en ce monde vivant,
  Et la chaleur du Soleil recevant.
  Commune à tous, il est, il a esté,
  Et sera serf tousjours à volupté.
Mais toutefois ailleurs il nous en destourne, et nous retire fort à l'honnesteté, refrenant l'insolence de l'impudicité, quand il dit,
  La volupté de deshonneste vie,
  Tousjours en fin de reproche est suyvie.
Ces derniers propos sont à demy contraires aux premiers, mais bien sont-ils meilleurs et plus utiles: ainsi cest approchement de propos contraires, en les considerant ainsi l'un devant l'autre, fera l'un des deux effects, car ou il attirera les jeunes gens à ce qui sera la meilleur, ou pour le moins il ostera et diminuera de la foy aux pires: mais si d'adventure les poëtes ne baillent eux-mesmes les responses et solutions à quelques propos estranges qu'ils diront, il ne sera pas mauvais de leur opposer les sentences contraires d'autres hommes illustres, pour les mettre à l'espreuve de la balance à l'encontre des meilleurs: comme, pour exemple, le poëte Alexis emeut à l'adventure quelques uns par ces vers,
  Si l'homme est sage, il doit de tous costez
  Aller faisant amas de voluptez,
  Dont il y a trois especes notables
  A conserver la vie profitables:
  La premiere est, manger: et la deuxiéme,
  Boire: Venus vient apres la troisiéme:
  Outre cela, toute fruition
  D'aise se doit nommer accession.
Mais il leur faut à l'opposite ramener en memoire ce que le sage Socrates souloit dire, «Que les hommes vicieux vivent pour manger et pour boire, mais que les gents de bien boivent et mangent pour vivre:» et semblablement alencontre du poëte qui dit,
  Contre un meschant meschanceté est bonne:
commandant par maniere de dire, que lon se rende semblable aux meschants: on peut opposer ceste notable response de Diogenes, lequel interrogué, «Comment on se pourroit le mieux venger de son ennemy,» respondit, «En se rendant soy-mesme homme de bien et d'honneur.» Et faut aussi user de la prudence de Diogenes à l'encontre de Sophocles, lequel a emply un million d'hommes de desespoir par ces vers qu'il a escrits touchant la religion et confrairie des mysteres de Ceres,
  O tresheureux les enfans des Confreres,
  Qui aiants veu les secrets des mysteres
  Vont aux enfers. Il n'y a que ceux-là
  Qui puissent estre en vie pardela:
<p 14r>   Les autres tous devallans y endurent
  De griefs tourments, qui sans fin tousjours durent.
Diogenes ayant ouy ce propos, demanda tout haut, Qu'est-ce que tus dis? le larron Pat@ecion estant decedé, aura-il plus heureuse condition de son estre apres ceste vie, que n'aura Epaminondas, seulement pour ce qu'il aura esté de la religion et de la confrairie des mysteres? Car à Timotheus en plein Theatre, où il chantoit un sien poëme qu'il avoit composé à la louange de Diane, et l'appelloit par les surnoms que les Poëtes ont accoustumé de luy bailler, Furieuse, Insensee, enragee, forsennee: Cynesias respondit sur le champ tout hautement, Que puisses-tu avoir une fille qui soit telle. Aussi fut- ce bien gentillement respondu à Bion à l'encontre de ces vers de Theognis,
  L'homme ne peut faire ne dire rien,
  Quand pauvreté l'estraint en son lien,
  Et a sa langue au palais attachee:
Comment doncques babilles-tu tant, veu que tu es pauvre, et nous romps la teste de ton caquet? aussi ne faut-il pas omettre les occasions des paroles et sentences adjacentes ou meslees parmy les propos que nous cognoistrons meriter d'estre corrigez: mais tout ainsi que les medecins disent que la mousche Cantharide est bien un mortel poison, et toutefois que les ailes et les pieds ont force d'aider au contraire, et de dissoudre sa mortelle puissance: aussi és dicts des poëtes un seul nom, ou un seul verbe, mis aupres de ce que lon a peur qui nuise, rendra bien souvent plus debile et plus foible sa force de tirer le lecteur à mal: au moyen dequoy il s'y faut attacher, et plus amplement declarer la signifiance desdicts mots: comme, pour exemple, aucuns font en ces vers icy,
  C'est l'ordinaire aux humains malheureux,
  Tondre leur chef, et larmoyer sur eux. Et en ceux-cy,
  Chetifs humains sont à misere nez,
  Et à tous maux par les Dieux destinez.
Car le poëte ne dit pas absoluëment aux humains que les Dieux ayent predestiné de vivre en douleur et malheur, mais il le dit aux fouls et ecervelez, lesquels estans ordinairement cauteleux et miserables pour leurs meschancetez, il a accoustumé d'appeller Deilous et Oïzyrous. [...] Il y a encore un autre moyen de divertir et destourner les intelligences des propos poëtiques en bonne part, lesquels on pourroit autrement prendre en mauvaise, par l'interpretation de la signifiance, en laquelle ils ont accoustumé de prendre les mots: à quoy il vaut mieux exerciter les jeunes escholiers, que non pas à l'intelligence de certaines paroles obscures, que nous appellons glottas, pour ce que cela est plein de grand sçavoir, et de delectation, comme de sçavoir pourquoy ce mot Rigedane aux poëtes signifie male mort, [...] c'est pour autant que les Macedoniens appellent la mort Danos: et les Aeoliens appellent la victoire que lon gaigne par patience et par continuation de perseverance, Cammonie: [...] les Dryopiens appellent les Dieux, Popi. [...] Cela est utile, et du tout necessaire, si nous voulons recevoir utilité, non pas dommage, de la lecture des poëtes, sçavoir comment et en quelle signification ils usent des noms des Dieux, et aussi des appellations, c'est à dire, dictions qui signifient biens et maux, et que c'est qu'ils entendent quand ils nomment Psychen, c'est à dire, l'ame: [...] et Moeran, c'est à dire la destinee, [...] et si ce sont termes qui ne se prennent qu'en une signification, ou en plusieurs, en leurs escrits, comme beaucoup d'autres. [...] Car ce mot Oicos signifie aucunefois la maison où lon demeure, comme quand il dit,
  En la maison au comble haut levé:
Aucunefois il signifie le bien, et le revenu, comme là où il dit,
<p 14v>   Journellement ma maison on me mange.
[...] Et ce mot Bios, c'est à dire vie, aucunefois se prent pour vivre, comme en ce vers,
  Luy voulant mal Neptune, par envie,
  Diminua la pointe de sa vie.
Et aucunefois il signifie les facultez et les biens,
  Et ce pendant d'autres mangent ma vie.
[...] Ce terme aussi Halyin, il le prent aucunefois pour estre fasché et ennuyé, comme quand il dit,
  Ainsi parla, mais elle mal contente
  Se departit, en son coeur fort dolente.
Quelquefois il signifie se resjouir et se glorifier,
  Te glorifies-tu
  Pour un belistre Irus avoir battu?
[...] Et Thoazin aucunefois signifie, se mouvoir impetueusement, comme quand Euripides dit,
  De l'Ocean se mouvant la baléne.
et signifie aussi se seoir et se reposer, comme quand Sophocles dit,
  Mes beaux amis, quelle est l'occasion
  De ceste vostre estrange session?
  Que veulent dire alentour de vos testes
  Rameaux de ceux qui viennent aux requestes?
C'est aussi fait dextrement, que d'accommoder la signification et l'usage des paroles aux choses qui se presentent, ainsi comme les Grammairiens enseignent, que les mots prennent diverse signifiance selon la diversité de la matiere subjecte: comme,
  La nef petite entre les autres prise,
  Mais en la grand' charge ta marchandise.
[...] Car ce mot Aenin en ces vers signifie Epaenin, c'est à dire, louër: mais louër en ce lieu-là vaut autant à dire comme, refuser ou rejetter: ne plus ne moins qu'en une commune façon de parler nous avons accoustumé de dire, Cela va bien, ou, bon prou luy face, quand nous ne voulons point de quelque chose, ou que nous ne l'acceptons point: aussi disent aucuns, que Proserpine pour ceste cause a esté appellee Epaenen, pour ce que c'est une Deesse qui est à rejetter. Laquelle difference et diversité de signification des vocables il convient observer premierement és plus grandes choses, et qui sont de plus grande consequence, comme és noms des Dieux: et pour ce commancerons nous à enseigner aux jeunes gens, que les poetes usent des noms des Dieux, entendans aucunefois leur essence mesme, et aucunefois les forces et puissances que ces Dieux-là donnent, ou ausquelles ils president, appellans ces deux choses par un seul mesme mot: comme, pour exemple, quand Archilochus faisant sa priere dit,
  Sire Vulcain escoute ma demande,
  En m'ottroyant ce que je te demande
  A deux genoux: et me donne les biens
  Que quand tu veux tu peux donner aux tiens.
il est tout evident qu'il invoque là le Dieu propre. Mais là où parlant du mary de sa soeur, qui avoit esté noyé en la mer, il dit qu'il eust porté plus patiemment sa calamité,
  Si Vulcain eust son chef et corps aimé
  Dedans ses beaux vestements consumé:
il entend du feu, et non pas de l'essence du Dieu. Pareillement Euripides disant en son jurement,
<p 15r>   Par Jupiter les astres regissant,
  Et Mars de sang espandu rougissant,
il est bien certain qu'il parle des Dieux: mais quand Sophocles dit,
  Mars est aveugle, ô Dames, et sans yeux,
  Rompant tout comme un sanglier furieux,
il faut entendra là de la guerre: ne plus ne moins qu'il le faut prendre pour le fer en ce lieu d'Homere,
  Dont Mars trenchant au long du clair Scamandre
  A maintenant le noir sang fait espandre.
Comme ainsi soit doncques, qu'il y a plusieurs termes et vocables doubles, aians plusieurs diverses significations: il faut entendre et retenir, que par ces mots Dios et Zenos, qui signifient Jupiter, les Poëtes entendent aucunefois le Dieu en son essence, et quelquefois la fortune, et quelquefois la fatale destinee: car quand ils disent,
  O Jupiter regnant sur le mont Ide:
Et aillieurs,
  O Jupiter qui est plus que toy sage?
ils parlent en ces lieux-là, et autres semblables, du Dieu: mais quand en discourant des causes des choses qui se font, il vient à les nommer en disant,
  D'hommes vaillants elle jetta grand nombre,
  Avant leur temps, en la tenebreuse umbre
  Des creux enfers. le vouloir tel estoit
  De Jupiter qui cela permettoit.
en ce lieu-là il entend par Jupiter la fatale destinee. Car il n'est pas vray-semblable que le poëte pensast, que Dieu autrement machinast du mal aux hommes, mais bien veut-il en passant donner à entendre, que la necessité des choses humaines est telle, qu'il est fatalement predestiné à toutes villes, toutes armees, et tous Capitaines, s'ils sont bien sages, que leurs affaires aussi necessairement prospereront, et qu'ils viendront en fin au dessus de leurs ennemis: mais si au contraire, se laissans aller à leurs passions, et tombans en erreurs, ils viennent à avoir des differents, et à entrer en querelles les uns contre les autres, comme feirent ceux- cy, il est force qu'il en sourde tout trouble, tout desordre, et que finablement l'issue n'en vaille rien.
  Conseils qui sont à mal faire obstinez,
  A porter fruicts tels sont predestinez.
Et toutefois quand Hesiode fait, que Prometheus conseille à Epimetheus son frere,
  Ne reçoy dons que Jupiter t'envoye
  Du ciel en terre, ainçois les luy renvoye:
il use là du nom de Jupiter voulant, signifier la puissance de fortune: car il appelle tous les biens de fortune dons de Jupiter, comme richesse, mariages, estats, et tous autres biens exterieurs, dont la possession est inutile à ceux qui n'en sçavent pas bien user: et pourtant estimoit-il que Epimetheus estant homme de nulle valeur, et sans entendement, devoit craindre et eviter toutes telles prosperitez de la fortune, comme voyant bien qu'il estoit pour en recevoir honte, perte et dommage, plus tost qu'autrement. Et semblablement quand il dit,
  N'ayes le coeur de jamais à personne
  La pauvreté reprocher que Dieu donne.
il appelle là manifestement, don de Dieu, une chose fortuite, n'estimant pas que ce soit reproche, que lon doive mettre devant le nez à un homme, qu'il soit par cas de fortune pauvre: mais bien que la pauvreté qui procede de paresse, de lascheté, di'oisiveté, ou bien de folle despense, et de superfluité, soit reprochable et honteuse. Car n'ayans pas encore lors ce mot de Fortune en usage, et neantmoins cognoissans <p 15v>desja bien que la puissance de celle cause variante, inconstamment et incertainement ne se pouvoit pas eviter par discours d'entendement humain, ils exposoient cela, et le declaroient comme ils pouvoient par les noms des Dieux, ne plus ne moins que nous en commun langage appellons quelquefois des affaires, des meurs, et natures de personnes, des propos, et des hommes mesmes, celestes et divins. Voila un expedient et moyen pour soudre et corriger plusieurs sentences, qui semblent de prime face impertinemment et importunément dittes de Jupiter, comme sont celles-cy,
  Jupiter a sur le sueil de sa porte
  Deux tonneaux pleins de l'une et l'autre sorte
  De sorts, dont l'un est remply des heureux,
  L'autre contient ceux qui sont malheureux. Et ceste-cy,
  Le haut tonnant ne voulut pas conduire
  A bonne fin leurs serments, mais pour nuire
  Autant aux uns qu'aux autres, leurs transmeit
  Signes du ciel, dont en erreur les meit.
  De là sourdit aux Troyens et aux Grecs
  Le mal qui tant leur causa de regrets:
  Pour ce qu'ainsi à Jupiter plaisoit,
  Qui tellement fourvoyer les faisoit.
Car tout cela se doit entendre de la Destinee fatale, ou de la fortune, les causes desquelles sont incomprehensibles à nostre entendement, et ne sont du tout point en nostre puissance. Mais là où il y a chose conforme à la raison et à la semblance de verité, là estimons nous que proprement il entende Dieu quand il nomme Jupiter, comme en ces passages-icy,
  Par les squadrons des autres il alloit,
  Mais rencontrer Ajax il ne vouloit,
  Car Jupiter a en haine celuy,
  Lesquel s'attache à un plus fort que luy.
Et ailleurs,
  Jupiter est des grands cas soucieux,
  Mais les petits il laisse aux demy-Dieux.
Aussi faut-il avoir bien soigneusement l'oeil aux autres dictions, qui se tournent et transferent à signifier plusieurs choses diverses, et qui se prennent diversement par les Poëtes, comme est entre autres ce mot Areté, c'est à dire, vertu: [...] car pour ce que non seulement elle rend les hommes sages, prudents, justes et bons, tant en faicts qu'en dicts, mais aussi ordinairement leur acquiert honneur, gloire et authorité: à ceste cause ils appellent souvent Areté glorieuse renommee et puissance, ne plus ne moins qu'ils appellent Elaea, c'est à dire, l'olive, [...] et Phegos la fouïne, du mesme nom que les arbres qui les portent: [...] et pourtant quand le jeune homme trouvera en lisant les poëtes ces passages,
  Les Dieux ont mis la sueur au devant
  De la vertu.
Et,   Lors les Gregeois rompirent par vertu
  Des ennemis le squadron combattu.
Et,   S'il faut mourir, honorable est la mort
  Quand par vertu du monde ainsi lon sort.
qu'il pense incontinent que cela est dit de la meilleure, plus excellente, et plus divine habitude qui puisse estre en nous, laquelle nous entendons que ce soit droitture de raison et de jugement, le cyme de nature raisonnable, et une disposition de l'ame <p 16r>consentant et s'accordant avec soy-mesme. Mais quand au contraire il viendra à lire ces autres lieux icy,
  C'est Jupiter qui fait la vertu croistre,
  Comme il luy plaist, és hommes, et decroistre. Et cestuy-cy,
  Gloire & vertu vont apres la richesse.
qu'il ne demeure pas pour cela esblouy d'esbahissement de l'heur des riches, et s'en emerveillant comme s'ils avoient incontinent avec leur richesse la vertu achettee à pris d'argent, ny ne se persuade pas qu'il soit en la puissance de Fortune, augmenter, ou raccourcir et diminuer sa prudence, ains estime que le Poëte aura là usé du nom de vertu pour signifier honneur, authorité, prosperité, ou quelque autre chose semblable: ne plus ne moins que ce mot [...], c'est à dire, malice, se prent aucunefois par eux en sa propre signification, pour la mauvaistié ou meschanceté de l'ame, comme quand Hesiode escrit,
  De la malice on en trouve à foison.
aucunefois il se prent pour quelque autre mal ou malheur, comme quand Homere dit,
  Les hommes tous vieillissent en malice.
Car celuy s'abuseroit grandement qui se persuaderoit, que les Poëtes prissent beatitude et l'entendissent precisément, comme font les Philosophes pour une habitude parfaite, et une possession entiere de tous biens, ou bien pour une perfection de vie coulante heureusement selon nature, pour ce que bien souvent ils en abusent, en appellant l'homme opulent en biens, heureux, et en nommant puissance, honneur, et authorité, beatitude et felicité. Homere a bien usé proprement de ces termes en ces vers,
  Pour posseder une grande chevance
  Je n'ay point plus au coeur d'esjouissance.
aussi fait Menander, quand il dit,
  De tout avoir j'ay chez moy grande somme,
  Et pour cela chacun riche me nomme,
  Mais bien-heureux pas un seul ne m'appelle.
Et Euripides fait un grand trouble, et une grande confusion, quand il dit ainsi,
  Ja ne me soit donnee vie heureuse,
  Pour estre aussi ensemble douloureuse. Et en autre lieu,
  Pourquoy vas-tu honorant tyrannie,
  Qui est heureuse injustice et benie?
Si ce n'est que lon prenne les termes par translation, en autre signifiance qu'en leur propre. Mais à tant c'est assez parlé de ce propos. Au reste il ne fault pas recorder une fois seulement, mais plusieurs, aux jeunes gens, et leur remettre souvent devant les yeux, que la Poësie ayant pour son propre subject l'imitation, use d'ornement et d'enrichissement, en descrivant les choses qui se presentent à elle, et les moeurs et naturels des personnes, mais toutefois elle n'abandonne point la semblance de verité, pour ce que l'imitation delecte le lisant, d'autant qu'elle tient du vraysemblable: et pourtant l'imitation qui ne veut pas de tout poinct se departir de la verité, exprime les signes de vice et de vertu, qui sont meslez parmy les actions, comme fait celle d'Homere, laquelle ne s'arrestant aucunement aux estranges opinions des Stoïques, qui disent qu'il ne peult avoir rien qui soit de mal conjoinct avec la vertu, ny aussi de bien avec le vice, ains que du tout, en tout, et par tout l'ignorant fault et peche tousjours, et au contraire aussi, que le sage fait tousjours et en toutes choses bien. Car ce sont les opinions des Stoïques, que lon dispute par les escholes: mais aux affaires de ce monde, et en la vie des hommes, ainsi que dit Euripides,
  possible n'est que le mal de tout poinct
<p 16v>   D'avec le bien, non meslé, soit desjoinct:
ains y a tousjours meslange de l'un avec l'autre. Mais sans verité la poësie use fort de varieté et de diversité: car les diverses mutations sont celles, qui donnent aux fables la force de passionner les lisans, et qui font les estrange evenements, et contre l'opinion de ceux qui les lisent, en quoy consiste le plus grand esbahissement, et dont procede le plus de plaisir: au contraire, ce qui est simple et uniforme n'apporte point de passion, et n'y a point de fiction: d'où vient que les Poëtes ne font jamais que mesmes hommes gaignent tousjours, ne qu'ils soient tousjours heureux, ne que tousjours ils facent bien: qui plus est, quand ils feignent que les Dieux mesmes s'entremettent des affaires des hommes, ils ne les font pas sans passion, ny exempts d'erreur et de faute, de peur que ce qui passionne, et qui tient suspendus en admiration les coeurs des hommes en la poësie, ne demeure oisif et amorty, s'il n'y avoit aucun danger, ny aucun adversaire. Cela estant ainsi, menons le jeune homme à lire les oeuvres des poëtes: non estant prevenu de telles opinions touchant ces grands et magnifiques noms- là des anciens, comme s'ils avoient esté sages, justes et vertueux Roys en toute perfection, et par maniere de dire, la regle de toute vertu et de toute droitture: car autrement, il en rapportera grand dommage, s'il y va avec ceste opinion de trouver tout bon ce qu'ils diront, et de l'admirer, et non pas d'en haïr aucuns, et approuver celuy qui blasme ceux qui font ou qui disent de telles choses:
  O Jupiter, Apollo, et Minerve,
  Que nul des Grecs sa vie ne preserve,
  Ny des Troiens: mais que nous eschappions
  La mort, à fin que tous seuls nous sappions
  Les hautes tours et murailles de Troie.
Et,   J'ay entendu la voix trespitoyable
  De cassandra la fille miserable
  Au Roy Priam, que my femme traistresse
  Clyt@emnestra, en cruelle destresse
  A fait mourir, pour une jalousie
  D'elle et de moy, dont elle estoit saisie.
Et,   De me mesler avec la concubine
  A mon vieil pere, à fin que la mastine
  En eust apres en haine le vieillard.
  Ce qui je creus, et fus lasche paillard.
Et,   Jupiter pere, il n'y a Dieu aux cieux
  Qui soit autant que toy pernicieux.
Le jeune homme ne s'accoustume point à jamais louër aucun propos semblable, ny n'aille point cerchant aucunes couvertures pour l'escuser, ny ne s'estudie point à inventer des desguisements coulorez pour masquer des choses infames et vilaines, à fin de monstrer la subtilité et vivacité de son esprit: mais plus tost, qu'il estime que la Poësie est une imitation d'hommes, de moeurs, et de vies non entierement parfaittes, ou du tout irreprehensibles, ains meslees de passions, de faulses opinions, et d'ignorance, mais qui bien souvent par la dexterité et bonté de leur nature se reviennent à ce qui est le meilleur. Quand le jeune homme se sera ainsi preparé, et aura ainsi informé et instruict son entendement, de maniere que les choses bien faittes et bien dittes luy emouveront le coeur, et l'affectionneront, et au contraire, les mauvaises luy desplairont, et le fascheront: ceste instruction de son jugement fera, que sans aucun danger il pourra lire et ouïr toutes sortes de livres poëtiques. Mais celuy qui admire tout, qui s'apprivoise à tout, et qui a desja le jugement asservy par la magnificence de ces grands noms heroïques, ne plus ne moins que ceux des disciples de <p 17r>Platon qui contrefaisoient les hautes espaules de leur maistre; et le begueyement d'Aristote, ne se donnera garde qu'il se laissera trop aisément aller à des choses mauvaises. De l'autre costé aussi ne faut-il pas faire comme les superstitieux, qui quand ils sont en un temple, craignent effroyeement tout, et adorent tout, ains faut hardiment prononcer autant ce qui est dit importunément et meschamment, que ce qui l'est bien et sagement. Comme, pour exemple, Achilles voyant les gens de guerre tous les jours tomber malades, se faschant de voir la guerre aller ainsi en longueur, luy principalement qui avoit si grand renom et si grande reputation en la guerre, assemble le conseil: mais d'avantage estant homme sçavant en la medecine, et voyant apres le neufiéme jour, qui est critique, c'est à dire, auquel se fait la judication de la convalescence, ou de la mort, que ce n'estoit point une maladie ordinaire, ny contractee des causes accoustumees et communes, il se dresse en pieds pour parler, non pas au commun peuple, ains pour donner conseil au Roy, en disant,
  Fils d'Atreus, il sera necessaire
  De retourner, ce croy-je, sans rien faire.
Il dit cela sagement et modestement, et luy seoit bien de le dire: mais là où le devin dit, qu'il redoute le courroux du plus puissant de tous les Grecs, Achilles luy respond alors, non plus sagement ny modestement, en jurant, que nul, tant comme il seroit vivant, ne luy mettroit la main sur le collet: et y adjoustant d'avantage, non pas si tu disois Agamemnon mesme: monstrant en cela un mespris et va contemnement de celuy qui avoit l'auctorité souveraine: et passant encore outre en fureur de cholere, il met la main à l'espee, en volonté de le tuer: ce qui n'eust esté ny sagement, pour son honneur, ny utilement fait à luy: et puis s'en repentant soudain,
  Dans le fourreau son espee il remeit,
  Minerve au coeur ce bon conseil luy meit.
En quoy il feit bien et honnestement, que n'ayant peu de tout point retrancher sa cholere, au moins la modera-il, et la reteint soubs l'obeissance de la raison, avant que de commettre aucun exces, auquel il n'y eut point eu de remede. Pareillement aussi Agamemnon, en ce qu'il fait et qu'il dit en l'assemblee du conseil, est digne de mocquerie: mais en ce qu'il ordonne touchant Chryseïs, est plus venerable, et maintient plus sa majesté Royale. Car Achilles, ce-pendant que lon luy enléve la belle Chryseïde,
  Loing de ses gens se retirant à part,
  S'en va plorer chaudement à l'esquart.
Mais Agamemnon conduisant luy mesme la sienne jusques dedans la navire, la livrant et la renvoyant à son pere, celle que n'agueres il avoit dit, qu'il l'aimoit plus cherement qu'il ne faisoit sa propre femme espousee, il ne fit rien indigne de luy, ne qui sentist son homme passionné d'amour. Et au contraire, Phoenix estant maudit par son pere, à cause de sa concubine, dit ces propos,
  Je fus en train d'aller tuer mon pere,
  Mais quelque Dieu refrena ma cholere,
  Me remonstrant comme ma renommee
  En demourroit à jamais diffamee
  Entre les Grecs, par lesquels interdit
  Nommé serois parricide maudit.
Aristarchus aiant en horreur telle abomination, osta ces vers en Homere. Mais ils ne sont pas mal à propos en ce lieu là, pour ce que Phoenix en cest endroit là enseigne à Achilles, comme la cholere est une violente passion, et comme il n'est chose que les hommes n'osent commettre quand ils sont enflammez de courroux, quand ils ne veulent pas user de raison, ny croire ceux qui les addoucissent. Car il introduit Meleager qui se courrouce à ses citoiens, et puis apres se rappaise, reprenant en cela <p 17v>et blasmant sagement les passions, mais louant aussi ceux qui ne s'y laissent point aller, ains y resistent, et les maistrisent, et s'en repentent, comme estant chose honneste et utile. Il est vray qu'en ces passages là, la difference est toute evidente et manifeste, mais là où il y a quelque obscurité et incertitude de la sentence et intelligence des propos, il faut arrester le jeune homme en cest endroit là, et luy enseigner à faire une telle distinction: Si Nausicaa voyant Ulysses homme estranger, s'eschauffa de la mesme passion qu'avoit fait Calypso envers luy, comme celle qui ne demandoit que son plaisir, estant desja en aage de marier, et dit follastrement ces parolles à ses chambrieres,
  Pleust or à Dieu qu'un tel mary me vinst,
  Et qu'avec moy volontiers il se teinst.
son audace et son incontinence est à reprendre: mais si par les propos d'Ulysses ayant apperceu qu'il estoit homme de bon sens et de bon entendement, elle souhaitte plus tost estre mariee avec luy, qu'avec un de son pays qui ne sçeust que baller, ou voguer sur la mer, en ce cas elle seroit digne de louër. Au cas pareil quand Penelopé devise gracieusement et courtoisement avec les poursuyvans qui la demandoient en mariage, et que eux alencontre luy donnent des habillements, joyaux d'or, et autres ornemens à parer les Dames, Ulysses s'en resjouissant,
  Il leur tiroit des dons de dessoubs l'aile,
  Et en prenoit son plaisir avec elle:
s'il s'esjouissoit de ce que sa femme recevoit des dons, et qu'il prenoit plaisir au gaing qu'il y avoit, il surpassoit en macquerellage le Polyager qui est tant mocqué et picqué par les Poëtes comiques,
  Polyager a bon heur qui luy rit,
  C'est pour autant que chez luy il nourrit
  Du ciel la chévre, et par son influence
  Il reçoit biens mondains en affluence.
Mais s'il le faisoit pour ce qu'il esperoit par ce moyen les avoir mieux soubs sa main, et moins se doutans de ce qu'il leur gardoit, en ce cas-là son esjouissance et son asseurance estoient fondees en raison. Semblablement aussi au denombrement qu'il fait des biens que les Ph@eaciens avoient exposez avec luy sur le rivage, et puis avoient fait voile, si veritablement en telle solitude, et en telle incertitude de l'estat où il se trouve, il a peur de son argent et de ses biens,
  Q'ils ne s'en soient ainsi allez d'emblee,
  Pour luy avoir aucune chose emblee:
il est, à l'adventure, plus digne de commiseration, que de detestation, pour avarice. Mais si, comme aucuns pensent, n'estant pas asseuré qu'il fust en l'Isle d'Ithace, il estime que la conservation de ses biens et de son argent soit une certaine preuve et demonstration de la legalité et saincteté des Ph@eaciens, pour ce que autrement ils ne l'eussent pas ainsi transporté en terre estrange sans y avoir profit, et ne l'eussent pas laissé là en s'en allant sans toucher à rien du sien, il n'use pas en cela de mauvais indice, et est sa providence en ce faict digne de louange. Il y en a bien quelques uns qui blasment mesme ceste exposition de luy sur le rivage, s'il est vray qu'elle fust faicte par les Ph@eaciens luy dormant, et dit-on que les Thyrreniens en gardent ne sçay quelle histoire, par laquelle il appert que Ulysses de sa nature aimoit fort à dormir, et que pour ceste cause, bien souvent on ne pouvoit pas parler à luy: mais si le sommeil n'estoit pas veritable, et que aiant honte de renvoyer les Ph@eaciens qui l'avoient amené, sans les festoyer chez luy, et leur faire des presens, et ne pouvant faire qu'il ne fust descouvert et cogneu par ces ennemis, s'ils demouroient avec luy, il usa de ce pretexte pour couvrir et celer sa perplexité de ne sçavoir comment il devoit faire, <p 18r>en faisant semblant de dormir, en ce cas ils l'approuvent. En donnant doncques de tels advertissements aux enfans, nous ne les laisserons point tomber en corruption de moeurs, ains plus tost leurs imprimerons un zele et un desir des choses meilleures, en leur louant ainsi les bonnes, et blasmant les mauvaises. Ce que principalement il convient faire és Trag@edies, là où bien souvent il y a des propos affettez, et paroles fines et malicieuses sus des actes vilains et deshonnestes car ce que dit Sophocles en un passage n'est pas universellement vray,
  On ne sçauroit parler honnestement
  De ce qui est fait deshonnestement.
Car luy mesme bien souvent en de mauvaises natures, et en faicts reprochables, a accoustumé de les pallier avec certains propos riants et raisons apparentes: et son compaignon Euripides, tout de mesme. Ne voyons nous pas qu'il fait, que Ph@edra accuse Theseus de son forfait d'elle mesme, disant que c'est à cause de ses meschancetez qu'elle est devenue amoureuse d'Hippolytus: et si donne une semblable audace à Helene en la Trag@edie des Troades contre la Royne Hecuba, disant que c'estoit celle qui avoit plus tost merité d'estre punie, pource qu'elle avoit enfanté Alexandre Paris son adultere? Le jeune homme doncques ne doit point prendre coustume de trouver telles inventions galantes ny de bon esprit, et de rire à telle subtilitez et telles arguces de devis, ains de haïr autant ou plus les paroles d'intemperance et de dissolution, que les faicts mesmes. Parquoy en tous propos il sera tousjours bon d'en recercher la cause, ne plus ne moins que faisoit Caton quand il estoit encore jeune enfant, car il faisoit tout ce que son P@edagogue luy commandoit, mais il luy demandoit tousjours la cause et la raison de chasque commandement: mais aux Poëtes il ne faut pas croire tout, comme lon feroit ou à des P@edagogues, ou à des Legislateurs, si la matiere subjette n'est fondee en raison, et elle sera fondee en raison lors qu'elle sera bonne et honneste: mais si elle est meschante, alors elle devra sembler folle et vaine. Or y a il des gents qui demandent et recerchent asprement et curieusement que c'est qu'a voulu dire Hesiode en ce vers,
  Ne mets le pot au dessus de la tasse. Et Homere en ceux- cy,
  Le chevalier de son char demonté,
  Qui sur celuy d'autre sera monté,
  Combattre avec la forte javeline.
Et des autres choses qui sont bien de plus grande consequence, ils en reçoivent la creance legerement, sans rien enquerir ny examiner, comme sont ces propos icy,
  Qui sent son pere ou sa mere coulpable
  De quelque tare, ou faute reprochable,
  Cela de coeur bas et petit le rend,
  Combien qu'il eust de sa nature grand. Et cestuy-cy,
  Celuy qui a la fortune adversaire,
  Doit abbaisser son courage haulsaire.
Et autres telles sentences, lesquelles touchent aux moeurs, et troublent la vie des hommes, leur imprimans de mauvaus jugements, et des opinions lasches, qui n'ont rien de l'homme magnanime, si ce n'est que nous nous accoustumions à leur contredire à chasque point, en ceste maniere: Pourquoy est-il besoing, que celuy qui a fortune contraire abbaisse son courage, et non plus tost qu'il s'éleve contre elle, et se maintienne haut, et non subject à estre rabbaissé ny ravallé par les accidents de la fortune? Et à quelle cause, pour estre né d'un pere fol ou vicieux, faut-il que j'aye le coeur abbatu, si je suis homme de bien et sage? Est-il plus raisonnable, que l'ignorance et faute de mon pere me tienne bas et n'osant lever la teste, que ma propre valeur et vertu me hausse le courage? Car celuy qui resiste faisant de telles oppositions alencontre, <p 18v>et ne donne pas le flanc, par maniere de dire, à tout propos, comme à tout vent, ains estime que ceste sentence de Heraclitus soit sagement ditte,
  Un homme mol s'estonne de tout ce qu'il oit dire.
celuy-là, dis-je, reboutera et rejettera plusieurs propos des Poëtes, qui ne seront ny profitables ny veritables. Ces observations done feront, que le jeune homme pourra ouyr et lire sans danger les Poëtes. Mais pourautant que ne plus ne moins qu'en la vigne le fruict bien souvent est caché dessous les pampres et les branches, de sorte que lon ne le voit point, à cause qu'il est tout couvert: aussi en la diction poëtique, et parmy les fables et fictions des Poëtes, il y a beaucoup d'advertissements utiles et profitables, que le jeune homme ne peult appercevoir de luy mesme, et neantmoins il ne faut pas qu'il s'en escarte, ains qu'il s'attache fermement aux matieres qui peuvent servir à le dresser à la vertu, et qui peuvent luy former ses moeurs. Il ne sera pas mauvais de discourir un peu sur ce propos en peu de paroles, touchant sommairement les choses en passant, laissant les longues narrations, confirmations, et la multitude d'exemples à ceux qui escrivent plus à l'ostentation. Premierement doncques, le jeune homme cognoissant les bonnes moeurs, et bonnes natures des hommes, et les mauvaises aussi, qu'il prenne bien garde aux paroles et aux faicts que le Poëte leur attribue au plus pres de ce qui leur est convenable, comme Achilles dit à Agamemnon, encore qu'il le die en cholere,
  Jamais à toy pareille recompense
  Je n'ay, non pas quand des Grecs la puissance
  Un jour aura la grande Troie prise.
Mais Thersites tensant le mesme Agamemnon dit,
  Du cuyvre à force il y a en ta tente,
  Mainte captive en beauté excellente,
  Dequoy les Grecs un present te feront
  Premier de tous, quand pris Troie ils auront. Et derechef Achilles,
  Si Jupiter tant nos voeux favorise,
  Que par nous soit Troie la grande prise. Et Thersites,
  Que prisonnier j'ameneray lié,
  Moy, ou des Grecs quelqu'un autre allié.
Semblablement en la reveuë de l'armee que fait Agamemnon, passant au long de toutes les bandes, il tanse Diomedes, lequel ne luy respond rien,
  Du roy portant à la voix reverence.
Mais Sthenelus, dont il ne faisoit point de compte, luy replique,
  Fils d'Atreus ne dis parole vaine,
  Veu que tu sçais la verité certaine:
  Nous nous vantons de valoir beaucoup mieux,
  Que n'ont jamais fait tous nos peres vieux.
La difference qu'il y a entre ces personnages bien remarquee instruira et enseignera le jeune homme, que c'est chose honneste, que d'estre humble et modeste: et au contraire, l'advertira de fuïr l'orgueil et l'outrecuidance, et le parler hautainement de soy, comme chose mauvaise. Aussi sera-il expedient et utile d'observer en ce passage, ce que fait Agamemnon, car il passe outre Sthenelus, sans s'arrester à parler à luy: mais il ne met pas ainsi à nonchaloir Ulysses qui s'estoit senti picqué,
  Ainsi parla et luy rendit response,
  Quand il cogneut que choler luy fronce
  La face, et l'autre apres luy repliqua.
Car de respondre à tout le monde, c'est à faire à un poursuivant qui fait la court, et non pas à un Prince qui retient sa dignité: mais aussi de mespriser tout le monde <p 19r>c'est fait en homme superbe et fol. Aussi fait tresbien Diomedes, lequel estant repris et tansé par le Roy, se tait, en la battaille: mais apres la battaille, il parle hardiment à luy,
  Tu m'as des Grecs le premier assailly,
  Me reprochant d'avoir le coeur failly.
Ce sera aussi bien fait d'entendre et observer la difference qu'il y a entre un homme prudent, et un devin, qui ne veult qu'apparoistre et se monstrer: Car Calchas ne choisit point le temps opportun, et ne se soucia point de charger publiquement devant tout le monde le Roy Agamemnon, disant que c'estoit luy, et non autre, qui leur amenoit la pestilence. Mais Nestor, au contraire, voulant mettre en avant le propos de reconciliation avec Achilles, de peur qu'il ne semblast qu'il voulust devant tout le peuple accuser le Roy d'avoir failly, et de s'estre trop laissé transporter à sa cholere, il l'admoneste,
  Donne à disner aux Seigneurs de grand aage,
  Venir t'en peut tout honneur sans dommage:
  L'advis adonc de plusieurs tu prendras,
  Et au meilleur sagement te tiendras.
Puis, apres le souper, il envoye ses ambassadeurs. L'une de ces deux diverses façons de faire est, dextrement r'habiller une faute: l'autre est, injurieusement accuser et faire honte à un homme. D'avantage il faut aussi noter la diversité qu'il y a entre les nations, qui est de telle sorte. Les Troiens courrent sus à leurs ennemis avec grands cris et fierté grande, et les Grecs avec un silence, craignans leurs capitaines: car craindre ses capitaines et ses superieurs lors que lon vient aux mains avec l'ennemy, est signe de vaillance, et ensemble de bonne discipline militaire. D'où vient que Platon conseille d'accoustumer les hommes à craindre plus tost les reprehensions et les choses laides et vilaines, que non pas les travaux ny les dangers: et Caton disoit, qu'il aimoit mieux ceux qui rougissoient, que ceux qui pallissoient. Et quant aux promesses, il y a aussi des marques propres pour recognoistre les sages d'avec les folles: car Dolon promet.
  Tout à travers du camp je passeray,
  Tant qu'à la nef d'Agamemnon seray.
Au contraire, Diomedes ne promet rien de soy, mais il dit qu'il aura moins de peur quand il sera envoyé avec un autre. C'est doncques chose honneste et digne d'hommes Grecs, que la prevoyance: mais c'est chose mauvaise et barbaresque, que la fiere temerité: pourtant faut-il imiter l'une, et rejetter l'autre arriere. Il y aura bien aussi quelque proffitable speculation, en observant ce qui advint aux Troiens et à Hector lors qu'il s'appresta pour combattre d'homme à homme contre Ajax. Aeschylus estant un jour à regarder l'esbattement des jeux Isthmiques, l'un des combattans à l'escrime des poings aiant receu un grand coup de poing sur le visage, l'assemblee s'en escria tout haut: et luy se prit à dire, «Voyez ce que fait l'accoustumance et l'exercitation: ceux qui regardent crient, et celuy qui a receu le coup ne dit mot:» Aussi le Poëte disant, que les Grecs se resjouïrent grandement quand ils veirent venir Ajax sur les rangs bien armé à blanc, mais
  Tous les Troiens trembloient de froide peur,
  Et Hector eut un battement de coeur,
Qui est-ce qui avec plaisir ne remarque ceste difference? Celuy qui va pour combattre n'a que le coeur qui luy saulte, comme s'il alloit pour luicter seulement, ou pour gaigner le pris d'une course: mais tout le corps tremble et tressaut à ses gens qui le regardent, pour la peur qu'ils ont du danger de leur Roy, et pour la bonne affection <p 19v>qu'ils luy portent. Il faut aussi remarquer icy la difference qu'il y a entre le plus vaillant et le plus lasche de tous les Grecs: car quant à Thersites,
  Il haïssoit le preux Achilles fort,
  Et vouloit mal à Ulysses de mort.
Mais Ajax aiant tousjours cherement aimé Achilles, porte encore tesmoignage de sa vaillance en parlant à Hector,
  De ce combat d'homme à homme, la preuve
  Te monstrera quels champions on treuve
  En l'ost Grec, oultre Achilles parangon
  De la prouësse, aiant coeur de lion.
Cela est une particuliere louange d'Achilles: mais ce qui suit apres est dit à la louange de tous universellement, non sans utilité,
  Nous sommes tels, que pour teste te faire
  On nous verra plusieurs en avant traire.
Car il ne se fait ny seul ny plus vaillant que les autres pour le combattre, ains dit qu'il y en a plusieurs autres suffisans pour luy faire teste. Cela doncques suffira quant à la diversité des personnes, si nous n'y voulons d'adventure adjouster encore cela d'avantage, qu'il y eust en ceste guerre plusieurs Troyens qui furent pris prisonniers vifs, et des Grecs pas un: et que plusieurs d'iceux se sont abbaissez jusques à se jetter aux pieds de leurs ennemis, comme Adrastus, les enfans d'Antimachus, Lycaon, Hector luy mesme, qui pria Achilles pour sa sepulture: mais des autres nul, comme estant chose barbare de s'humilier en bataille devant son ennemy, et le supplier: et au contraire valeur Grecque, de vaincre en combattant, ou bien, mourir vertueusement. Or tout ainsi comme és pasturages l'abeille cerche pour sa nourriture la fleur, la chévre la fueille verte, le pourceau la racine, et les autres bestes la semence et le fruict: aussi en la lecture des poëmes l'un en cueille la fleur de l'histoire, l'autre s'attache à la beauté de la diction, et à l'elegance et douceur du langage, ainsi comme Aristophanes parle d'Euripide,
  Car la rondeur de son parler me plaist.
Les autres se prennent à ce qui peut servir à former ls meurs, ausquels ce present traitté s'addresse. Ramenons leur doncques en memoire, que celuy qui aime les fables remarque bien ce qu'il y a de subtilement et ingenieusement inventé: et semblablement, que celuy qui est studieux d'eloquence y note diligemment ce qu'il y a d'escript purement et artificiellement: et par ainsi qu'il n'est pas raisonnable, que celuy qui aime l'honneur et la vertu, et qui ne prent pas les poëtes en main par maniere de jeu et d'esbattement pour passer son temps, mais pour en tirer utile instruction, escoute negligemment et sans fruict les sentences que lon y treuve, à la recommendation de la prouësse, de la temperance, et de la justice: comme sont celles cy,
  Diomedes d'où vient ceste foiblesse,
  Que nous mettons en oubly la prouësse?
  Approche toy de moy pour faire teste.
  En cest endroit reproche deshonneste
  Ce nous seroit, si en nostre presence
  Hector prenoit nos vaisseaux sans defense.
Car de voir le plus sage, et le plus prudent Capitaine des Grecs au danger de mourir, et d'estre perdu avec toute l'armee, redouter et craindre non la mort, mais la honte et le reproche, cela sans point de doute devra rendre le jeune homme grandement affectionné à la vertu. Et ceste-cy,
  Minerve avoit plaisir tout evident
<p 20r>   D'un homme juste et ensemble prudent.
Le Poëte fait une telle conclusion, que la deesse Pallas ne prent plaisir à un homme ny pour estre beau de corps, ny pour estre riche, ny pour estre fort et robuste, mais seulement pour estre sage et juste: et en un autre passage quand elle dit, qu'elle ne le delaisse ny ne l'abandonne point, pour ce qu'il estoit
  Sage, rassis, prudent et advisé,
le Poëte nous donne clairement à entendre, que cela signifie, qu'il n'y a en nous que la vertu seule qui soit divine, et aimee des Dieux, s'il est ainsi que naturellement chasque chose se resjouit de son semblable. Et pour ce qu'il semble que ce soit une grande perfection à un homme, comme à la verité elle l'est, pouvoir maistriser sa cholere, c'est encore une plus grande vertu de prevenir et prouveoir à ce que lon ne tombe point en cholere, et que lon ne s'en laisse point surprendre. Il faut aussi advertir les lisans de cela bien soigneusement, et non point en passant, comme Achilles qui de sa nature n'estoit point endurant ne patient, commande à Priam qu'il se taise, et qu'il ne l'irrite point, en ceste maniere,
  Garde vieillard d'irriter ma cholere,
  Car de moy-mesme assez je delibere
  De te livrer ton fils: et puis apres,
  J'en ay du ciel commandement expres.
  Mais garde toy que je ne te dechasse
  Hors de ma tente, et que je ne trespasse
  Ce que mandé m'a Jupiter bruyant,
  Quoy que venu tu sois en suppliant.
Et puis apres avoir lavé et ensepvely le corps d'Hector, luy- mesme le met dedans le chariot, devant que le pere le veist ainsi deschiré qu'il estoit,
  De peur qu'estant le pere vieil atteinct
  D'aspre douleur, son courroux il ne teint,
  Voyant le corps de son fils dechiré,
  Et que cela n'est encore empiré
  Le coeur selon d'Achilles, tellement
  Que sans avoir egard au mandement
  De Jupiter, de sa trenchante espee
  Soudain la teste il ne luy eust coupee.
Car se cognoistre subject à soy courroucer, et de nature aspre et courageux, mais en eviter les occasions et s'en garder, en prevenant de loing avec la raison, de sorte que non pas mesme mal- gré soy il ne tombast en celle passion, cela est acte de merveilleuse providence. Ainsi faut-il, que celuy qui se sent aimer le vin, face à l'encontre de l'yvrongnerie, et semblablement alencontre de l'amour celuy qui se sent de nature amoureuse, comme Agesilaus ne voulut pas se laisser baiser par un beau jeune fils, qui s'approcha de luy pour cest effect: et Cyrus n'osa pas seulement voir Panthea: là où, au contraire, les fols et mal- appris vont euxmesmes amassant la matiere pour enflammer leurs passions, et se precipitent volontairement eux-mesmes dedans les vices dont ils se sentent tarez, et ausquels ils sont le plus enclins. Au contraire Ulysses non seulement arreste et retient sa cholere, mais qui plus est, sentant par les paroles de Telemachus qu'il estoit un peu aspre, et qu'il haïssoit les meschans, il l'addoucit, et le prepare de longue main, luy commandant de ne remuer rien, ains avoir patience,
  Si de mespris ils me font demonstrance
  En ma maison, passe tout en souffrance
  Patiemment, quelque tort qu'on me face
<p 20v>   Devant tes yeux, voire si en la place
  Ils me trainnoient par les pieds attaché,
  Ou s'ils avoient sur moy leur arc lasché,
  Endure tout, le voyant, sans mot dire.
Car tout ainsi, que lon ne bride pas les chevaux cependant qu'ils courent, mais devant qu'ils aient commencé leur course, aussi méne-lon au combat ceux qui sont courageux et malaisez à tenir, apres les avoir preparez et domtez premierement avec la raison. Il ne faut pas non plus passer negligemment par dessus les dictions, non que je vueille que lon se jouë, comme fait Cleanthes, car il se mocque bien souvent, en faisant semblant d'interpreter ces vers,
  Jupiter pere au mont Ida regnant,
Et,   [...].
Car il veut que lon lise ces deux mots d'un tenant, comme si ce n'en estoit qu'un seul qui signifiast les exhalations qui se lévent de la terre. Chrysippus aussi en beaucoup d'endroits est froid et maigre, non pource qu'il se jouë, mais pource qu'il veut subtilizer impertinemment en forceant la signifiance des mots: comme quand il veut, que [...] signifie aigu en dispute, et transcendant en force d'eloquence. Il sera donc meilleur laisser ces petites arguces-là aux grammairiens, et considerer de pres d'autres observations, où il y a plus de verisimilitude, et plus d'utilité,
  Mon vouloir mesme y estoit tout contraire,
  Car j'ay appris à bien vivre et bien faire. Et ceste-cy,
  Car il sçavoit estre à chacun affable.
Car en declarant que la prouësse estoit chose que lon peut apprendre, et monstrant qu'il estime, que l'estre affable aux hommes, et parler gracieusement à tout le monde, se fait par science, et avec discours de raison, il enhorte les hommes en ce faisant à n'estre point nonchallans d'eux-mesmes, ains à travailler pour apprendre les choses honnestes, et hanter ceux qui les enseignent, comme estant la couardise, la sottise et l'incivilité faute de sçavoir, et vraye ignorance. A cela s'accorde et convient fort proprement ce qu'il dit de Jupiter et de Neptune,
  Ils sont tous deux de mesme sang yssus,
  Et d'un païs tous deux: mais le dessus
  Jupiter a, pour estre né devant,
  Et qu'il est plus que son frere sçavant.
Car en ce disant il monstre, que le sçavoir et la prudence sont qualitez plus divines et plus royales: en quoy il met la plus grande excellence de Jupiter, comme estimant que toutes les autres bonnes parties suyvent celle-là: aussi faut-il accoustumer le jeune homme à escouter d'une oreille non endormie ces autres sentences icy,
  Jamais pour rien ne dira menterie,
  Car il a trop la sagesse cherie.
Et,   Antilochus qui as tousjours esté
  Par cy devant si sage reputé,
  Qu'as-tu commis, puis que si peu tu vaux?
  Tu m'as fait honte, et gasté mes chevaux.
Et,   Glaucus comment as tu une parole
  Ditte (estant tel) si superbe et si folle?
  Certainement j'eusse dit, qu'en bon sens
  Tu emportois le pris entre cinq cens.
comme voulant inferer, que les sages ne mentent jamais en leurs propos, et ne se monstrent jamais lasches quand ce vient à un bon affaire, ny ne reprennent autruy sans raison. Et quand il dit aussi que Pandarus par sa follie se laissa induire à rompre <p 21r>les trefves, il monstre assez qu'il estime, que l'homme sage ne commet jamais injustice. Autant leur en peut on semblablement enseigner touchant la continence, en s'arrestant à considerer ces passages-cy,
  Antea femme à Proetus amoureuse
  De luy, estoit ardemment desireuse
  D'estre par luy en secret ambrassee,
  Mais point ne peut induire ta pensee
  Bellerophon, car sage tu estois,
  Et rien que bon en ton coeur ne mettois.
Et,   Au paravant Clyt@emnestra pudique
  Faisoit tousjours refus d'acte impudique,
  Car sagement alors se conduisoit,
  Et de bon sens en sa vie elle usoit.
En ces passages nous voyons que le Poëte attribue la cause de continence et de pudicité à la sagesse. Et és enhortemens que font les Capitaines à leurs soudars au fort de la battaille,
  Où est la honte, ô lasches Lyciens,
  Où fuyez vous si vistes comme chiens?
Et,   Mettez chacun la honte et la justice
  Devant vos yeux vengeresse de vice,
  Car autrement certes un grand reproche
  Et vitupere encontre vous s'approche.
Il semble qu'il fait les temperans et continens preux et vaillans, pource qu'ils ont honte des choses laides, et pourautant qu'ils peuvent surmonter les voluptez et soustenir les dangers: ce qui emeut aussi Timotheus à dire sagement en preschant les Grecs de bien faire, en son poëme qui est intitulé, les Perses,
  Honte par vous soit crainte et reveree,
  Force de coeur par elle est aceree.
Aeschylus aussi met en ligne de sagesse, le non appeter d'estre veu, ny passionné de convoitise de gloire, et se soublever par les louanges d'une commune, escrivant de Amphiaraus en ceste sorte,
  Il ne veut point sembler juste, mais l'estre,
  Aimant vertu en pensee profonde,
  Dont nous voyons ordinairement naistre
  Sages conseils, où tout honneur abonde.
car se contenter de soy-mesme, et de sa façon de vivre quand elle est tresbonne, c'est fait en homme sage, et de bon entendement. Comme ainsi soit doncques qu'ils reduisent toutes choses bonnes et honnestes à la sagesse, cela demonstre que toute espece de vertu s'acquiert par discipline et apprentissage. Or l'abeille trouve naturellement és plus aigres fleurs, et parmy les plus aspres espines, le plus parfaict miel, et le plus utile: aussi les enfans, s'ils sont bien nourris en la lecture des Poëtes, en tireront tousjours quelque bonne et profitable doctrine, mesmes des passages où il y a de plus mauvaises et plus importunes suspicions: comme en premier lieu, pour exemple, il semble que le Roy Agamemnon se rende fort suspect de concussion et d'avarice, d'avoir exempté d'aller à la guerre ce riche homme qui luy donna la jument Aetha,
  De peur d'aller à Troie la venteuse,
  Mais demourer loing de guerre douteuse,
  Chez soy en paix et toute volupté,
  Car il avoit de tous biens à planté.
mais toutefois il feit bien et sagement, comme dit Aristote, aiant preferé une bonne <p 21v>jument à un tel homme: car il ne vaut pas un chien, non pas certainement un asne, l'homme qui est ainsi lasche de coeur, et ainsi effeminé par delices et par abondance de richesses. Au cas pareil, il semble que Thetis fait tres-deshonnestement d'inciter son fils Achilles aux voluptez, et luy ramentevoir les plaisirs de ses amours: mais encore là peut on en passant considere la continence d'Achilles, que combien qu'il fust amoureux de Briseïde, estant retournee devers luy, et sachant que la fin de sa vie estoit prochaine, neantmoins il ne se haste point, ny ne convoite point de jouir ce pendant tant qu'il pourra de ses plaisirs, ny ne porte point le dueil de la mort de son amy en oysiveté, comme fait le commun des hommes, en omettant les choses que requeroit son devoir, ains s'abstient de volupté pour le regret et la douleur qu'il en sentoit, et neantmoins ce pendant ne laisse pas de mettre la main à l'oeuvre, et d'aller à la guerre. Semblablement Archilochus n'est pas estimé de ce, qu'estant triste et desplaisant pour la mort du mary de sa soeur, lequel avoit esté noyé en la mer, il veut combattre et vaincre sa douleur par boire et faire bonne chere: mais neantmoins il allegue une cause là où il y a quelque apparence de raison, car il dit,
  Pour lamenter, son mal ne gueriray,
  Ny pour jouër ne l'empireray.
Car si celuy-là à bon droit disoit, qu'il n'empireroit rien pour jouër, faire banquets, et se donner du plaisir, comment gasterions nous quelque chose en nos affaires, pour philosopher, ou pour vacquer au gouvernement de la chose publique, ou pour aller au palais, ou pour hanter l'Academie, ou pour nous mesler du labourage? Au moyen dequoy, les corrections soudaines d'aucunes sentences poëtiques qui se font en changeant quelques mots, ne sont pas mauvaises, desquelles ont usé Cleanthes et Antisthenes. Car l'un comme les Atheniens un jour se fussent fort scandalisez et mutinez en plein Theatre à raison de ce vers,
  Qu'y a il laid sinon ce qui le semble?
les appaisa sur le champ en leur jettant à l'encontre cest autre vers,
  Le laid est laid, quoy qu'il le semble ou non.
Et Cleanthes reforma ce vers parlant de la richesse,
  A ses amis donner, et puis despendre
  Pour la santé au corps malade rendre. En le rescrivant ainsi,
  A des putains donner, et puis despendre
  Pour un malade encore empiré rendre.
Et Zenon aussi corrigeant ces vers de Sophocles,
  Chez un tyran qui entre, il y devient
  Serf, quoy que libre il soit quand il y vient: les rescrivit ainsi,
  Qui entre chez un tyran ne devient
  Son serf, s'il est libre quand il y vient.
par l'homme libre il entend celuy qui n'est point timide, ains magnanime, et qui n'a point le coeur-aisé à ravaller. Qui empeschera donc, que nous ne puissions aussi retirer les jeunes gens du pis au mieux, en usant de semblables emendations?
  Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
  Est quand le traict de son soing delectable
  Chet à l'endroit où plus il le demande. Mais plus tost,
  Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
  Est quand le traict de son soing profitable
  Chet à l'endroit duquel plus il amende.
Car appeter ce qui ne se doit pas vouloir, et l'obtenir et avoir, est chose miserable, et non pas souhaitable. Et,
  Pas engendré ne t'a le pere tien
<p 22r>   Pour en ce monde avoir, sans mal, tout bien:
  Il faut sentir aucunefois liesse,
  Et quelquefois aussi de la tristesse.
Mais bien, dirons nous, faut-il sentir liesse, et avoir contentement, quand on peut avoir moyennement ce qui est necessaire, pour ce que
  Pas engendré ne t'a le pere tien
  Pour en ce monde avoir, sans mal, tout bien. Et cest autre,
  Lás, c'est un mal envoyé des hauts Dieux,
  Quand l'homme sçait et voit devant ses yeux
  Le bien, et fait neantmoins le contraire.
Mais bien est ce une faute brutale, desraisonnable, et miserable avec, que sçavoir et cognoistre ce qui est le meilleur, et neantmoins se laisser aller au pire par lascheté de coeur, par paresse, ou par incontinence.
  Les moeurs, non pas le parler, persuadent.
Mais bien sont-ce les moeurs et la parole ensemble qui persuadent, ou les moeurs par le moyen du parler, comme le cheval se manie avec la bride, et le pilote regit sa navire avec le timon: car la vertu n'a point de si gracieux ne si familier instrument, que la parole.
  L'Affection tienne à aimer est-elle
  Encline au masle, ou plus à la femelle? Response,
  Où beauté est, ambidextre je suis.
Il valoit mieux dire, Où continence est, l'homme est ambidextre veritablement, et n'encline ny en une part ny en l'autre: et au contraire, celuy qui par la volupté et beauté est tiré tantost cy tantost là, est gaucher, inconstant et incontinent.
  Cognoistre Dieu l'homme prudent espeure. Mais plustost,
  Cognoistre Dieu l'homme prudent asseure.
Et au contraire il n'espeure sinon les fols, les ingrats, et qui n'ont point de jugement, pour autant qu'ils ont suspecte et qu'ils craignent la cause et le principe de tout bien, comme s'il nuisoit et s'il faisoit mal. Voila la maniere comment lon peut user de correction. Il y a une autre sorte d'amplification, quand on estend la sentence plus que les paroles ne portent: comme nous a bien enseigné Chrysippus qu'il faut transporter et appliquer une sentence qui sera utile, à autres especes semblables, comme,
  Jamais un boeuf mesme ne se perdroit,
  Quand le voisin homme de bien voudroit.
Autant en faut-il entendre d'un chien, d'un asne, et de tous autres animaux, qui se peuvent perdre, et perir. Semblablement là où Euripide dit,
  Qui est le serf qui n'a crainte de mort?
il faut penser qu'il en a autant voulu dire et du travail et de la maladie. Car tout ainsi comme les medecins trouvans une drogue convenable et propre à quelque certaine maladie, et par là cognoissans sa force et vertu naturelle, la transferent puis apres, et en usent à toute autre maladie qui a quelque chose de conforme et semblable à celle-là: aussi une sentence qui peut estre commune, et dont l'utilité se peut appliquer à plusieurs diverses matieres, il ne la faut pas laisser attacher et approprier à un tout seul subject, ains la remuer et accommoder à toutes les choses qui seront semblables, en accoustumant les jeunes gens à pouvoir soudainement cognoistre celle communication, et à transferer promptement ce qu'il y a de propre, les exercitans et duisans par plusieurs exemples à estre prompts à le remarquer, à fin que quand ils viendront à lire en Menander ce verset,
  Heureux qui a biens et entendement,
ils estiment, que cela est autant dit de l'honneur, de l'authorité, et de l'eloquence. <p 22v>Et la reprehension que fait Ulysses à Achilles lors qu'il estoit oisif entre des filles en l'Isle de Scyros,
  Toy qui es fils du plus vaillant guerrier
  Qui ceignit onc espee ne baudrier
  En toute Grece, à filer la filace
  Esteindras tu la gloire de ta race?
Cela mesme se peut dire à un homme dissolu en voluptez, à un avaricieux, et à un nonchaland et paresseux, et à un ignorant. Tu yvrongnes estant fils du plus homme de bien de la Grece: ou, tu jouës au dez, ou aux cailles: ou, tu exerces un mestier vil, tu prestes à usure, n'aiant point le coeur assis en bon lieu, ny digne de la noblesse dont tu es yssu.
  Ne va disant, Pluto dieu de chevance,
  Je ne sçaurois adorer la puissance
  D'un dieu que peut le plus meschant du monde
  Facilement acquerir.
Autant doncques en peut on dire de la gloire, de la beauté corporelle, d'un manteau de capitaine general, et d'une mytre de presbtre que nous voyons des plus meschans hommes du monde aucunefois obtenir.
  Les enfans sont fort laids de couardise:
aussi sont ils certes d'intemperance, de superstition, d'envie, et de tous les autres vices et maladies de l'ame. Et aiant Homere tresbien dit,
  Lasche Paris de visage tresbeau: Et semblablement,
  Hector aiant le visage tresbeau:
il donne secrettement à entendre, que c'est chose qui tourne à blasme, et à deshonneur à celuy qui n'a rien de meilleur que la beauté de la face: il faut appliquer ceste reprehension à choses pareilles pour retrencher un peu les @eles à ceux qui s'elevent et se glorifient pour choses de nulle valeur, enseignant aux jeunes hommes, que ce sont reproches que telles louanges, comme quand on dit excellent en richesse, excellent à tenir bonne table ou en serviteurs, ou en montures, et encores y pouvons nous bien adjouster, pour parler continuellement: car il fault cercher l'excellence et la preference par dessus les autres és choses honnestes, et à estre le premier et le plus grand és choses grandes: car la reputation provenant des choses basses et petites n'est point honorable, ny ne sent point son homme de bon coeur. Cest exemple dernier que nous avons allegué, me fait souvenir de considerer de plus pres les blasmes et les louanges qui sont principalement és poëmes d'Homere, car ils nous donnent une bien expresse instruction de n'estimer pas beaucoup les choses corporelles, ny celles qui dependent de la fortune: car premierement és tiltres qu'ils se donnent en s'entresalüant, ou en s'entre appellant, ils ne se nomment point ny beaux, ny riches, ny robustes, ains usent de telles louanges,
  Esprit divin, sage et ingenieux
  Ulysses fils de Laërtes le vieux.
Et,   Fils de Priam Hector qui en sagesse
  De Jupiter egales la hautesse.
Et,   Achilles fils de Peleus, lumiere
  De tous les Grecs, et la gloire premiere.
Et,   O patroclus que tant le mien coeur aime!
Et à l'opposite, quand ils veulent aussi injurier quelqu'un, ils ne s'attachent point aux marques exterieures du corps, ny aux choses casuelles de la fortune, ains touchent les faultes et vices de l'ame, qu'ils blasment:
  Homme ehonté, comme un chien sans vergongne,
<p 23r>   Qui as le cueur d'un cerf, couard, yvrongne.
Et,   Injurieux Ajax, qui es le pire
  Des detracteurs, et ne vaux qu'à mesdire.
Et,   Presumptueux Idomeneus cesse
  D'estre arrogant, et hault parler sans cesse.
Et,   Ajax hautain et superbe en paroles,
  Qui en dis tant de vaines et de folles.
Bref, Ulysses voulant injurier Thersites, ne l'appelle point boitteux, ny bossu, ny chauve, ny teste pointue, ains luy reproche, qu'il est babillard, indiscret: et au contraire, la mere de Vulcain en le caressant luy dit,
  Viença mon fils, vien mon pauvre boitteux.
Ainsi appert-il, que Homere se mocque de ceux qui ont honte d'estre boitteux ou aveugles, et qu'il estimoit n'estre point reprehensible ce qui n'est point deshonneste, ny deshonneste ce qui ne vient point de nous, ny par nous, mais qui procede de la fortune. Parquoy ces deux grandes utilitez demeurent à ceux qui sont exercitez à ouyr, et à lire les poëtes: l'une c'est, qu'ils en deviennent plus modestes, apprenans à ne reprocher odieusement ny follement à personne sa fortune: l'autre est, qu'ils en sont plus magnanimes, apprenans à ne fleschir point à la fortune, et à ne se troubler point pour quelque meschef qui leur advienne, ains à porter doucement et patiemment les mocqueries, traicts de picqueure et risees que lon leur en pourroit bailler, aiants tousjours en memoire prompte à la main ces vers de Philemon,
  Rien n'est plus doux que se souffrir mocquer
  Patiemment, et ne point s'en picquer.
toutefois s'il y a aucun de tels mocqueurs qui merite que lon le repicque, il se fault attacher à ses vices et à ses fautes, ne plus ne moins que Adrastus Tragique repliqua à Alcm@eon, qui luy reprochoit,
Alcm.   Frere germain tu es d'une meschante,
  Qui son mary tua de main sanglante.
Adrast.   Mais toy tu as, parricide inhumain,
  Ta mere propre occise de ta main.
Car ainsi comme ceux qui fouëttent les habillements, ne touchent point aux corps: aussi ceux qui reprochent quelque infortune ou quelque tache ou default de la race à leur ennemy, adressent leur coup vainement et follement aux choses exterieures, et ce-pendant ne touchent point à l'ame, et aux choses qui veritablement meritent d'estre reprises, corrigees, et blasmees. Ausurplus ainsi comme cy dessus nous avons donné un enseignement, de mettre alencontre des mauvais propos et dangereuses paroles qui se rencontrent aucunefois és livres des poëtes, les graves et bonnes sentences des grands et renommez personnages, tant en sçavoir, comme en gouvernement, pour divertir et empescher que lon n'adjouste soy à tels dicts poëtiques: aussi les propos que nous trouverons en eux bons, et honnestes, et utiles, ils les faudra encore confirmer et fortifier par tesmoignages, et par demonstrations tirees de la philosophie, en attribuant l'invention premiere de tels propos aux philosophes. Car c'est chose juste et profitable, que la foy soit ainsi fortifiee et authorisee, quand aux poësies qui se recitent sur l'eschafaud en un theatre, ou qui se chantent sur la lyre, et que lon fait apprendre aux enfans en une eschole, les Devises de Pythagoras s'accordent, et les enseignements de Platon, ou les Preceptes de Chilon, et que les Regles de Bias tendent à une mesme sentence, que ce que lon fait lire aux jeunes enfans: au moyen dequoy, il ne faut pas leur dire en passant seulement, mais leur declarer par le menu bien diligemment, qu'en ces passages,
  Tu n'as mon fils esté né sur la terre
<p 23v>   Pour manier armes et faire guerre:
  Mais va plustost, tant que seras vivant,
  Le faict d'amour et des nopces suivant,
Et,   Jupiter mesme a en haine celuy,
  Lequel s'attache à un plus fort que luy:
cela n'est point different de ce precepte, Cognois toy-mesme, ains tend à une mesme sentence: ne plus ne moins que ces sentences icy,
  Fols sont ceux-là qui n'entendent au bout,
  Combien plus est la moytié que le tout:
  Mauvais conseil ne nuyt tant à personne,
  Qu'il fait tousjours à celuy qui le donne:
tendent à mesme intelligence que font les discours de Platon en ses livres de Gorgias, et de la chose publique, c'est à sçavoir, qu'il est plus dangereux faire injustice que non pas la souffrir: et plus dommageable mal faire, que mal recevoir. Semblablement aussi faudra-il adjouster à ce dire d'Aeschylus,
  Aies bon coeur, peine demesuree
  Extremement, n'est de longue duree:
que c'est cela mesme qui tant est repeté és livres d'Epicurus, et tant loué par ses sectateurs, que les grands travaux expedient et despechent promptement l'homme, et que les longs ne sont pas grands. De laquelle sentence Aeschylus a bien evidemment exprimé une partie, et l'autre luy est si adjacente, qu'elle est aisee à entendre: car si le grand et vehement travail ne dure pas, adonc celuy qui dure n'est pas grand, ne difficile à supporter.
  Vois-tu comment le haut tonnant precede
  Tous autres Dieux, et qu'à nul il ne cede,
  Pource qu'en luy n'y a de menterie,
  Ny d'orgueil point, ny point de mocquerie
  Et de sot ris, et que seul point n'essaye
  Jamais que c'est que de volupté gaye?
Ces vers de Thespis ne disent-ils pas une mesme chose que fait ce propos de Platon, La divinité est situee loing de douleur et de volupté?
  De la vertu seule procede gloire
  Vraye, et qui point ne sera transitoire:
  Mais la richesse avec ceux mesme hante
  Qui sont de moeurs et de vie meschante.
Ces carmes de Bacchilides, et ces autres cy semblables d'Euripides,
  On doit avoir sur tout en reverence,
  A mon advis, la sage temperance,
  Qui n'est jamais qu'avec les gens de bien. Et ceux-cy,
  Efforcez vous d'avoir vertu la belle,
  Pour ce que si vous acquerez sans elle
  Des biens mondains, vous semblerez heureux,
  Mais ce pendant vous serez malheureux.
ne contiennent-ils pas la preuve et la demonstration de ce que disent les Philosophes touchant la richesse et les biens exterieurs, qu'ils sont inutiles, et ne portent aucun profit sans la vertu à ceux qui les possedent? Car le conjoindre ainsi et accommoder les passages des Poëtes aux preceptes et arrests des Philosophes, tire la poësie hors des fables, et luy oste le masque, et donne efficace de persuader et profit à bon escient aux sentences utilement dittes, et d'avantage ouvre l'esprit d'un jeune garson, et l'encline aux discours et raisons de la Philosophie, en prenant desja quelque <p 24r>goust, et en aiant ouy ja parler, non point y venant sans jugement, encore tout remply de folles opinions qu'il aura toute sa vie ouyes de sa mere, ou de sa nourrice, et quelquefois aussi de son pere, voire de son p@edagogue: ausquels il aura ouy reputer tresheureux, et, par maniere de dire, adorer les riches hommes, et redouter effroyablement la mort avec horreur, ou le travail: et au contraire, estimer la vertu chose non desirable, et n'en faire compte, non plus que de rien, sans avoir des biens de ce monde, et sans authorité. Car quand les jeunes gens viennent de prime face à entendre les decisions et raisons des Philosophes toutes contraires à ces opinions-là, ils en demeurent tous estonnez, troublez et effarouchez, ne les pouvans recevoir ny endurer: non plus que ceux qui ont longuement demouré en tenebres ne peuvent soudainement supporter ny endurer la lumiere des rayons du Soleil, s'ils ne sont premierement accoustumez petit à petit à quelque clarté bastarde, dont la lueur soit moins vifve, tant qu'ils la puissent regarder sans douleur: ainsi les faut-il peu à peu accoustumer du commancement à une verité, qui soit un peu meslee de fables. Car quand ils auront ouy premierement, ou leu és livres des poëtes ces sentences,
  Plorer convient celuy qui sort du ventre,
  Pour tant de maux auquel naissant il entre,
  Et convoyer au sepulchre le mort,
  Qui des travaux de ceste vie sort,
  En faisant tous signes d'aise et de joye,
  Et benissant de son depart la voye.
Et,   Pain pour manger et eau pour boire, en somme,
  Sont seulement necessaires à l'homme.
Et,   O tyrannie aimee des barbares!
Et,   Le bien supréme, et le comble de l'heur
  Des humains est sentir moins de douleur.
ils se troubleront et se fascheront moins quand ils entendront dire chez les Philosophes, Que nous ne nous devons point soucier de la mort, Que nature a mis une borne aux richesses, Que la beatitude et le souverain bien de l'homme ne gist point en quantité grande d'argent, ny en maniement de grands affaires, ny en magistrats et en credit et authorité: ains en ne sentir point de douleur, en avoir les passions addoucies, et en une disposition de l'ame suivant en toutes choses ce qui est selon nature. Pour ceste raison, et pour toutes celles que nous avons paravant alleguees et deduittes, le jeune homme a besoing d'estre bien guidé en la lecture des poëtes, à fin que la poësie ne l'envoye point mal edifié mais plus tost preparé et rendu amy et familier à l'estude de philosophie.

Comment il faut ouir. Ce sont preceptes que doivent observer ceux qui vont ouir les leçons, harangues, et disputes publiques, pour sçavoir comment ils s'y doivent comporter. <p 24v> JE t'envoye, amy Nicander, un petit traitté que j'ay recueilly et composé, Comment il faut ouir: à fin que tu sçaches escouter celuy qui te suadera et remonstrera par bonne raison, maintenant que tu es hors de la subjection des maistres qui te souloient commander, estant, par maniere de dire, sorty hors de page, et aiant pris la robbe virile: car ceste licence effrenee de n'estre subject à personne, que les jeunes gens, à faute de bien entendre, appellent et estiment faulsement liberté, les soubmet à de plus rudes et de plus aspres maistres, que n'estoient les precepteurs et les p@edagogues qu'ils souloient avoir en leur enfance, c'est à sçavoir leurs cupiditez et appétits desordonnez, qui sont lors comme desliez et deschainez. Et tout ainsi comme Herodote dit, que les femmes en despouillant leur chemise despouillent aussi la honte: aussi y a-il des jeunes gens qui en laissant la robbe peurile, laissent quant et quant la crainte et la honte: et devestant l'habit qui les tenoit en bonne et honneste contenance, ils se remplissent incontinent de toute dissolution. Mais toy qui as souvent entendu que c'est une mesme chose, suivre Dieu et obeir à la raison, dois estimer que le sortir hors d'enfance, et entrer au rang des hommes, n'est point une delivrance de subjection, ains seulement une mutation de commandant: pour ce que la vie, au lieu d'un maistre mercenaire loué ou bien achetté à pris d'argent, qui nous souloit gouverner en nostre enfance, prent alors une guide divine, qui est la raison, à laquelle ceux qui obeissent, doivent estre reputez seuls francs et libres: car ceux-là seuls aiants appris à vouloir ce qu'il fault, vivent comme ils veulent, là où és actions et affections desordonnees, et non regies par la raison, la franchise de la volonté y est petite, foible, et debile, meslee de beaucoup de repentance. Mais ainsi comme entre les nouveaux bourgeois, qui sont enrollez de nouveau pour jouïr des droicts et privileges de bourgeosie de quelque cité, ceux qui y sont estrangers, ou qui y viennent de loing habiter, blasment, reprennent, et trouvent mauvais la plus part de ce qui s'y fait: là où ceux qui y estoient habitans avant qu'en estre faicts bourgeois, aiants esté nourris, et estans tous accoustumez aux loix et coustumes du pais, ne reçoivent point mal en gré les charges qui leur sont imposees, ains les prennent en patience: aussi faut-il que le jeune homme long temps durant soit à demy nourry en la philosophie, et accoustumé dés le commancement à mesler tout ce qu'il apprend, et tout ce qu'il oit avec propos de la philosophie, pour venir puis apres desja tout apprivoisé, et tout domté, à l'estude d'icelle à bon escient, laquelle seule peut accoustrer et revestir les jeunes gens d'un veritablement digne, viril et parfaict ornement et vestement de la raison. Aussi croy-je que tu seras bien aise d'entendre ce que Theophraste escrit touchant l'ouyë, que c'est celuy de tous les cinq sens de nature qui donne plus et de plus grandes passions à l'ame, car il n'y a rien qui se voit, ne qui se gouste, ne qui se touche, qui cause de si grands ravissements hors de soy, si grands troubles, ne si grandes frayeurs, comme il en entre en l'ame par le moyen d'aucuns bruits, sons, et voix qui viennent à ferir l'ouyë: mais si elle est bien exposee et bien propre aux passions, encore l'est-elle plus à la raison: car il y a plusieurs endroits et parties du corps, qui donnent aux vices entree pour se couler au dedans de l'ame, mais la vertu n'a qu'une seule prise sur les jeunes gens, qui est, les aureilles, prouveu qu'elles soient dés le commancement contregardees pures et nettes de toute flatterie, non amollies ny abruvees d'aucuns mauvais propos: et pourrant à bonne cause vouloit Xenocrates que lon meist aux enfans des aureillettes de fer pour leur couvrir et defendre les aureilles, plus tost qu'aux combattans à l'escrime des poings, pour ce que ceux-cy ne <p 25r>sont en danger que d'avoir les aureilles rompues et déchirees de coups seulement, et ceux là les moeurs gastees et corrompues: non qu'il les voulust du tout priver de l'ouyë, ou les rendre totalement sourds, mais bien admonester de ne recevoir les mauvais propos, et s'en donner bien de garde, jusques à ce que d'autres bons y estans nourris de longue main par la philosophie, eussent saisy la place des moeurs, la plus mobile, et la plus aisee à mener, y estans logez par la raison comme gardes, pour la preserver et defendre. Aussi l'ancien Bias envoya la langue au Roy Amasis, qui luy avoit mandé qu'il luy envoyast la pire et la meilleure partie de la chair d'une hostie, voulant dire que le parler estoit cause des tresgrands biens et de tresgrands maux: et ordinairement ceux qui baisent les bien petits enfans, touchent à leurs aureilles, et leur disent qu'ils en facent autant, comme les admonestans couvertement en jeu, qu'il faut aimer ceux qui leur profitent par les aureilles: car il est tout certain que qui voudroit totalement priver un jeune homme d'ouïr, sans luy faire gouster aucunement la raison, non seulement il ne produiroit de soy-mesme ne fruit ne fleur quelconque de vertu, mais au contraire il se tourneroit au vice, mettant hors de son ame, ne plus ne moins que d'une terre non labouree et delaissee en friche, plusieurs rejettons et germes sauvages: car l'inclination aux voluptez, et la fuitte du labeur, ne sont point en nous estrangeres, ne n'y ont point esté introduittes par mauvaises persuasions ains y sont naturelles et nees avec nous, qui sont les sources de vices et de maux infinis: et qui les laisseroit aller à bride avallee, là où le naturel les inciteroit, sans rien en retrencher par sages remonstrances, et les destourner pour regler le defaut de nature, il n'y auroit beste farouche ne sauvage qui ne fust plus douce que l'homme. Parquoy puis qu'ainsi est, que l'ouyë porte aux jeunes gens si grand utilité avec non moindre peril, j'estime que ce soit sagement fait de discourir et deviser souvent, et avec soy-mesme et avec autruy, comment c'est qu'il faut ouïr, attendu mesmement que nous voyons, que la plus part des hommes en abuse, attendu qu'ils s'exercitent à parler devant que s'estre accoustumez à escouter, et qu'ils pensent qu'il y ait une science de bien parler, et une exercitation pour l'apprendre: et quant à l'escouter, que ceux qui en usent sans art, comment que ce soit, en reçoivent du profit. Combien que au jeu de la paume on apprend tout ensemble et à recevoir l'esteuf, et à le renvoyer: mais en l'usage du parler il n'est pas ainsi, car le bien recevoir precede le rejetter, ne plus ne moins que le concevoir et retenir la semence precede l'enfanter. Or dit-on que les oeufs des oiseaux que lon appelle vulgairement [...] c'est à dire esventez ou conceus du vent, sont germes imparfaicts, et commancements de fruicts qui n'ont peu avoir vie: aussi le parler des jeunes gens, qui ne sçavent escouter, et qui ne sont pas accoustumez à recevoir profit par l'ouyë, n'est veritablement que vent, et comme dit le Poëte,
  C'est une vaine inutile parole
  Qui folement dessoubs les nues vole.
car ceux qui veulent recevoir aucune chose que lon verse d'un vase en un autre, enclinent et tournent leurs vases la bouche devers ce que lon y verse, à fin que l'infusion se face bien dedans, et qu'il ne s'en respande rien au dehors, et eux ne sçavent pas se rendre attentifs, et par attention accommoder leur ouyë, à fin que rien ne leur eschappe de ce qui se dit utilement, ains, ce qui est digne des plus grande mocquerie, s'ils se trouvent presents à ouïr raconter l'ordre de quelque festin, ou d'une monstre, ou un songe, ou un debat et querelle que le recitant aura eu contre un autre, ils escoutent en grand silence, et s'arrestent à ouïr diligemment: mais si quelqu'un les tire à part pour leur enseigner chose util, ou pour les enhorter à quelque point de leur devoir, ou pour les reprendre quand ils faillent, ou appaiser quand ils se courroucent, ils ne le peuvent endurer, et taschent à refuter par arguments, en contestant <p 25v>alencontre de ce que lon leur dit, s'ils peuvent: et s'ils ne peuvent, ils s'enfuient pour aller ouïr quelques autres fols propos, comme de meschants vaisseaux pourris, remplissans leurs oreilles de toute autre chose, plus tost que de ce qui leur est necessaire. Ceux doncques qui veulent bien dresser les chevaux, leur enseignent à avoir bonne bouche, et obeïr bien au mors: aussi ceux qui veulent bien instruire les enfans, les doivent rendre soupples et obeissans à la raison, en leur enseignant à beaucoup ouïr et à ne gueres parler. Car Spintharus louant Epaminondas disoit, qu'il n'avoit jamais trouvé homme qui sçeust tant comme luy, ne qui parlast moins: aussi dit-on, que nature pour ceste cause a donné à chascun de nous une langue seule, et deux oreilles: pource qu'il faut plus ouir, que parler. Or est-ce par tout un grand et seur ornement à un jeune homme, que le silence: mais encore principalement, quand en escoutant parler un autre, il ne se trouble point, ny n'abbaye point à chasque propos, ains encore que le propos ne luy plaise gueres, il a patience neantmoins, et attend jusques à ce que celuy qui parle ait achevé, et encore apres qu'il a achevé, il ne va pas soudainement luy jetter au devant une contradiction, ains comme dit Aeschines, il laisse passer entre-deux quelque petite intervalle de temps, pour veoir si celuy qui a dit voudra point encore adjouster quelque chose à son dire, ou y changer, ou en oster. Mais ceux qui tout soudain contredisent, n'estans escoutez ny n'escoutans, ains parlans tousjours alencontre de ceux qui parlent, font une fault mal-seante et de mauvaise grace: là où celuy qui est accoustumé d'ouïr patiemment avec honneste contenance, en recueille mieux le propos qu'on luy tient s'il est utile et bon, et s'il est inutile ou faulx, il a meilleur loisir de le discerner, et de le juger, et si se monstre amateur de verité, non de querelle, ny temeraire en contention et aigre: au moyen dequoy ne parlent point mal ceux qui disent, qu'il fault plus tost vuider la folle opinion et presomption que les jeunes gens prennent d'eux-mesmes, qu'il ne fault l'air dequoy sont enflez les outres et peaux de chévres, quand on y veult mettre dedans quelque chose de bon: car autrement estans pleins du vent d'outrecuidance, ils ne reçoivent rien de ce que lon y cuyde verser. Or l'envie conjointe avec une malveillance et malignité n'est bonne à oeuvre quelconque, ains est nuysante à toute chose honneste et louable: mais sur tout est-elle mauvaise assistante et conseillere de celuy qui veult bien ouïr, rendant les propos qui luy seroient utiles, ennuyeux, malplaisans, et fascheux à ouïr, pour ce que les envieux prennent plaisir à toute autre chose, plus tost qu'à ce qui est bien dit: et neantmoins celuy qui est marry de veoir à un autre richesse, authorité ou beauté, est seulement envieux, pour ce qu'il est marry de veoir un autre avoir quelque bien: mais celuy à qui il desplaist d'ouïr bien dire, est marry de son bien propre; car tout ainsi comme la clarté est le bien de ceux qui voyent, aussi la parole est le bien de ceux qui escoutent s'ils la veulent recevoir. Et quant aux autres especes d'envie, ce sont certaines autres mauvaises et vicieuses passions et conditions de l'ame qui les engendrent: mais l'envie contre les bien-disans procede d'une ambition importune, et une convoitise injuste d'honneur, qui altere tellement celuy qui en est attainct, qu'elle ne le laisse pas seulement prester l'oreille à ce qui se dit, ains luy trouble et luy distraict la pensee à considerer en un mesme temps sa suffisance, pour veoir si elle est moindre que de celuy qui parle, et à regarder la contenance des autres qui escoutent pour sçavoir s'ils y prennent plaisir, et s'ils ont en estime celuy qui discourt: car si on le louë, il luy est advis qu'on luy donne autant de coups de baston, et s'en courrouce alencontre des assistans, s'ils le trouvent bien-disant: et neantmoins quant aux propos il les laisse- là, et rejette arriere les precedents, pour ce qu'il luy fait mal de s'en souvenir, et tremble, et ne sçait qu'il fait de peur qu'il a des succedents, craignant qu'ils ne soient trouvez encore meilleurs que les premiers: au moyen de quoy il fait <p 26r>tout ce qu'il peut pour rompre le propos le plus tost qu'il est possible, mesmement quand il voit que le discourant parle le mieux: puis quand l'audience est faillie, il ne s'attache à pas un des discours qui auront esté faicts, ains va sondant et recueillent les voix et opinions des assistans: et s'il en trouve qui le louënt, il s'oste de là vistement, et s'en fuit arriere, comme s'il estoit fol: mais s'il y en a quelques uns qui les blasment, ou qui les tordent en mauvaise part, ce seront ceux-là ausquels il courra, et avec lesquels il s'assemblera: et si d'adventure il n'y a personne qui les destorde, alors il luy comparera d'autres plus jeunes, qui auront mieux discouru (ce dira- il) et avec plus grande force d'eloquence, sur un mesme subject: et ne cessera d'interpreter tout en mauvaise part, jusques à tant qu'aiant corrompu et gasté toute la harangue qui aura esté faitte, il se la rendra inutile, et sans aucun profit à luy-mesme. Et pourtant faut-il, en tel cas, que l'ambition soit d'accord avec le desir d'ouir, à fin que lon escoute patiemment et doucement celuy qui haranguera, ne plus ne moins que si lon estoit convié au banquet de quelque sainct sacrifice, en louant son eloquence, là où il aura bien dit, et prenant en gré la bonne volonté de celuy qui aura mis en avant ce qu'il sçait, et qui aura voulu persuader les autres par les arguments et raisons dont il s'est luy mesme persuadé. Ainsi quand il luy sera bien succedé, il y faudra pour conclusion adjouster, que ce n'a point esté par fortune ny par cas d'adventure qu'il luy sera advenu de bien dire, ains par soing, par diligence, et par art: et pour le moins faudra- il contrefaire ceux qui louënt, et qui estiment fort quelque chose, et là où il aura failly, il faudra là arrester son entendement à considerer dont et pour quelles causes sera venue la faute: car ainsi comme Xenophon dit, que les bons mesnagers font leur profit de tout, et de leurs ennemis et de leurs amis: aussi ceux qui sont esveillez et attentifs à ouir diligemment, reçoivent profit non seulement de ceux qui disent bien, mais aussi de ceux qui faillent à bien dire. Car une maigre invention, une impropre locution, un mauvais langage, une laide contenance, un esblouissement de sotte joye, quand on s'entend louër, et toutes autres telles impertinences, qui adviennent souvent à ceux qui font des harangues en public, nous apparoissent beaucoup plus tost en autruy, quand nous escoutons, qu'ils ne font en nous-mesmes quand nous haranguons: et pource faut- il transferer l'examen et la correction de celuy qui aura harangué en nous-mesmes, en examinant si nous commettons point par mesgarde de telles fautes en orant. Car il n'est rien au monde si facile que de reprendre son voisin, mais ceste reprehension-là est vaine et inutile, si on ne la rapporte à une instruction de corriger ou eviter semblables erreurs en soy-mesme. Et ne faut pas en tel endroit oublier l'advertissement du sage Platon, quand on a veu quelqu'un faillant, de descendre tousjours en soy-mesme, et dire à par soy, «Ne suis-je point tel?» Car tout ainsi que nous voyons nos yeux reluisans dedans les prunelles de ceux de nos prochains, aussi faut-il que en la maniere de dire des autres nous nous representions la nostre, à fin que nous ne soions pas legers ny temeraires à reprendre les autres, et aussi que quand nous viendrons nous mesmes à haranguer, nous soyons plus soigneux de prendre garde à telles choses. A cest effect aussi servira grandement la comparaison, quand nous serons retirez à part de retour du lieu où aura esté faitte la harangue, que nous prendrons quelque poinct qui nous semblera n'avoir pas esté bien ou suffisamment deduit, et nous essayerons, et tirerons en avant nous mesmes pour le remplir, ou pour le corriger, ou bien pour autrement le dire, ou qui plus est encore, pour tascher à amener des raisons et arguments tous autres sur le mesme subject, et les deduire tout autrement, ce que Platon mesme a autrefois fait sur l'oraison de Lysias. Car ce n'est pas chose difficile, ains tresfacile, que de contredire un oraison prononcee, mais en prononcer et dire une autre sur le mesme subject, qui soit mieux faitte, et meilleure, c'est cela qui est bien difficile à faire, comme <p 26v>dit un Laced@emonien quand il entendit que Philippus Roy de Macedoine avoit demoly et rasé la ville d'Olynthe, «Mais il n'en sçauroit, dit-il, faire une telle.» Quand doncques nous verrons, que en discourant sur un mesme subject et argument, il n'y aura pas grande difference entre ce que nous dirons, et ce que l'autre paravant aura dit, alors nous retrencherons beaucoup de nostre mespris, et incontinent les ailes tomberont à nostre presomption et amour de nous mesmes, quand nous viendrons à nous esprouver par telles comparaisons. Or est l'esmerveiller et admirer contraire au mespriser, signe d'une plus douce et plus equitable nature: mais il n'a pas besoing non plus de peu de soing, et à l'adventure de plus grand et plus reservé que le mespriser: pour ce que ceux qui sont ainsi mesprisans et presomptueux, reçoivent moins de profit d'ouir ceux qui haranguent, mais ceux qui sont simples et subjects à tout admirer, en reçoivent dommage, et ne démentent point ce que dit Heraclitus,
  Un homme mol s'estonne de tout ce qu'il oit dire.
Pourtant faut-il simplement laisser eschapper de la bouche les louanges du disant: mais quant à adjouster foy à ce qu'il aura dit, il y faut aller bien reserveement: et quant au langage et à la prononciation de ceux qui s'exercent à bien dire, il en faut estre simple et gracieux spectateur et auditeur, mais bien aspre et severe examinateur et contrerolleur de ce qui aura esté dit quand à l'usage et à la verité, à fin que ceux qui auront dit ne nous haïssent point, et ce qui aura esté dit ne nous nuise point: car bien souvent nous ne nous donnons garde, que nous recevons des faulses et mauvaises doctrines, pour la foy que nous adjoustons, et la bonne affection que nous portons à ceux qui les mettent en avant. A ce propos les Seigneurs du conseil de Laced@emone trouvans l'opinions bonne d'un personnage qui avoit tresmal vescu, la feirent proposer par un autre de bonne vie et de bonne reputation: faisans en cela sagement et prudemment, d'accoustumer leur peuple à s'emouvoir plus tost par les moeurs, que par la parole du proposant. Mais en Philosophie il faut mettre à part la reputation de celuy qui met en avant un propos, et examiner le propos à part, pour-ce que, comme lon dit, en la guerre il y a beaucoup de faulses alarmes, aussi y a il en un auditoire: car la barbe blanche du disant, le geste, le grave sourcil, le parler de soy mesme, et principalement les cris, les battemens de mains, les tressaillements des assistans à ouïr une harangue, estonnent quelquefois un auditeur qui n'est pas bien rusé, comme un torrent qui l'emporte malgré luy: et si y a encore quelque tromperie au stile, et au langage, quand il est doux et coulant, et qu'avec quelque gravité et hautesse artificielle il vient à discourir des choses. Car ainsi comme ceux qui chantent soubs une fleute, font beaucoup de fautes dont les escoutans ne s'apperçoivent point: aussi un langage elegant et brave esblouit les aureilles de l'escoutant, qu'il ne puisse sainement juger de ce qu'il signifie: comme dit Melanthius interrogué qu'il luy sembloit de la Trag@edie de Dionysius: «Je ne l'ay, dit-il, peu voir, tant elle estoit offusquee de langage.» Mais les devis, leçons et harangues de ces Sophistes faisans monstre de leur eloquence, ont non seulement la couverture des paroles fardee qui cachent la sentence, mais qui plus est, ils addoucissent leurs voix par je ne sçay quels amollissements, ne sçay quels entonnements et accents de chansons qu'ils donnent à leur prononciation, qui ravissent les escoutans hors d'eux-mesmes, et les tirent là où ils veulent, en leur donnant une vaine volupté, et en recevant une plus vaine gloire: tellement qu'il leur advient proprement ce que respondit une fois Dionysius, lesquel aiant promis au theatre à quelque joueur de Cithre qui avoit excellentement joué devant luy, qu'il luy donneroit de grands presents, depuis il ne luy donna rien: «Car autant que tu m'as, ce dit-il, donné de plaisir en chantant, autant en as tu receu de moy en esperant.» Toute telle contribution fournissent et payent les auditeurs qui escoutent de tels harangueurs: car ils sont admirez pour autant de <p 27r>temps comme ils demeurent en la chaire à haranguer: mais finie la harangue, aussi tost est escoulé le plaisir des uns, et plus tost encore la gloire des autres: de maniere que ceux-là ont despendu en vain autant de temps, comme ils ont demeuré à escouter, et ceux cy toute leur vie qu'ils ont employee pour apprendre à ainsi parler. A ceste cause faut-il oster ce qu'il y a de trop et de superflu au langage, et s'arrester à cercher le fruict mesme, et suyvre en cela l'exemple non des bouquetiere, qui font les bouquets et les chapeaux de fleurs, mais des abeilles: car ces femmes-là choisissans à l'oeil les belles et odorantes fleurs et herbes, en tissent et composent un ouvrage qui est bien souëf à sentir, mais qui au demourant ne porte point de fruict, et ne dure qu'un seul jour: mais les abeilles bien souvent volans à travers, et par dessus des prairies pleines de roses, de violettes, et de hyacinthes, se poseront sur du tres-fort et tres- acre thym, et s'arresteront dessus, preparans de quoy faire le roux miel, et y ayant cueilly quelque chose qui y puisse servir, s'en revolent à leur propre besongne: aussi faut-il que le sage auditeur, et qui a l'entendement pur et net de passion, laisse là le langage affetté et fardé, et semblablement aussi les propos qui tiendront du triacleur ou du basteleur, qui se veut monstrer, en jugeant que telles herbes sont propres pour Sophistes, qui ressemblent les mousches guespes, qui ne servent de rien à faire le miel: mais que avec une profonde attention il descende au fond de la sentence, et de l'intention du disant, pour en retirer ce qu'il y aura d'utile et de profitable, se souvenant qu'il n'est pas là venu pour ouir jouër des farces ou chanter des musiciens en un theatre, mais en un eschole, et en un auditoire pour apprendre à emender et corriger sa vie par la raison: et pour ceste cause faut il faire jugement et examen de la lecture et harangue par soy-mesme, et par la disposition en laquelle on se treuve, en considerant s'il y aura aucune des passions de l'ame que en soit detenue plus molle, ou si elle nous aura rendu quelque ennuy plus leger, si le courage. et l'asseurance en est plus ferme, si lon se sent plus enflammé envers l'honnesteté et la vertu. Car il n'est pas raisonnable que quand on se léve de la chaire d'un barbier, on se present devant un miroir, et que lon taste sa teste pour voir s'il aura bien rongné les cheveux, et s'il aura bien accoustré la barbe: et qu'au sortir d'une leçon et d'une eschole lon ne se retire pas incontinent à part pour considerer son ame, si aiant laissé quelque chose de ce qui luy pesoit, et dont elle avoit trop auparavant, elle en sera point devenue plus legere, plus aisee, et plus douce: car comme dit Ariston, «ny une estuve, ny un sermon ne sert de rien, s'il ne nettoye.» Soit doncques le jeune homme joyeux, que le discours d'une leçon qu'il aura ouyë, luy ait profité: non que je veuille que le plaisir soit la fin finale qu'il se proposera pour l'aller ouir, ne qu'il s'estime qu'il faille sortir de l'eschole d'un philosophe, en chantant à demy voix avec une chere guaye que se lise en la face, ou qu'il cerche à estre parfumé de souëfves senteurs, là où il aura besoing d'estre graissé de cataplasmes, et frotté d'huyles et de fomentations plus medicinales que bien odorantes: mais bien qu'il ait à gré, si avec une parole poignante et picquante on luy nettoye et purifie son ame pleine de brouillas espais, et d'obscurité grande, ne plus ne moins qu'avec la fumee on nettoye les ruches des abeilles. Car si bien celuy qui presche et qui harangue ne doit pas du tout estre negligent de son stile, qu'il n'y ait quelque plaisir et quelque grace: c'est neantmoins ce dequoy le jeune homme qui escoute se doit soucier le moins, aumoins du commancement: je ne dis pas que puis apres il ne s'y puisse bien arrester, ne plus ne moins que ceux qui boivent, apres qu'ils ont estanché leur soif, alors ils tournent les couppes tout à l'entour, pour considerer et regarder l'ouvrage qui est dessus: aussi quand le jeune homme auditeur se sera remply de doctrine, et qu'il aura repris haleine, on luy peut bien permettre de s'amuser à considerer le langage, s'il aura rien d'elegant et de gentil. Mais celuy qui tout au commancement s'attache <p 27v>non aux choses, ny à la substance, ains va requerant que le langage soit pur, attique et rond, me semble faire tout ainsi, comme si estant empoisonné il ne voiloit point boire de preservatif et d'antidote, si lon ne luy bailloit le bruvage dedans un vase fait et formé de le terre de Colie en Attique, ny vestir une robbe au coeur d'hyver, sinon que la laine fust des moutons de l'Attique, et aimoit mieux demourer sans se bouger ny rien faire, en une cappe simple et mince, comme est le style de l'oraison de Lysias. Ces erreurs-là sont cause qu'il se trouve grande indigence de sens et de bon entendement, et à l'opposite grande abondance de babil et de caquet és jeunes gens par les escholes: pourautant qu'ils n'observent, ny la vie, ny les actions, ny le deportement d'un Philosophe en l'administration et gouvernement de la chose publique, ains donnent toute la louange aux beaux termes, paroles elegantes, et au bien dire, sans sçavoir, ny vouloir enquerir pour le sçavoir, si ce qu'il dit est utile ou inutile, necessaire, ou bien superflu. Apres ces preceptes que nous avons baillez, comment on doit ouir un Philosophe discourant, suit tout d'un tenant la regle et advertissement des questions que lon doit proposer: car il faut que celuy que lon convie à souper, se contente de ce que lon sert sur la table devant luy, sans demander autre chose, ny contreroller ou reprendre ce qui luy est presenté: mais celuy qui est venu à un festin de devis et de discours, par maniere de parler, si c'est sur certain argument choisi de longue main, il faut qu'il ne face autre chose qu'escouter patiemment sans mot dire: car ceux qui distraient le disant à autres subjects et autres arguments, et qui luy entrejettent des interrogations, ou luy font des oppositions alencontre de ce qu'il dit, sont fascheux, importuns, qui ne peuvent jamais accorder en un auditoire, et outre ce qu'ils n'en reçoivent aucun profit, ils troublent le disant, et tout le discours de son oraison quant- et-quant. Mais si le disant prie de luy mesme qu'on l'interrogue, et qu'on luy propose telle question que lon voudra, il faut alors luy demander tousjours quelque chose qui soit necessaire ou profitable: car Ulysses est mocqué en Homere par les poursuivans de sa femme, pour ce que
  Il ne queroit que des bribes coupees,
  Non des vaisseaux d'honneur, ou des espees.
car ils reputoient un signe de magnanimité, demander, tout ainsi que donner, quelque chose de grand pris: mais plus seroit digne d'estre mocqué celuy qui proposeroit au discourant des questions frivoles et sans fruict quelconque, comme font aucunefois des jeunes gens qui ont envie de babiller, ou bien de monstrer qu'ils sont sçavans en dialectique ou és mathematiques, et ont accoustumé de proposer au discourant, comment il faut diviser les choses indefinies, ou que c'est que le mouvement selon la coste, et selon le diametre. Ausquels se peut dire la response que feit le medecin Philotimus à un qui estant phtisique et pourry dedans le corps, luy demandoit quelque medecine pour guarir un petit ulcere qu'il avoit au bout de l'ongle: car le medecin cognoissant bien à sa couleur et à son haleine, qu'il estoit gasté au dedans, luy respondit: «Mon amy tu n'es pas en danger pour l'ulcere de ton ongle, il n'est pas temps d'en parler maintenant:» Aussi n'est-il pas heure maintenant de disputer de telles questions que tu me proposes, jeune fils mon amy, mais plus tost, comment tu te pourras delivrer de la folle opinion et presomption de toy-mesme qui te tient, ou de l'amour et de la sottie dont tu es empestré, pour te rendre en un estat de vie saine, et sans vanité quelconque. Qui plus est, encore faut-il bien avoir l'oeil à regarder. en quoy le discourant a plus de suffisance ou naturelle ou acquise, pour luy faire les interrogations de ce en quoy il est le plus excellent, non pas forcer celuy qui aura mieux estudié en la philosophie morale, de respondre à des questions de Physique ou des Mathematiques: ou celuy qui sera mieux entendu en la naturelle et Physique, le tirer à juger des propositions conjoinctes, ou à soudre de faulx syllogismes. Car tout <p 28r>ainsi comme qui voudroit fendre du bois avec une clef, ou ouvrir une porte avec une coignee, il ne feroit point d'injure à la clef, ny à la coignee, mais il se priveroit soy-mesme de l'usage propre, et de ce que peut faire l'un et l'autre: aussi ceux qui demandent au discourant ce à quoy il n'est pas propre de nature, ou en quoy il ne s'est pas exercité, et qui ne veulent pas cueillir ne prendre ce qu'il a et qu'il peut fournir, ils ne font pas seulement ceste perte-là, mais d'avantage acquierent la reputation de mauvaistié et de malignité. Il se faut aussi garder de demander beaucoup de questions et souvent, car cela est encore signe d'homme qui se veut monstrer: mais prester l'oreille attentifvement avec douceur, quand quelque autre propose, est fait en homme studieux, et qui se sçait bien accommoder à la compagnie, si d'adventure il n'y a quelque cas propre et particulier qui l'empesche, ou s'il n'y a quelque passion, aiant besoing d'estre arrestee, ou quelque imperfection requerant reméde qui nous presse: car comme dit Heraclitus, peut estre vaudroit-il mieux ne cacher point son ignorance, ains la mettre en evidence pour la faire guarir. Mais si quelque cholere ou quelque assaut de superstition, ou quelque violente querelle alencontre de nos domestiques et parents, ou quelque furieuse concupiscence d'amour,
  Touchant du coeur les cordes plus cachees,
  Qui ne devroient pour rien estre touchees,
commande en nostre entendement, il ne faut pas fuir en rompant le propos à en estre repris, ains faut cercher à en ouir discourir aux escholes mesmes: et apres les leçons faillies prendre à part le philosophe, et luy conferer, et l'en interroguer, non pas comme font plusieurs, qui sont bien aises d'ouir aux philosophes parler des autres, et l'en estiment: et si d'adventure le philosophe laissant les autres, s'addresse à part à eux, pour leur remonstrer franchement ce qu'ils ont de besoing, et qu'il les en face souvenir, ils s'en courroucent, et l'en estiment curieux et fascheux: car ils pensent proprement qu'il faille ouir les philosophes en leurs escholes par maniere de passetemps, comme les joueurs de Trag@edies en un theatre, et cuident que és choses exterieurs il n'y a point de difference entre les philosophes et eux: et ont bien raison de le cuider ainsi, quant aux Sophistes: car depuis qu'ils sont hors de leurs chaires où ils haranguent, et qu'ils laissent leurs livres, et leurs petites introductions, és autres actions et vrayes parties de la vie humaine, on les trouve petits, et de moindre esprit que les plus bas et plus vulgaires hommes du monde: mais ils n'entendent pas aussi, que de ceux qui sont vrayement dignes de ce nom de philosophes, soit qu'ils se jouënt, ou qu'ils facent à bon escient un clin d'oeil, un signe de la teste, un visage renfrongné, et principalement les paroles qu'ils disent à part à chascun, portent tousjours quelque utilité et quelque fruict à ceux qui ont la patience de les laiser dire, et de leur prester l'oreille. Au demourant quant aux louanges que lon donne au bien disant, il est besoing d'y user de moyen et de prudence retenue, pource que ny le peu, ny le trop, en telle chose n'est louable ny honneste: car l'auditeur qui se maintient si dur et si roide, qu'il ne s'amollit ny ne s'emeut pour chose qu'il oye, est fascheux et insupportable, estant remply d'une presomptueuse opinion de soy-mesme qu'il cache leans, et secrettement en soy mesme se vante qu'il diroit bien quelque chose de meilleur, que ce qu'il oit, ne remuant les sourcils en aucune maniere, ny ne jettant aucune voix qui porte tesmoignage qu'il oye volontiers, ains par un silence, une gravité feinte, et une contenance affectee, va prochassant la reputation d'homme constant et de gravité grande, pensant que les louanges soient comme de l'argent, qu'autant comme lon en donne à un autre, autant on en oste à soy mesme. Car il y en a plusieurs qui prennent mal et à contrepoil un dire de Pythagoras, qui disoit, que de l'estude de la philosophie il luy estoit demouré ce fruict, qu'il n'avoit rien en admiration: et ceux cy pensent que pour non louër ny honorer les autres, il les faille mespriser, et veulent qu'on les estime venerables <p 28v>par dedaigner tous les autres. Mais la raison philosophique oste bien l'esbahissement et l'admiration qui procede de doute, ou d'ignorance, pour ce qu'elle sçait et cognoist la cause d'une aucune chose, mais pour cela elle ne perd pas la facilité, la grandeur et l'humanité: car à ceux qui veritablement et certainement sont bons, c'est un tresbel honneur que d'honorer ceux qui le meritent, et orner autruy est un ornement tresdigne qui vient d'une superabondance de gloire et d'honneur qui est en celuy qui le donne: mais ceux qui sont chiches és louanges d'autruy, semblent estre pauvres et affamez dés leurs propres: comme aussi au contraire, celuy qui sans jugement à chasque mot et à chasque syllable presque s'eléve et s'escrie, est par trop leger et volage, et bien souvent desplaist à ceux mesmes qui font les harangues, mais bien fasche il tousjours les autres assistans, en les faisant sourdre et lever contre leur volonté, comme les tirans quasi par force à ce faire, et à crier comme luy de honte qu'ils ont: et puis n'aiant recueilly aucun profit de l'oraison ouyë, pour avoir esté trop estourdy et trop turbulent apres ses louanges, il s'en retourne de l'auditoire avec l'une de ces trois reputations qu'il en rapporte, qu'il est mocqueur ou qu'il est flatteur, ou qu'il est ignorant. Or faut-il quand on est en siege de justice pour juger un proces, ouir les parties sans haine ny faveur, ains de sens rassis, pour rendre le droict à qui il appartient: mais és auditoires des gens de lettres, il n'y a ny loy ny serment qui nous empesche, que nous n'escoutions avec faveur et benevolence celuy qui fait la harangue, ains au contraire, les anciens ont mis et colloqué les Graces aupres de Mercure, voulans par cela donner à entendre, que le parler requiert graces, benevolence, et amitié: car il n'est pas possible que le disant soit si fort rejettable, ne si defaillant en toutes choses, qu'il n'y ait ny sens aucun digne de louange inventé par luy mesme, ou renouvellé des anciens, ny le subject de sa harangue, ny son but et intention, ny aumoins le lange et le stile, ou la disposition des parties de l'oraison: car, comme dit l'ancien proverbe,
  Parmy chardons et espineux halliers
  Naissent les fleurs des tendres violiers.
Car si aucuns, pour monstrer leur esprit, ont pris à louër le vomissement, autres la fiévre, et quelques uns la marmite, et n'ont point eu faute de grace, comme est il possible qu'une oraison composee par un personnage, qui quoy que ce soit semble, ou pour le moins est appellé philosophe, ne donne aux auditeurs gracieux et equitables quelque respit et quelque temps à propos pour la louër? Ceux qui sont en fleur d'aage, ce dit Platon, comment que ce soit donnent tousjours des attaintes à celuy qui est amoureux, et appellent ceux qui sont blancs de couleur, enfans des Dieux: ceux qui sont noirs, magnanimes: celuy qui a le nez aquilin, royal: celuy qui est camus, gentil et plaisant et aggreable: celuy qui est pasle, en couvrant un peu ceste mauvaise couleur, ils l'appelleront face de miel: car l'amour a cela, qu'il s'attache et se lie à tout ce qu'il trouve, comme fait le lierre. Mais celuy qui prendra plaisir à ouir, s'il est homme de lettres, sera bien plus inventif à trouver tousjours dequoy louër un chascun de ceux qui monteront en chaire pour declamer. Car Platon, qui en l'oraison de Lysias ne louoit point l'invention, et reprenoit grandement la disposition, encore toutefois en louoit-il le stile et l'elocution, pource que toutes les paroles y sont claires et rondement tournees. Aussi pourroit on avec raison reprendre le subject dequoy a escrit Archilochus, la composition des vers de Parmenides, la bassesse de Phocylides, le trop de langage d'Euripides, l'inegalité de Sophocles: comme semblablement aussi des orateurs, l'un n'a point de nerfs à exprimer un naturel, l'autre est mol és affections, l'autre a faute de graces, et neantmoins est loué pour quelque particuliere force qu'il a d'emouvoir et de delecter: au moyen dequoy les auditeurs ne se sçauroit escuser, qu'ils n'aient tousjours assez matiere de gratifiers, s'ils veulent, <p 29r>à ceux qui font des leçons ou des harangues publiques: car il y en a, à qui il suffit, encore que lon ne porte point tesmoignage de vive voix à leur louange, de leur monstrer un bon oeil, un visage ouvert, une chere joyeuse, et une disposition et contenance amiable, et non point fascheuse ne chagrine: ces choses-là sont toutes vulgaires et communes envers ceux mesmes qui ne disent du tout rien qui vaille: mais une assiette modeste, en son siege, sans apparence de dedaing, avec un port de la personne droict, sans pancher ne çà ne là, un oeil fiché sur celuy qui parle, un geste d'homme qui escoute attentifvement, et une composition de visage toute nette, sans demonstration quelconque, non de mespris ou d'estre difficile à contenter seulement, mais aussi de toutes autres cures et de tous autres pensemens. Car en toutes choses la beauté se compose comme par une consonance, et convenance mesuree de plusieurs bienseances concurrentes ensemble en un mesme temps: mais la laideur s'engendre incontinent par la moindre du monde qui y defaille ou qui y soit de plus qu'il ne fault mal à propos: comme notamment en cest acte d'ouir, non seulement un froncis de sourcil, ou une triste chere de visage, un regard de travers, une torse de corps, un croisement de cuisses l'une sur l'autre mal-honneste, mais seulement un clin d'oeil ou de teste, un parler bas en l'oreille d'un autre, un ris, un baaillement, comme quand on a envie de dormir, un silence, et toute autre chose semblable, est reprehensible, et requiert que lon y prenne bien soigneusement garde. Et ceux-cy cuident que tout l'affaire soit en celuy qui dit, et rien en celuy qui escoute: ains veulent que celuy qui a à harenguer vienne bien preparé et aiant bien diligemment pensé à ce qu'il doit dire, et eux sans avoir rien propensé, et sans se soucier de leur devoir, se vont seoir là, tout ne plus ne moins que s'ils estoient venus pour souper à leur aise, pendant que les autres travailleroient: et toutefois encore celuy qui va souper avec un autre a quelques choses à faire et à observer, s'il s'y veult porter honnestement: par plus forte raison doncques, beaucoup plus en a l'auditeur: car il est à moitié de la parole avec celuy qui dit, et luy doit ayder, non pas examiner rigoureusement les fautes du disant, et peser en severe balance chascun de ses mots, et chascun de ses propos, et luy ce-pendant sans crainte d'estre de rien recerché, faire mille insolences, mille impertinences et incongruitez en escoutant. Mais tout ainsi comme en jouant à la paume, il faut que celuy qui reçoit la balle se remue dextrement, au pris qu'il voit remuer celuy qui luy renvoye: aussi au parler y a il quelque convenance de mouvement entre l'escoutant et le disant, si l'un et l'autre veult observer ce qu'il doit. Mais aussi ne faut-il pas inconsiderément user de toutes sortes d'acclamations à la louange du disant: car mesmes Epicurus est fascheux quand il dit, que ses amis par leurs missives luy rompoient la teste à force de clameurs de louanges qu'ils luy donnoient: mais ceux aussi qui maintenant introduisent és auditoires des mots estranges, en voulant louër ceux qui haranguent, disant avec une clameur, Voyla divinement parlé: C'est quelque Dieu qui parle par sa bouche: Il n'est possible d'en approcher: comme si ce n'estoit pas assez de dire simplement, Voyla bien dit, ou sagement parlé: ou, Il a dit la pure verité: qui sont les marques de louanges dont usoient anciennement Platon, Socrates, et Hyperides: ceux- là font une bien laide faute, et si font tort au disant, par ce qu'ils font estimer qu'il appéte telles excessives et superbes louanges. Aussi sont fort fascheux ceux qui avec serment, comme si c'estoit en jugement, portent tesmoignage à l'honneur des disans: et ne le font gueres moins ceux qui faillent à accommoder leurs louanges aux qualitez des personnages: comme quand à un philosophe enseignant et discourant, ils escrient, Subtilement: ou à un vieillard, Gentillement ou Joliement: en transferant et appliquant à des Philosophes les voix et paroles que lon a accoustumé d'attribuer à ceux qui se jouënt, ou qui s'exercent et se monstrent en leurs declamations scholastiques, et donnans à une oraison sobre et <p 29v>pudique une louange de courtisane, qui est autant comme si à un champion victorieux, ils mettoient sur la teste une couronne de lis ou de roses, non pas de laurier ou d'olivier sauvage. Euripides le poëte Tragique instruisoit un jour les joueurs d'une danse, et leur enseignoit à chanter une chanson faitte en Musique harmonique: quelqu'un qui l'escoutoit, s'en prit à rire: auquel il dit, Si tu n'estois homme sans jugement et ignorant, tu ne rirois pas, veu que je chante en harmonie Mixolydiene*: C'est à dire, pesante et grave. mais aussi un homme philosophe et exercité au maniement des affaires, pourroit à mon advis retrencher l'insolence d'un auditeur trop licentieux, en luy disant, Tu me sembles homme ecervellé, et mal appris: car autrement, ce-pendant que j'enseigne, ou qui je presche, et que je discours touchant l'administration de la chose publique, ou de la nature des Dieux, ou de l'office d'un magistrat, tu ne danserois ny ne chanterois pas. Car, à vray dire, regardez quel desordre c'est que quand un philosophe discourt en son eschole, que les assistans crient et bruient si hault et si fort au dedans, que ceux qui passent, ou qui escoutent au dehors, ne sçavent si c'est à la louange d'un joueur de fleutes, ou d'un joueur de Cithre, ou d'un baladin, que ce bruit se fait. D'avantage il ne fault pas escouter negligemment les reprehensions et corrections des philosophes sans pointure aucune de deplaisir: car ceux qui supportent si facilement et negligemment l'estre repris et blasmez par les philosophes, qu'ils en rient quand ils les reprennent, et louënt ceux qui leur disent leurs fautes, ne plus ne moins que les flatteurs et bouffons poursuivans de repeuë franche louënt eux qui les nourrissent, encore quand ils leur disent des injures: ceux- là, dis-je, sont de tout point ehontez et effrontez, donnans une mauvaise et deshonneste preuve et demonstration de la force de leur coeur, que l'impudence. Car de supporter un traict de risee sans injure, dit en jeu plaisamment, et ne s'en point courroucer ny fascher, cela n'est point ne faute de coeur ne faute d'entendement, ains est chose gentile et conforme à la coustume des Laced@emoniens. Mais d'ouir une vive touche, et une reprehension qui pour reformer les moeurs use de parole poignante, ne plus ne moins que d'une drogue et medecine mordante, sans en estre resserré, ny plein de sueur et d'esblouissement pour la honte qui fait monter la chaleur au visage, ains en demourer inflexible, se soubstiant, et se mocquant, c'est le faict d'un jeune homme de treslache nature, et qui n'a honte de rien, tant il est de longue main accoustumé et confirmé à mal faire: de sorte que son ame en a desja fait un cal endurcy, qui ne peut non plus qu'une chair dure, recevoir marque de macheure. Mais ceux là estans tels, il y en a d'autres de nature toute contraire: car si une fois seulement on les a repris, ils s'enfuyent sans jamais tourner visage, et quittent là toute la philosophie, combien qu'ils aient un beau commancement de salut, que nature leur a baillé, qui est, avoir honte d'estre repris, lequel ils perdent par leur trop lasche et trop molle delicatesse, ne pouvans endurer que lon leur remonstre leurs faultes, et ne recevans pas genereusement les corrections, ains destournans leurs aureilles à ouir plus tost de douces et molles paroles de flatteurs ou de Sophistes, qui leur chantent des plaisanteries bien aggreables à leurs aureilles, mais au demourant sans fruict ny profit quelconque. Tout ainsi doncques comme celuy qui apres l'incision faitte fuit le chirurgien, et ne peut endurer l'estre lié, a receu ce qui estoit douloureux en la medecine, et non pas ce qui estoit profitable: aussi celuy qui ne donne pas à la parole du Philosophe, qui luy a ulceré et blecé sa bestise, le loysir d'appaiser la douleur, et faire reprendre la playe, il s'en va avec morsure et douloureuse pointure de la philosophie, sans utilité quelconque: Car non seulement la playe de Telephus, comme dit Euripides,
  Se guarissoit avec la limeure
  Du fer de lance aiant fait la bleçeure:
mais aussi la morsure de la philosophie, qui poingt les coeurs des jeunes hommes, se guarit par la parole mesme qui l'a faitte. Et pourtant faut-il, que celuy qui se sent <p 30r>repris et blasmé, en souffre bien et resente quelque regret, mais non pas qu'il en demeure confus,ne qu'il s'en descourage: ains faut que quand la philosophie a commancé à le manier et toucher au vif, comme un sacrifice de purgation, apres en avoir patiemment supporté les premieres purifications et premiers rabrouëments, il en espere au bout de cela veoir quelque belle et douce consolation, au lieu du present trouble et espouvantement. Car encore que la reprehension du philosophe à l'adventure se face à tort, il est neantmoins honneste de le laisser dire et avoir patience: et puis quand il aura achevé de parler, alors s'addresser à luy pour se justifier, et le prier de reserver ceste franchise et vehemence de parler, alencontre de quelque autre faute qui aura au vray esté commise. D'avantage tout ainsi qu'en l'estude des lettres, en la musique, quand on apprend à jouer de la lyre, ou à luicter, les commancements sont fort laborieux, bien embrouillez, et pleins de difficulté: mais puis apres, en continuant petit à petit, il s'engendre à la journee une familiarité et cognoissance grande, ainsi qu'il se fait envers les hommes, laquelle rend toutes choses faciles, aisees à la main, et aggreables, tant à faire, comme à dire. Ainsi est il de la philosophie, laquelle du commancement semble avoir ne sçay quoy de maigre et d'estrange, tant és choses, comme és termes et paroles: mais pour cela il ne faut pas, à faute de coeur, s'estonner à l'entree, ny laschement se decourager, ains faut essayer tout, en perseverant, et desirant tousjours de tirer outre, et passer en avant, en attendant que le temps améne celle familiere cognoissance et accoustumance, qui rend à la fin doux tout ce qui de soy mesme est beau et honneste: car elle viendra en peu de temps, apportant quand et elle une clarté et lumiere grande à ce que lon apprent, et engendrera un ardent amour de la vertu, sans lequel l'homme est bien lasche et miserable, qui se peult adonner et mettre à suyvre autre vie, en se departant, à faute de coeur, de l'estude de la philosophie: bien peult il estre à l'adventure, que les jeunes gens, non encore experimentez, trouvent au commancement des difficultez qu'ils ne peuvent comprendre és choses, mais si est-ce pourtant que la plus part de l'obscurité et de l'ignorance leur vient d'eux mesmes, et par façons de faire toutes diverses commettent une mesme faute. Car les uns, pour une reverence respectueuse qu'ils portent au disant, ou pour ce qu'ils le veulent espargner, ne l'osent interroguer, et se faire entierement declarer son discours, et font signe de l'approuver par signe de la teste, comme s'ils l'entendoient bien: les autres à l'opposite, par une importune ambition et vaine emulation de monstrer la promptitude de leur esprit contre d'autres, devant qu'ils l'ayent compris, disent qu'ils l'entendent, et ainsi jamais ne le conçoivent. Dont il advient à ces premiers honteux, et qui de vergongne n'osent demander ce qu'ils n'entendent pas, que quand ils s'en retournent de l'auditoire, ils se faschent eux mesmes et demeurent en doubte et perplexité, et que finablement ils sont une autre fois contraincts, avec plus grand vergongne de fascher ceux qui ont ja discouru, en recourant apres et leur demandant ce qu'ils ont dit: et à ces ambitieux, temeraires et presomptueux, qu'ils sont contraincts de pallier, desguiser et couvrir l'ignorance qui demeure tousjours avec eux. Parquoy rejettans arriere de nous toute telle lascheté et vanité, mettons peine, comment que ce soit, d'apprendre, et comprendre en nostre entendement les profitables discours que nous oyrons faire aux philosophes, et pour ce faire supportons doucement les risees des autres, qui seront, ou penseront estre, plus vifs et plus aigus d'entendement, que nous: comme Cleanthes et Xenocrates estans un peu plus grossiers d'esprit que leurs compagnons d'eschole, ne fuyoient pas à apprendre pour cela, ny ne s'en descourageoient pas, ains se rioient et se mocquoient les premiers d'eux mesmes, disans qu'ils ressembloient aux vases qui ont le goulet estroict, et aux tables de cuyvre, pour ce qu'ils comprenoient difficilement ce qu'on leur enseignoit, mais aussi qu'ils le retenoient seurement et fermement: car il ne faut <p 30v>pas seulement, ce que dit Phocylides,
  Souvent se doit laisser circonvenir
  Celuy qui veult bon en fin devenir,
ains faut assi se laisser mocquer, endurer des hontes, des picqueures, des traicts de gaudisserie, pour repoulser de tout son effort et combattre l'ignorance. Toutefois si ne faut-il pas aussi passer en nonchaloir la faute que font au contraire ceux qui, pour estre d'apprehension tardive, en sont importuns, fascheux et chargeans: car ils ne veulent pas quelque fois, quand ils sont à part en leur privé, se travailler pour entendre ce qu'ils ont ouy, ains donnent le travail au docteur qui lit, en luy demandant et l'enquerant souvent d'une mesme chose, ressemblans aux petits oyselets qui ne peuvent encore voler, et qui baaillent tousjours attendans la becquee d'autruy, et voulans que lon leur baille ja tout masché et tout prest. Il y en a d'autres qui cerchans hors de propos la reputation d'estre vifs d'entendement et attentifs à ouir, rompent la teste aux docteurs lisans, à force de cacqueter et de les interrompre, en leur demandant tousjours quelque chose qui n'est point necessaire, et cerchans des demonstrations là où il n'en est point de besoing: et par ainsi,
  Le chemin court de soy en devient long,
comme dit Sophocles, non seulement pour eux, mais aussi pour les autres assistans. Car en arrestant ainsi à tous coups le philosophe enseignant, avec leurs vaines et superflues questions, ne plus ne moins que quand on va par les champs ensemble, ils empeschent la continuation de l'enseignement et de la doctrine, qui en est ainsi souvent rompue et arrestee. Ceux là doncques, ainsi comme dit Hieronymus, font ne plus ne moins que les couards et chetifs chiens, qui mordent bien les peaux des bestes sauvages, quand ils sont à la maison, et leur arrachent bien les poils, mais ils ne touchent point à elles aux champs. Au reste, je conseillerois à ces autres-là qui sont d'entendement tardif, que retenans les principaux points du discours, ils composent eux mesmes à part le reste, et qu'ils exercent leur memoires à trouver le demourant: et que prenans en leur esprit les paroles d'autruy, ne plus ne moins qu'une semence et un principe, ils le nourrissent et l'accroissent, pour ce que l'esprit n'est pas comme un vaisseau qui ait besoing d'estre remply seulement, ains plus tost a besoing d'estre eschauffé par quelque matiere qui luy engendre une emotion inventifve, et une affection de trouver la verité. Tout ainsi doncques comme si quelqu'un aiant affaire de feu en alloit cercher chez ses voisins, et là y en trouvant un beau et grand, il s'y arrestoit pour tousjours à se chauffer, sans plus se soucier d'en porter chez soy: aussi si quelqu'un allant devers un autre pour l'ouir discourir, n'estime point qu'il faille allumer son feu ny son esprit propre, ains prenant plaisir à ouir seulement, s'arreste à jouir de ce contentement, il tire des paroles de l'autre l'opinion seulement, ne plus ne moins que lon fait une rougeur et une lueur de visage quand on s'approche du feu: mais quand à la moisissure et au reland du dedans de son ame, il ne l'eschauffe ny ne l'esclarcit point par la philosophie. Si doncques il est besoing encore de quelque autre precepte pour achever l'office d'un bon auditeur, c'est qu'il faut qu'en se souvenant de celuy que je viens de dire, il exerce son entendement à inventer de soymesme, aussi bien comme à comprendre ce qu'il entend des autres, à fin qu'il se forme au dedans de soy une habitude, non point sophistique, c'est à dire apparente, pour sçavoir reciter ce qu'il aura entendu d'ailleurs, mais interieure et de vray philosophe, faisant son compte que le commancement de bien vivre, c'est estre blasmé et mocqué.

<p 31r>De la Vertu Morale.
NOSTRE intention est d'escrire et traitter de la Vertu que lon appelle et que lon estime Morale, en quoy principalement elle differe de la contemplative, pour ce que elle a pour sa matiere les passions de l'ame, et pour sa forme la raison: quelle substance elle a, et comment elle subsiste. A sçavoir si la partie de l'ame qui la reçoit, est nantie et ornee de raison qui luy soit propre à elle, ou si elle en emprunte l'usage et la participation d'ailleurs: et la recevant d'ailleurs, si c'est comme les choses qui sont meslees avec d'autres meilleures, ou bien si c'est pour ce que ce qui est soubs le gouvernement et soubs la domination d'autruy, semble participer de la puissance de ce qui luy commande et qui le gouverne: car qu'il soit bien possible que la vertu subsiste et demeure en estre sans aucune matiere ny meslange, j'estime qu'il soit assez manifeste. Mais premierement je croy qu'il vauldra mieux reciter sommairement en passant, les opinions des autres Philosophes, non par maniere de narration historiale seulement ains plus tost à fin que les opinions des autres exposees, la nostre en soit plus claire à entendre, et plus certaine à tenir. Menedemus doncques natif de la ville d'Eretrie, ostoit toute pluralité et toute difference de vertus, pour ce qu'il tenoit qu'il n'y en avoit qu'une toute seule, laquelle s'appelloit de divers noms, disant que c'estoit une mesme chose qui s'appelloit temperance, force, justice, comme c'est tout un que homme, et mortel, ou animal raisonnable. Ariston natif de Chio tenoit aussi, qu'en substance il n'y avoit qu'une seule vertu, laquelle il appelloit Santé, mais selon divers respects il y en avoit plusieurs differentes l'une de l'autre, comme qui appelleroit nostre veuë quand elle s'applique à regarder du blanc, Leucothee: et à regarder du noir, Melanthee: et ainsi des autres choses semblables. Car la vertu (disoit-il) qui concerne ce qu'il faut faire ou laisser, s'appelle Prudence, et celle qui regle la concupiscence, et qui limite ce qui est moderé et opportun és voluptez, se nomme Temperance: et celle qui concerne les affaires, et contraux, que les hommes ont les uns avec les autres, est Justice, ne plus ne moins qu'un cousteau est tousjours le mesme, mais il coupe tantost une chose et tantost une autre: et le feu agit bien en diverses et differentes matieres, mais c'est tousjours par une mesme nature. Et semble que Zenon mesme le Citieïen panche un petit en ceste opinion- là, quand il definit que la prudence qui distribue à chacun ce qui luy appartient, est la Justice: celle qui choisit ce qu'il faut eslire ou fuir, Temperance: ce qu'il faut supporter et souffrir, Force: et ceux qui le defendent en telle opinion, disent que par la prudence il entendoit la science. Mais Chrysippus estimant que chacune qualité a sa vertu propre, sans y penser introduisit en la Philosophie un exaim, comme disoit Platon, et toute une ruchee par maniere de dire, de vertus: car comme de fort se derive force, de juste justice, de clement clemence: aussi fait de gracieux grace, de bon bonté, de grand grandeur, de beau beauté, et toutes autres telles galanteries, gentillesses, courtoisies, et joyeusetez, qu'il mettoit au nombre des vertus, remplissant la Philosophie de nouveaux termes, sans qu'il en fust besoing. Mais tous ces Philosophes-là ont cela de commun entre eux, qu'ils tiennent que la vertu est une disposition et une puissance de la principale partie de l'ame, que est la raison, et supposent cela comme chose toute confessee, toute certaine et irrefragable: et n'estiment point qu'il y ait en l'ame de partie sensuelle et irraisonnable, qui soit de nature differente de la raison, ains pensent que ce soit tousjours une mesme partie et substance de l'ame, celle qu'ils appellent principale, ou la raison et l'entendement, qui se tourne et se change en tout, tant <p 31v>és passions, comme és habitudes et dispositions, selon la mutation desquelles il devient ou vice ou vertu, et qui n'a en soy rien qui soit irraisonnable, mais que lon l'appelle irraisonnable quand le mouvement de l'appetit est si puissant, qu'il demeure le maistre, et poulse l'homme à quelque chose deshonneste, contre le jugement de la raison: car ils veulent que la passion mesme soit raison, mais mauvaise, prenant sa force et vehemence d'un faux et pervers jugement. Tous ceux- là me semblent avoir ignoré, que chascun de nous est veritablement double et composé, au moins n'ont-ils cogneu, que ceste premiere composition de l'ame et du corps, qui est manifeste à tous, mais l'autre composition et mixtion de l'ame, ils ne l'ont point entenduë: toutefois qu'il y ait encore quelque duplicité et meslange en l'ame mesme, et quelque diversité de nature et difference entre la partie raisonnable et l'irraisonnable, comme si c'estoit presque un autre second corps par necessité naturelle meslé et attaché à la raison: il est bien vraysemblable, que Pythagoras ne ne l'a pas ignoré, à ce que lon peult conjecturer par la diligence grande qu'il a employee en la Musique, l'appliquant à l'Ame pour l'addoucir, domter et apprivoiser, comme s'appercevant bien, que toutes les parties d'icelle n'estoient pas obeïssantes ne subjectes à doctrine, ny aux sciences, de maniere que par la seule raison on les peust retirer de vice, et qu'elles avoient besoing de quelque autre maniere d'apprivoisement et de persuasion, autrement qu'il seroit impossible à la philosophie de venir à bout de sa rebellion. Mais bien est-il tout evident et tout certain, que Platon a tresbien entendu, que l'ame ou la partie animee de ce monde, n'est point simple, ains est meslee de la puissance du mesme, de l'autre, par ce que d'une part elle se regit et tourne tousjours par un mesme ordre, qui est le plus puissant mouvement, et de l'autre part elle est divisee en cercles, sph@eres, et mouvements à demy contraires au premier, vagabons et errans, en quoy est le principe des diversitez des generations qui se font en la terre. Aussi l'ame de l'homme estant part et portion de celle de l'univers, et composee sur les nombres et proportions d'icelle, n'est point simple ny d'une seule nature, ains a une partie qui est spirituelle et intelligente, où est le discours de la raison, à laquelle appartient, selon nature, de commander et dominer en l'homme: l'autre est brutale, sensuelle, errante et desordonnee d'elle mesme, si elle n'est regie et conduitte d'ailleurs. Et ceste-cy derechef se soubsdivise en deux autres parties, dont l'une s'appelle corporelle ou vegetative, l'autre irascible ou concupiscible, adherente tantost à la partie corporelle, et tantost à la spirituelle, et au discours de la raison, à qui elle donne force et vigueur. Or cognoist on la difference de l'une et de l'autre en ce principalement, que la partie intelligente resiste bien souvent à la concupiscible et irascible: et faut bien dire qu'elles soient diverses et differentes de la raison, attendu que bien souvent elles desobeïssent et repugnent à ce qui est tresbon. Aristote a supposé ces principes là bien longuement plus que nul autre, comme il appert par ses escripts, mais depuis il attribua la partie irascible à la concupiscible, les confondant toutes deux en une, comme estant l'ire une convoitise et appetit de vengeance, mais tousjours a il tenu, que la partie sensuelle et brutale estoit totalement distincte et divisee de l'intellectuelle et raisonnable, non qu'elle soit du tout privee de raison, comme l'est la vegetative et nutritive, qui est celle des plantes, par ce que celle là estant du tout sourde, ne peult ouir la raison, et est un germe qui procede de la chair, et tient tousjours au corps: mais la sensuelle ou concupiscible, encore qu'elle soit destituee de raison propre à elle, si est ce neantmoins, qu'elle est apte et idoine à ouir et obeir à la partie intelligente et discourante, à se retourner vers elle, et à se ranger à ses preceptes, prouveu qu'elle ne soit point gastee à faict, et corrompue par une volupté ignorante, et une habitude de vie dissoluë. Et s'il y en a qui s'esmerveillent et qui trouvent <p 32r>estrange, comment une partie peut estre irraisonnable, et neantmoins obeissante à la raison: ceux- là ne me semblent pas bien comprendre la force et la puissance de la raison, combien elle est grande, et jusques où elle passe et penetre à commander, conduire, et guider, non par dures ny violentes contrainctes, mais par molles et douces inductions et persuasions, qui ont plus d'efficace que toutes les forces du monde. Qu'il soit ainsi, les esprits, les nerfs et les os sont parties irraisonnables du corps, mais aussi tost qu'il y a en l'esprit un mouvement de volonté, comme aiant la raison tant soit peu secoué la bride, tous s'estendent, tous s'esveillent et se rendent prests à obeïr: si l'homme veut courir, les pieds sont dispos: s'il veut prendre ou jetter quelque chose, les mains sont incontinent prestes à mettre en oeuvre. Le poëte Homere mesme nous donne bien clairement à cognoistre la convenance et intelligence qu'il y a entre la raison, et les parties privees du discours de raison, par ces vers,
  Ainsi baignoit de larmes son visage
  Penelopé, en plorant le veufvage
  De son espoux tout joignant d'elle assis:
  Mais Ulysses en son esprit rassis
  Se sentoit bien attainct de pitié tendre,
  Voiant ainsi tant de larmes espandre
  Celle que plus il aimoit cherement:
  Et toutefois il tenoit sagement
  Ses pleurs cachez, et dessoubs les paupieres
  Fermes estoient de ses yeux les lumieres,
  Sans plus siller, que si leur dureté
  De roide fer ou de corne eust esté.
tant il avoit rendu obeïssans au jugement de la raison et les esprits, et le sang, et les larmes. Cela mesme monstrent aussi clairement les parties naturelles, qui se retirent, et par maniere de dire, s'enfuient, sans se bouger ny emouvoir, quand nous approchons des belles personnes que la raison ou la loy nous defendent de toucher. Ce qui advient encore plus evidemment à ceux, qui estans devenus amoureux de quelques filles ou femmes, sans les cognoistre, recognoissent puis apres que ce sont ou leurs soeurs, ou leurs propres filles: car alors tout soudain la concupiscence cede et fait joug, quand la raison s'y est interposee, et le corps contient toutes ses parties honestement, en devoir d'obeïr au jugement de la raison. Et advient aussi bien souvent, que lon mange quelques viandes de bon appétit sans sçavoir que c'est, mais aussi tost que lon s'apperçoit, ou que par autre on est adverty, que c'est quelque viande impure, mauvaise et defenduë, non seulement on s'en repent, et en est-on fasché en son entendement, mais aussi les facultez corporelles s'accordans avec l'opinion, on en prent des vomissements et des maux de coeur, qui renversent l'estomac sans dessus dessoubs. Et si ce n'estoit que j'aurois peur qu'il ne semblast, que j'allasse industrieusement ramasser de toutes parts des inductions plaisantes, pour aggreer aux jeunes gens, je m'eslargirois à deduire les psalterions, les lyres, les espinettes, les fleutes, et autres tels instruments de musique, que lon a inventez pour accorder et consoner avec les passions humaines, encore que ce soient choses sans ames, elles ne laissent pas toutefois de s'esjouir ou se plaindre et lamenter avec eux, ains chantent, s'esguayent, voire font l'amour quand et eux, representans les affections, les volontez, et les moeurs de ceux qui en jouënt. Auquel propos on dit, que Zenon mesme allant un jour au theatre pour ouïr le musicien Amoebeus, qui chantoit sur la lyre, dit à ses disciples: Allons-y, pour ouir et apprendre quelle armonie et resonance rendent les entrailles des bestes, les nerfs, les ossements, et les bois, quand on les sçait disposer par nombres, par proportions, et par ordre. <p 32v>Mais laissant ces exemples-là, je leur demanderois volontiers, si quand les chevaux, les chiens, et les oyseaux, que nous nourrissons en nos maisons, par accoustumance, nourriture et enseignement, apprennent à rendre des voix intelligibles, et à faire des mouvements, des gestes, et des tours qui nous sont et plaisans et utiles: et semblablement quand ils lisent dedans Homere, que Achilles excitoit à combattre et les hommes et les chevaux, ils s'esbahissent encore, et doutent si la partie qui se courrouce, qui appéte, qui se deult, qui s'esjouit en nous, peut bien obeïr à la raison, et pour estre affectionneee et disposee par elle, attendu mesmement qu'elle n'est point logee dehors, ny divisee et distincte d'avec nous, et qu'il n'y a rien au dehors qui la forme, ne qui la moule, ou qui la taille par force à coups de marteau ny de ciseau, ains que elle est tousjours attachee à elle, tousjours conversant avec elle, nourrie et duitte par longue accoustumance. Voyla pourquoy les anciens l'ont bien proprement appellee Ethos, qui est à dire, les Moeurs, pour nous donner grossement à entendre, que les moeurs ne sont autre chose, qu'une qualité imprimee de longue main en celle partie de l'ame qui est irraisonnable, et est ainsi nommee par ce qu'elle prend celle qualité de la demeure longue, et longue accoustumance, estant formee par la raison, laquelle n'en veut pas du tout oster ny desraciner la passion, par ce qu'il n'est ny possible, ny utile, ains seulement luy trasse et limite quelques bornes, et luy establit quelque ordre, faisant en sorte que les vertus morales ne sont pas impassibilitez, mais plustost reglements et moderations des passions et affections de nostre ame, ce qu'elle fait par le moyen de la prudence, laquelle reduit la puissance de la partie sensuelle et passible à une habitude honneste et louable. Par ce que lon tient que ces trois choses sont en nostre ame, la puissance naturelle, la passion, et l'habitude. La puissance naturelle est le commancement, et par maniere de dire, la matiere de la passion, comme la puissance de se courroucer, la puissance de se vergongner, la puissance de s'asseurer. La passion apres est le mouvement actuel d'icelle puissance, comme le courroux, la vergongne, l'asseurance. Et l'habitude est une fermeté establie en la partie irraisonnable par longue accoustumance, et une qualité confirmee, laquelle devient vice quand la passion est mal gouvernee, et vertu quand elle est bien conduitte et menee par la raison. Mais pourautant que lon ne trouve pas que toute vertu soit une mediocrité, ny ne l'appelle-on pas toute morale, à fin de mieux en monstrer et declarer la difference, il faut commencer un peu de plus haut. Toutes les choses sont ou absoluëment et simplement en leur estre, ou relativement au esgard à nous. Absoluëment sont en leur estre, comme la terre, le ciel, les estoilles, et la mer: relativement au regard de nous, comme bon, mauvais: proufitable, nuisible: plaisant desplaisant. La raison contemple l'un et l'autre, mais le premier genre des choses qui sont absoluëment appartient à science, et à contemplation, comme son object: le second, des choses qui sont relativement au esgard à nous, appartient à consultation et action: et la vertu de celuy-là est sapience, la vertu de cestui-cy, prudence: et y a difference entre prudence et sapience, d'autant que prudence consiste en une relation, et application de la partie contemplative de l'ame, à l'action et au regime de la sensuelle et passible selon raison, tellement que prudence a besoing de la fortune, là où sapience n'en a que faire, pour atteindre et parvenir à sa propre fin: ny aussi de consultation, par ce qu'elle concerne les choses qui sont tousjours unes et tousjours de mesme sorte. Et comme le Geometrien ne consulte pas touchant le triangle, à sçavoir s'il a trois angles egaux à deux droicts, ains le sçait certainement: et la consultation se fait des choses qui sont et adviennent tantost d'une sorte, et tantost d'une autre, non pas de celles qui sont fermes et stables tousjours en un estre immuable: aussi l'entendement et ame speculative exerceant ses functions sur les choses premieres et permanentes qui ont tousjours une mesme nature, et qui ne reçoivent <p 33r>point de changement, est exempte de toute consultation. Mais la prudence descendant aux choses pleines de variation, de troubles et de confusion, il est force qu'elle se mesle souvent des choses fortuites et casuelles, et qu'elle use de consultation en choses si douteuses et si incertaines, et apres avoir consulté, qu'elle vienne lors à mettre la main à l'oeuvre, et à l'action, assistee de la partie raisonnable, laquelle elle tire quand et soy aux actions, car elles ont besoing d'un instinct et esbranlement que fait l'habitude morale en chasque passion: mais cest instinct-là a besoing de raison qui le limite, à fin qu'il soit moderé, à fin qu'il ne passe point outre, ny ne demeure point deça le milieu, par ce que la partie brutale et passible a des mouvements qui sont les uns trop vehements et trop soudains, les autres trop tardifs et plus lasches qu'il n'appartient. C'est pourquoy nos actions ne peuvent estre bonnes qu'en une sorte, et mauvaises en plusieurs: comme lon ne peut assener au but que par une sorte seulement, mais bien le peut on faillir en plusieurs, en donnant ou plus haut ou plus bas qu'il ne faut. L'office doncques de la raison active selon nature est, d'oster et retrencher tous exces et toutes defectuositez aux passions, par ce que quelquefois l'instinct et esbranlement, soit par infirmité, ou par delicatesse, ou par crainte, ou par paresse, se lasche et demeure court au devoir, et là se treuve la raison active, qui le resveille et l'excite. Et quelquefois aussi, au contraire, se laisse aller à la debordee, estant dissolu et desordonné, et la raison luy oste ce qu'il a de trop vehement, reglant ainsi et moderant ce mouvement actif, elle imprime en la partie irraisonnable les vertus morales, qui sont mediocritez entre le peu et le trop. Car il ne faut pas estimer que toute vertu consiste en mediocrité, d'autant que la sapience et prudence, qui n'ont besoing aucun de la partie brutale et irraisonnable, gisent seulement au pur et sincere entendement et discours du pensement, non subjectes aux passions, n'estans autre chose qu'une cime et extremité de raison affinee, contente de soy, parfaitte, et n'ayant aucun besoing de la partie irraisonnable et sensuelle, en laquelle raison se forme et engendre la tres-divine et tres-heureuse science: mais la vertu morale tenant de la terre à cause du corps, a besoing des passions, comme d'outils et de ministres pour agir et faire ses operations, n'estant pas corruption ou abolition de la partie irraisonnable de l'ame, ains plus tost le reglement et l'embellissement d'icelle, et est bien extremité quant à la qualité et à la perfection, mais non pas quant à la quantité, selon laquelle elle est mediocrité, ostant d'un costé ce qui est excessif, et de l'autre ce qui est defectueux. Mais pource qu'il y a milieu et mediocrité de plusieurs sortes, il nous faut definir quel milieu et quelle mediocrité est la vertu morale. Premierement doncques, il y a un milieu qui est composé des deux extremitez, comme le gris ou le tanné, composé du blanc et du noir. Et ce qui contient ou qui est contenu est moyen et milieu entre ce qui contient et ce qui est contenu seulement, comme le monbre de huit entre le douze et le quatre. Ce qui ne participe et ne tient de nulle des extremitez s'appelle aussi moyen et milieu, comme ce qui est indifferent entre le bien et le mal, mais vertu ne peut estre milieu ne moyen selon pas une de ces interpretations- là, par ce qu'elle ne peut estre composition ny meslange de deux vices, ny ne peut contenir ce qui est moins, ny estre contenu de ce qui est plus que le devoir, et si n'est point du tout exempté des passibles emotions subjettes au trop et au peu, et au plus et au moins. Mais plus tost elle est et s'appelle milieu et moyen, selon la mediocrité qui est aux sons et aux accords des voix, car il y a en la Musique une note et une voix qui s'appelle moienne, pour ce qu'elle est au milieu de la basse et de la haute que lon appelle Hypaté et Neté, se retirant de la hautesse de l'une qui est trop aiguë, et de la bassesse de l'autre qui est trop grosse: aussi la vertu morale est un certain mouvement et puissance en la partie irraisonnable de l'ame qui tempere le relaschement ou roidissement, et le plus et moins qui y peuvent estre, reduisant chascune passion à temperature moderee pour la garder de faillir. <p 33v>En premier lieu doncques ils disent, que la force ou prouësse et vaillance est le moyen et le milieu entre couardise et temerité, desquelles deux extremitez l'une est exces, et l'autre defaut de la passion d'ire. La liberalité est un moyen entre chicheté et prodigalité: Clemence entre indolence et cruauté: Justice moyen entre le distribuer plus et moins de ce qu'il faut és contraux et affaires des hommes, les uns avec les autres: Temperance milieu entre l'impassibilité insensible, et la dissolution desbordee és voluptez: en quoy principalement et plus clairement se donne à cognoistre la difference qu'il y a de la partie brutale à la partie raisonnable de l'ame: et voit-on evidemment, qu'autre chose est la passion, et autre chose la raison, par ce qu'autrement il n'y auroit point de difference entre la temperance et la continence, et entre l'intemperance et l'incontinence és voluptez et cupiditez, si c'estoit une mesme partie de l'ame qui jugeast, et qui convoitast: mais maintenant la temperance est quand la raison gouverne et manie la partie sensuelle et passionnee, ne plus ne moins qu'un animal bien domté et bien fait à la bride, le trouvant obeïssant en toutes cupiditez, et recevant volontairement le mors. Et la continence est quand la raison demeure bien la plus forte, et méne la concupiscence, mais c'est avec douleur et regret, par ce qu'elle n'obeit pas volontiers, ains va de travers à coups de baston, forcee par le mors de bride, faisant toute la resistance qu'elle peut à la raison, et luy donne beaucoup de travail et de trouble: comme Platon, pour le mieux donner à entendre par similitude, fait qu'il y a deux bestes de voitture qui tirent le chariot de l'ame, dont la pire combat, estrive et regibbe contre la meilleure, et donne beaucoup d'affaire et de peine au cocher qui les conduit, estant contrainct de tirer alencontre, et tenir roide, de peur que les resnes purpurees, comme dit Simonides, ne luy eschappent des mains. Voila pourquoy ils ne tiennent point que continence soit vertu entiere et parfaitte, ains quelque chose moindre, par ce que ce n'est point une mediocrité de consonante armonie et accord du pire avec le meilleur, ne qui resecque ce qu'il y a de trop en la passion: ny l'appétit n'obeit point volontairement de gré à gré à la raison de l'ame, ains luy fait de la peine, et en reçoit aussi, et finablement est rangé soubs le joug par force, comme en une sedition civile, là où les deux parties discordantes se voulans mal, et se faisans la guerre l'une à l'autre, habitent dedans une mesme closture de ville, comme dit Sophocles,
  La cité est pleine d'encensements,
  Pleine de chants, et de gemissements.
telle est l'ame du continent, pour le combat et le discord qu'il y a entre la raison et l'appétit. C'est pourquoy ils tiennent aussi, que l'incontinence n'est pas du tout vice, ains quelque chose de moins, mais que l'intemperance est le vice tout entier, pour ce qu'elle a l'affection mauvaise et la raison gastee et corrompue, estant par l'une poulsee à appéter ce qui est deshonneste, et par l'autre induite à mal juger et consentir à la cupidité deshonneste: de maniere qu'elle perd tout sentiment des fautes et pechez qu'elle commet, là où l'incontinence retient bien le jugement sain et droict par la raison, mais par la vehemence de la passion plus puissante que la raison, elle est emportee comme son propre jugement: aussi est elle differente de l'intemperance, d'autant qu'en l'une la raison est vaincue par la passion, et en l'autre elle ne combat pas seulement. L'incontinent en combattant quelque peu, se laisse à la fin aller à sa concupiscence: l'intemperant en consentant, approuvant et louant, suit son appétit. L'intemperant est bien aise et se resjouit d'avoir peché, l'incontinent en a douleur et regret: l'intemperant va guayement et affectueusement apres sa villanie, l'incontinent enuis et mal volontiers abandonne l'honnesteté: et s'il y a difference entre leurs faicts et actions, il n'y en a pas moins entre leurs paroles, car les propos de l'intemperant sont tels,
  Grace il n'y a ny plaisir en ce monde,
<p 34r>   Sinon avec dame Venus la blonde:
  Puissent mes yeux par mort esvanouir
  Alors que plus je n'en pourray jouir.
Un autre dit, Boire, manger, et paillarder, c'est le principal: tout le reste je l'estime accessoire, quant à moy. Celuy-là est de tout son coeur enclin aux voluptez, et miné par dessoubs: aussi ne l'est pas moins celuy qui dit,
  Laisse moy perdre, il me plaist de perir.
Car il a le jugement avec l'appétit gasté et corrompu, depuis qu'il parle ainsi. Mais les propos et paroles de l'incontinent sont autres et differentes,
  J'ay le sens bon, mais nature me force. Et cest autre,
  Helas helas, c'est divine vengeance,
  Que l'homme aiant du bien la cognoissance,
  N'en use pas, ains fait out le contraire. Et cest autre,
  Là le courroux ne peut non plus durer
  Ferme, que l'ancre en tourmente asseurer
  La nave estant fichee dans du sable,
  Qui ne tient coup, et ne demeure stable.
Il ne dit pas mal, ny de mauvaise grace, l'ancre fichee dedans le sable, pour signifier la foible tenue de la raison, qui ne demeure pas fichee et ferme, ains par la lascheté, et molle delicatesse de l'ame, laisse aller son jugement: et n'est pas loing aussi de celle comparaison ce que dit un autre,
  Comme une nave attachee au rivage,
  Venu le vent rompt tout chable et cordage.
Car il appelle chable et cordage le jugement de la raison qui resiste à l'acte deshonneste, lequel vient à se rompre par l'impetuosité de la passion, comme d'un vent violent: car, à dire la verité, l'intemperance est poulsee par cupiditez à pleines voiles dedans les voluptez et luy mesme s'y dresse et s'y accommode: mais l'incontinent y va, par maniere de dire, de travers, desirant s'en retirer, et repoulser la passion qui l'attire, mais à la fin il se laisse couler et tomber en l'acte deshonneste, ainsi que Timon le donne à entendre par ces vers dont il picquoit Anaxarchus,
  D'Anaxarchus hardie et permanente
  La force estoit comme un chien impudente,
  Où que ce fust qu'il se voulust jetter:
  Mais malheureux, comme j'oy raconter,
  Il se jugeoit, pource que sa nature
  A volupté encline oultre mesure
  (Dont la plus part de ces Sages ont peur)
  Le retiroit arriere de son coeur.
Car ny le sage n'est continent, mais temperant: ny le fol incontinent, mais intemperant, par ce que le temperant se plaist et delecte des choses belles et honnestes, et l'intemperant ne se fasche et desplaist pas des deshonnestes: parquoy l'incontinence convient proprement et ressemble à une ame sophistique, qui a bien l'usage de la raison, mais si imbecille, qu'elle ne peut pas perseverer et demourer ferme en ce qu'elle a une fois jugé estre le devoir. Voyla doncques les differences qu'il y a entre l'intemperance et l'incontinence, et aussi entre la temperance et la continence: car le remors, le regret, et le contre-coeur n'ont point encore abandonné la continence, là où en l'ame temperante tout est applany: il n'y a rien emeu qui batte, tout y est sain: de sorte que qui verroit l'obeissance grande, et la tranquillité merveilleuse, dont la partie irraisonnable est unie et incorporee avec la raisonnable, il pourroit dire,
  Alors le vent avoit du tout cedé,
<p 34v>   Et luy estoit le calme succedé
  Sans nulle haleine, aiant des mers profondes
  Dieu appaisé totalement les ondes.
Aiant la raison assopy les excessifs, furieux et forcenez mouvements des cupiditez et passions, et celles dont la nature a necessairement besoing, les aiant rendues tellement soupples et obeissantes, amies et secondantes toutes les intentions et toutes les volontez de la raison, que ny elles ne courent devant, ny ne demourent derriere, ny ne font desordre quelconque par aucune desobeissance,
  Comme un poulain suit la jument qu'il tette.
Ce qui confirme le dire de Xenocrates touchant ceux qui prennent à bon escient l'estude de la philosophie, que seuls ils font volontairement ce que les autres font malgré eux par la crainte des loix, s'abstenans de satisfaire à leurs appétis desordonnez pour la doute des peines, comme les chiens pour la peur des coups de baston, et le chat pour le bruit, ne regardans seulement qu'au danger de la peine. Or qu'il y ait en l'ame sentiment d'une telle fermeté et resistance alencontre des cupiditez, comme s'il y avoit quelque chose qui les combattist, et qui leur feist teste, il est bien evident: toutefois il y en a qui maintiennent, que la passion n'est point chose differente ny diverse de la raison, et que cela qui se sent n'est point un combat de deux diverses choses, ains changement d'une seule, qui est la raison, mais que nous ne nous appercevons pas de ce changement, à cause de sa soudaineté, ne considerans pas ce pendant, que c'est une mesme subject de l'ame, laquelle de sa nature sçait convoiter, et se repentir, se courroucer et avoir peur, qui tend à faire chose deshonneste attiree par la volupté, et à l'opposite aussi s'en retient par crainte de la peine: car il est certain, que cupidité, crainte, et autres semblables passions, sont opinions perverses, et mauvais jugements qui s'impriment non en diverses parties de l'ame, ains en celle qui est la principale, c'est à sçavoir le discours de la raison, de laquelle les passions sont inclinations, consentements, appetitions, mouvements, et operations brief qui se changent legerement en peu d'heure, et dont l'impetuosité et vehemence violente est fort dangereuse, à cause de l'imbecillité et inconstance de la raison, ne plus ne moins que les courses des petits enfans. Mais le discours de cos oppositions-là premierement est contraire à l'evidence notoire, et au sens commun, car il n'y a personne qui en soymesme ne sente une mutation de concupiscence en jugement, et à l'opposite aussi, de jugement en concupiscence: et voyons que l'amant ne cesse point d'aimer, encore qu'en son entendement il discoure et juge, qu'il se faille departir de l'amour, et luy resister, ny derechef aussi ne sort il point du discours et du jugement, quand il se lasche et se laisse aller à sa cupidité, ains lors que par la raison il combat alencontre de sa passion, il est encore actuellement en la passion: et semblablement à l'heure mesme qu'il se laisse vaincre de la passion, il vcoit et cognoist par le discours de la raison, le peché qu'il commet: de maniere que ny par la passion il ne perd point la raison, ny par la raison il n'est point delivré de la passion, ains branslant tantost en un costé, et tantost en l'autre, il demeure neutre, mestoyen et commun entre les deux. Mais ceux qui estiment, que la principale partie de l'ame soit maintenant la cupidité, maintenant le discours qui s'oppose à la cupidité, ressemblent proprement à ceux qui voudroient dire, que le veneur et la beste sauvage ne fussent pas deux, ains un tout seul corps qui se changeast tantost en une beste, et tantost en un veneur: car, et ceux là en chose toute evidente ne verroient goutte, et ceux-cy parlent contre leur propre sentiment, attendu qu'ils sentent realement et de faict en eux-mesmes, non une mutation d'un en deux, mais un estrif et combat de deux l'un contre l'autre. Pourquoy doncques (disent-ils) ce qui delibere, et qui consulte en nous, n'est-il aussi bien double, ains est simple et seul? C'est bien allegué, respondrons nous, mais l'evenement <p 35r>et l'effect en est tout different: car ce n'est pas la prudence de l'homme qui combat contre soy-mesme, ains se servant d'une mesme puissance, et faculté de ratiociner, elle touche divers arguments: ou plus tost, dirons nous, c'est un mesme discours employé en divers subjects et matieres differentes: et pourtant n'y a-il point de douleur, ny de regret aux discours qui sont sans passion, ny ne sont point les consultans forcez de tenir une des parties contraires, contre leur propre volonté, si ce n'est que d'aventure il n'y ayt secrettement quelque passion attachee à l'une des parties, comme qui adjousteroit soubs main quelque chose à l'un des bassins de la balance: ce qui advient bien souvent, et lors ce n'est pas le discours de la ratiocination que se contrarie à soy- mesme, ains est quelque passion secrette qui repugne à la ratiocination, comme quelque ambition, quelque emulation, quelque faveur, quelque jalouzie, ou quelque crainte contrevenant au discours de la raison: et il semble que ce soient deux discours qui de paroles se combattent l'un contre l'autre, ainsi qu'il appert clairement par la sentence de ces vers d'Homere,
  Honte ils avoient du combat rejetter
  Le refusant, et peur de l'accepter. Et de ces autres,
  Souffrir la mort est chose douloureuse,
  Mais renommee on acquiert glorieuse:
  Craindre la mort est une lascheté,
  Mais il y a à vivre volupté.
Voyla pourquoy au jugement des proces, les passions qui s'y coulent, sont ce qui les fait longuement durer: et au conseil des Princes et des Roys, ceux qui y parlent en faveur de quelque partie, ne le font pas, ny ne defendent pas l'une des sentences pour la raison, ains se laissent traverser à quelque passion contre le discours de l'utilité. C'est pourquoy és citez qui sont gouvernees par un Senat, les Magistrats qui seient en jugement ne permettent pas aux orateurs et advocats d'emouvoir les affections: car le discours de la raison n'estant empesché d'aucune passion, tend directement à ce qui est bon et juste: mais s'il s'y met quelque passion à la traverse, alors le plaisir ou desplaisir y engendre combat et dissention alencontre de ce que lon juge estre bon. Qu'il soit ainsi, pourquoy est-ce, qu'aux disputes de la philosophie on ne voit point que les uns soient amenez avec douleur et regret par les autres en leurs opinions? Ains Aristote mesme, Democritus et Chrysippus ont depuis reprouvé quelque advis qu'ils avoient approuvez, sans regret ne fascherie quelconque, mais plus tost avec plaisir, pour ce qu'en la partie speculative de l'ame, il n'y a aucune contrarieté de passions, à cause que la partie irraisonnable de l'ame se repose, et demeure quoye sans curieusement s'ingerer de s'en entremesler. Ainsi les discours de la ratiocination, aussi tost que la verité luy apparoist, encline volontiers en celle part, et abandonne le mensonge, d'autant qu'en la partie irraisonnable de l'ame se repose, et demeure quoye sans curieusement s'ingerer de s'en entremesler. Ainsl les dicours de la ratiocination, ausso tost que la verité luy apparoist, encline volontiers en celle part, et abandonne le mensonge, d'autant qu'en luy est, non ailleurs, la faculté de croire ou descroire, là où les conseils et deliberations d'affaires, les jugements et arbitrages, pour la plus part estans pleins de passions, rendent le chemin mal aisé, et donnent bien de la peine à la raison, qui est arrestee et empeschee par la partie irraisonnable de l'ame, qui luy resiste, en luy mettant au devant quelque plaisir, ou quelque crainte, ou quelque douleur ou cupidité, de quoy le sentiment est le juge, touchant à l'une et à l'autre partie: car si bien l'une surmonte, elle ne deffait pas pour cela l'autre, ains la tire à soy malgré elle par force, comme celuy qui se tanse et se reprent soymesme, pour estre amoureux, use du discours de sa raison contre sa passion, estans tous les deux ensemble actuellement dedans son ame, ne plus ne moins que si avec la main il reprimoit et repoulsoit l'autre partie enflammee d'une fiévre de passion, sentant les deux parties realement se battans l'une contre l'autre dedans soymesme: là où és disputes et inquisitions non passionnees, telles que sont celles de l'ame speculative et contemplative, si les deux parties se trouvent <p 35v>egales, il ne se fait point de jugement, ains y a une irresolution, qui est comme une pause et un arrest de l'entendement, ne pouvant passer outre, ains demourant suspendu entre deux contraires opinions: et s'il advient qu'il encline en l'une des opinions, la plus forte dissoult l'autre, sans qu'elle en devienne marrie, ny qu'elle en conteste obstineement contre l'opinion. Brief là où il y a un discours et une ratiocination qui semble contrarier à l'autre, ce n'est pas que lon sente deux divers subjects, mais un seul en diverses apprehensions et imaginations. Mais quand la partie brutale combat alencontre de la raisonnable, estant telle qu'elle ne peult ny vaincre ny estre vaincue, sans regret et douleur, incontinent ceste bataille divise l'ame en deux, et rend ceste diversité toute evidente et manifeste. Si ne cognoit-on pas seulement à ce combat, qu'il y a difference entre la source de la passion, et celle de la raison, mais aussi à ce qui s'en ensuit, par ce que lon peult aimer un gentil enfant et bien né à la vertu, et en aimer aussi un mauvais et dissolu. Et se peut faire que lon use de courroux injustement alencontre de ses propres enfans, ou de ses peres et meres, et que lon en use aussi justement pour ses enfans, et pour ses peres et meres, alencontre des ennemis et des tyrans: et comme là se sent manifestement le combat et la difference de la passion d'avec le discours de la raison, aussi là sent-on icy de l'obeissance et de la suitte de la passion qui se laisse conduire et mener à la raison. Comme, pour exemple, il advient souvent qu'un homme de bien espouse une femme selon les loix, en intention de l'honorer et de vivre avec elle justement et honestement: mais puis apres, la longue conversation par laps de temps y aiant imprimé la passion d'amour, il apperçoit en son entendement, qu'il la cherit et l'aime plus tendrement qu'il n'avoit proposé du commancement. Et les jeunes gens qui rencontrent des maistres et precepteurs gentils, les suyvent et les caressent du commancement pour l'utilité qu'ils en reçoivent, mais par traict de temps puis apres, ils les aiment cordialement: et au lieu qu'ils leur estoient familiers et assidus disciples seulement, ils en deviennent amoureux. Autant en advient il envers les magistrats, envers les voisins, et envers les alliez: car du commancement nous hantons avecques eux civilement et par obligation de quelque honesteté: mais puis apres nous ne nous donnons garde, que nous les aimons cherement, venant la raison à persuader et y attirer la partie de l'ame qui est le subject des passions. Et celuy qui a dit le premier ce propos,
  Il y a deux hontes, l'une louable,
  L'autre fardeau qui les maisons accable,
ne monstre il pas manifestement, qu'il avoit en soy mesme souvent experimenté, que ceste passion luy avoit, par dilayer contre raison, et differer de jour à autre, ruiné ses affaires et fait perdre de belles occasions? Ausquelles preuves ces Stoïques icy se rendans pour l'evidence manifeste qu'il y a, appellent honte vergongne, et volupté joye, et peur circonspection: en quoy on ne les sçauroit pas justement reprendre de ces deguisemens là de noms honestes, prouveu qu'ils appellassent les mesmes passions, quand elles se rangent à la raison de ces honestes-là: et quand elles y repugnent et la forcent, de ces fascheux icy. Mais quand estans convaincus par larmes qu'ils espandent, par tremblemens de leurs membres, par changement de couleur, ils appellent au lieu de douleur et de peur, je ne sçay quelles morsures et contractions, et qu'ils disent au lieu de cupidité promptitude, pour cuider diminuer l'imperfection de leurs passions, il semble qu'ils inventent et mettent en avant des justifications plus apparentes que vrayes, et sophistiques, non pas philosophiques, cuidans pour neant s'exempter et esloigner des choses par les changemens et desguisemens des noms: et toutefois eux mesmes appellent encore ces joyes là, ces promptitudes de volonté, ces circonspections retenues, Eupathies, c'est à dire, bonnes affections ou droittes passions, et non pas impassibilitez, usans en cest endroit des noms ainsi comme il appartient. <p 36r>Car il se fait alors une droitture de passions, quand le discours de la raison vient non à abolir et oster du tout les passions, mais à les regler et bien ordonner en ceux qui sont sages: mais les vicieux et incontinens, que leur advient-il quand ils ont jugé qu'il leur faut aimer pere et mere, et au lieu d'une amie ou d'un amy? Ils ne peuvent venir à bout de le faire: et au contraire, s'ils ont jugé qu'il leur faille aimer une courtisane ou un flatteur bouffon, ils les aiment incontinent. Or si c'estoit une mesme chose que la passion et le jugement, il faudroit que aussi tost comme lon auroit jugé, qu'il seroit besoing d'aimer ou de haïr, que l'aimer ou le haïr s'en ensuivist incontinent: mais au contraire, tout au rebours advient, par ce que la passion s'accorde bien avec quelques jugements, et à d'autres elle repugne: parquoy eux mesmes forcez par la verité des choses, disent bien que toute passion n'est pas jugement, ains seulement celle qui emeut l'appetition forte et vehemente, confessans par là, que ce sont choses diverses en nous, celle qui juge, et celle qui souffre, c'est à dire, qui reçoit les passions, comme ce qui remue, et ce qui est remué. Chrysippus mesmes en plusieurs passages definissant que c'est patience et continence, il dit, que ce sont habitudes aptes et idoines à suivre l'election de la raison: par où il monstre evidemment, qu'il est contraint de confesser et advouer, que c'est autre chose en nous, ce qui suit en obtemperant, ou qui repugne en n'obtemperant pas, que ce qui est suivy, ou non suivy. Et quant à ce qu'ils tiennent que tous pechez sont egaux, et toutes fautes egales, il n'est pas maintenant temps ne lieu à propos pour le refuter: mais bien diray-je en passant, que en la plus part des choses ils se trouveront repugner et resister à la raison, contre l'apparence et evidence toute manifeste: car toute passion selon eux est faute, et tous ceux qui se devillent, ou qui craignent, ou qui appétent, faillent. Or y a il certainement de grandes differences entre les passions selon plus et moins: car qui diroit que la peur de Dolon fust egale à celle d'Ajax, qui regardoit tousjours derriere luy, et se retiroit au petit pas d'entre les ennemis,
  L'en des genoux avançant de peu l'autre,
comme dit Homere: et entre la douleur de Platon pour la mort de Socrates, et celle d'Alexandre pour la mort de Clytus, qui s'en voulut tuer luy mesme? Car les douleurs et regrets croissent infiniement quand c'est contre toute apparence de raison, et l'accident est bien plus grief et plus angoisseux, quand il advient tout au rebours de l'esperance: comme, pour exemple, si un pere qui s'attendoit de voir son fils advancé en honneur et credit, entend dire qu'il est en prison, là où on luy donne la gehenne fort estroit, ainsi que Parmenion entendit de son fils Philotas. Et qui diroit que le courroux de Nicocreon alencontre de Anaxarchus ait esté pareil à celuy de Magas alencontre de Philemon, tous deux aians esté injuriez et outragez de paroles par eux? car Nicocreon feit piler et briser Anaxarchus avec des pilons de fer dedans un mortier: et Magas commanda au bourreau d'appliquer le trenchant de l'espee nue sur le col de Philemon, sans luy faire autre mal, et puis le laisser aller. C'est pourquoy Platon appelle l'ire et le courroux, les nerfs de l'ame, pour donner à entendre qu'ils se peuvent lascher et roidir. Pour repoulser ces objections là, et autres semblables, ils disent que ces tensions et roidissemens-là des passions ne se font pas par jugement, attendu qu'il y a faute en toutes, mais que ce sont certaines pointures d'aiguillons, et certaines contractions, et dilatations qui reçoivent plus ou moins par raison: et toutefois encore y a il difference, quant aux jugements, par ce que les uns jugent que la pauvreté n'est pas mal, et les autres tiennent que c'est un bien grand mal, et les autres encores plus, jusques à se jetter du hault des rochers dedans la mer, pour en eschapper. Les uns tiennent que la mort est mal, en ce qu'elle nous prive de la fruition du bien: les autres disent, qu'il y a soubs la terre des maux eternels, et des punitions horribles. Et la santé aucuns l'aiment comme chose utile, et qui est selon nature: <p 36v>aux autres il semble, que c'est le souverain des biens, tellement que sans elle les richesses ne servent de rien, ny les enfans, ny les estats, non pas
  La Royauté, qui l'homme egale à Dieu.
voire jusques à dire, que les vertus mesmes ne servent de rien, et sont inutiles, si elles ne sont accompagnees de la santé: de sorte qu'il appert, que aux jugements mesmes on erre plus et moins: mais il n'est pas maintenant à propos de refuter cela, seulement faut-il de là prendre ce qu'ils confessent eux mesmes, qu'il y a une partie du jugement qui est irraisonnable, en laquelle ils tiennent que se forme la passion plus grande et plus vehemente, contestans de voix et de parole, et ce pendant confessans de faict la chose à ceux qui maintiennent, que la partie qui reçoit les passions de l'ame est differente de celle qui juge et qui discerne. Et Chrysippus en son livre qu'il a intitulé Anomologie, apres qu'il a dit, que la cholere est aveugle, et qu'elle nous empesche de voir bien souvent ce qui est tout evident, et qu'elle offusque et se met au devant de ce que lon sçait parfaittement, un peu apres il dit: «Car les passions qui surviennent chassent du tout hors le discours de la raison, et comme si lon estoit d'autre advis, ils poulsent l'homme à faire de contraires actions.» Puis il allegue le tesmoignage de Menander,
  O moy chetif, helas, en ce temps là
  Que je choisy non cecy, mais cela!
  En quel endroit de toute ma personne
  Estoit logé ce qui en moy raisonne?
Et passant encore plus outre: «Comme ainsi soit, dit-il, que l'animal raisonnable soit né pour en toutes choses user de la raison, et se gouverner par icelle, nous la rejettons neantmoins en arriere par une autre plus violente force.» confessant bien clairement en ces termes, ce qui advient du debat de la passion alencontre de la raison: car ce seroit une mocquerie, comme dit Platon, de dire qu'un fust meilleur et puis apres pire que soy mesme, ou qu'il fust maistre et maistrisé tout ensemble de soy mesme, si ce n'estoit pour ce que naturellement un chascun de nous est double, et qu'il a en soy une partie meilleure et une autre pire: ainsi celuy qui rend la pire partie subjette et obeissante à la meilleure, est continent, et meilleur que soymesme: mais celuy qui souffre que la partie brutale et irraisonnable de son ame commande, et aille devant celle qui est plus noble et meilleure, celuy là est incontinent, et pire que soymesme, faisant contre nature, d'autant que selon nature il est raisonnable que la raison, qui est divine, marche devant et commande à la partie sensuelle et brutale, qui prent sa naissance du corps mesme, et auquel elle ressemble, de sa proprieté participant, ou pour mieux dire estant pleine des passions du corps mesme, auquel elle est adjointe: ainsi que tesmoignent et declarent tous ses mouvemens qui ne tendent qu'à toutes choses materielles et corporelles, et qui prennent leurs roidissemens ou relaschemens des mutations du corps. Voyla pourquoy les jeunes hommes sont prompts, hardis, et en leurs appetits bouillans, jusques à en estre presque furieux, pour la quantité et chaleur de leur sang: et des vieux, au contraire, la source de concupiscence, qui est au foye, s'esteint, et devient foible et imbecille, et à l'opposite la raison vient en force et vigueur, d'autant que la partie sensuelle et passionnee vient à s'amortir avec le corps: et c'est cela mesme qui dispose la nature des bestes sauvages à diverses passions, car ce n'est point pour droittes ou perverses, bonnes ou mauvaises opinions qu'elles aient, que les unes sont incitees à faire effort, et se mettre en defense contre quelque peril qui se presente, et les autres sont si esprises de peur et de frayeur, que lon ne les sçauroit jamais asseurer, ains les forces qui sont au sang, aux esprits et en tout le corps, font les diversitez et differences des passions qui sourdent et germent de la chair, comme de leur source et racine. Mais en l'homme que le corps se meuve et souffre quand et les eslans des passions, on l'apperçoit evidemment par la couleur pasle en frayeur, <p 37r>par la rougeur de visage, par le tremblement des jambes, le battement du coeur en cholere: et au contraire aussi, par les espanouissemens et eslargissemens du visage, quand l'homme est en esperance de quelques voluptez: là où quand l'esprit et l'entendement se meut seul sans passion, alors le corps se repose et demeure quoy, n'ayant communication ny participation quelconque avec la partie qui entend et qui discourt: où s'il se met à penser quelque proposition de Mathematique ou d'autre science speculative, il n'y appelle pas seulement pour adjoinct la partie irraisonnable, tellement que par là mesme il appert clairement, que ce sont deux parties differentes en facultez et en puissance. En somme, de toutes les choses qui sont au monde, comme eux mesmes le disent, et comme il est aussi tout evident, les unes sont regies et gouvernees par habitude, les autres par nature: les unes par l'ame sensuelle et irraisonnable, les autres par celle qui est la raison et l'entendement: dequoy l'homme est en tout participant, et né avec toutes ces differences: car il est contenu par habitude, et nourry par nature, et use de raison et d'entendement: ainsi a-il sa part de ce qui est irraisonnable: et est nee avec luy, non venue ny introduitte d'ailleurs, la source et cause primitive des passions, laquelle par consequent luy est necessaire: et pource ne la faut pas oster ny déraciner du tout, ains seulement la cultiver, la regir et gouverner. Pourtant ne faut-il pas, que la raison face comme jadis feit Lycurgus le Roy de Thrace, qui feit couper les vignes pourautant que le vin enyvroit: ny ne faut pas qu'elle retrenche tout ce qu'il y peut avoir de profitable en la passion, avec ce qu'il y a de dommageable: ains faut qu'elle face comme le bon Dieu, qui nous a enseigné l'usage des bonnes plantes et arbres fruictiers, c'est de resequer ce qu'il y a de sauvage, et oster ce qu'il y a de trop, et au demourant cultiver ce qu'il y a d'utile: car ceux qui craignent de s'enyvrer, ne respandent pas le vin en terre: ny ceux qui craignent la violence de la passion, ne l'ostent pas du tout, ains la temperent: comme lon domte bien la fierté des boeufs et des chevaux, pour les garder de regimber et de sauter: aussi le discours de la raison se sert des passions quand elles sont bien domtees et bien duittes à la main, sans enerver ny du tout couper à la racine la partie de l'ame qui est nee pour seconder et servir,
  Le cheval est pour servir à la guerre:
  Pour la charruë à labourer la terre
  Il faut le boeuf: le Dauphin court volant
  Jouxte la nef en pleine mer cinglant:
  Au fier sanglier, qui de tuer menace,
  Faut un levrier hardy qui le terrasse,
ce dit Pindare: Mais l'entretenement des passions est encore bien plus utile que toutes ces bestes-là, quand elles secondent la raison, et servent à roidir les vertus, comme l'ire moderee sert à la vaillance, la haine des meschans sert à la justice, l'indignation alencontre de ceux qui indignement sont heureux, car leur coeur eslevé de folle arrogance et insolence à cause de leur prosperité a besoing d'estre reprimé, et n'y a personne qui voulust, encore qu'il se peust faire, separer l'indulgence de la vraye amitié ou l'humanité de la misericorde, ny le participer aux joyes et aux douleurs de la vraye bien-vueillance et dilection. Et s'il est ainsi, comme il est, que ceux qui voudroient chasser amour du tout à cause du fol amour, erreroient grandement, assi peu feroient bien ceux, qui pour l'avarice, qui est convoitise d'avoir, voudroient esteindre, et blasmeroient toute cupidité: et feroient ne plus ne moins, que ceux qui voudroient empescher que lon ne courust, pour ce que lon choppe quelquefois en courant: et que lon ne tirast jamais de l'arc, pour ce que lon faut aucunefois à donner au blanc: et comme si quelqu'un ne vouloit jamais ouir chanter, pourautant que le discorder luy desplairoit: car ainsi comme la musique ne fait pas l'armonie de l'accord, en ostant le bas et le haut de la voix: ny la medecine ne ramene pas la santé és corps en ostant le <p 37v>chaud et le froid, mais en les temperant et meslant ensemble par bonne proportion, ainsi est-il quant à ce qui est louable és moeurs, quand par la raison il y a une mediocrité et moderation emprainte és facultez et mouvemens des passions, par ce que l'excessive joye, l'excessive douleur et tristesse, ressemblent à la fiévre et inflammation du corps, non pas la joye ny la tristesse, simplement. Voyla pourquoy Homere dit sagement,
  L'homme de bien n'a jamais trop de peur,
  Ny pour effroy ne change de couleur.
Car il n'oste pas la peur simplement, mais l'excessive peur, à fin que lon ne pense pas que la vaillance soit une folie desesperee, ny que l'asseurance soit temerité. Ainsi faut-il aux voluptez retrencher la trop vehemente cupidité, et és vengeances, la trop grande haine des meschans: et qui le fera ainsi, se trouvera non point indolent, mais temperant, et juste, non point cruel: là où si lon oste de tout point entierement les passions, encore qu'il fust possible de le faire, on trouvera que la raison en plusieurs choses demourera trop lasche et trop molle, sans action, ne plus ne moins qu'un vaisseau branlant en mer, quand le vent luy defaut. Ce que bien entendans les legislateurs és establissemens de leurs loix et polices, y meslent des emulations et jalousies des citoyens, les uns sur les autres: et contre les ennemis ils aiguisent la force du courage, et la vertu militaire, avec des tabourins et trompettes, les autres avec des fleutes et semblables instrumens de musique. Car non seulement en la poësie, comme dit Platon, celuy qui sera espris et ravy de l'inspiration des Muses, fera trouver tout autre ouvrier, quelque laborieux, exquis et diligent qu'il soit, digne d'estre mocqué: mais aussi és combats l'ardeur affectionnee et divinement inspiree est invincible, et n'y a homme qui la peust soustenir: c'est une fureur martiale que Homere dit que les Dieux inspirent aux hommes belliqueux,
  Parlé qu'il eut, de grande force il enfla
  Le coeur du Roy, que dedans il souffla. Et cest autre,
  Il faut qu'il soit assisté d'un des Dieux,
  Qu'il est si fort au combat furieux.
adjoustant au discours de la raison comme un aiguillon et une voitture de la passion qui la poulse, et qui la porte. Et nous voyons que ces Stoïques icy, qui rejettent tant les passions, incitent bien souvent les jeunes gens avec louanges, et bien souvent les tansent de bien severes paroles et aigres reprehensions, à l'un desquels est adjoinct le plaisir, et à l'autre le desplaisir, par ce que la reprehension apporte repentance et vergongne, dont l'une est comprise soubs le genre de douleur, et l'autre soubs le genre de crainte: aussi usent-ils de ceux-là principalement aux corrections et reprehensions. C'est pourquoy Diogenes, un jour que lon louoit hautement Platon, «Et que trouvez vous, dit-il de si grand et si digne en ce personnage, veu qu'en si long temps qu'il y a qu'il enseigne la philosophie, il n'a encore fasché personne?» car les sciences mathematiques ne sont pas si proprement les anses de la philosophie, comme souloit dire Xenocrates, comme le sont les passions des jeunes gens, c'est à sçavoir la honte, la cupidité, la repentance, la volupté, la douleur, l'ambition, ausquelles passions la raison et la loy venans à toucher avec une touche discrette et salutaire, remet promptement et efficacement le jeune homme en la droitte voye: tellement que le P@edagogue Laconien respondit tresbien, quand il dit, qu'il feroit que l'enfant qu'on luy bailloit à gouverner se resjouiroit des choses honestes, et se fascheroit des deshonestes: qui est la plus belle et la plus magnifique fin, qui sçauroit estre de la nourriture et education d'un enfant de bonne et noble maison.

<p 38r>Du vice et de la vertu.
IL SEMBLE que ce soient les habillemens qui eschauffent l'homme, et toutefois ce ne sont-ils pas qui l'eschauffent, ne qui luy donnent la chaleur, par ce que chascun d'iceux vestements à par soy est froid: de maniere que quand on est en fiévre et en chaud mal, on aime à changer souvent de draps et de couverture, pour se refreschir: mais l'habillement enveloppant le corps, et le tenant joinct et serré, arreste et contient la chaleur au dedans, que l'homme rend de soy-mesme, et empesche qu'elle ne se respande parmy l'air. Cela mesme estant és choses humaines trompe beaucoup de gens, lesquels pensent s'ils sont logez en belles et grandes maisons, s'ils possedent grand nombre d'esclaves, et qu'ils amassent grosse somme d'or et d'argent, qu'ils en vivront joyeusement: là où le vivre doucement et joyeusement ne procede point du dehors de l'homme, ains au contraire l'homme despart et donne à toutes choses qui sont autour de luy joye et plaisir, quand son naturel et ses moeurs au dedans sont bien composez, par ce que c'est la fontaine et source vive, dont tout ce contentement procede.
  La maison est à veoir plus honorable,
  Où il y a tousjours feu perdurable.
Aussi les richesses sont plus aggreables, la gloire a plus de lustre et de splendeur, et l'authorité apporte plus de contentement si la joye interieure de l'ame y est conjointe, attendu que l'homme supporte et la pauvreté, et le bannissement de son païs, et la vieillesse plus patiemment et plus aiseement, si de luy-mesme il a les moeurs doulces, et le naturel debonnaire. Car tout ainsi comme les senteurs des espiceries et des parfums rendent les haillons mesmes tous deschirez, bien odorans: et au contraire, l'ulcere du Duc Anchise rendoit une bouë de tresmauvaise odeur, ainsi que dit le poëte Sophocle,
  Son dos estant ulceré de tonnerre,
  Bouë d'odeur mauvaise degouttoit
  Sur son habit qui de fin crespe estoit.
aussi avec la vertu toute façon de vivre est doulce et aisee: au contraire, le vice rend les choses qui sembloient autrement grandes, honorables et magnifiques, fascheuses, et desplaisantes, quand il est meslé parmy, comme tesmoignent ces vers,
  Tel au dehors en public semble heureux,
  Qui, porte ouverte, au dedans malheureux
  Se trouve: en tout sa femme est la maistresse,
  Elle commande, elle tanse sans cesse:
  Il a plusieurs causes de se douloir,
  Je n'en ay point qui force mon vouloir.
Et toutefois, encore est-il plus aisé de se desfaire d'une mauvaise femme, pourveu que lon soit homme, et non pas esclave: mais il n'y a point de divorce avec son propre vice, ny moyen d'en estre exempt, delivré de toutes fascheries, pour demourer en repos à par soy, en luy escrivant un petit libelle de repudiation, ains adhere tousjours aux entrailles de celuy qui s'en est une fois emparé, luy demourant attaché jour et nuict,
  Sans torche ardente en cendres le reduit,
  Et à vieillesse avant temps le conduit.
C'est un fascheux compagnon par les champs, par ce qu'il est presomptueux, et ne fait que mentir: mauvais à la table, parce qu'il est friand et gourmand: ennuyeux au lict, pour ce que de soucy, d'ennuy, et de jalousie il rompt le sommeil, et engarde de dormir: car le sommeil est le repos du corps à ceux qui dorment: et à l'opposite, <p 38v>ce n'est que frayeur et trouble de l'ame pour les songes espouventables qu'ont ceux qui sont espris de superstition,
  Si je m'endors quand mes ennuys me tiennent,
  Je suis perdu des songes qui me viennent,
ce dit quelqu'un: autant en font les autres vices, comme l'envie, la peur, la cholere, l'amour et l'incontinence. Car tant que le jour dure, le vice regardant au dehors, et se composant au gré des autres, a quelque honte, et couvre ses passions, ne se laissant pas du tout aller à ses appetits desordonnez, ains y resistant et contestant quelquefois: mais en dormant, estant eschappé de la crainte des loix, et de l'opinion du monde, et se trouvant arriere de toute crainte et de toute honte, alors il remue toute cupidité, il resveille sa malignité, il desploye son intemperance, il s'efforce d'habiter charnellement avec sa propre mere, comme dit Platon, il mange des viandes abominables, et n'y a chose vilaine dont il s'abstienne, employant et executant sa mauvaise volonté en tout ce qui luy est possible, par illusions et imaginations de songes, qui se terminent, non en aucune volupté, ny jouyssance de sa mal-heureuse cupidité, ains seulement à esmouvoir, exciter, et irriter d'avantage ses passions et maladies secrettes. En quoy doncques gist et consiste le plaisir du vice, s'il est ainsi qu'il ne soit jamais sans ennuy, sans peur, et sans soucy, s'il n'est jamais content, s'il est tousjours en trouble, et jamais en repos? Car il faut que la bonne complexion et saine disposition du corps donne lieu et naissance aux voluptez de la chair: et au regard de l'ame il n'y peut avoir joye certaine ny contentement, si tranquillité d'esprit, constance et asseurance n'en ont posé le fondement, et n'y ont apporté un calme, sans aucune apparence de tempeste ny de tourmente: ains s'il y a quelque esperance qui luy rie, ou quelque delectation qui le chatouille, incontinent soing et solicitude perce, qui comme une nuee vient à brouiller et troubler toute la serenité du beau temps. Amasse force or, assemble de l'argent, edifie de belles galeries, emply toute une maison d'esclaves, et toute une ville de tes debteurs: si tu n'applanis les passions de ton ame, si tu n'appaises ta cupidité insatiable, et que tu ne te delivres toy-mesme de toute crainte et toute solicitude, c'est tout autant comme si tu versois du vin à un qui auroit la fiévre, ou si tu donnoir du miel à un qui auroit un flon, ou la maladie qui s'appelle cholere, et si tu apprestois force viande et bien à manger, à qui auroit un grand flux de ventre, et une dysenterie telle, qu'il ne pourroit rien digerer, ny retenir viande aucune, et à qui la viande mesme apporteroit corruption encore plus grande. Ne vois-tu pas que les malades ont à contre-coeur, et rejettent les plus delicates et plus exquises viandes qu'on leur sçauroit presenter, et qu'on s'efforce de leur faire prendre? puis quand la bonne temperature du corps leur est retournee, les esprits nets, le sang doulx et la chaleur moderee et familiere, ils sont bien aises, et ont à plaisir de manger du pain tout sec avec un peu de fourmage, ou un peu de cresson. La raison apporte une telle disposition à l'ame: et seras alors content de ta fortune, quand tu auras bien appris que c'est que la vraye honnesteté, et que c'est que la bonté: tu auras pauvreté en delices, et seras veritablement Roy, n'aimant pas moins la vie privee et retiree loing de charges et d'affaires, que celle de ceux qui ont les grandes armees et les grands estats à gouverner: et quand tu auras profité en la philosophie, tu vivras par tout sans desplaisir, et sçauras vivre joyeusement en tout estat. La richesse te resjouira, d'autant que tu auras plus de moyen de faire du bien à plusieurs: la pauvreté, d'autant que tu auras moins de soucy: la gloire, d'autant que tu te verras honoré: la basse condition, d'autant que tu en seras moins enuié.

<p 39r>Que la vertu se peut enseigner et apprendre.
NOUS mettons la vertu en dispute, et doutons si la prudence, la justice et la preudhommie se peuvent enseigner: et ce pendant nous admirons les oeuvres des orateurs, des mariniers, des architectes, des laboureurs, et autres infinis semblables: et de gens de bien il n'y aura que le nom tout simple, et que la parole toute nue seulement, comme si c'estoient Hippocentaures, Geans ou Cyclopes? et cependant d'action vertueuse où il n'y ait rien à redire, qui soit entiere et parfaite, il ne s'en pourra point trouver, ny de moeurs tellement composees à tout devoir, qu'il n'y ait meslange aucune de passion, ains si par fortune la nature d'elle-mesme en produit quelques unes qui soient belles et bonnes, elles sont incontinent offusquees et obscurcies par autres mixtions estrangeres, ne plus ne moins qu'un fruict franc, qui seroit alteré par adjonction de matiere et nourriture sauvage? Les hommes apprennent à chanter, à baller, à lire et à escrire, à labourer la terre, à picquer chevaux: ils apprennent à se chauffer, à se vestir, à donner à boire, à cuysiner, et n'y a rien de tout cela qu'ils sçachent bien faire, s'ils ne l'ont appris: Et ce, pourquoy toutes ces choses et autres s'apprennent, qui est la preudhommie et la bonne vie, sera chose casuelle et fortuite, qui ne se pourra ny enseigner ny apprendre? O bonnes gens, pourquoy est-ce qu'en niant que la bonté se puisse enseigner, nous nions quant-et-quant qu'elle puisse estre? car s'il est vray que son apprentissage soit sa generation, en niant qu'elle se puisse apprendre, nous affermons aussi qu'elle ne peut doncques estre. Et toutefois, comme dit Platon, pour estre le manche d'une lyre disproportionné et demesuré d'avec le corps, jamais il n'y eust frere qui en feist la guerre à son frere, ny amy qui en prist querelle à son amy, ny ville qui en entrast en inimitié avec autre ville sa voisine, jusques à faire et à souffrir les maux et miseres extremes que telles guerres ont accoustumé d'apporter: et ne sçauroit on dire que pour occasion d'un accent, s'il faut prononcer Telchinas l'accent sur la premiere syllable, ou sur la seconde, il se soit emeu jamais sedition en aucune cité: ny debat en une maison entre le mary et la femme à raison de la trame et de l'estaim: et neantmoins jamais homme ne se mettra à vouloir tistre un drap, ou ourdir une toile, ny à manier un livre, ou une lyre, qu'il ne l'ait au paravant appris: non qu'il fust autrement pour en recevoir quelque dommage notable, quand il le feroit, ains seulement pour ce qu'il se feroit mocquer de luy, par ce qu'il vaut mieulx, comme disoit Heraclitus, cacher son ignorance: et ce pendant il presume de pouvoir bien gouverner et administrer une maison, un mariage, un magistrat, une chose publique, sans l'avoir appris? Diogenes voyant un jeune garçon qui mangeoit gouluëment, donna un soufflet à son p@edagogue: et eut raison de ce faire, attribuant la faute plustost à celuy qui ne luy avoit pas enseigné, qu'à celuy qui ne l'avoit pas appris. Ainsi on ne pourra mettre la main au plat honestement, ny prendre la coupe de bonne grace, qui ne l'aura appris de jeunesse, ny se garder
  D'estre goulu, ou friand, ou gourmand,
  Ny d'esclatter de rire vehement,
  Ny mettre un pied en croix par dessus l'autre,
comme dit Aristophanes: Et ce pendant il sera bien possible qu'une personne sçache comment il se faut gouverner en mariage, au maniement des affaires de la chose publique, vivre parmy les hommes, exercer un magistrat, sans avoir premierement appris comment il s'y faut comporter les uns envers les autres? Quelqu'un dit un jour, en disputant, à Aristippus, «Es tu doncques par tout? Je perdrois, respondit-il, le naulage que je paye au marinier, si j'estois par tout.» Ne pourroit on pas aussi <p 39v>dire, on pert doncques le salaire que lon donne aux maistres et p@edagogues, si les enfans par apprentissage ne deviennent point meilleurs? Mais au contraire il se voit, que comme les nourrices forment et dressent les membres de leurs enfans avec les mains, aussi les gouverneurs et p@edagogues les prenans au partir des nourrices, les addressent par accoustumance au chemin de la vertu. Auquel propos un Laconien respondit sagement à celuy qui luy demandoit, quel profit il faisoit à l'enfant qu'il gouvernoit: «Je fais, dit-il, que les choses bonnes et honestes luy plaisent.» Ils leur enseignent à ne se pancher pas en avant quand ils cheminent, ne toucher à la saulse que d'un doigt, de deux au pain et à la viande, se frotter ainsi, trousser ainsi sa robbe. Que diroit on doncques à celuy qui voudroit dire, qu'il y auroit art de medecine pour guarir une dartre, et un panaris, ou mal au bout du doigt, et qu'il n'y en auroit point à guarir une pleuresie, une fiévre chaude, ou une frenesie? ne seroit-ce pas tout autant comme qui diroit, que raisonnablement il y auroit escholes, maistres, et preceptes de petites et peuriles choses, mais que des grandes et parfaites il n'y auroit qu'une rotine, ou une rencontre fortuite et cas d'adventure seulement? Car ainsi que celuy meriteroit d'estre mocqué qui diroit, que nul ne doit mettre la main à la rame pour voguer, qu'il ne l'ait appris, mais bien au timon pour gouverner: aussi en seroit digne celuy qui maintiendroit, qu'il y eust apprentissage és autres sciences inferieures, et en la vertu qu'il n'en eust point: Voyez le commancement du 4. livre d'Herodote. et si feroit le contraire des Scythes, lesquels ainsi comme escrit Herodote, crévent les yeux à leurs esclaves, à fin qu'ils leur tournent et remuent leur laict: et celuy-là donnant l'oeil de l'art et de la raison aux arts inferieurs l'osteroit à la vertu. Là où, au contraire, Iphicrates respondit à Callias fils de Chabrias qui luy demandoit par une façon de mespris, Qu'es-tu toy? Archer, Picquier, homme d'armes ou cheval leger? «Je ne suis pas un de tous ceux-là, mais bien celuy qui leur commande à tous.» Digne doncques de mocquerie et impertinent seroit celuy, qui diroit qu'il y auroit de l'art à tirer de l'arc, à escrimer, à ruer de la fonde, et à picquer chevaux, mais qu'à conduire une armee il n'y en auroit point, et que c'est chose qui se rencontre par cas d'aventure: et encore plus impertinent seroit, qui voudroit dire, que la prudence ne se peut enseigner, sans laquelle tous les autres arts seroient de nulle utilité, et ne serviroient de rien. Et qu'il soit ainsi, que ce soit la guide qui méne, conduit, et rend utiles et honorables toutes les autres sciences et vertus, on le peult cognoistre à ce qu'il n'y auroit aucune grace en un festin, encore qu'il y eust de bons et friands cuysiniers, de bons escuyers trenchans, et de bien adroits eschansons, s'il n'y avoit un bon ordre et belle disposition parmy eux.

Comment on pourra discerner le FLATEUR D'AVEC L'AMY.

PLATON escrit, que chascun pardonne   à celuy qui dit qu'il s'aime bien soy-mesme, Amy Antiochus Philopappus, mais neantmoins que de cela il s'engendre dedans nous un vice, oultre plusieurs autres, qui est tresgrand: c'est, que nul ne peut estre juste et non favorable juge de soymesme: car l'amant est ordinairement aveugle à l'endroit de ce qu'il aime, si ce n'est qu'il ait appris et accoustumé de longue main à aimer et estimer plus tost les choses honnestes, que ses propres, et celles qui sont nees avec luy cela donne au flateur la large campagne qu'il y a entre flaterie et amitié, où il a un fort assis bien à propos pour nous endommager, qui s'appelle l'Amour de soy-mesme, moyennant <p 40r>laquelle chascun estant le premier et le plus grand flateur de soy-mesme, n'est pas difficile à recevoir et admettre pres de soy un flateur estranger, lequel il pense et veut luy estre tesmoing et confirmateur de l'opinion qu'il a de soy-mesme: car celuy, auquel on reproche à bon droict, qu'il aime les flateurs, s'aime aussi bien fort soy-mesme, et pour l'affection qu'il se porte, veut et se persuade, que toutes choses soient en luy, desquelles la volonté n'est point illicite ny mauvaise, mais la persuasion en est dangereuse, et a besoing d'estre bien retenue. Or si c'est chose divine que la verité, et la source de tous biens aux Dieux et aux hommes, ainsi que dit Platon, il faut estimer, que le flateur doncques est ennemy des Dieux, et principalement d'Apollo, pour ce qu'il est tousjours contraire à cestuy sien precepte, Cognoy toy mesme: faisant que chascun de nous s'abuse en son propre faict, tellement qu'il ignore les biens et les maulx qui sont en soy, luy donnant à entendre, que les maulx sont à demy, et imparfaicts, et les biens si accomplis, que lon n'y sçauroit rien adjouster pour les emender. Si doncques le flateur, comme la plus part des autres vices, s'attachoit seulement ou principalement aux petites et basses personnes, à l'adventure ne seroit il pas si mal faisant, ny si difficile à s'en garder, comme il est: mais pour autant que ne plus ne moins que les artisons s'engendrent et se mettent principalement és bois tendres et doulx, aussi les gentilles, ambitieuses, et amiables natures, sont celles qui plus tost reçoivent et nourrissent le flateur, qui s'attache à elle: et encore, tout ainsi comme Simonides souloit dire, que l'entretenir escuirie ne suit point la lampe, ains les champs à bled: c'est à dire, que ce n'est point à faire à pauvres gens à entretenir grands chevaulx, ains à ceux qui ont beaucoup de revenue: aussi voyons nous ordinairement, que la flaterie ne suit point les pauvres ou petites personnes, et qui n'ont aucune puissance, ains qu'elle est ordinairement la peste et la ruine des grandes maisons et des grands estats, et que bien souvent elle renverse sans dessus dessoubs les royaumes mesmes, et les principautez et grandes seigneuries: ce n'est pas peu de chose, ne qui requiere peu de soing et de solicitude, que de bien recercher et considerer la nature d'icelle, à fin qu'estant bien descouverte et entirement cogneuë, elle n'endommage ny ne descrie point l'amitié. Les flateurs ressemblent aux pous, car les poux s'en vont incontinent d'avec les morts, et abandonnent leurs corps aussi tost que le sang, duquel ils se souloient nourrir, en est esteint: aussi ne verrez vous jamais, que les flateurs s'approchent seulement de personne dont les affaires commancent à se mal porter, et dont le credit s'aille passant ou refroidissant: ains s'attachent tousjours à gens d'authorité et de puissance grande, et les font encores plus grands qu'ils ne sont: mais soudain qu'il leur advient quelque changement de fortune, ils s'escoulent et se tirent arriere. Voyla pourquoy il ne faut pas entendre ceste preuve-là qui est inutile, ou plus tost dommageable et dangereuse: car c'et une dure chose d'experimenter en temps qui a besoing d'amis, ceux qui ne sont pas amis, mesmement quand lon n'en a pas un vray et loyal pour opposer à un faux et desloyal: à raison dequoy il faut avoir esprouvé l'amy, ne plus ne moins que la monnoye, avant que le besoing soit venu de l'employer, non pas de l'essayer au besoing et à la necessité, pour ce qu'il ne faut pas l'esprouver à son dommage, ains au contraire trouver moyen de sçavoir que c'est, de peur d'en recevoir dommage: autrement il nous en prendra tout ainsi, comme à ceux qui pour cognoistre la force des poisons mortels, en font eux-mesmes l'essay les premiers: car ils en ont la cognoissance, mais c'est aux despens de leur vie, et avec leur mort. Et comme je ne louë pas ceux- là, aussi ne sais-je ceux qui estiment, que l'estre amy soit seulement estre honeste et profitable, et pour ceste cause pensent que ceux dont la compagnie et frequentation est plaisante et joyeuse, soient aussi tost attaincts et convaincus d'estre flateurs: car l'amy ne doit point estre desplaisant, et tel qu'il n'ait rien que l'affection toute simple: ny n'est pas l'amitié venerable pour <p 40v>estre aspre ou austere, ains au contraire son honesteté mesme et sa gravité est doulce et desirable, et comme dit le poëte,
  Grace et Amour aupres d'elle demeurent.
Et si n'est pas seulement vray ce que dit Euripide,
  L'homme affligé grandement se soulage,
  Quand il peut voir son amy au visage.
pource que l'amitié n'adjouste pas moins de grace et de plaisir aux prosperitez, qu'elle oste de douleur et de fascherie aux adversitez. Et tout ainsi comme Evenus disoit, que la meilleure saulse du monde estoit le feu: aussi Dieu ayant meslé l'amitié parmy la vie humaine, a rendu toutes choses joyeuses, doulces et plaisantes, là où elle est presente et jouissante de partie du plaisir: car autrement, en quelle sorte se couleroit en grace le flateur par le moyen de volupté, s'il voioit que l'amitié de sa nature ne receust et n'admist jamais aucun plaisir? cela ne se sçauroit dire ne maintenir. Mais ainsi comme les escus faulx, et qui ne sont pas de bon aloy, representent seulement le lustre et la spendeur de l'or: aussi le flateur contrefaisant seulement la doulceur et l'aggreable façon de l'amy se monstre tousjours guay, joyeux, et plaisant, sans jamais resister ny contredire. Pourtant ne fault pas souspeçonner universellement, que tous ceux qui louënt autruy soient incontinent flateurs: car le louër quelquefois, en temps et lieu, ne convient pas moins à l'amitié, que le reprendre et le blasmer: et à l'opposite, il n'y a rien si contraire à l'amitié, ne si mal accointable, que l'estre fascheux, chagrin, tousjours reprenant, et tousjours se plaignant: là où quand on cognoist une benevolence preste à louër volontiers et largement les choses bien faittes, on en porte plus patiemment et plus doulcement une libre reprehension et correction és choses mal-faittes, d'autant que lon le prent en bonne part, et croit-on que, «Qui louë volontiers, il blasme à regret.» C'est doncques chose bien fort mal-aisee, dira quelqu'un, que de discerner un flateur d'avec un amy, puis qu'il n'y a difference entre eux, ny quant à donner plaisir, ny quant à donner louange: car au demourant, quand aux menus services et entremises de faire plaisir, on voit bien souvent que la flaterie passe devant l'amitié. Nous respondrons, que c'est chose tresdifficile voirement de les discerner, si nous prenons le vray flateur qui sçache bien avec artifice et dexterité grande mener le mestier, et que nous n'estimions pas, comme fait le rude et commun populaire, que ces plaisans de table et poursuyvans de repeuës franches, qui n'ont jamais audience qu'apres qu'on a lavé les mains à table, ce disoit un ancien, soient flateurs, qui n'ont rien d'honeste, et dont la villanie se manifeste à un seul plat de viande et un verre de vin, avec toute truanderie et meschanceté: car il n'y auroit pas grande affaire à descouvrir un tel truand escornifleur qu'estoit Melanthius, le plaisant d'Alexandre tyran de Pheres: lequel respondit un jour à ceux qui luy demandoient comment son maistre Alexandre avoit esté tue: «d'un coup d'espee, dit-il, qui luy donnant au costé, a percé jusques à mon ventre:» ny ceux qui ne bougent jamais d'alentour des tables plantureuses et friandes, qui ne cerchent que le broust, comme lon dit: de sorte qu'il n'y a feu, ny fer, ny cuyvre, qui les peust arrester ny engarder de se trouver là où lon disne: ny de telles femmes qu'estoient jadis en Cypre celles que lon surnommoit les Colacides, c'est à dire, les flateresses, qui depuis, apres qu'elles furent passees en la terre ferme de la Syrie, furent appellees Climacides, comme qui diroit eschelieres, pour autant qu'elles se courboient à quatre pieds, et faisoient escheles de leur dos aux femmes des Princes et des Roys, quand elles vouloient monter dedans leurs coches. De quel flateur doncques est- il difficile, et neantmoins necessaire, de se garder? De celuy qui ne semble pas flater, et ne confesse pas estre flateur, que lon ne trouve jamais alentour d'une cuisine, que lon ne surprent jamais mesurant l'ombre, pour sçavoir combien il y a encore jusques au souper, que <p 41r>lon ne voit jamais yvre couché par terre tout de son long, ains qui est le plus du temps sobre, qui est curieux d'entendre et recercher toutes choses, qui veut se mesler d'affaires, qui pense qu'on luy doive communiquer des secrets: et brief qui est un Tragique, c'est à dire, serieux et grave, non pas Satyrique ny Comique, c'est à dire joyeux contrefaiseur d'amitié. Car tout ainsi que Platon escrit, que «c'est une extréme injustice, faire semblant d'estre juste quand on ne l'est pas:» aussi faut il estimer, que la flaterie la pire qui soit, est celle qui est couverte, et qui ne se confesse pas estre telle, qui ne se jouë pas, ains fait à bon escient: tellement qu'elle fait bien souvent mescroire la vraye amitié mesme, d'autant qu'elle a ne sçay quoy de commun avec elle, si lon n'y prend garde de bien pres. Il est vray que Gobrias s'estant jetté dedans une petite chambre obscure pres l'un des tyrans de Perse, qui s'appelloient Mages, comme qui diroit les Sages, et se trouvant aux prises bien à l'estroit avec luy, crya à Darius (qui y survint l'espee nue au poing, et qui doutoit de frapper le Mage, de peur qu'il n'assenast quant et quant Gobrias) qu'il donnast hardiment, quand il devroit donner à travers tous les deux: mais nous, qui ne pouvons en sorte ne maniere du monde trouver bon ce mot ancien, «Perisse l'amy quand et l'ennemy:» et qui cerchons à separer le flateur d'avec l'amy, avec lequel il est entrelassé par plusieurs grandes similitudes: nous, dis-je, devons grandement craindre, que nous ne chassions, avec ce qui est mauvais, ce qui est bon et utile, ou qu'en pardonnant à ce qui nous est aggreable et familier, nous ne tombions en ce qui est nuisible et dommageable. Car tout ainsi qu'entre les grains et semences sauvages ou differentes d'espece, celles qui sont de mesme forme en grandeur et grosseur que le froument, se trouvans meslees parmy, sont bien mal-aisees à trier, et separer d'ensemble avec le crible, d'autant qu'elles ne passent pas à travers les trous du crible, s'ils sont trop petits, non plus que les grains du froument, ou bien y passent ensemble, si les trous sont larges: aussi est l'amitié tres-difficile à cribler et discerner d'avec la flaterie, d'autant qu'elle se mesle en tous accidents, en tous mouvements, en tous affaires et en toute conversation avec elle: car pource que le flateur voit qu'il n'y a rien si doux, ne qui donne plus de plaisir et de contentement à l'homme, que fait l'amitié, il s'insinue en grace à force de donner plaisir, et est tout apres à cercher moyen de plaire et de resjouir. Et d'autant que grace et utilité accompagnent tousjours l'amitié, suyvant l'ancien proverbe qui dit, «Que l'amy est plus necessaire que ne sont les elemens de l'eau et du feu:» pour ceste cause le flateur s'entremet à tout propos de faire service, et travaille à se monstrer tousjours homme d'affaires, diligent et prompt: et d'autant que ce qui lie et qui estreinct principalement l'amitié à son commancement, c'est la similitude de moeurs, d'estudes, d'exercices et d'inclinations: et brief, s'esjouir et recevoir plaisir ou desplaisir de mesmes choses, c'est ce qui assemble et conjoint les hommes en amitié les uns avec les autres, par une similitude et correspondance de naturelles affections: le flateur se compose comme une matiere propre à recevoir toutes sortes d'impressions, s'estudiant à se conformer et s'accommoder à tout ce qu'il entreprent, de ressembler par imitation, estant soupple et dextre à se transmuer en toutes similitudes, tellement que lon pourroit dire de luy,
  Ce n'est le fils d'Achilles, mais luy mesme.
Et ce qui est la plus grande ruse et plus fine malice qui soit en luy, c'est que voyant comme à la verité, et selon le dire de tout le monde, la franchise de parler librement est la propre voix et parole de l'amitié: et que là où il n'y a celle liberté de parler franchement, il n'y a point d'amitié ny de generosité, il n'est pas celle là qu'il ne contreface: ains comme les bons cuysiniers usent quelquefois de jus aigres, et de saulses aspres, pour diversifier, et engarder qu'on ne se saoule, et que lon ne s'ennuye des doulces: aussi les flateurs usent d'une certaine franchise de parler, qui n'est ny veritable ny profitable, ains qui par maniere de dire guigne de l'oeil en se mocquant, et sans <p 41v>nulle doute ne touche pas au vif, et ne fait que chatouiller par dessus: C'est pourquoy le flateur veritablement est tres-difficile à descouvrir et surprendre, ne plus ne moins que les animaux qui de nature ont cest proprieté de muer de couleur, et de ressembler en teinture à tous lieux et tous corps où ils touchent: mais puis qu'ainsi est, qu'il deçoit les personnes, et se cache dessoubs tant de similitudes q'il a avec l'amy, c'est notre office en touchant les differences qu'il y a, de descouvrir et despouiller ce masque qui se vest et se pare des couleurs et habits d'autruy, ainsi que dit Platon, à faute d'en avoir de propres à luy. Or commanceons doncques à entrer de ce pas en matiere. Nous avons desja dit, que le commancement de l'amitié en la plus part des hommes est une conformité de nature et d'inclination, qui aime tous mesmes exercices, et se delecte de mesmes et semblables occupations: suyvant lequel propos on dit en commun proverbe,
  Au vieillard plaist d'un vieillard le langage,
  Et de l'enfant à l'enfant de bas aage:
  La femme avec l'autre femme convient,
  Et le malade au malade survient:
  Le malheureux tout de mesme lamente
  Avec celuy que fortune tourmente.
Parquoy le flateur entendant tresbien, que c'est chose nee avec nous que prendre plaisir à estre avec nos semblables, à communiquer avec eux, et à les aimer, et essaye premierement à s'approcher de chascun qu'il veut envelopper, à se loger pres de luy et à l'accoster, ne plus ne moins que lon fait és pasturages une beste sauvage que lon veut apprivoiser, se coulant petit à petit pres de luy, et s'incorporant avec luy par mesmes affections, mesmes occupations à choses semblables, et mesme façon de vivre, jusques à ce que l'autre luy ait donné prise sur luy, et qu'il se soit rendu familier et privé, jusques à se laisser manier et toucher, blasmant les choses, les personnes et les moeurs qu'il verra que l'autre aura en haine, et louant ceux qu'il sentira luy plaire, non simplement, mais excessivement avec admiration et esbahissement, la confirmant par ce moyen en son amour ou en sa haine, comme n'aiant point receu ces impressions-là par passion, mais par jugement. Comment donc, et par quelles differences le peut-on adverer, et convaincre qu'il n'est pas semblable, ne qu'il ne le devient pas, mais qu'il le contrefait? Premierement il faut considerer s'il y a egalité uniforme en ses intentions et actions, s'il continue de prendre plaisir à mesmes choses, et s'il les louë de mesme en tout temps, s'il dresse et compose sa vie à un mesme moule, ainsi comme il convient à homme libre amateur de semblables moeurs et semblables conditions à la sienne: car tel est le vray amy: là où le flatteur au contraire, comme celuy qui n'a pas un seul domicile en ses moeurs, et qui ne vit pas d'une vie qu'il ait eleuë à son gré, mais qui se forme et compose au moule d'autruy, n'est jamais simple, uniforme, ne semblable à soy- mesme, ains variable et changeant tousjours d'une forme en une autre, comme l'eau que lon transvase, qui tousjours coule, et s'accommode à la façon et figure des vases et lieux qui la reçoivent: de maniere qu'il est en cela du tout contraire au singe, car le singe en cuydant contrefaire l'homme, en se remuant et dansant quand et luy, se prent: mais le flateur à l'opposite attire et surprent les autres à la pipee, en les contrefaisant, non pas tout d'une sorte, mais l'un en dansant, l'autre en chantant, un autre en luictant et se pouldrant pour luicter comme luy, et un autre en se promenant avec luy. Car s'il s'attache à un qui aime la chasse et la venerie, il sera tousjours apres luy, cryant presque à haute voix les paroles que dit Ph@edra en la Trag@edie du poëte Euripide, qui se nomme Hippolyte,
  Mon deduit est à pleine voix
  Appeller chiens parmy les boys,
<p 42r>   En suivant les cerfs à la trace,
  Ainsi des Dieux j'aye la grace:
et si ne luy chault pas de beste qui soit és forests, car c'est le veneur mesme qu'il veult prendre et enfermer dedans ses toiles. Et si d'adventure il se met à chasser un jeune homme studieux, aimant les lettres, et desireux d'apprendre, au rebours il sera du tout apres les livres, il laissera croistre sa barbe longue jusques aux pieds, par maniere de dire, se vestira d'une robbe d'estude à la Grecque, sans faire compte de sa personne, il aura tousjours en la bouche les nombres, les angles droicts et les triangles de Platon. Mais s'il luy vient par les mains quelque faitneant homme riche, aimant à boire et à faire grand' chere,
  Adonc le sage Ulysses vistement
  Met bas le sien deschiré vestement:
il jette arriere la robbe longue d'estude, il vous fait raser sa barbe comme une moisson sterile, il ne parle plus que de flascons et bouteilles, de refrechissoirs pour boire froid, et dire mots plaisants pour rire, en se promenant, donner des attainctes et traicts de mocquerie à l'encontre de ceux qui se travaillent apres l'estude de la philosophie. Ainsi que lon dit qu'en la ville de Syracuse, quand Platon y arriva, et que Dionysius tout à coup fut espris d'un furieux amour de la philosophie, le chasteau du tyran fut plein de poulciere, pour la multitude d'estudians qui trassoient les figures de la Geometrie: Mais depuis que Platon se fut courroucé à luy, et qui Dionysius eut abandonné la philosophie, se remettant de rechef à faire grand' chere, à l'amour, à follastrer, et se laisser aller à toute dissolution, il sembla qu'ils eussent esté ensorcellez et transformez par une Circé, tant ils furent incontient espris d'une haine des lettres, oubliance de toute honesteté, et saisine de toute sottie. Auquel propos se rapporte le tesmoignage des façons de faire des grands flateurs, et de ceux qui ont gouverné les peuples: entre lesquels le plus grand qui fut onc a esté Alcibiades, lequel estant à Athenes jouoit, disoit le mot, entretenoit grands chevaux, et vivoit en toute galanterie et toute joyeuseté: quand il estoit en Laced@emone, il faisoit sa barbe au rasoir, il portoit une meschante cappe de gros bureau, se lavoit en eau froide: puis quand il estoit en Thrace, il faisoit la guerre, et beuvoit: depuis qu'il fut arrivé devers Tissaphernes en Asie, ce n'estoit que delices, superfluité et volupté, que toute sa vie gaignant ainsi et prenant un chascun, en se transformant et s'accommodant aux moeurs de tous ceux qu'il hantoit. Mais ainsi ne faisoit pas Epaminondas, ny Agesilaus, car combien qu'ils ayent hanté en plusieurs villes, avec plusieurs hommes, et plusieurs sortes de vie, ils ne changerent jamais pourtant, ains reteindrent tousjours, et par tout, ce qui estoit digne d'eux en habillements, en façon de vivre, en parole, et en tous leurs deportements. Et Platon, tout de mesme, estoit tel à Syracuse comme en l'Academie, et tel aupres de Dionysius comme aupres de Dion. Mais qui voudra prendre garde de pres, il appercevra facilement les mutations et changemens du flatteur, comme du poulpe: et verra qu'il se transforme en plusieurs façons, blasmant tantost une vie qu'il avoit louee nagueres, et approuvant une affaire, une façon de vivre, et une parole qu'il rejettoit au paravant: car il ne le cognoistra jamais constant en une chose, ne qui ait rien de peculier à soy, ne qui aime ou qui haïsse, qui s'attriste ou qui s'esjouisse d'une sienne propre affection, par ce qu'il reçoit tousjours, comme un miroir, les images des passions, des vies, des mouvemens et affections d'autruy: tellement que si vous venez à blasmer quelqu'un de vos amis devant luy, il dira incontinent, Vous avez demouré longuement à le cognoistre, car quant à moy, il y a ja long temps q'il ne me plaisoit point. Et si, au contraire, vous venez de rechef à changer d'opinion, et à le louër: Certainement, dira-il aussi tost, j'en suis bien aise, et vous en remercie pour l'amour de luy. Si vous dittes que vous voulez changer de façon de <p 42v>vivre, comme vous retirer du maniement des affaires de la chose publique, pour vivre en paix et en repos: Il y a ja long temps, dira-il, qu'il le falloit faire, et se tirer hors de ces troubles et enuies. Et si, au contraire, il vous prent envie de laisser le repos et vous entremettre d'affaires et de parler en public, il respondra incontinent: Vous entreprenez chose digne de vous, car à ne rien faire, encore qu'il y ait quelque aise, si est-ce vivre trop bassement et sans honneur. Parquoy il luy faut incontinent mettre devant le nez,
  Tu es soudain tout autre devenu,
  Que tu n'estois par cy devant tenu.
Je n'ay que faire d'amy qui se change ainsi quand et moy, et qui s'encline en mesme part que moy, cela est le propre d'un umbre: j'ay plustost besoing d'un amy, qui avec moy juge la verité, et qui la die franchement. Voyla l'une des manieres qu'il y a pour esprouver et discerner le vray d'avec le faulx amy. Mais il faut observer une autre difference qu'il y a entre leurs similitudes, car le vray amy n'imite point toutes les conditions ny ne louë point toutes les actions de celuy qu'il aime, ains seulement tasche à imiter les meilleurs: et comme dit Sophocles,
  Il veut aymer, non haïr, avec luy.
c'est à dire, qu'il veut bien faire et honestement vivre, non pas errer ne faillir quand et luy: si ce n'est d'adventure que pour la grande frequentation et conversation ordinaire qu'il a avec luy, il ne se remplisse, malgré qu'il en ait, sans y penser, de quelque qualité et condition vicieuse, par la longue accoustumance, ne plus ne moins que par contagion se prent la chassie et le mal des yeux: ainsi comme lon escrit, que les familiers de Platon contrefaisoient ses hautes espaules, et ceux d'Aristote son begueyement, ceux du Roy Alexandre son ply du col, l'aspreté de sa voix: car ainsi prennent la plus part des hommes l'impression de leurs moeurs et de leurs conditions. Mais le flateur fait tout à la mesme sorte que le Cham@eleon, lequel se rend semblable, et prent toute couleur, fors que la blanche: aussi le flateur és choses bonnes et importantes ne se pouvant rendre semblable, ne laisse rien de mauvais et de laid à imiter: comme les mauvais peintres ne pouvans par leur insuffisance en l'art contrefaire les beaux visages, en representent quelque semblance en des rides, des lentilles, et des cicatrices: aussi luy se rend imitateur d'une intemperance, et d'une superstition, d'une soudaineté de cholere, d'une aigreur envers ses serviteurs, et deffiance envers ses domestiques et ses parents, pour ce qu'il est de sa nature tousjours enclin à ce qui est le pire, et semble estre bien loing de vouloir blasmer le vice, puis qu'il le prent à imiter. Car ceux qui cerchent amendement de vie et de moeurs sont suspects, et qui monstrent de se fascher et courroucer des fautes de leurs amis: ce qui meit en malegrace de Dionysius Dion, Samien de Philippus, et Cleomenes de Ptolomeus, et fut à la fin cause de leur totale ruine: mais le flateur veult estre estimé ensemble autant loyal et fidele comme plaisant et aggreable, de maniere que pour la vehemence de son amitié, il ne s'offense pas mesme des choses mauvaises, ains est en tout et par tout de mesme inclination et de mesme affection: en sorte que des choses fortuites et casuelles, qui advienent sans nostre volonté et conseil, il en veult avoir sa part, tellement que s'il vient à flater un qui soit maladif, il fait semblant d'estre subject à mesmes maladies: et dira que la veuë luy baisse fort, et qu'il a l'ouye dure, s'il frequente avec gens qui soient à demy aveugles ou à demy sourds: comme les flateurs de Dionysius qui ne voyoit presque goutte, s'entrehurtoient les uns les autres, et faisoient tomber les plats de dessus la table, pour dire qu'ils avoient mauvaise veuë. Les autres penetrans encore d'avantage au dedans, meslent leurs conformitez jusques aux plus secrettes passions. Car s'ils peuvent sentir que ceux qu'ils flatent soient mal fortunez en femmes, ou qu'ils soient en quelque deffiance de leurs propres enfans, ou de leurs <p 43r>domestiques, eux mesmes ne s'espargneront pas: et commanceront à se plaindre de leurs femmes, de leurs propres enfans, de leurs parents, ou de leurs domestiques, et si en allegueront quelques occasions qui vaudroient mieux teuës que dittes: car ceste semblance les rend plus affectionnez l'un à l'autre par compassion: ainsi les flatez cuydans avoir receu d'eux comme un gage de loyauté, leur laissent aussi aller de leur bouche quelque chose de secret, et l'aiant ainsi laissé eschapper, ils sont puis apres contraincts de se servir d'eux, et craignent de là en avant leur donner à cognoistre qu'ils se deffient aucunement de leur foy, jusques là, que j'en ay cogneu un qui repudia sa femme, pour ce que celuy qu'il flatoit avoit fait divorse avec la siene, et fut trouvé qu'il alloit secrettement et envoyoit devers elle: ce qui fut apperçeu par la femme mesme de son amy: tant peu cognoissoit la nature du vray flateur celuy qui estimoit que ces vers iambiques ne convinssent pas plus à la description du cancre que du flateur,
  Tout son corps n'est autre chose que ventre,
  Son oeil perçant par tout penetre et entre,
  Un animal qui marche de ses dents.
Car ceste figuration est celle d'un escornifleur poursuyvant de repeuë franche, et de ces amis de fricassee et de nappe mise, comme dit Euopolis: mais quant à cela, remettons-le à son lieu propre pour en parler plus amplement. Et pour ceste heure, ne laissons pas derriere une grande ruze du flateur en ses imitations, c'est que s'il contrefait quelque bonne qualité qui soit en celuy qu'il flate, il luy en cede tousjours le dessus: car entre ceux qui sont vrais amis, il n'y a jamais emulation de jalousie, ny jamais envie, ains soit qu'ils se treuvent egaux en bien faisant ou inferieurs, ils le portent doucement et modereement. Mais le flateur aiant tousjours en memoire et singuliere recommendation le seconder, cede tousjours en son imitation l'egalité, confessant estre vaincu et demourer tousjours derriere, excepté és choses mauvaises: car és mauvaises il ne cede jamais la victoire à son amy, ains s'il est difficile, il dira de soy-mesme qu'il est melancholique: si l'autre est superstitieux, luy sera tout transporté et esperdu de la crainte des Dieux, si l'autre est amoureux, luy sera furieux d'amour: si l'autre dit, je ris à pleine bouche: luy, je cuide mourir de rire. Mais aux choses louables et honnestes, au contraire, de luy il dira: le cours bien assez viste, mais vous, vous volez: Je suis, dira-il, assez bien à cheval, mais ce n'est rien au pris de ce Centaure icy: Je ne suis pas trop mauvais poëte, et fais assez bien un carme, mais tonner n'est pas à faire à moy, c'est à ce Jupiter icy, en quoy il fait deux choses ensemble, l'une qu'il declare l'entreprise de l'autre honneste en ce qu'il l'imite, et sa suffisance non pareille en ce qu'il confesse en estre vaincu. Voyla doncques quant aux ressemblances, les marques de difference qu'il y a entre le flateur et l'amy. Et pour autant que la delectation, ainsi que nous avons dit paravant, est aussi commune entre eux, pour ce que l'homme de bien ne prent pas moins de plaisir à ses amis, que l'homme de neant à ses flateurs: considerons un peu la difference qu'il y a en cela: le moyen de les distinguer sera, de remarquer la fin à laquelle l'un et l'autre dirige la delectation qu'il donne, ce qui se pourra plus claiement entendre par cest exemple. Une huyle de perfum a bonne odeur, aussi a quelque drogue de medecine: mais il y a difference en ce, que l'huyle de perfum se fait seulement pour donner le plaisir de la senteur, et rien plus: mais en la drogue medicinale, outre le plaisir de la doulce odeur, il y a une force qui purge le corps, ou qui le rechauffe, ou qui fait naistre la chair. D'avantage, les peintres broyent des couleurs plaisantes et recreatives, et aussi y a il des drogues medicinales qui ont des couleurs et teintures qui sont belles et aggreables à l'oeil: quelle difference doncques y a-il? Il est tout evident qu'il ne faut que regarder, pour les sçavoir discerner, à quelle fin l'usage d'icelle est destiné. <p 43v>Au cas pareil aussi, les graces des amis, parmy l'honnesteté et l'utilité qu'elles ont, apportent je ne sçay quoy qui delecte, ne plus ne moins qu'une fleur qui paroist par dessus: et quelquefois ils usent d'un jeu, d'un boire et manger ensemble, d'une risee, d'une facetie l'un avec l'autre, comme de saulses pour assaisonner des affaires de pois et de grande consequence: auquel propos est dit,
  Joyeusement ensemble ils s'entretiennent
  De maints propos plaisans, qu'entre eux ils tiennent.
Et,   Rien n'a jamais desjoint nostre amitié,
  Ny nos plaisirs partis par la moytié.
Mais la seule besongne du flateur, et le but où il vise, est de tousjours inventer, apprester et confire quelque jeu, quelque faict, et quelque parole à plaisir et pour donner plaisir: brief, pour comprendre le tout en peu de paroles, le flateur estime qu'il faille tout faire pour estre plaisant: et le vray amy faisant tousjours et par tout ce que le devoir requiert, bien souvent plaist, et quelquefois aussi desplaist: non que son intention soit de desplaire, comme aussi ne le fuit-il pas, s'il voit que meilleur soit de le faire. Ne plus ne moins que le medecin, s'il voit qu'il soit expedient, jettera du saffran ou de la lavende dedans ses compositions de medecine, voire que bien souvent il baignera delicatement, et nourrira friandement son patient: et quelquefois aussi laissant ces douces odeurs là, il y ruera du Castorium, ou,
  Du Polium, de qui la senteur forte,
  Puante au nez est d'une estrange sorte.
ou bien il broyera de l'Hellebore, qu'il le contraindra de boire, ne se proposant pour sa fin ne là le plaire, ny icy le desplaire, ains conduisant son malade par diverses voyes à un mesme but, c'est à sçavoir ce qui est expedient pour sa santé, aussi le vray amy aucunefois par complaire et haut louër son amy, en le resjouissant le conduit à faire ce qu'il doit, comme celuy qui dit en Homere,
  Amy Teucer de Telamon extraict,
  Fleur des Grejois, tire ainsi de son traict. Et ailleurs,
  Comment mettrois-je Ulysses en oubly,
  Qui de vertu divine est ennobly?
A l'opposite aussi, là où il est besoing de correstion, il le vous tanse avec une parole mordante, et une liberté authorisee d'une affection soigneuse de son bien,
  Menelaus né de divin lignage,
  Je t'advertis que tu n'es pas bien sage:
  De ta folie aussi mal te prendra.
Quelquefois il conjoinct le faict avec la parole, comme Menedemus faisant fermer sa porte au fils d'Asclepiades son amy, qui estoit desbauché, et menoit une vie dissoluë, et ne le daignant pas saluër, le retira de son mauvais gouvernement: et Arcesilaus defendit l'entree de son eschole à Battus, pour ce qu'en une Com@edie qu'il avoit composee, il avoit mis un vers qui poignoit Cleanthes: mais depuis, en aiant fait satisfaction à Cleanthes, et s'en estant repenty, il luy pardonna, et le receut en sa grace comme devant. Car il fault contrister son amy en intention de luy profiter, non pas de rompre l'amitié, ains user de reprehension picquante, comme d'une medecine preservative, qui sauve la vie à son patient: ainsi fait le bon amy comme le sçavant musicien, qui pour accorder son instrument, tend aucunes de ses cordes, et en lasche les autres: aussi concede il aucunes choses et en refuse d'autres, changeant selon que l'honnesteté ou l'utilité le requierent: et est par ce moyen aucunefois aggreable, et par tout utile: mais le flateur aiant accoustumé de tousjours sonner une seule note, qui est de complaire, et de faire et dire toutes choses au gré de celuy qu'il flate, ne sçait que c'est ny de resister de faict, ny de fascher de parole, ains va <p 44r>tousjours apres ce que lon veult, s'accordant tousjours, et disant tousjours ad idem. Or ainsi comme Xenophon escrit, qu'Agesilaus estoit bien aise de se sentir louër de ceux qui l'eussent bien voulu blasmer: aussi faut-il estimer que celuy-là resjouit et complaist en amy, qui peult aussi quelquefois contrister et contredire: et avoir pour suspecte la conversation de ceux qui ne font jamais que donner plaisir, en accordant tout sans aucune pointure de reprehension, et de contradiction, et avoir tousjours à main le dire d'un ancien Laconien, lequel oyant que lon louoit haultement le Roy Charilaus, Et comment seroit-il bon, dit-il, quand il n'est pas aspre aux meschans? On dit que le tahon qui tourmente les taureaux, se fiche aupres de leurs aureilles, et aussi fait la tique aux chiens: tout ainsi le flateur attachant les hommes ambitieux par les oreilles, à force de leur chanter leurs louanges, est bien malaisé à secouer et chasser depuis qu'il y est une fois fiché: et pourtant fault-il avoir le jugement bien esveillé en cest endroict, à observer diligemment si ces louanges seront attribuees à la chose, ou à la personne: elles seront attribuees à la chose s'il louë les absents plus tost que les presents, si luymesme veult et desire en luy ce qu'il louë en autruy, et s'il ne nous louë pas seuls, mais tout autres pour semblables qualitez: et s'il ne varie point en disant et faisant tantost d'un tantost d'autre, mais tousjours d'une sorte. Et ce qui est le principal à considerer, c'est si nous mesmes en nostre secret ne nous repentons point ou n'avons point de honte de ce dont il nous louë, et si nous ne voudrions point plus tost avoir fait et dit le contraire: car le jugement de nostre conscience nous portant tesmoignage au contraire, empeschera que telles louanges ne nous affectionneront, ny ne nous atteindront point au vif, et consequemment le flateur ne nous en pourra surprendre. Mais je ne sçay comment il advient, que la plus part des hommes ne reçoivent point les consolations que lon leur baille en leurs adversitez, ains plus tost se laissent mener à ceux qui plorent et lamentent avecques eux: et quand ils ont offensé et failly, si quelqu'un les en reprent, et les en blasme si vifvement qu'il leur en imprime au coeur un remors et une repentance, ils estiment celuy-là leur accusateur et leur ennemy: et au contraire ils embrassent et reputent leur bienvueillant et amy celuy, qui louëra et magnifiera ce qu'ils auront fait. Or ceux qui louënt et qui prisent avec un applaudissement de mains ce que lon aura fait ou dit, soit à bon escient ou soit en jouant, ceux-là encore ne sont dommageables que pour le present, et pour cela que lon a à l'heure en main: mais ceux qui avec leurs louanges penetrent jusques aux moeurs, et par leurs flateries atteignent jusques à corrompre les conditions, ceux là font comme les mauvais esclaves et serfs, qui ne desrobent pas seulement du bled de leur maistre, ce qui est en monceau au grenier, mais aussi ce qui est preparé pour la semence: car les conditions de l'homme sont la source de toutes ses actions, et les moeurs sont le principe et la fontaine, dont découle toute nostre vie, laquelle ils détordent, en donnant au vice les noms des vertus. Thucydides escrit qu'és seditions et guerres civiles, lon transferoit le signification accoustumee des mots, aux actes que lon faisoit, pour les justifier: car une temerité desesperee estoit reputee vaillance aimant ses amis: une dilation providente, honneste couardise: une temperance, couverture de lascheté: une prudence circumspecte, generale paresse: aussi faut-il bien prende garde és flateurs là où lon verra qu'ils appelleront prodigalité, liberalité: timidité, seureté: teste écervelee, promptitude: chicheté mechanique, temperance et frugalité: un qui sera sujet à folles amourettes, gracieux et homme de bonne compagnie: un cholere ou superbe, vaillant et magnanime: et, au contraire, un de coeur bas et lasche, doulx et humain: ainsi comme Platon escrit en quelque passage, que l'amoureux est flateur de ce qu'il aime: car s'il est camus, il l'appellera aggreable: s'il a nez aquilin, face royale: s'il est noiraut, viril: s'il est blanc, enfant des Dieux, et quant à <p 44v>ce nom [...], basané et couleur de miel, il dit que c'est une feinte d'amoureux, qui diminue pour apprendre à supporter plus aiseement une couleur palle et morte de son amy: combien que celuy qui se donne à entendre qu'il soit beau quand il est laid, ou grand quand il est petit, ne demeure pas longuement en son erreur: et si n'en reçoit perte sinon bien fort legere, et non pas irremediable. Mais les louanges qui accoustument l'homme à cuider que vice soit vertu, tellement qu'il ne se desplaist pas en son mal, mais plus tost qu'il s'y plaist, et qui ostent toute honte de pecher et de faillir, ce furent celles qui amenerent la ruine des Siciliens, en donnant occasion aux flateurs d'appeller la cruauté de Dionysius et de Phalaris, haine des meschants et bonne justice: ce furent celles qui perdirent l'Aegypte, en appellant la lascheté effeminee du Roy Ptolom@eus, sa furieuse superstition, ses lamentables chansons, ses sonnements de tabourins, et ses danses bacchanales, devotion, religion et le service des Dieux: ce furent celles aussi qui cuiderent gaster et corrompre du tout les moeurs et façons Romaines, qui par avant tenoient tant du grand, en surnommant les delices, les dissolutions, les jeux et festes d'Antonius, joyeusetez, gentillesses, et humanitez, en desguisant et diminuant ainsi la faute d'Antonius, qui abusoit excessivement de sa fortune, et grandeur de sa puissance. Que fut-ce autre chose qui attacha à Ptolom@eus la museliere à jouër des fleutes? Qui feit monter Neron sur l'eschafaud avec un masque sur le visage, et des brodequins aux jambes, qui estoit l'accoustrement des joueurs de farce, ne furent-ce pas les louanges des flateurs? Et la plus part des Roys ne sont ils pas attirez en toute vergongne et tout deshonneur par les flateries de ceux qui les appellent Apollons, pour peu qu'ils sçachent mionner, et Bacchus quand ils s'enyvrent, et Hercules quand ils luictent, et qu'ils prennent plaisir à telles gallanteries de surnoms? Et pourtant se faut-il principalement donner de garde du flateur en ses louanges: ce que luy-mesme n'ignore pas, mais estant caut et subtil à se garder de se rendre suspect, si d'adventure il rencontre quelque mignon glorieux, bien paré, ou bien quelque lourdault qui ait un peu le cuir gros, et comme lon dit vulgairement, qui soit un peu de grosse paste, il se mocque et gaudit d'eux à gorge desployee, comme fait Struthias en la com@edie, foullant aux pieds et ballant sur le ventre de la sottise de Bias, en maniere de dire, par les louanges qu'il luy donne, sans que l'autre le sente, Tu as plus beu que ne feit oncques le Roy Alexandre le grand: et cependant il se pasme et fond à force de rire, en se tournant devers le Cyprien. Mais s'il a affaire à quelques habiles et galants hommes, qui aient l'oeil sur luy principalement en cest endroict, et qui soient au guet pour bien garder ceste place et ce lieu- là, il ne leur addresse pas des louanges de droit fil, ains vient de loing tournant tout à l'entour, et puis fait ses approches petit à petit, sans faire bruit, tant qu'il vient à les manier, comme lon fait une beste que lon veut apprivoiser, et les taster: car tantost il viendra rapporter à son amy des louanges qu'il aura ouy dire à quelques uns de luy, faisant comme les Rhetoriciens, qui quelques fois en leurs harengues parlent en tierce personne: J'ay pris grand plaisir, dira-il, nagueres estant en la place, à ouir certains estrangers, ou bien de bons vieillards, qui racontoient tous les biens du monde de vous, et vous louoient à merveilles. Tantost il controuvera quelques legeres fautes alencontre de luy, disant qu'il les aura entendues d'autres qui les disoient de luy, et qu'il s'en est venu en diligence incontinent vers luy, pour luy demander là où il auroit dit cela, ou fait une telle chose: l'autre luy niera, comme il est vraysemblable: et de là adonc il prendra son commancement pour entrer en ses louanges, Aussi m'esbahissois-je bien, comment vous eussiez mesdit de quelqu'un de vos familiers, veu que vous ne mesdites pas de vos ennemis mesmes: et comment vous eussiez attenté à usurper de l'autruy, veu que vous donnez si largement et si liberalement le vostre. Les autres font comme les peintres, qui pour relever et faire plus <p 45r>apparoistre les choses luisantes et claires, les renforcent avec des obscures et ombrageuses qu'ils mettent aupres: car en blasmant, detractant, mocquant, et injuriant les choses contraires, tacitement ils louënt et approuvent les vices et imperfections qui sont en ceulx qui flatent, et en les louant, ils les nourrissent: car ils vous blasmeront la temperance, et abstinence, en l'appellant rusticité, s'ils se trouvent parmy des hommes luxurieux, avaricieux, gens de mauvais affaire, qui acquierent des biens par tous moyens deshonnestes et meschans. La justice et bonne conscience, qui se contente du sien, sans rien vouloir avoir de l'autruy, ils l'appelleront lascheté, et faute de coeur, de n'oser entreprendre. Et quand ils seront avec des paresseux, gens oisifs, qui fuyent les affaires, ils n'auront point de honte de blasmer l'entremise du gouvernement de la chose publique, et de dire que c'est faire les affaires d'autruy à grand travail sans profit. Un desir d'estre en magistrat ils l'appelleront vaine gloire, qui ne sert à rien. Pour flater un orateur, ils blasmeront en sa presence le Philosophe. Parmy des femmes lascives et impudiques, ils seront les bien-venus en appellant les honnestes qui n'aiment que leurs marits, sottes, mal-apprises, et sans grace quelconque. Et y a encore une plus grande meschanceté, c'est que ces flateurs ne s'espargnent pas eux mesmes: car ainsi comme les luicteurs baissent aucunefois leur corps pour renverser par terre leurs compagnons, aussi quelquefois par se blasmer eux mesmes ils se coulent secrettement à louër autruy. Je suis, diront- ils, plus couard qu'un esclave sur la mer: je ne puis durer au travail: j'enrage de cholere quand j'entens que lon a mesdit de moy: mais à cestuy-cy, ce luy est tout un, il ne trouve rien de mauvais: c'est un homme tout autre que les autres, il ne se courrouce de rien, il porte tout patiemment. Et si d'adventure il se treuve quelqu'un qui ait grande opinion de sa suffisance et de son entendement, qui veuille faire de l'austere, et du roide et entier, disant à tout propos,
  Diomedes ne me va trop prisant,
  Ny au contraire aussi trop mesprisant:
le flateur bon ouvrier de son mestier ne s'assaudra pas par ceste voye, ains usera d'un autre artifice à l'endroit de celuy- là. C'est qu'il viendra devers luy pour avoir conseil en ses propres affaires, comme de celuy qu'il estime plus sage et mieux advisé que luy, et dira qu'il a bien d'autres avec lesquels il aura plus grande familiarité, mais neantmoins qu'il est contrainct de l'importuner: car à qui aurons nous recours nous autres qui avons besoing de conseil, et à qui nous fierons nous? et puis apres avoir ouy ce que l'autre luy aura dit, quoy que ce soit, il s'en ira disant qu'il aura eu un oracle, et non pas un conseil. Et si d'adventure il voit que l'autre s'attribue quelque suffisance en la cognoissance des lettres, il luy apportera quelques sienes compositions, le priant de les lire, et de les corriger. Le Roy Mithridates aimoit l'art de medecine, au moyen dequoy il y eut quelques uns des ses familiers qui luy baillerent de leurs membres à inciser, et brusler avec des cauteres: qui estoit le flater de faict, non pas de parole: car il sembloit qu'ils luy portassent tesmoignae de sa suffisance, puis qu'ils se fioient de leur vie à luy.
  Les cas divins sont de beaucoup de formes:
Mais ceste espece de louanges dissimulees, aiant besoing de plus grande circonspection pour s'en garder, merite d'estre diligemment averee et esprouvee: et pourtant faudra-il que celuy qui sera tenté par telle sorte de flaterie, tout expressément luy mette en avant des advis, où il n'y aura point d'apparence quand le flateur luy demandera conseil, et des advertissements tout de mesme: et aussi des corrections sans propos, quand il luy apportera ses compositions à revoir et corriger: car quand il verra que le flateur ne luy contredira en rien, ains luy consentira en tout et par tout, et recevra tout: et qui plus est encor, qu'à chasque point il s'escriera, hó voyla bien dict! il n'est <p 45v>possible de mieux: il est tout manifeste qu'il fait comme dit le commun proverbe,
  Le mot du guet il nous va demandant,
  Mais autre chose il cerche ce pendant.
c'est qu'en nous louant, il nous veut enfler de vaine outrecuidance. D'avantage ainsi comme aucuns ont definy la peinture, estre une poësie muette, aussi y a-il des louanges que donne une flaterie muette: car ne plus ne moins que les chasseurs deçoivent mieux les bestes qu'ils chassent, quand il ne semble pas qu'ils chassent, mais bien qu'ils passent leur chemin, ou qu'ils gardent leurs troupeaux, ou qu'ils labourent la terre: aussi est-ce lors que les flateurs touchent mieux au vif en louant, quand il ne semble pas qu'ils louënt, ains qu'ils facent autre chose: car celuy qui cede une chaire, ou un lieu à table, à un survenant, ou qui aiant accoustumé de haranguer devant le peuple, ou devant le Senat, s'il sent que l'un des riches veuille parler, entrerompt son parler pour se taire, et quitter la place et le rang de parler: celuy-là, dis-je, en se taisant, declare plus que s'il crioit à haute voix, qu'il repute l'autre plus suffisant et plus prudent que luy. De là est que lon voit ceste maniere de gens, qui font profession de flaterie, se saisir ordinairement des premiers sieges, tant és sermons, harangues publiques que lon va ouir, comme és theatres, non qu'ils s'en reputent dignes, mais à fin qu'en les cedant aux plus riches, ils les flatent d'autant: et és assemblees et compagnies ils seront les premiers à entamer les propos, mais c'est pour puis apres les quitter aux plus puissans, voire pour passer facilement à une opinion toute contraire à la leur premiere, si le contredisant sera homme puissant, ou riche ou personne d'authorité: c'est pourquoy il se faut de tant plus esvertuer pour les convaincre, et averer qu'ils ne font point ces cessions et ces reculemens là pour reverence qu'ils portent ou à la suffisance plus grande, ou à la vertu, ou à l'aage, mais seulement aux biens, aux richesses, et au credit. Megabyzus un des plus grands seigneurs de la court du Roy de Perse vint un jour visiter Apelles jusques en sa boutique, et s'estant assis aupres de luy à le regarder besongner, commcea à vouloir discourir de la ligne et des umbres. Apelles ne se peut tenir de luy dire: «Voys-tu, ces jeunes garçons qui broyent l'ochre, pendant que tu ne disois mot te regardoient fort attentifvement, et s'esbahissoient de voir tes beaux habits de pourpre, et tes chaines et joyaux d'or: mais depuis que tu as commancé à parler, ils se sont pris à rire, en se mocquant de toy, d'autant que tu te mets à discourir des choses que tu n'as pas apprises.» Et Solon estant interrogué par le Roy de Lydie Croesus, quels hommes il avoit veus qu'il reputast les plus heureux de ce monde, luy nomma Tellus, un simple citoyen d'Athenes, et un Cleobis, et Biton, qu'il dit avoir cogneus pour les mieux fortunez: mais les flateurs ne disent pas seulement, que les Roys, les riches hommes, et les personnes de grande authorité soient bien fortunez et heureux, mais aussi les declarent les premiers hommes du monde en prudence, en science, et en vertu. Et puis il y en a qui ne peuvent pas seulement endurer les Stoïques, qui appellent le sage tel qu'ils le depeignent riche, beau, noble et roy tout ensemble: là où les flateurs vous rendent le riche qu'ils flattent, orateur, poëte, voire et s'il veut encore, peintre et bon joueur de fleutes, leger du pied, et roide de corps, se laissans tomber dessoubs luy en luictant, et demourans derriere en courant: ainsi comme Crisson Himerien demoura derriere en courant à l'encontre d'Alexandre, dequoy Alexandre fut fort courroucé quand il le sçeut. Carneades souloit dire, que les enfans des Roys et des riches n'apprenoient rien adroit, qu'à picquer et manier les chevaux, et rien autre chose, pource que le maistre les flate aux escholes en les louant: à l'exercice de la luicte celuy qui luicte avec eux se laisse volontairement tomber dessous eux: mais le cheval ne cognoissant pas qui est fils d'un homme privé, ou d'un prince, qui est pauvre ou riche, jette par terre ceux qui ne se sçavent pas bien tenir. Parquoy le dire de Bion est sot <p 46r>et lourd, car il disoit ainsi: Si à force de louër je pouvois rendre une terre bonne, grasse et fertile, je ne ferois point de faute en la louant, plus tost que de me travailler le coeur et le corps à la labourer et cultiver. Celuy doncques ne peche point aussi qui louë un homme, si en le louant il le rend utile et fertile à celuy qui le louë: car on luy peut renverser sa raison, en luy alleguant, que la terre ne devient pas pire pour estre louee, là où ceux qui louënt faulsement, et outre le merite et le devoir, un homme, l'emplissent de vent, et sont cause de sa ruine. Mais à tant avons nous assez discouru sur cest article des louanges: il suit apres de traicter touchant la franchise de librement parler. Or estoit-il bien raisonnable, que comme Patroclus se vestant des armes d'Achilles, et menant ses chevaux à la guerre, n'osa toucher à sa javeline, ains la laissa seule, aussi que le flateur se masquant et desguisant des marques et enseignes d'un amy, laissast la seule franchise de parler librement, sans y toucher ne la contrefaire, comme estant le baston propre, pesant, grand et fort, qu'il appartient de porter à l'amitié seule, et non à autre: mais pour autant qu'ils se donnent bien garde d'estre descouverts en riant, ny en beauvant, ny en gaudissant ou jouant, ils elevent ja leur piperie jusques à une monstre de sourcil severe, et flattent avec un visage renfrongné, meslans parmy leur flaterie ne sçay quoy de reprehension et de correction, ne laissons point passer cela sans le toucher et examiner. Quant à moy, j'estime que comme en la com@edie de Menander, Hercules contrefait vient en avant avec une massue sur l'espaule qui n'est ny pesante, ny massive, ne forte, ains une vaine, feinte, legere, où il n'y a rien dedans: aussi que la liberté de parler dont usera le flateur, se trouvera molle et legere, et qui n'aura point de coup à ceux qui l'esprouveront, ains qu'elle fera ne plus ne moins que les aureillers des femmes, qui au lieu qu'ils semblent repoulser et resister aux testes que lon couche dessus, plient plus tost dessoubs et leur cedent: aussi ceste faulse liberté de parler, pleine de vent, s'eléve et s'enfle bien d'une enfleure vaine et tromperesse, à fin que se resserrant et s'abbaissant elle reçoive et attire avec soy celuy qui se laisse aller dessus: car la vray et amie liberté de parler s'attache à ceux qui faillent et qui pechent, apportant une douleur bienfaisante et salutaire, ne plus ne moins que le miel qui mord les parties ulcerees, mais il les nettoye, estant au demourant profitable et doulce, de laquelle nous parlerons à part en son lieu. Mais le flateur monstre premierement d'estre aspre, violent, et inexorable envers les autres: car à ses serviteurs il est fascheux à servir, aigre à reprendre les fautes de ses domestiques et parents: il n'estime ny ne prise personne hors luy, ains mesprise tout le monde, ne pardonne à homme qui vive, accuse un chascun, s'estudiant à acquerir la reputation d'homme haïssant le vice, en provoquant les autres à courroux, comme celuy qui pour rien ne laisseroit volontairement à leur dire leur verité, et qui ne feroit ny ne diroit jamais rien pour complaire à autruy: Et puis il fera semblant de ne voir ny ne cognoistre pas un des vrais et gros pechez, mais s'il y a d'adventure quelque legere et exterieure faulte, il fera merveille de crier hault à bon escient, et de la reprendre avec une voix forte et une vehemence de parole: comme, pour exemple, s'il apperçoit quelque chose qui traine parmy la maison, si lon est mal logé, si lon a la barbe mal faitte, ou un vestement qui seie mal, ou un chien et un cheval qui ne soient pas traittez comme il appartient. Mais au demourant une oubliance de ses pere et mere, faulte de soing de ses propres enfans, ne faire cas ne compte de sa femme, mespris de ses parents, ruine et perte de biens, toutes ces choses-là ne luy touchent en rien, ains est muet et couard en tout cela: ne plus ne moins que un maistre du jeu de la luicte, qui laisse enyvrer et paillarder son escholier et champion de luicte, et puis le tanse s'il treuve faulte à la burette à l'huile, et à l'estrille: ou comme un grammairien qui reprend son escholier s'il fault à avoir son escritoire et sa plume, et puis ne fait pas semblant de l'ouir quand il commet une incongruité en parlant, ou qu'il use de quelque mot barbare: car le flateur <p 46v>est tel, que d'un mauvais orateur et digne d'estre mocqué, il ne dira rien quant à sa harangue, mais bien le reprendra-il de sa voix, et l'accusera griefvement de ce qu'il se gastera le gosier et la voix par boire trop froid: et si on luy baille à lire un Epigramme qui ne vaille rien, il s'attachera à blasmer le papier qui sera trop gros, ou bien l'escrivain qui aura esté trop negligent ou ignorant. En ceste sorte les flatteurs qui estoient alentour du Roy Ptolomeus, lequel sembloit aimer les lettres, et estre desireux de sçavoir, estendoient ordinairement leurs disputes jusques à la minuit, à debattre de la proprieté d'un mot, ou d'un verset, ou touchant une histoire: et ce pendant il n'y en avoit pas un de tant qu'ils estoient, qui luy remonstrast rien touchant la cruauté dont il usoit, ny de l'insolence en laquelle il se debordoit, ny quand il jouoit du tabourin, ou qu'il faisoit d'autres indignitez soubs couleur de religion. C'est tout ne plus ne moins, que si à un qui auroit quelque gross apostume, ou quelque ulcere fistuleux, on venoit avec la lancette à luy raire les cheveux, ou à luy rongner les ongles: car ainsi les flateurs appliquent leur liberté de parler aux parties qui ne sont point dolentes, et qui ne font point de mal. Il y en a d'autres qui sont encore plus cauts et plus rusez que toux ceux-là, car ils usent de ceste liberté de parler, et de reprendre et blasmer pour complaire: comme Agis natif de la ville d'Argos, voyant qu'Alexandre donnoit de grands dons à ne sçay quel plaisant, s'escria d'envie et de douleur qu'il en avoit, «O le grand abus!» Alexandre l'aiant ouy se tourna devers luy en courroux, et luy demanda, que c'estoit qu'il vouloit dire: «Je confesse, dit-il, qu'il me fait mal, et que j'ay grand despit de voir, que tous vous autres qui estes nez de la semence de Jupiter, prenez plaisir d'avoir autour de vous des flateurs et des plaisants pour vous faire rire: car Hercules avoit ainsi en sa compagnie les Cercopes, et Bacchus les Silenes: et autour de vous aussi, tout de mesmes, ces bouffons icy sont en credit.» Et un jour comme l'Empereur Tiberius C@esar fust entré au Senat, il y eut un des Senateurs flateur, qui se dressa en pieds, et dit tout haut, «Qu'il falloit puis qu'ils estoient libres, qu'ils parlassent aussi librement, et qu'ils ne s'en feignissent point, ny ne teussent ce qu'ils sçavoient estre utile.» Il feit dresser les oreilles à tout le monde par ces paroles, et se feit un grand silence: Tiberius mesme prestoit l'oreille fort attentifvement pour ouir ce qu'il voudroit dire: et lors il se prit à dire, «Escoute C@esar en quoy nous nous plaignons tous de toy, et n'y a personne qui te l'ose dire ouvertement: C'est que tu ne fais compte de toy, ains abandonnes ta personne, et affliges ton corps de soucis et de travaux que tu prens pour nous, sans te donner repos ne jour ne nuict.» Et comme il continuast une longue trainee de tels propos, on dit que l'orateur Cassius Severus dit, «La liberté de parler dont use cest homme, le fera mourir.» Telles flateries sont legeres, et ne nuisent pas beaucoup: mais celles-cy sont dangereuses, et corrompent les moeurs des mal-advisez, quand les flateurs accusent et blasment ceux qu'ils flatent des vices et crimes contraires à ceux dont ils sont entachez, comme Himerius un flateur Athenien tansoit et injurioit un vieil usurier le plus chiche et le plus avaricieux de toute la ville, l'appellant prodigue, negligent de son profit, et qu'il en mourroit de male faim luy et ses enfans: ou, au contraire, un prodigue despensier qui consumera tout, ils luy reprocheront qu'il sera un taquin, mechanique, ainsi comme Titus Petronius faisoit à Neron: ou si ce sont Princes et seigneurs qui traittent durement et cruellement leurs subjects, ils leur diront, qu'il fauldra oster ceste trop grande doulceur, et ceste importune grace, et misericorde inutile. Tout pareil à ceux-là est celuy qui fait semblant de redouter et se donner de garde d'un lourdault et gros sot, comme si c'estoit quelque habile homme, caut et rusé et celuy qui tanse et reprent un envieux et mesdisant, qui prent ordinairement plaisir à detracter et mesdire de tout le monde, si d'adventure il luy eschappe quelquefois de louër aucun excellent personnage: C'est un vice que vous avec de louër ainsi toute sorte de gens, <p 47r>voire jusques à ceux qui ne valent à chose qui soit: car quel homme est cestuy-cy que vous louez si fort? qu'a il jamais ne fait ne dit qui meritast d'estre si haultement prisé? Mais c'est principalement aux amours que les flateurs ruent leurs grands coups, et qu'ils enflamment plus ceux qu'ils flatent: car s'ils voyent qu'ils aient quelque differént alencontre de leurs freres, ou qu'ils ne facent compte de leurs parents, ou qu'ils soient en quelque souspeçon et deffiance de leurs femmes, ils ne les en reprennent ny ne les en corrigent point, ains au contraire augmentent leur mescontentement: C'est bien employé, car vous ne vous sentez pas vous mesmes: vous estes cause de tout cecy, en monstrant trop de les recercher et caresser, et vous humiliant trop envers eux. Et si d'adventure il sourd quelque demangeaison d'amour, ou quelque courroux de jalousie envers quelque concubine ou quelque amie mariee, alors la flaterie se tirera en avant avec une liberté et franchise de parler tout ouverte, apportant du feu en la flamme: accusant et faisant le proces à l'amoureux, comme ayant fait et dit beaucoup de choses mal seantes à l'amour, mal gracieuses, et pour faire haïr plustost qu'aimer une personne,
  O homme ingrat de tant de doux baisers!
En ceste sorte les familiers d'Antonius qui brusloit de l'amour de Cleopatre l'Aegyptienne, luy faisoient à croire, que c'estoit elle qui estoit amoureuse de luy, et le tansant l'appelloient homme sans affection et superbe: Ceste Dame, disoient-ils, laissant un si grand et si opulent Royaume, et tant de belles et plaisantes maisons, se consume le coeur et le corps à tracasser çà et là apres ton camp, aiant pour tout honneur le tiltre de concubine d'Antonius.
  Tu as un coeur bien dur et inflexible,
de la laisser ainsi se consumer d'ennuy: et luy estant bien aise d'estre ainsi convaincu de luy faire tort, et prenant plaisir à se voir ainsi accuser, plus qu'il n'eust fait à s'ouïr louër, ne se donna garde que ce qui sembloit l'admonester de son devoir, le desbauchoit encore plus qu'il ne l'estoit. Car ceste liberté simulee de parler franchement ressemble aux morsures des femmes impudiques, qui chatouillent et provoquent le plaisir par ce qui semble devoir faire douleur. Et tout ainsi comme le vin pur, qui autrement est un certain remede contre la poison de la cigúe, si vous le meslez avec le jus de la cigúe rend la force de la poison irremediable, d'autant que par le moyen de sa chaleur il la porte promptement au coeur: aussi les meschants entendans tresbien que la franchise de parler est un grand secours contre la flaterie, flatent par elle mesme. Et pourtant semble-il que Bias ne respondit pas du tout bien à celuy qui luy demandoit, qui estoit la plus mauvaise beste de toutes: des sauvages, dit-il, c'est le Tyran, et des privees le flateur: car il pouvoit dire plus veritablemenmt, qu'entre les flateurs les privez sont ces poursuyvants de repeuës franches, et ces amis de table et d'estuves: mais celuy qui estend sa curiosité, sa calomnie, et sa malignité, comme le poulpe fait ses branches, jusques és chambres secrettes et cabinets des femmes, celuy-là, dis-je, est sauvage, farouche, et dangereux à approcher. Or l'un des moyens pour s'en donner de garde est, d'entendre et se souvenir tousjours, que nostre ame a deux parties, l'une qui est plus veritable, aimant l'honnesteté et la raison: l'autre irraisonnable de sa nature, aimant passion et mensonge. Le vray amy assiste tousjours et donne confort et conseil à la meilleure partie, comme le bon medecin qui vise tousjours à augmenter et entretenir la santé: mais le flateur se sied tousjours aupres de celle qui est privee de raison et pleine de passion, la gratte et la chatouille continuellement, en la maniant de sorte qu'il la destourne du discours de la raison, luy inventant et preparant tousjours quelques vicieuses et deshonnestes voluptez. Tout ainsi comme entre les viandes que l'homme mange, il y en a qui ne servent ny à augmenter le sang ny les esprits, ny à adjouster force ne vigueur aucune aux nerfs ny aux mouëlles, ains seulement <p 47v>excitent les parties naturelles, laschent le ventre, et engendrent une chair mollace et demy pourrie: aussi qui y prendra de pres garde on ne faudra jamais à veoir, que tout le parler du flateur n'adjouste rien de bon à l'homme prudent et sage, qui se gouverne par raison, ains facilite à un fol quelque volupté d'amour, ou luy enflamme une cholere follement conceuë, ou irrite une envie, ou l'emplit d'une odieuse et vaine presumption de soymesme, ou de douleur, en lamentant avec luy, ou luy rend la malignité qu'il aura en luy, ou une deffiance, ou une timidité servile, tousjours de plus en plus aigúë à mal penser, plus tremblante de peur, et plus souspeçonneuse par quelques faulses accusations, ou faux indices et conjectures qu'il luy mettra en avant: car il est tousjours rangé au long de quelque vice et maladie de l'ame, laquelle il nourrit et engraisse, et comparoist incontinent qu'il y a quelque partie mal saine de ll'ame, ne plus ne moins que fait la bosse és parties enflammees et pourrissantes du corps. Estes vous en courroux contre quelqu'un? Punissez, dira-il. Convoittez vous? Jouissez. Avez vous peur? fuyons nous en. Souspeçonnez vous? croyez le fermement. Et si d'adventure il est mal aisé à descouvrir et surprendre en ces passions-là, parce qu'elles sont si violentes et si fortes, que bien souvent elles chassent de nostre entendement tout usage de raison, il nous donnera aiseement prise en d'autres qui seront moins vehementes, là où nous le trouverons tout semblable. Car si l'homme se trouve en quelque doubte d'avoir trop beu ou trop mangé, et pour ceste occasion qu'il face difficulté d'entrer en un baing, où bien de banqueter, le vray amy le retiendra, l'admonestant de se garder, et d'avoir soing de sa santé: mais le flateur le tirera luy-mesme dedans le baing, et commandera qu'on apporte sur table quelque nouvelle viande, non pas offenser son corps par le trop adjeuner. Et s'il voit son homme mal affectionné à entreprendre quelque voyage par terre ou par mer, ou à faire chose que ce soit, il dira que le temps ne presse point, et qu'il n'y est pas propre, et que lon le pourra bien remettre à un autre temps, ou bien y envoyer quelque autre. S'il voit qu'il ait promis à quelque sien familier de luy prester ou donner de l'argent, et puis qu'il s'en repente, mais neantmoins qu'il ait honte de faillir de promesse en cest endroict: le flateur s'adjoustant au pire plat de la balance, la fera pancher du costé de la bourse, et chassera la vergongne de refuser, luy conseillant d'espargner son argent, attendu la grande despense qu'il fait, et le nombre de gens ausquels il a à fournir: de sorte que si nous ne nous mescognoissons nous mesmes, et que nous ne voulions ignorer que nous soions ou convoiteux, ou dehontez, ou pusillanimes, jamais le flateur ne nous pourra decevoir: car ce sera tousjours celuy qui defendra ces passions là, et qui parlera franchement en faveur d'elles, quand on les voudra outrepasser. Mais à tant est-ce assez parlé de ceste matiere. Venons maintenant aux services, et aux entremises de faire plaisir, car en tels offices le flateur confond et obscurcit fort la difference qu'il y a entre luy et le vray amy, se monstrant tousjours en apparence prompt et diligent en toutes occurrences, sans cercher occasion de restiver ou refuser: car le naturel du vray amy, ne plus ne moins que la parole de la verité, comme dit Euripides, est simple, naif, et sans fard ne feintise quelconque: mais celuy du flateur, estant certainement mal-sain en soy mesme, a besoing de plusieurs exquises et rusees medecines pour s'entretenir. Ainsi doncques comme quand on s'entrerencontre par la ville, le vray any quelque fois sans mot dire ny saluer, et aussi sans qu'on luy en die, ny qu'on le resaluë autrement que des yeux, passe oultre, declarant seulement avec un doux regard et un sous-ris la bienveillance et l'affection qu'il a imprimee dedans son coeur: et au contraire le flateur court au devant, et va apres, et estend les bras pour embrasser de tout loing: et si d'adventure on l'a salüé devant, pour l'avoir apperceu le premier, il en fait ses excuses avec tesmoins et avec grands serments. Bien souvent aussi aux affaires et negoces, les amis omettent plusieurs choses petites et legeres, <p 48r>sans se monstrer trop exactement serviable, ny trop curieux, et sans s'ingerer à toute sorte de service: mais le flateur est en cela assidu, continuel, sans jamais se lasser, ne jamais donner lieu ne place à autre de faire aucun service, ains voulant estre commandé, et estant marry si on ne luy commande, voire s'en desesperant, et appellant les Dieux à tesmoing, comme si on luy faisoit grand tort. Ces signes là monstrent à ceux qui ont bon entendement, une amitié qui n'est point vraye ne pudique, mais plus tost qui sent son amour de putain, ambrassant plus chaudement et plus volontiers que lon ne demande: toutefois pour les examinder plus par le menu, il faut premierement considerer és offres et promesses la difference qu'il y a entre l'amy et le flateur: car ceux qui ont escrit paravant nous, disent bien, que ceste sorte de promesse est promesse d'amy,
  Si je le puis, et si faire se peult:
mais que ceste-cy est l'offre d'un flateur,
  Demande moy tout ce que tu voudras.
Car les poëtes comiques introduisent de tels prometteurs en leurs Comedies,
  Nicomachus mettez moy alencontre
  De ce soudard, qui si brave se monstre,
  Et vous verrez si à coup de baston
  Je ne le rend soupple comme un poupon,
  Et ne luy fais toute la face molle,
  Comme une esponge avec sa chaude chole.
D'avantage les amis ne s'ingerent pas de donner confort et aide en aucun affaire, si premierement ils n'ont esté appellez au conseil de l'entreprise, et qu'ils ne l'ayent approuvee ou comme honneste, ou comme utile: mais le flateur encore que devant que faire l'entreprise on luy demande son advis, et qu'on se remette en luy de l'approuver, ou reprouver, non seulement il desire ceder et gratifier, mais il craint que lon ne le souspeçonne de vouloir reculer ou de fuir à mettre la main à l'oeuvre, et pour ceste cause s'accommode à ce qu'il voit où l'autre encline, et qui plus est l'aiguillonne et l'incite encore à le faire: car il se trouve bien peu, ou point du tout, de riches hommes ou de roys qui dient ces paroles,
  Pleust or à Dieu, qu'un mendiant sa vie,
  Et pis encor qu'un pauvre qui mendie,
  M'estant amy vinst devers moy sans peur,
  Me declarer ce qu'il a sur le coeur.
Mais au contraire ils font comme les composeurs de Trag@edies, qui veulent avoir une danse de leurs amis pour chanter avec eux, et un Theatre d'hommes qui leur applaudissent: d'ou vient que Meropé en une Trag@edie donne ces sages advertissements,
  Prens pour amy ceux qui point ne flechissent
  En leurs propos, mais ceux qui obeissent
  A ton vouloir pour te gratifier,
  Fais leur fermer ton huys, sans t'y fier.
Et les Seigneurs font tout au rebours, car ceux qui ne chalent et ne flechissent à leurs devis, ains y resistent, en leur remonstrant ce qui est plus utile, ils les haïssent, et ne les daignent pas regarder: et, au contraire, les meschants hommes, de lasche coeur et trompeurs, qui sçavent bien leur complaire, non seulement ils leur ouvrent leurs huys, et les reçoivent en leurs maisons, mais les admettent jusques à la communication de leurs plus interieures affections, et leurs plus secrettes pensees: entre lesquels celuy qui sera un peu plus simple dira, qu'il ne luy appartient pas, et qu'il ne l'estime pas digne d'estre appellé en deliberation de si grands affaires, et qu'il se sentira bien heureux de faire, comme simple ministre et serviteur, ce qui luy sera enjoint et commandé: <p 48v>mais celuy qui sera plus fin, et plus malicieux,s'arrestera bien à la consultation, oyant les doutes que lon fera, froncera bien ses sourcils, fera signe des yeux et de la teste, mais il ne dira rien, sinon que si l'autre declare ce qui luy en semble, il s'escriera incontinent, ô Hercules, vous me l'avez osté de la bouche, car si vous ne m'eussiez prevenu, je m'en allois dire le mesme. Et ainsi comme les Mathematiciens tiennent, que les superfices et les lignes ne se courbent ny ne s'estendent, et ne se meuvent point d'elles mesmes, d'autant qu'elles sont intellectuelles et incorporelles, mais qu'elles se plient, qu'elles s'estendent, et qu'elles se remuent quand et les corps, dont elles sont les extremitez: aussi vous trouverez tousjours, que le flateur ne dira jamais, ny n'asseurera, ny ne sentira, ny ne se courroucera de luy-mesme, ains dira, asseurera, sentira, et se courroucera tousjours avec un autre: de sorte qu'en cela sera tres-facile à appercevoir la difference qu'il y a entre l'amy et le flateur, et encore plus en la maniere de faire service et bons offices pour l'amy: car le service ou office qui procedera de l'amy, aura comme un oeuf, le meilleur au fond du dedans, et rien de monstre ny de parade en front: ains bien souvent comme le sage medecin guarit son patient sans qu'il en sache rien, aussi le bon amy porte quelque bonne parole qui luy profite, ou luy appointe quelque querelle, et fait ses affaires sans qu'il en sache rien. Tel a esté le philosophe Arcesilaus, tant en autres offices, qu'en cestuy-cy qu'il feit à l'endroit d'un sien amy nommé Apelles, natif de l'Isle de Chio: un jour qu'il estoit malade l'estent allé veoir, et aiant cogneu qu'il estoit pauvre, il y retourna un peu apres, portant en sa main vingt drachmes d'argent, qui sont environ trois francs et demy, et se seant aupres de luy qui estoit en son lict: Il n'y a rien icy, luy dit il, sinon les elements d'Empedocles,
  L'eau, et le feu, la terre, et l'air mobile,
et si tu n'es pas bien couché à ton aise: et quant et quant en luy remuant son aureiller, secrettement il luy meit ce peu d'argent dessoubs. La vieille qui le servoit, en refaisant son lict le trouva, dont elle fut bien esbahie, et le dit sur l'heur à Apelles: lequel en se soubs-riant luy respondit, C'est un larcin d'Arcesilaus. Et pource qu'en la philosophie les enfans naissent semblables à leurs parents, Lacydes un des disciples d'Arcesilaus, assistoit en jugement avec plusieurs autres à un sien amy nommé Cephisocrates accusé de crime de l@ese majesté: en plaidant laquelle cause l'accusateur requit qu'il eust à exhiber son anneau, lequel il avoit tout bellement laissé tomber à terre, dequoy Lacydes s'estant apperçeu, meit aussi tost le pied dessus, et le cacha, pource que toute la preuve du faict, dont il estoit question, dependoit de cest anneau: apres la sentence donnee, Cephisocrates absouls à pur et à plein, alla remercier et caresser les juges, de la bonne justice qu'ils luy avoient faitte: entre lesquels il y en eut un qui avoit veu le faict, qui luy dit, Remerciez en Lacydes, et luy conta comme le cas estoit allé, sans que Lacydes en eust dit mot à personne. Ainsi estime-je que les Dieux font beaucoup de biens et de graces aux hommes, sans que les hommes le cognoissent, aians telle nature, qu'ils prennent plaisir et s'esjouïssent de gratifier et bien faire. Au contraire, l'office que fait le flateur n'a rien de juste, rien de veritable, rien de simple, ne de liberal: ains une sueur au visage, un courir çà et là, une face chagrine et pensive, tous signes qui donnent apparence et opinion d'oeuvre laborieuse, et faitte avec une grand' peine et grand soing: ne plus ne noins qu'une peinture affettee, qui avec couleurs renforcees, avec plis rompus, et avec rides et angles cercheroit de se monstrer bien vivement apparente: de sorte qu'il ennuye et fasche à force de conter comment il a fait les allees et venuees, les soucis qu'il en a euz en luy mesmes, les malveuillances qu'il en a encourus envers les autres, et puis dix mille autres empeschements, dangers et grands accidents qu'il recite: tellement que lon pourroit dire, Cecy ne meritoit pas tant de travaux et de peines: car tout plaisir et tout bienfait que lon reproche, devient odieux, desaggreable, et du tout insupportable. Et en tous ceux que <p 49r>fait le flateur, le reproche, et la honte, qui fait rougir, y sont conjoincts, non seulement apres qu'il les a faicts, mais aussi à l'instant mesme qu'il les fait: là où le vray amy, si d'adventure il eschet, qu'il luy faille par force reciter le faict, il l'exposera nuëment, mais de soymesme il ne dira jamais un mot: ainsi que firent jadis les Laced@emoniens apres qu'ils eurent envoyé du bled à ceux de la ville de Smyrne, qui en leur extréme necessité leur en avoient demandé: car comme les Smyrneïens magnifiassent et louassent fort hautement ceste liberalité envers eux, ils leur respondirent, «Ce n'est pas si grande chose qu'il la faille tant louër: car nous avons assemblé cela en faisant commandement, que tous, hommes et bestes, s'absteinssent pour un jour de disner.» Ceste grace et beneficence ainsi faitte, non seulement est liberale, mais aussi plus aggreable à ceux qui la reçoivent, d'autant qu'ils estiment qu'elle n'a pas porté grand dommage à ceux qui la leur ont faitte. Or n'est-ce pas à la façon odieuse de faire service facheusement, ny à la promptitude de les offrir et promettre facilement, que le flateur donne principalement à cognoistre sa nature, mais beaucoup plus en ce, que l'amy fait office en chose honneste, le flateur en chose honteuse: et à diverse fin, l'un pour profiter, et l'autre pour complaire. Car l'amy ne requerra jamais, ainsi que disoit Gorgias, que son any luy face plaisir en choses justes, et luy ce-pendant luy en fera en choses injustes,
  Car à tout bien il doit estre conjoinct
  Avecques luy, mais à mal faire point.
Et pourtant le divertira-il plus tost des choses mal-seantes et mal- honnestes: et si d'adventure l'autre ne le veult croire, la response que feit Phocion à Antipater sera bien à propos en cest endroit, «Tu ne sçaurois m'avoir pour amy et pour flateur ensemble:» c'est à dire, pour amy et pour non amy. Car il faut bien estre du costé de son amy à faire, non pas à mesfaire, et à deliberer, non pas à conjurer: à porter tesmoignage de verité, non pas à opprimer aucun par faulseté: voire jusques à luy aider à porter une adversité patiemment, non pas à rien commettre meschamment: car il ne faut pas seulement sçavoir aucune chose honteuse et reprochable de son amy, tant s'en fault qu'il soit loysible de la faire, et de pecher avec luy. Tout ainsi doncques comme les Laced@emoniens aians esté desfaicts en bataille par Antipater, et traittans de paix avec luy, le prioient de leur commander tant qu'il voudroit de charges dommageables, mais de honteuses nulle: aussi le vray amy est tel, que si d'adventure il survient à son amy quelque affaire qui requiere de se mettre en despense, en danger ou en peine pour luy, il veut estre le premier appellé, et en veut alaigrement porter sa part, sans alleguer excuse quelconque: mais 'il y a tant soit peu de honte et de deshonneur, il s'excusera, et priera qu'on le laisse en paix, et qu'on luy pardonne. Mais le flateur fait tout au contraire, car és dangereuses et laborieuses entremises de faire plaisir, il se tire arriere: et si pour le sonder vous le touchez, il vous sonnera je ne sçay quel son cas et bas de quelque excuse qu'il forgera: mais au contraire en services et offices deshonnestes, vils, bas et honteux, «Je suis à vous, dira-il, faittes de moy ce que vous voudrez: mettez moy sous voz pieds.» rien ne luy est indigne, ny ignominieux. Voyez le singe, il n'est pas propre à garder la maison des larrons comme le chien, ny à porter sur son dos comme le cheval, ny à labourer la terre comme le boeuf: et pourtant faut-il qu'il supporte toutes les nazardes, toutes les injures, et tous les jeux malfaisans du monde, servasnt d'un instrument de mocquerie, et de faire rire les gens: ainsi est-il du flateur, qui n'est bon ny à plaider en jugement pour son amy, ny à mettre la main à la bourse, ny à combattre, comme celuy qui ne sçait ne travailler, ne faire rien qui soit de bon: mais aux affaires qui se font soubs l'aisselle, c'est à dire, à cachette, aux ministeres de sales et secrettes voluptez, il ne cerchera point d'excuse, il sera fidele courtier et ministre de quelques folles amourettes, pour <p 49v>tirer quelque garse de la main d'un maquereau, exquis à merveille pour mettre au net le compte de la despense d'un festin, diligent, non paresseux, à faire apprester un banquet, bien advenant à entretenir des concubines: si on luy commande de parler des grosses dents à un fascheux beau-pere, ou de chasser la femme espousee et legitime, il est sans honte et sans mercy, tellement qu'il n'est pas malaisé à descouvrir en cest endroit: car commandez luy ce que vous voudrez de vilain et de deshonneste, il est tout prest de ne s'espargner point, pour complaire à celuy qui luy commande. Encore y a il un autre grand moyen de le cognoistre, par la disposition qu'il aura envers les autres amis, là où lon trouvera qu'il sera bien different du vray amy, lequel n'a rien plus aggreable que d'aimer avec beaucoup d'autres, et aussi d'estre aimé de plusieurs, et va tousjours procurnt cela à son amy, qu'il soit aimé et honoré de plusieurs autres: car estimant que tous biens sont communs entre amis, il pense qu'il n'y doit avoir rien plus commun que les amis: mais le supposé, faulx, et contrefaict, comme celuy qui cognoist tresbien en soy-mesme, qu'il tient grand tort à l'amitié, en la contrefaisant ainsi qu'une faulse monnoye, et est bien de sa nature envieux, et exerce son envie alencontre de ses semblables, s'efforceant de les surpasser en gaudisserie, et en babil, mais il redoute et tremble devant celuy qu'il sçait estre plus homme de bien que luy, ne comparoissant pas certes aupres de luy plus qu'un homme de pied aupres d'un chariot de Lydie, comme lon dit en commun proverbe, ou comme dit Simonides,
  Plus que du plomb noir aupres de fin or.
Se sentant donc leger, non naturel, ains falsifié, quand on le vient à conferer de pres avec une vraye, solide, et grave amitié, qui endure le marteau, il ne la peut endurer, pource qu'il sçait bien qu'il sera descouvert pour tel qu'il est: au moyen dequoy, il fait ne plus ne moins qu'un mauvais peintre, qui avoit fort mal peint des coqs, car il commandoit à son vallet de chasser bien loing de sa peinture les coqs naturels: aussi cestui-cy chasse les vrais amis, et ne les seuffre pas approcher: ou s'il ne le peult faire en public et ouvertement, il fera semblant de les caresser, honorer et admirer, comme gens de plus grande valeur que luy, mais soubs main, et en derriere, il vous jettera et semera des calomnies: et si ses clandestins et secrets rapports poignans en derriere n'engendrent pas soudainement un ulcere, il retient en sa memoire ce que disoit anciennement Medius. Ce Medius estoit comme le maistre et le chef du troupeau de tous les flateurs qui estoient en la court d'Alexandre, bandé alencontre de tous les plus gens de bien de la court: celuy-là donnoit un enseignement que lon ne feignist point de picquer hardiment, et de mordre avec force calomnies: car encore, disoit-il, que celuy qui aura esté mordu guarisse de la playe, la cicatrice pour le moins en demeure. Par telles cicatrices de faulses accusations, ou pour les mieux appeller, par telles gangraines et tels chancres Alexandre estant rongé, feit mourir Callisthenes, Parmenion et Philotas, et s'abandonna à renverser et donner le croc en jambe, à leur volonté, à un Agnon, un Bagoas, un Agesias, et un Demetrius, estant vestu, paré, diapré et adoré par eux, comme une statue barbaresque: tant a le complaire grande force et efficace, mais je dis tresgrande, mesmement envers ceux qui en ce monde sont estimez les tresgrands: car d'autant qu'ils se persuadent, et qu'ils desirent les meilleures choses du monde estre en eux, cela donne foy et hardiesse tout ensemble au flateur: au contraire des places qui sont situees en haults lieux, lesquelles en sont inaccessibles et impossibles à approcher à ceux qui les cuident surprendre d'emblee: là où un coeur elevé pour la haultesse de sa fortune, ou pour l'excellence de sa nature, en une ame où il n'y a point de sain jugement de raison, est facile à prendre, voire à fouler aux pieds, aux plus basses et plus viles personnes. C'est pourquoy dés l'entree de ce discours nous avons admonesté, <p 50r>et encores admonestons en cest endroit les lisans, de chasser arriere d'eulx l'amour et l'opinion de soymesme, car ceste presumption-là nous flatant premierement nous mesmes au dedans, nous rend plus tendres et plus faciles aux flateurs de dehors, comme y estans ja tous disposez: là où si obeïssans au dieu Apollo, et recognoissans combien en toutes choses fait à estimer son oracle, qui nous commande de nous cognoistre nous mesmes, nous allions recercher nostre nature, nostre institution, et nostre nourriture, quand nous y trouverions infinies defectuositez de ce qui y deust estre, et tant de choses malement, ou temerairement meslees, qui ne deussent pas estre en nos actions, en nos propos, et en nos passions, nous ne nous abandonnerions pas ainsi facilement aux flateurs à nous fouler aux pieds, et faire ainsi, par maniere de dire, littiere de nous à leur plaisir. Le Roy Alexandre souloit dire, que deux choses principalement le destournoient d'adjouster foy à ceux qui le salüoient et l'appelloient Dieu: l'une estoit le dormir, et l'autre le jouïr d'une femme: comme se sentant plus imparfaict, et plus defectueux en ces deux poincts là, qu'en nuls autres. Mais si nous considerions, chascun en son privé, plusieurs choses laides, fascheuses, imparfaittes et mauvaises que nous avons, nous trouverions que nous aurions besoing, non d'un amy qui nous louast, et qui dist bien de nous: mais plus tost qui parlast à nous librement, qui nous reprist et blasmast des fautes que nous commettons en nostre particulier. Car il y en a bien peu entre plusieurs, qui osent librement et franchement parler à leurs amis, et entre ces peu là encore y en a-il moins qui le sçachent bien faire: car ils pensent que dire injure et blasmer soit librement parler, et neantmoins ceste liberté de parler, comme toute autre medecine qui n'est pas donnee à propos, en temps et en lieu, a cela qu'elle offense, fasche, et trouble sans aucun profit, et qu'elle produit aucunement le mesme effect avec douleur que le flater fait avec plaisir: car les hommes reçoivent dommage, non seulement pour estre louez, mais aussi pour estre blasmez importunément, et hors de temps et de saison, et est cela qui les rend plus faciles à prendre, et leur fait plus monstrer le costé aux flateurs, se laissans facilement aller et couler, ne plus ne moins que l'eau qui court tousjours d'un hault en un fond et contre bas. Parquoy il fault que ceste liberté de reprendre soit temperee d'une affection amiable et accompagnee d'un jugement de raison, comme d'une lumiere retrenchant ce qu'il y pourroit avoir de trop vehement et de trop crud, de peur que se voyans ainsi repris de toutes choses, et blasmez à tout propos, ils ne s'en faschent et ne se despitent, de sorte qu'ils se jettent à l'ombre et à l'abry de quelque flateur, et se tournent devers ce qui ne les faschera point. Car il fault fuir, Amy Philopappus, tout vice par le moyen de la vertu, et non pas par le vice contraire, comme aucuns font, qui pour fuir la honte sotte tombent en impudence, et pour eviter incivilité tombent en plaisanterie, et cuidans esloigner leurs noeurs bien loing de lascheté et de couardise, ils s'approchent d'audace et de braverie: et y en a qui pour se justifier de n'estre point superstitieux deviennent atheïstes, et pour ne sembler et estre tenus pour lourdauts, se rendent fins et malicieux, faisant des moeurs comme d'un bois courbé d'un costé, à faute de le sçavoir bien redresser, ils le courbent de l'autre. Or est-ce une bien laide façon de monstrer que lon ne soit point flateur, que de se rendre fascheux sans profit, et une conversation bien rustique et ignorante de se faire aimer, que de se rendre mal-plaisant et ennuyeux, à fin de ne sembler point servir ne valeter en amitié, ne plus ne moins que le serf affranchy en une Com@edie, qui pense que la licence d'accuser autruy, soit jouïssance de la liberté de parler de pair à pair. Puis que donc c'est chose laide que de tomber en flaterie, en cerchant de complaire, et aussi que de corrompre par immoderee liberté de parler toute la grace de l'amitié, et le profit de remedier aux maux en cuidant eviter flaterie, et que lon ne doit faire ne l'un ne l'autre, ains que comme <p 50v>en toute autre chose, il faut que la liberté de parler prenne sa perfection et bonté de la mediocrité, en n'en usant ne trop ne peu: il semble que le fil mesme et la deduction de ce propos requiert, que le subject du reste de ce traicté soit discourir de ce poinct là. Voyans doncques, que ceste liberté de franchement parler et reprendre a plusieurs vices qui luy nuisent, essayons de les luy oster l'un apres l'autre: et premierement delivrons la de l'amour de soy-mesme, nous donnans fort bien de garde qu'il ne semble que ce soit pour nostre interest, comme pour aucun tort que nous aions receu, ou pour quelque despit que lon nous ait fait, que nous tansions et reprochions: car ils n'estiment point que ce soit pour bien veuillance que nous leur portions, mais pour un maltalent que nous aions dedans le coeur, quand ils voyent que nous avons interest à ce que nous disons: ny ne reputent pas que ce soit un admonestment, ains une plainte: car la liberté de reprendre, soigneuse du bien de son amy, est venerable, là où la plainte sent son homme qui s'aime soy-mesme, et qui est de coeur bas. De là est que lon revere, honore et admire ceux qui parlent librement, et au contraire on accuse reciproquement et mesprise-lon ceux qui se plaignent: ainsi comme nous voions en Homere que le Roy Agamemnon ne peut supporter Achilles, qui avoit assez modereement usé de ceste franchise de parler endroit luy, là où il donne gaigné, et supporte doulcement Ulysses qui le poingt fort aigrement, et luy dit,
  Que pleust à Dieu (malheureux) que d'une autre
  Tu fusses chef, non de l'armee nostre.
se rendant à la parole aigre d'un homme sage, de bon conseil, et soigneux du bien public: car Ulysses n'avoit aucune occasion particuliere de courroux contre luy, et parloit franchement pour l'interest public de toute la Grece, là où Achilles se courrouceoit et tourmentoit principalement pour son interest privé. Et luy-mesme, encore qu'il ne fust pas gueres
  Doulx en son ire, et de leger courroux,
ains tel qu'il eust bien accusé celuy qui n'eust point esté coulpable, endura neantmoins patiemment et sans mot dire, que Patroclus luy dist plusieurs paroles de telle sorte,
  Coeur sans mercy, Thetis n'est point ta mere,
  Ny Peleus ne fut oncques ton pere:
  Celle qui t'a enfanté c'est la Mer,
  Et les Rochers qui la font escumer,
  Puis que tu es à pitié inflexible.
Car ainsi comme Hyperides l'orateur disoit aux Atheniens, qui se plaignoient de luy qu'il estoit trop aspre et trop rude, qu'ils considerassent non seulement s'il estoit aspre, mais s'il l'estoit sans rien prendre: aussi la reprehension d'un amy estant pure et nette de toute passion particuliere, se fait reverer, et rougir de honte, de sorte que lon n'oseroit lever les yeux alencontre: tellement que s'il appert, que celuy qui tanse librement rejette loing les fautes que son amy aura commises alencontre de luy, et n'en face mention quelconque, mais qu'il arguë et reprenne d'autres erreurs et fautes qu'il aura commises contre d'autres, sans se feindre ny l'espargner, la vehemence de ceste franchise de parler est invincible, d'autant que la douceur et bienveuillance du reprenant fortifient l'aigreur et l'austerité de la reprehension. Et pourtant, a il esté bien dit anciennement, que quand on est en courroux ou en different avec ses amis, c'est lors que plus on doit estudier à faire quelque chose qui leur soit ou profitable ou honorable: et ne sent pas moins que cela son affection amiable, quand on se voit soymesme contemné et mesprisé, parler franchement pour d'autres qui seront mesprisez aussi, et les ramentevoir. Comme feit Platon envers Dionysius du temps qu'il le mesprisoit, et qu'il avoit quelque mescontentement de luy. Il luy feit demander audience pour pouvoir à part parler à luy. Dionysius luy donna assignation, <p 51r>pensant qu'il luy deust faire quelque plainte pour luy-mesme, et luy en deduire les occasions: mais Platon luy parla en ceste maniere, «Si tu estois bien adverty, seigneur Dionysius, qu'il y eust quelqu'un de tes malveuillans, qui fust de propos deliberé venu en la Sicile pour te faire desplaisir, et qu'il ne differast à executer sa mauvaise volonté, que pource qu'il n'en auroit point de moyen, le laisserois-tu partir de la Sicile? et souffrirois-tu qu'il s'en allast sans peine quelconque?» «Je m'en garderois bien, Platon, respondit Dionysius: car il ne faut pas seulement chastier les faicts de ses ennemis, mais aussi haïr et punir leur mauvaise intention.» «Si doncques, à l'opposite (ce dit Platon) quelque autre estant expressément venu pour amitié qu'il te porte, pour l'envie qu'il a de te faire quelque plaisir, et que tu ne luy en donnes point le temps ny l'opportunité, est-il raisonnable de ne luy en sçavoir point de gré, et n'en faire compte, ains le mespriser?» Dionysius adonc luy demanda qui estoit celuy-là: «c'est, luy respondit-il, Aeschines, homme aussi bien conditionné et aussi honneste, qu'il y en eust point en toute l'eschole et compagnie de Socrates, et qui pourroit aussi bien par son eloquence reformer les moeurs de ceux avec lesquels il hanteroit: et aiant fait un si long voiage par mer pour cuider conferer et communiquer avec toy, est là demouré sans que personne en face compte.» Ces paroles toucherent si vifvement Dionysius, qu'il remercia sur l'heure et embrassa Platon, louant grandement sa debonnaireté et magnanimité: et depuis traicta honorablement et magnifiquement Aeschines. Secondement il faut repurger et nettoier la franchise de parler de toute parole injurieuse, de toute risee, de toute mocquerie, et de tout plaisanterie, car ce sont de mauvaises saulses pour l'en cuider assaisonner: pour ce que tout ainsi comme quand le Chirurgien incise la chair d'un homme, il faut qu'il y use d'une grande dexterité, netteté, et propreté en son faict, mais non pas que la main luy danse, ne qu'il affecte aucun geste superflu pour monstrer l'habilité de sa main: aussi la franchise de parler librement à son amy reçoit bien quelque rencontre bien à propos, prouveu que la grace n'en gaste point la gravité, mais pour peu qu'il y ait de braverie, d'insolence, d'aigreur picquante ou d'injure, elle perd toute son authorité. Et pourtant un musicien jadis fort gentilment et de bonne grace ferma la bouche au Roy Philippus, qui disputoit et contestoit alencontre de luy de la maniere de toucher des chordes d'un instrument de musique, en luy disant, «Dieu te gard, Sire, d'un si grand mal, que d'entendre cela mieux que moy.» Et, au contraire, Epicharmus ne parla pas sagement, car comme le Roy Hieron, aiant peu de temps au paravant fait mourir aucuns de ses familiers, l'eust envoyé convier quelques jours apres à souper avec luy: Mais nagueres, dit-il, quand tu sacrifias, tu n'y appellas pas tes amis. Aussi mal feit Antiphon chez le tyran Dionysius, car s'estant esmeu propos entre eux, quel estoit le meilleur cuyvre, il respondit promptement, celuy duquel les Atheniens fondirent les statues à Armodius et Aristogiton. Ceux qui avoient conspiré contre le tyran Pisistratus, et ses enfans. Car ny l'aigreur et aspreté de telles paroles picquantes ne profite, ny la joyeuseté et plaisanterie ne delecte, ains est une espece d'incontinence de langue meslee avec une malignité, une volonté de faire injure, portant declaration d'inimitié, de laquelle ceux qui usent ne servent à rien, et se prdent eux-mesmes, dansant, comme lon dit en commun proverbe, la danse d'alentour du puis. Car Dionysius en feit mourir Antiphon, et Timagenes en fut privé de la familiarité d'Auguste C@esar, non qu'il eust jamais parlé trop franchement, pour ce qu'en toutes tables, en tous promenemens, où l'Empereur l'appelloit, sans propos il alleguoit tousjours ces vers,
  Il ne venoit seulement que pour dire
  Ce qui sembloit les Grejois faire rire.
tournant la cause de la faveur qu'on luy faisoit en arguce d'un traict de mocquerie: car mesme les Poëtes Comiques anciennement en leurs Comedies mettoient bien quelques remonstrances serieuses appartenantes au gouvernement de la chose <p 51v>publique, mais pour autant qu'il y avoit de la risee et de la gaudisserie parmy, comme une saulse de mauvais goust parmy de bonnes viandes, tout cela rendoit inutile et vaine leur franchise de parler, et n'en demouroit sinon la reputation de malignité et de dangereuse et mauvaise langue à ceux qui les disoient, et nul profit à ceux qui les escoutoient. Ce sera doncques ailleurs qu'il faudra user de risee et de jeu envers ses amis: mais la franchise de parler en faisant remonstrance, soit toute serieuse, et monstrant toute bonne intention, et toute doulce nature: mais si c'est touchant affaires de grand pois, la parole soit telle, et en affection, et en geste, et en vehemence de la voix, qu'elle se face croire, et qu'elle emeuve celuy à qui elle sera adressee. Au demourant le poinct de l'occasion en toutes choses estant oublié et omis, apporte grande nuisance, mais sur tout oste- il toute l'utilité et l'efficace de la remonstrance. Or est- il tout manifeste, qu'il se faut bien garder d'en user à table où lon est ensemble pour faire bonne chere, car il ameine en temps serein des nuees celuy qui entre les joyeux et plaisans devis de table met en avant des propos qui font froncer les sourcils, et rider le visage, comme se voulant opposer au Dieu qui est à bon droict appellé Ly@eus, pour autant qu'il deslie les fascheux liens des soucis et ennuis, comme dit Pindare: et puis ceste importunité porte quand et soy un grand peril, pour ce que nos ames eschauffees de vin sont fort faciles à s'allumer de cholere, et advient souvent que quand apres boire on se cuide mesler de faire remonstrance, on engendre des inimitiez tresgrandes. Bref ce n'est point fait en homme genereux et de courage asseuré, ains craintif et paoureux, de n'oser hors de table franchement parler, et apres boire s'entremettre de librement remonstrer, comme les chiens couards, qui ne grongnent jamais sinon tandis que lon est à table: pourtant n'est-il ja besoing d'allonger ce propos d'avantage. Mais pour autant que plusieurs ne veulent ny n'osent redresser leurs amis quand ils faillent, pendant qu'ils sont en prosperité, et estiment que la remonstrance ne doit approcher ny ne peut attaindre à la felicité: et puis quand ils ont bronché, ou qu'ils sont tombez, alors ils leur courent sus, et les foulent aux pieds, par maniere de dire, les tenant soubs leurs main prosternez en terre, en laissant aller tout à un coup leur liberté de tanser, comme un eau retenue par force contre nature: et sont bien aises de jouir de ceste occasion de changement de fortune, pour l'arrogance de leurs amis, qui par avant les mesprisoient, et pour leur imbecillité aussi. Il ne sera pas impertinent d'en discourir un petit, et respondre à Euripides qui dit,
  Quand lon est bien, qu'a lon besoing d'amis?
Car c'est principalement à ceux qui ont fortune à leur commandement, que les amis parlans librement sont necessaires, pour leur rabattre un peu la hautaineté de coeur que la prosperité leur apporte, pour ce qu'il y en a bien peu qui en felicité retiennent le bon sens, et la plus part ont besoing de sagesse empruntee, et de raison venant d'ailleurs pour les abbaisser et affermir quand ils sont enflez ou esbranlez par les faveurs de la fortune: car quand la fortune vient à oster la grandeur et l'authorité, alors les affaires mesmes apportent quand et eux un chastiement accompagné de repentance: et pourtant n'est-il lors point besoing d'amy qui remonstre librement, ny de paroles graves et poignantes, ains en telles mutations certainement
  L'homme affligé grandement se soulage,
  Quand il peut voir son amy au visage,
qui le console, et qui le reconforte, comme Xenophon escrit qu'és batailles, au plus fort des dangers, quand on voyoit la face riante et guaye de Clearchus, cela donnoit plus grand courage à ceux qui combattoient: là où celuy qui fait à un homme affligé de la fortune une remonstrance aspre et mordante, c'est ne plus ne moins que qui appliqueroit à un oeil travaillé et enflammé de fluxion une drogue propre à esclaircir la veuë, car il ne le guariroit point, ny ne luy diminueroit aucunement sa douleur, <p 52r>mais il adjousteroit courroux à son mal, et luy rengregeroit son tourment. Quand l'homme est sain, ordinairement il n'est pas si hargneux, ny tant impatient qu'il ne veuille aucunement prester l'oreille à un sien amy, qui le reprendra de ce qu'il sera trop subject aux femmes, ou au vin, ou qui le blasmera de paresse, et de ce qu'il ne fera pas assez d'exercice, ou qu'il ira trop souvent aux estuves, ou qu'il mangera trop, et à heures indeuës: là où lors que lon est malade, c'est chose insupportable, et qui engrege le mal, que d'ouïr, Ceste maladie vous est venuë de trop boire, ou de paresse, ou de trop manger, ou de trop hanter les femmes. O la grande importunité! he deà mon amy, je fais mon testament, et les medecins me preparent une medecine de Castorium, ou de Scammonee, qui sont celles que lon donne à l'extremité, quand il n'y a plus d'autre esperance, et tu me viens icy amener des raisons de philosophie, et me faire des remonstrances! ainsi est-il des affaires de ceux à qui la fortune court sus, car ils ne reçoivent point d'aspres remonstrances, ny de graves sentences, ains ont besoing d'aide et de secours: comme les nourrices, quand leurs petits enfans sont tombez, ne courent pas les battre et injurier, ains vont premierement les relever, et les laver, nettoyer et raccoustrer, et puis apres elles les tansent, et les chastient. Auquel propos on recite que Demetrius le Phalerien estant banny de son païs, et s'estant retiré en la ville de Thebes, ne veit pas volontiers de prime face le philosophe Crates, qui l'alla visiter, d'autant qu'il s'attendoit qu'il luy deust dire quelques paroles aspres, fascheuses, et picquantes, en usant de la liberté de parler que usurpoient alors les Philosophes Cyniques: mais quand il l'eut ouy parler modestement, et discourir doulcement de l'exil, qu'il n'apportoit rien de miserable, ne pourquoy on se deust griefvement tourmenter, et que plus tost au contraire, il l'avoit delivré de la charge et du maniement d'affaires fort muables et fort dangereux, et quant-et-quant l'admonester de remettre tout son reconfort en soy mesme, et en sa bonne conscience, il en fut tout resjouy, et reprenant courage, il dit en se tournant devers ses amis, Maudits soient les affaires et les fascheuses occupations qui m'ont engardé de cognoistre et prattiquer un tel homme.
  Le doulx parler d'un amy consolant
  A l'homme plaist qui a le coeur dolent:
  Mais remonstrer à une teste folle,
  C'est perdre temps, sa peine, et sa parole.
telle est la façon des amis genereux: mais les autres de coeur bas flatent leurs amis, pendant qu'ils ont la fortune propice, et comme dit Demosthenes, que toutes les vieilles rompures et denoueures s'esmeuvent en nostre corps soudain qu'il luy advient quelque nouveau mal, aussi eux s'attachent aux changemens de la fortune, comme s'ils en estoient bien aises, et qu'ils en eussent plaisir: car, encore que l'affligé eust aucunement besoing qu'on luy ramenast en memoire sa faulte, pour laquelle il seroit tombé en cest inconvenient par avoir suivy mauvais conseil, il suffiroit de luy dire,
  Ce n'a jamais esté de mon advis,
  Je vous ay fait, contre, plusieurs devis.
En quelles occurrences doncques est-ce, que le vray amy doit estre vehement? et en quel temps doit-il renforcer la voix de sa remonstrance? C'est quand l'occasion se presente, de retenir une volupté qui se desborde, de reprimer une cholere qui sort hors des gonds, et de refrener une insolence qui se laisse trop aller, ou d'empescher une avarice, ou d'arrester quelque fol mouvement. Ainsi parla librement Solon à Croesus le voyant enflé et enorgueilly pour l'opinion d'une felicité incertaine qu'il avoit, l'advertissant, qu'il falloit attendre quelle en seroit la fin: ainsi Socrates rongna les ailes à Alcibiades, et luy feit venir les larmes vrayes aux yeux, en le reprenant, et luy mettant sans dessus dessoubs l'entendement: telles estoient les remonstrances de Cyrus à Cyaxares, et celles de Platon à Dion, lors qu'il estoit en la plus grande <p 52v>fleur de ses prosperitez, et que les yeux de tous les humains estoient tournez sur luy, pour la grandeur et l'heureux succes de ses affaires, en l'admonestant de se donner garde de l'arrogance, comme de celle qui demouroit avec solitude, c'est à dire, qui en fin estoit abandonnee de tout le monde: aussi luy escrivit Speusippus, qu'il ne presumast point de soy, pourtant si jusques aux femmes et aux enfans on ne parloit que de luy: mais qu'il regardast de si bien orner la Sicile de religion et de pieté envers les Dieux, de justice et de bonnes loix envers les hommes, que l'eschole de l'Academie en demourast à jamais honoree. A l'opposite, Euctus et Eulaeus deux familiers amis du Roy Perseus, luy aians tousjours compleu en toutes choses, tandis que la bonne fortune luy avoit duré, et aians tousjours applaudy et consenty à toutes ses volontez, comme ses autres courtisans, apres qu'il eut perdu la battaille pres la ville de Pidne contre les Romains, ils se jetterent sur luy à grosses paroles, à le reprendre amerement, en luy reprochant les fautes qu'il avoit faictes, et les hommes qu'il avoit mal traittez, ou mesprisez, jusques à ce qu'ils l'irriterent si fort, que transporté de douleur et de courroux, il les tua tous deux sur le champ à coups de poignard. Voyla le poinct de l'occasion, à le definir universellement: mais au demourant, il ne faut pas rejetter celles qu'eux mesmes nous presentent, si nous avons soing de leur bien, ains s'en servir et les embrasser promptement: car bien souvent une interrogation, ou une narration, ou un blasme de semblables choses en autres personnes, ou une louange, nous ouvrent la porte pour entrer en libre remonstrance: comme lon dit que Demaratus le Corinthien feit un jour, venant de Corinthe en Macedoine, du temps que Philippus estoit en querelle à l'encontre de sa femme et de son fils: Car l'aiant le Roy salué et embrassé, il luy demanda incontinent si les Grecs estoient bien d'accord les uns avec les autres. Demaratus, qui estoit son amy, et bien privé de luy, luy respondit, «Vrayment il te sied bien, Sire, de t'enquerir de la concorde des Atheniens et des Peloponesiens, et ce pendant laisser ta maison ainsi pleine de division et de dissension domestique.» Aussi feit bien Diogenes, lequel estant allé au camp de Philippus lors qu'il venoit pour faire la guerre aux Grecs, fut surpris et mené devant luy. Le Roy ne le cognoissant pas, luy demanda, s'il estoit pas une espie: «ouy certainement, luy respondit-il, je suis espie voirement, qui suis venu pour espionner ton imprudence, et ta folie, veu que sans estre contraint de personne, tu viens icy mettre sur le tablier, au hazard d'une heure, ton royaume et ta propre vie avec.» Mais cela fut à l'adventure un peu trop vehement. Il y a un autre temps propre pour faire remonstrance, qui est, quand ceux que nous voulons reprendre, aiants esté reprochez par d'autres des fautes qu'ils commettent, en sont tous ravalez, retirez, et r'abaissez: de laquelle occasion l'homme de bon entendement se serviroit bien à propos en reboutant en public, et repoulsant ces injurieux- là, et puis apres prenant à part son amy, et luy ramentevant, que quand nous ne devrions prendre garde à vivre correctement pour autre cause, encore le deussions nous faire, au moins à fin que nos ennemis et malveuillants n'eussent point d'occasion de se lever insolentement encontre nous. Car dequoy pourront ils ouvrir la bouche pour mesdire de toy, que te pourront ils reprocher, si tu veux jetter arriere et laisser ce que maintenant ils t'obeïssent? par ce moyen la pointure de ce qui offense est rejettee sur celuy qui a dit injure, et l'utilité de la remonstrance attribuee à celuy qui donne l'advertissement. Il y en a d'autres qui le font encore plus galantement, et en parlant d'autres admonestent leurs familiers: car ils accusent des estrangers en leur presence des fautes qu'il sçavent bien qu'eux commettent: comme nostre maistre Ammonius s'appercevant à sa leçon d'apres disner, que quelques uns de ses disciples et familiers avoient disné plus amplement qu'il n'estoit convenable à des estudiants, commanda à un sien serviteur affrancy qu'il luy fouëtast son propre fils, «Il ne sçauroit, dit-il, disner sans vinaigre:» En disant cela il jetta l'oeil sur nous, de sorte que ceux <p 53r>qui en estoient coulpables, sentirent bien que cela s'addressoit à eux. D'avantage il faut bien prendre garde de n'user pas de ceste libre façon de remonstrer devant plusieurs personnes, attendu ce qui en advint à Platon: car comme un jour Socrates se fust attaché un peu vehementement à quelqu'un de ses familiers, devant tous ceux de la maison, en pleine table, Platon ne se peut tenir de luy dire, «Ne vaudroit-il pas mieux que cela eust esté dit à part en privé?» Socrates luy respondit tout sur l'heure: «Mais toy-mesmes n'eusses tu pas mieux fait de me dire cela en privé?» Et Pythagoras, à ce que lon dit, s'estant attaché de paroles fort asprement à un de sa cognoissance en la presence de beaucoup de gens, le jeune homme eut si grant regret et si grand honte, qu'il se pendit. Depuis lequel jour jamais il n'advint à Pythagoras de tanser homme en presence d'un autre: car il faut que d'une peché, comme d'une maladie honteuse, la descouverture et la correction soit secrette, non pas publique, et n'en faire pas une monstre et un spectacle commun à la veuë de tout un peuple, en y appellant des tesmoings et des spectateurs: car cela n'est pas fait en amy, mais en Sophiste, que ne quiert que l'apparence, et veut cercher sa gloire és fautes d'autruy, pour en faire ses monstres devant les assistans: comme les Chirurgiens qui font les operations de leur art en plein theatre, pour avoir plus de prattique: mais oultre-ce qu'il y auroit infamie pour celuy qui seroit ainsi repris, laquelle ne doit estre en nulle cure ne guerison, encore faut-il avoir esgard au naturel du vice, lequel de soymesme est opiniastre et contentieux à se defendre: car ce n'est pas simplement l'amour, comme dit Euripides,
  Plus on reprent l'amour, et plus il presse.
Car quelque vice que ce soit, et quelque imperfection, si vous en arguez publiquement et devant tout le monde un homme, sans l'espargner ne luy rien celer, vous le rendrez à la fin eshonté. Tout ainsi doncques comme Platon commande, que les vieillards, qui veulent imprimer la honte aux jeunes enfans, aient eux mesmes les premiers honte devant les enfans: aussi la remonstrance d'un amy qui est elle mesme honteuse, fait grande honte à son amy: et quand douteusement, avecques crainte, et peu à peu elle vient à approcher et toucher le faillant, elle sappe et mine petit à petit son vice, en remplissant de honte et de reverence celuy, qu'elle mesme doute d'aborder de honte: et pourtant sera-il tousjours tresbon, en telles reprehensions d'observer ce precepte,
  Bas en l'oreille, à fin qu'autres ne l'oyent.
Encore est-il beaucoup moins convenable de descouvrir la faute d'un mary devant sa femme, ou d'un pere devant ses enfans, ou d'un amoureux devant ses amours, ou d'un maistre devant ses disciples: car ils sortent hors d'eux mesmes, et perdent patience, tant ils sont courroucez et marris de se voir reprendre devant ceux dont ils desirent estre bien estimez. Et m'est advis, que ce ne fut pas tant le vin qui irrita mortellement Alexandre contre Clitus, comme ce qu'il luy sembla qu'en presence de beaucoup de gens il le regentoit. Et Aristomenes precepteur de Ptolomeus, pour ce que en presence d'un ambassadeur il l'esveilla, qu'il sommeilloit, et le feit estre attentif à ce qui se disoit, il donna prise sur luy à ses malveuillans et flateurs de court, qui faisoient semblant d'estre marris pour le Roy, et disoient, «Si apres tant de travaux que vous supportex, et tant de veilles que vous endurez, le sommeil vous surprent quelquefois, nous vous en devons bien advertir à part en privé, non pas mettre la main sur vostre personne en presence de tant de gens.» Le Roy emeu de ces paroles, luy envoya une coupe pleine de breuvage empoisonné, avec commandement de la boire toute. Aristophane mesme dit, que Cleon luy tournoit cela à crime,
  Qu'il mesdisoit de la ville d'Athenes
  Devant plusieurs de regions loingtaines:
at par là taschoit à irriter les Atheniens alencontre de luy. Et pourtant se faut-il diligemment <p 53v>donner garde de cela, entre autres observations, que lon ne face ces remonstrances par maniere d'ostentation ne de vaine gloire, ains seulement en intention que elles soient utiles et profitables; mais outre cela, ce que Thucydides fait dire aux Corinthiens d'eux mesmes, qu'à eux appartenoit de reprendre les autres, n'estant pas mal dit, doit estre en ceux qui se meslent de reprendre et corriger les autres. Car comme Lysander respondit à un Megarien qui s'avançoit de parler hautement et librement pour la liberté de la Grece, en une assemblee de conseil des alliez et confederez, Ces propos-là, mon amy, auroient besoing d'une puissante cité: aussi pourroit on dire à tout homme qui se mesle de parler librement pour reprendre autruy, qu'il a besoing de moeurs bien reformees. Cela est tresveritable de tous ceux qui s'entremettent de vouloir chastier et corriger les autres, ainsi que Platon disoit, qu'il corrigeoit Speusippus par l'exemple de sa vie. Et tout de mesme Xenocrates jettant son oeil sur Polemon qui estoit entré en son eschole en habit dissolu, de sa veuë seule le changea et le reforma tout: là où un homme leger ou mal conditionné, qui se voudroit ingerer de reprendre les autres, oyroit incontinent qu'on luy mettroit devant le nez,
  Tout ulceré il veult guarir les autres.
Ce neantmoins, pour autant que les affaires mesmes nous meinent bien souvent à reprendre les autres, qui ne valent pas mieux que nous, ny nous aussi gueres mieux qu'eux, le plus honneste et le plus dextre moyen de le faire, en ce cas, est, quand celuy qui remonstre et reprent s'enveloppe luy-mesme, et se comprent aucunement en ce dont il accuse les autres: comme en Homere,
  Diomedes, d'où nous vient ce desastre,
  Que nous avons oublié à combattre? Et en un autre passage,
  Nons ne valons tous pas un seul Hector.
Et Socrates arguoit ainsi tout bellement les jeunes gens, comme n'estant pas luy-mesme delivré d'ignorance, ains aiant besoing d'estre avec eux instruit de la vertu, et de recercher la cognoissance de la verité: car on aime, et adjouste son foy à ceux que lon estime estre subjects à mesmes fautes, et vouloir corriger ses amis comme soymesme, là où celuy qui espanouit ses ailes en rongnant celles d'autruy, comme estant homme net et sincere, sans aucune passion, si ce n'est qu'il soit beaucoup plus aagé que nous, et qu'il n'ait acquis une authorité de vertu et de gloire toute notoire et confessee de tous, ne gaigne ny ne profite autre chose, sinon qu'il se fait reputer importun et fascheux: pourtant n'est ce pas sans cause que le bon homme Ph@enix, en priant Achilles, luy allegue ses infortunes, comment il avoit un jour esté pres de tuer son pere par une soudaine cholere, mais que incontinent il s'en estoit repenty,
  Pour n'encourir ce villain impropere
  Entre les Grecs, d'avoir tué mon pere:
ains le fait à fin qu'il ne semble qu'il le reprenne bien à son aise, n'aiant jamais esprouvé quelle force a la passion de cholere, et comme s'il n'eust jamais esté subject à faillir: car ces façons-là de reprendre nous entrent plus affectueusement dedans le coeur, et nous y rendons nous plus volontiers, quand il nous semble qu'on les nous fait par compassion, et non pas par mespris. Mais pour ce que ny l'oeil enflammé ne reçoit une claire lumiere, ny l'ame passionnee un parler franc, ny une reprehension toute crue, un des plus utiles secours et remedes que lon y sçauroit trouver, seroit d'y mesler parmy quelque peu de louanges, comme en ces passages d'Homere,
  Vous n'avez plus à coeur l'honneur des armes,
  Quoy que soyez les plus vaillans gendarmes
  De tout le camp: aussi jamais tanser
  Je ne voudrois, pour le combat laisser,
  Une que je sçeusse avoir courage lasche:
<p 54r>   Mais contre vous à bon droict je m'en fasche. Et ailleurs,
  Où est ton arc, Pandarus, et où sont
  Tes traicts ailez qui l'honneur donné t'ont,
  Qu'en ce pais nul n'est qui comparer
  Se peust à toy, pour justement tirer?
Aussi certainement retienent et revocquent merveilleusement ceux qui se laissent aller, ces obliques manieres de reprendre:
  Où est le sage Oedipus à cest' heure?
  Où font ces beaux @enigmes leur demeure? Et cest autre,
  Cest Hercules qui tant a enduré,
  Un tel propos a il bien proferé?
Car cela n'adoulcit pas seulement l'aspreté de la reprehension et de la jussion, ains engendre une emulation envers soymesme, luy faisant avoir honte des choses laides et deshonnestes, par la recordation des belles et honnestes qu'il a autrefois faittes, en prenant de soymesme exemple de mieux faire: car quand nous luy en comparons d'autres de ces citoyens ou de ses compagnons egaux en aage, ou mesme de ses parents, alors le vice, qui de soy- mesme est opiniastre, revesche et contentieux, s'en ennuye et s'en courrouce, et respond souvent tout bas entre ses dents, Que ne vous en allez vous doncques à ceux là qui valent mieux que moy, et que vous ne me laissez en paix, sans me plus fascher? Pourtant se faut-il bien garder, quand on reprend, ou que lon remonstre librement à quelqu'un, que lon ne louë d'autres en sa presence, si d'adventure ce ne sont ses peres, comme fait Agamemnon,
  Tydeus a engendré de son germe
  Un fils qui n'a comme luy le coeur ferme.
et Ulysses, en la Trag@edie intitulee les Scyriens, parlant à Achilles,
  Toy qui és fils du plus vaillant guerrier
  Qui ceignit onc espee ne baudrier
  En toute Grece, à filer la filace
  Esteindras-tu la gloire de ta race?
Ce seroit bien au demourant chose fort malseante quand on se sentiroit admonesté d'un amy, ou remonstré franchement, vouloir user d'admonnestement et de remonstrance au contraire envers luy: car cela enflamme soudain les courages, et engendre bien souvent grande contention: et en effect ce debat là ne sentiroit pas sa reciprocation de remonstrance contre remonstrance, mais plus tost son coeur felon, qui ne pourroit supporter qu'on luy feist aucune remonstrance: et pourtant est il beaucoup meilleur supporter patiemment un amy qui nous remonstre, car s'il advient puis apres qu'il faille luy-mesme, et qu'il ait besoing de remonstrance, cela donne, par maniere de dire, liberté à la liberté de remonstrer: car en luy ramenant en memoire, sans aucune pique ny aigreur du passé, que luy-mesme souloit ne mettre pas en nonchaloir ses amis, quand ils s'oubloient, ains prenoit bien la peine de les redresser, et les instruire et enseigner, il se rendra plus facilement, et recevra la correction, comme estant une pareille de bienveuillance et de grace, non pas de plainte ny de courroux. D'avantage Thucydides escrit, que celuy est sage et bien advisé qui reçoit envie, et se fait envier pour de tresgrandes occasions: aussi fault-il dire, que le sage amy reçoit la male grace que lon acquiert à corriger les autres pour causes de grand pois et de bien grande importance: car si pour toutes choses, et contre tous il se fasche, et qu'il ne se porte pas envers ses familiers comme amy doulcement, ains comme p@edagogue et regent imperieusement, il se trouvera puis apres mousse, et de nul effect, quand il cuydera remonstrer et corriger és choses de bien grande consequence, pour avoir usé de sa remonstrance, ne plus ne moins que le medecin qui employroit une drogue de <p 54v>medecine forte et amere, mais necessaire, et qui cousteroit beaucoup, en plusieurs menues maladies et non necessaires: parquoy il se gardera de faire ordinaire de corriger et de monstrer d'estre de trop pres reprenant: et si d'adventure il a quelque sien amy hargneux, querellant facilement, et calumniant toutes choses, ce luy sera une anse pour le reprendre luy-mesme, quand il viendra à faillir en plus lourdes faultes. Le medecin Philotimus dit un jour à quelqu'un qui estoit suppuré, et plein d'apostumes dedans le corps, et luy monstroit un panaris qu'il avoit à la racine de l'ongle d'un de ses doigt, «Mon amy, ton mal n'est pas au bout de ton ongle.» Aussi le temps apportera à un sage amy occasion de dire à l'aute, qui reprendra à tous coups des choses petites et legeres, comme qu'il sera un peu subject à jouër, ou à faire bonne chere, ou quelques telles brouilleries: Mon amy, trouvons moyen seulement qu'il mette dehors sa garse, et qu'il ne jouë plus aux dez, car au demourant c'est un homme qui a de belles et grandes parties: car celuy qui sent qu'on luy pardonne de legeres faultes, endure patiemment que son amy prenne la liberté de le reprendre hardiment des lourdes et grosses: mais celuy qui est pressant par tout, aspre et fascheux, qui s'enquiert curieusement, et recerche tout, il n'est pas supportable à ses propres enfans mesmes, ny à ses freres, ains est intolerable jusques à ses serviteurs. Mais pour ce que, comme dit Euripides,
  Les maux ne sont pas tous en la vieillesse:
aussi ne sont pas tous les vices en nos amis, et les fault observer diligemment, non seulement quand ils font mal, mais aussi quand ils font bien, et alors les louër affectueusement en premier lieu, et puis faire comme ceux qui trempent le fer, apres qu'ils l'ont amolly et attendry par le feu, ils le baignent en quelque humeur froide, dont il prent sa dureté et sa trempe: aussi quand nous verrons que nos amis seront eschauffez et destrempez des louanges que nous leur aurons donnees, il leur fault adonc bailler, comme la trempe, une libre reprimende et remonstrance de leurs faultes. Alors sera-il temps de leur dire, Ces actes cy sont ils dignes d'estre comparez à ceux-là? voyez vous la vertu quels fruicts elle produit? Voyla que c'est que nous, qui sommes vos amis, demandons de vous. Ces offices cy sont propres à vous: vous estes né pour cela: mais ces autres là,
  Jetter les faut en un mont solitaire,
  Ou en la mer qui ne cesse de braire.
Car tout ainsi comme le prudent medecin aimera tousjours mieux guarir la maladie d'un sien patient par un dormir, ou par une maniere de diete et de nourriture, que par un Castorium ou une Scammonee: aussi un amy honneste, un bon pere, un maistre gracieux sera tousjours plus aise de louër, que de blasmer, pour reformer des moeurs: car il n'y a rien qui face que celuy qui remonstre offense moins, et qu'il profite plus, que sans se courroucer, doucement avec affection et bienveuillance s'addresser à ceux qui faillent. Pourtant ne fault pas asprement les convaincre quand ils nient le faict, ny les empescher quand ils y veulent respondre pour se justifier, ains plustost leur subministrer aucunement quelques honnestes couvertures et excuses: et quand on voit qu'ils se reculent de la cause qui pourroit estre la pire de leur forfaict, leur ceder aussi plus gracieusement, comme fait Hector à son frere Paris,
  O malheureux, ce ne t'est point d'honneur
  Que tu as mis ce courroux en ton coeur.
Comme si sa retraicte du combat d'homme à homme, contre Menelaus, n'eust pas esté fuitte ny lascheté de coeur, mais seulement un despit: autant en dit le bon vieillard Nestor à Agamemnon,
  Tu as cedé à ton coeur magnanime.
Car il est plus doux et plus gracieux à mon advis de dire, tu n'y pensois pas: ou, tu ne <p 55r>le sçavois pas: que de dire, c'est meschamment fait à toy: ou, cela est villain et deshonneste: et ne conteste point alencontre de ton frere, est plus doulx, que, ne porte envie à ton frere: et plus civil de dire, fuy ceste fmme qui te gaste, que, cesse de corrompre ceste femme. Voyla le moyen dont doit user la franchise de parler d'un amy pour curer la maladie ja advenuë, mais pour le prevenir, tout au contraire, car quand nous le voudrons destourner de commettre une faute, dont il sera tout prest, ou nous opposer à quelque impetuosité de volonté desordonnee qu'il aura, ou le pousser et eschauffer, là où nous le sentirons trop froid et trop mol, il faudra transferer le faict aux plus enormes et plus villaines causes que nous pourrons, comme fait Ulysses pour aiguillonner Achilles en une Trag@edie de Sophocles: car il dit, Ce n'est pas pour le souper, Achilles, que tu te courrouces,
  Mais tu as peur, comme desja voyant
  Les murs de Troye.
Et comme derechef Achilles se courrouceast encore de plus en plus pour ces paroles là, et dist que par despit il ne s'embarqueroit point, et ne feroit point le voyage, Ulysses luy respond,
  Je sçay que c'est que tu fuis, ce n'est mie
  Que tu ayes peur d'encourir infamie,
  Mais c'est qu'Hector n'est guere loing d'icy:
  Du courroucé fait-il bon faire ainsi.
Par ce moyen celuy qui est vaillant et hardy, en luy mettant au devant la crainte d'estre tenu pour lasche et couard: celuy qui est honneste, et chaste, d'estre reputé paillard et dissolu: celuy qui est liberal et magnifique, d'estre estimé avaricieux et mechanique: on les incite à bien faire, et les divertit-on de mal faire: aussi faut-il estre moderez quand ce sont choses faites, où il n'y a point de remede, tellement que la remonstrance monstre que le reprenant ait plus de desplaisir et de compassion de la faute de son amy, que non pas d'aigreur à le reprendre: mais où il est question de les garder qu'ils ne faillent, et de combatre contre leurs violentes passions, il faut là estre vehements, assidus, et inexorables, sans leur rien pardonner: car c'est là proprement le poinct de l'occasion, où se doit monstrer l'amitié non feinte, et la franchise de remonstrer veritable: car de blasmer les choses faittes et passees, nous voyons que les ennemis mesmes en usent les uns contre les autres. Auquel propos Diogenes souloit dire, que pour garder un homme d'estre meschant, il faut qu'il ait ou de bons amis, ou de vehements et aspres ennemis: car les uns l'enseignent à bien fiare, les autres le syndiquent s'ils le voyent mal faire. Or vault il beaucoup mieux s'abstenir de mal faire en croiant au bon conseil de ses amis, que se repentir d'avoir mal fait pour s'en voir accusé et blasmé par ses ennemis. Parquoy ne fust-ce que pour cela, il faut user de grande prudence et de grande circonspection à faire remonstrances et parler librement à ses amis, d'autant que c'est la plus grande et la plus forte medecine, dont puisse user l'amitié, et qui a plus besoing d'estre donnee en temps et en lieu, et plus sagement temperee d'une mesure et mediocrité. Et pour autant, comme nous avons ja dit plusieurs fois, que toute remonstrance et reprehension est douloureuse à celuy qui la reçoit, il fault imiter en cela les bons medecins et chirurgiens: car quand ils ont incisé quelque membre, ils ne laissent pas la partie dolente en sa douleur et en son tourment, ains usent de quelques fomentations ou infusions lenitives: aussi celuy qui aura fait la remonstrance dextrement, apres avoir donné le coup de la pointure ou morsure, ne s'en fuira pas incontinent, ains en changeant d'autres entretenements et d'autres propos gracieux, addoucira et resjouira celuy qu'il aura contristé: ne plus ne moins que les tailleurs d'images et sculpteurs, quand ils ont rompu ou frappé trop avant quelque partie d'une statuë, ils la polissent et la lustrent puis apres, mais celuy qui a esté attainct <p 55v>au vif, et deschiré d'une remonstrance, si on le laisse ainsi tout brusque, enflé et émeu de cholere, il est puis apres difficile à remettre et à reconforter. Pourtant faut-il, que ceux qui veulent reprendre et admonester leurs amis, observent diligemment ce poinct-là sur tous autres, de ne les abandonner pas incontinent apres les avoir tansez, ny ne terminer pas tout court leurs propos et leurs devis par l'aigreur de la pointure et picqueure qu'ils leur auront donnee.

De la Mansuetude, Comment il faut refrener la CHOLERE, EN FORME DE DEVIS. Les personnages devisans, Sylla et Fundanus.
SYLLA. Il me semble, Seigneur Fundanus, que les peintres font sagement, de contempler à plusieurs fois, par intervalles de temps, leurs ouvrages, avant que les tenir pour achevez: pour ce qu'en esloignant ainsi leurs yeux d'iceux, et puis les ramenant souvent pour en juger, ils les rendent comme nouveaux juges, et plus aptes à toucher jusques aux moindres et plus particulieres faultes, lesquelles la continuation et accoustumance de veoir ordinairement une chose, nous couvre et cache. Mais pourautant qu'il n'est pas possible qu'un homme s'esloigne de soymesme, et puis s'en rapproche par intervalles, ne qu'il interrompe la continuation de son sentiment, ains est ce qui fait que chascun est pire juge de soymesme que des autres: le second remede qu'il y auroit en cela, seroit de revoir ses amis par intervalles, et aussi se bailler semblablement à visiter à eux, non seulement pour regarder si lon est tost envielly, ou si le corps se porte pis ou mieux que paravant, mais aussi pour considerer les moeurs et les façons de faire, à sçavoir si le temps y auroit point adjousté quelque chose de bon, ou osté quelque chose de mauvais. Quant à moy donc, y aiant ja deux ans que je suis arrivé en ceste ville de Rome, et cestuy estant le cinquiéme moys que je demeure avec toy, je ne trouve pas estrange, veu la gentillesse et dexterité de ta nature, que aux bonnes parties qui ja estoient en toy, il y ait une accession et accroissement si grand: mais voyant comme celle vehemence et ardente impetuosité de cholere qui estoit en toy, est maintenant addoucie et renduë obeïssante à la raison, il me vient en pensee de dire ce qui est en Homere,
  O Dieux, combien ton ire est amollie?
Mais cest amollissement et addoucissement-là ne procede pas ny d'une paresse, ny d'une resolution de la vigueur du corps, ains comme une terre bien labouree prend du labourage une egalité et profonde jauge qui profite à la fertilité: aussi à ta nature une prudence egale et profonde, utile à manier affaires, au lieu de l'impetuosité et soudaineté qu'elle avoit au paravant: dont il appert que ce n'est point par un declinement de la vigueur corporelle qui se passe, à cause de l'aage, ny fortuitement, que ta cholere se soit passee et fenee, ains par aucunes bonnes remonstrances et raisons qu'elle ait esté guarie: combien que, pour te dire la verité, je ne le pouvois pas du commancement croire à Eros nostre familier amy, qui m'en faisoit le rapport, aiant doute et souspeçon, qu'il ne prestast ce tesmoignage à l'amitié qu'il te porte, de m'asseurer que les bonnes parties, et qui doivent estre en toutes gens de bien et d'honneur, fussent en toy, qui n'y estoient pas, encore que tu sçaches assez, qu'il n'est pas homme qui en faveur de personne, pour luy complaire, soit pour dire autrement qu'il en pense. Or maintenant le tiens-je pour totalement absouls du crime de faux tesmoignage: et pour ce que le cheminer t'en donne le loysir, je te supplie de nous raconter <p 56r>la maniere de la medecine dont tu as usé à rendre ta cholere ainsi soupple, ainsi douce, subjecte et obeissante entierement à la raison. FUNDANUS. Mais ne regardes-tu pas toymesme, cher amy Sylla, que à l'occasion de l'amitié et bienveuillance que tu me portes, tu ne cuydes veoir en moy une chose pour l'autre: car quant à Eros, qui luy mesme n'a pas tousjours son courage et sa cholere arrestee au chable de l'ancre que dit Homere, ains quelquefois s'escarmouche assez asprement, pour la haine qu'il a contre les meschans, il est vraysemblable qu'il me trouve plus doulx, ainsi comme és muances de la game, en la musique, telle note qui est la plus basse, en une octave, est la plus haute au regard d'une autre. SYLLA. Ce n'est ny l'un ny l'autre: mais fay ce que je te requier pour l'amour de moy. FUNDANUS. Puis que ainsi est Sylla, l'un des meilleurs advertissements du sage Musonius, dont il me souvienne, est, qu'il souloit dire, «Qu'il fault que ceux qui se veulent sauver, ne facent autre chose toute leur vie, que se curer et nettoyer.» Non pas qu'il faille jetter hors la raison avec la maladie, apres qu'elle a achevé la cure et guarison, comme l'hellebore, ains faut que demourant en l'ame, elle contregarde, et conserve le jugement: pour ce que la raison ne ressemble pas aux drogues medicinales, mais plus tost aux viandes salubres engendrant és ames de ceux à qui elle est familiere une bonne complexion, et habitude avec la santé: là où les advertissements et remonstrances que lon fait aux passions, lors qu'elles sont en la force de leur enfleure et inflammation, produisent bien quelque effect, mais lentement et à grand' peine, ressemblans proprement aux odeurs, lesquelles font bien revenir sur l'heure ceux qui sont tombez du hault mal, mais elles ne guarissent pas pour cela la maladie: encore toutes les autres passions de l'ame sur le poinct mesme qu'elles sont en leur plus grande fureur, cedent aucunement, et plient à la raison venant de dehors au secours, mais la cholere ne fait pas seulement comme dit Melanthius,
  Maulx infinis, en mettant la raison,
  Pour un temps, hors de sa propre maison:
mais elle la desloge du tout, et la ferme dehors: et comme font ceux qui se bruslent eux mesmes dedans leur maison, elle remplit tout le dedans de trouble, de fumee, et de bruit, de maniere qu'elle n'oit, ny ne voit rien de ce qui luy peut profiter. Et pourtant une navire estant en fortune et tourmente en haulte mer abandonnee, recevroit plustost un pilote de dehors, que ne recevroit l'homme qui est agité de courroux et de cholere, la raison et remonstrance d'un autre, si de longue main il n'a fait provision chez luy du secours de la raison: ains comme ceux qui s'attendent d'avoir le siege dedans une ville, amassent et serrent tout ce qui leur y peult servir, ne s'attendans point au secours de dehors: aussi faut-il apporter les remedes que lon a de long temps au paravant amassez de la philosophie alencontre de la cholere: estans bien certains, que quand l'occasion du besoing et de la necessité s'y presentera, malaiseement en pourront-ils faire entrer de dehors: car l'ame n'oit pas seulement ce qu'on luy dit au dehors pour le trouble qu'elle a au dedans, si elle n'a chez soy sa propre raison, comme un comite qui promptement reçoive et entende les commandemens et remonstrances, qu'on luy fait, ou bien si elle l'oit, elle mesprise ce que lon luy dit tout doucement et quoyement, et si on luy fait instance et qu'on la presse un peu plus asprement, elle s'aigrit et s'indigne: car la cholere de sa nature estant superbe, audacieuse, et malaisee à manier par autruy, comme une grande et puissante tyrannie, doit avoir en soymesme quelque chose domestique et nee avec elle qui la ruine. Or la continuation de courroux et accoustumance de se courroucer souvent, engendre en l'ame une mauvaise habitude que lon appelle cholere, laquelle finablement devient un feu d'ire soudaine, une amertume vindicative, et une aigreur intraittable à qui tout desplaist, quand le courage devient ulceré, s'offensant de <p 56v>peu de chose, chagrin, hargneux, comme une lame de fer tenue et foible, qui se perce à la moindre graveure du monde: mais le jugement qui s'oppose sur le champ promptement au courroux, et le supprime, ne remedie pas seulement au present, ains fortifie et rend l'ame plus roide et plus ferme à l'advenir: car il m'est advenue à moy, apres avoir fait deux ou trois fois teste à la cholere, ce qui advint jadis aux Thebains, lesquels aians une fois fait teste aux Laced@emoniens qui paravant sembloient invincibles, jamais depuis ne furent vaincus d'eux en bataille: car depuis je pris courage de penser, que lon en pouvoit venir à bout par discours de raison, et si voyois que elle s'estanchoit non seulement en respandant de l'eau froide sur celuy qui est courroucé, ainsi comme l'escrit Aristote, mais aussi qu'elle s'esteint en luy approchant une peur, voire en luy presentant une soudaine joye, comme dit Homere, elle se dissoult et se destrempe: tellement que je feis en moy-mesme ceste resolution, que c'estoit une passion qui n'estoit pas du tout irremediable à ceux qui y veulent prouvoir, pour autant mesmement qu'elle n'a pas tousjours des commancements qui soient grands ne puissants: attendu que bien souvent un brocquard, un traict de mocquerie, une risee, un clin d'oeil, ou hochement de teste, et autres telles et semblables choses, mettent plusieurs en cholere: comme Helene fascha et courroucea sa niepce seulement en luy disant,
  Fille Electra de moy pieça non veuë: jusques à luy respondre,
  Il est bien tard d'estre maintenant sage,
  Aiant esté par avant si volage,
  Que de quitter l'hostel de ton mary.
Semblablement aussi Callisthenes irrita Alexandre pour luy avoir dit, quand on apporta la grande coupe à boire d'autant à tour de rolle, «Je ne veux pas, pour boire à la santé d'Alexandre, avoir besoing d'un Aesculapius:» c'est à dire, d'un medecin. Ainsi donc comme il est facile d'arrester une flamme qui s'est prise à du poil de connin, ou à des fueilles seiches, ou à de la paille, mais si une fois elle s'attache à chosses solides et où il y ait du fond, elle embraze incontinent et consomme, comme dit Aeschylus,
  Le hault labeur des maistres charpentiers:
Aussi celuy qui veut prendre garde à la cholere du commancement, en voyant qu'elle commance à fumer et à s'allumer pour quelque parole ou quelque gaudisserie de neant, il n'a pas beaucoup à faire, ains bien souvent pour se taire seulement, ou pour n'en tenir compte, il l'appaise totalement: car qui ne donne nourriture et entretenement de bois au feu, il l'esteint: aussi qui ne donne sur le commancement nourriture à son ire, et qui ne se souffle soy-mesme, il l'evite ou la dissipe. Et pourtant ne me plaist point le philosophe Hieronymus, combien qu'au demourant il donne beaucoup de beaux enseignements et bonnes instructions, en ce qu'il dit, que lon ne sent point la cholere quand elle s'engendre, mais quand elle est engendree, tant elle est soudaine: car il n'y a nulle autre passion qui face une si manifeste naissance, ne si evidente croissance, quand elle s'amasse et se remuë, comme fait la cholere: ainsi comme Homere mesme en homme bien experimenté le donne à entendre, quand il fait qu'Achilles est bien attaint de douleur à l'instant mesme qu'il entend la parole du Roy Agamemnon, en disant:
  Ainsi dit-il, et une noire nuë
  D'aigre douleur le couvrit survenuë:
mais qu'il se courrouce puis apres à luy lentement et à tard, apres estre enflambé de plusieurs paroles ouyes et dittes, lesquelles si quelqu'un se fust entremis de destourner et oster, la querelle ne fust pas venuë à si grand accroissement comme elle feit. Voyla pourquoy Socrates toutes les fois qu'il se sentoit un peu plus asprement esmeu <p 57r>qu'il ne falloit alencontre de quelqu'un de ses amis, se rengeant avant la tourmente à l'abry de quelque escueil de mer, il rabbaissoit sa voix, et monstroit une face riante, et un regard plus doulx, se maintenant ainsi droit sur ses pieds, sans tomber ny estre renversé, penchant en l'opposite et s'opposant au contraire de sa passion: car le premier moyen d'abbatre la cholere, comme une domination tyrranique, c'est de ne luy obeir, ny ne la croire point, quand elle nous commande de crier hault, et regarder de mauvais oeil en travers, et se frapper soymesme, ains se tenir quoy, et ne renforcer pas sa passion, comme une maladie, à force de braire, et de crier hault, et de se demener, et tourmenter: car ce que font ordinairement les jeunes gens amoureux, comme d'aller en masque, danser, chanter à la porte de leur maistresse, et la couronner de bouquets et de festons de fleurs, cela au moins apporte quelque gracieux et honneste allégement à leur passion,
  Arrivé là je ne demandé mie
  Qui, ne de qui estoit fille m'amie,
  Ains la baisé: si cela est peché,
  Je librement confesse avoir peché.
Et la permission que lon donne à ceux qui sont en deuil de lamenter et de plorer leur perte, avec les larmes qu'ils espandent jettent hors aussi une bonne partie de leur douleur: mais la passion de cholere n'est pas ainsi, car elle s'enflamme et s'allume d'avantage par les actes que font ceux qui en sont espris. Et pourtant est-il bien meilleur de se tenir quoy, ou s'en fuir et se cacher, ou retirer en quelque port de seureté, quand on sent comme un accés du hault mal qui nous veut prendre, de peur que nous n'en tombions, ou plus tost que nous n'en surtombions, car nous en tombons le plus souvent, et le plus asprement sur nos amis, d'autant que nous n'aimons pas toutes sortes de choses, ny ne portons pas envie à toutes sortes de gens, ny ne les craignons pas: mais il n'y a rien à quoy nostre cholere ne s'attache, il n'y a rien à quoy elle ne se prenne, car nous nous courrouceons et à nos amis, et à nos ennemis, et à nos enfans, et à nos peres et meres, voire et aux Dieux mesmes, et aux bestes, et aux utensiles, qui n'ont ny ame ne vie, comme Thamyris
  Rompant son cornet relié
  A cercles d'or fin delié,
  Et de sa lyre l'harmonie
  De chordes tendue et garnie.
Et Pandarus qui se maudit luymesme, s'il ne rompt son arc et ses flesches de ses propres mains, et ne les met dedans le feu: et Xerxes qui donna des poinçonnades et des coups de fouët à la mer, et escrivit des lettres missives à la montagne Athos, qui disoient, Athos merveilleux, qui de ta cyme touches au ciel, garde toy bien d'avoir des rochers grands, et qui soient malaisez à quasser, pour empescher mes ouvrages, autrement je te denonce, que je te coupperay toy-mesme, et te jetteray dedans la mer. Il y a plusieurs choses formidables et redoutables en la cholere, mais aussi y en a il plusieurs ridicules et mocquables. C'est pourquoy elle est et plus hayë, et plus mesprisee que nulle autre passion qui soit en l'ame, et pourtant seroit-il expedient et utile de considerer l'un et l'autre diligemment. Quant à moy doncques, si j'ay bien ou mal faict, je ne sçay, mais j'ay commancé par là à me guarir de la cholere: comme faisoient anciennement les Laced@emoniens, qui pour enseigner à leurs enfans à ne s'enyvrer point, leur monstroient leurs esclaves, les Ilots, yvres: aussi considerois-je les effects de l'ire és autres. Premierement ainsi comme Hippocrates escrit, que celle maladie est la plus mauvaise et la plus dangereuse, qui desfigure le visage de l'homme, et le rend dissemblable à soy-mesme: aussi voyant que ceux qui sont espris de cholere sortent plus d'eux mesmes, et changent de face, de couleur, de contenance, d'alleure, <p 57v>et de voix, j'en imprimé comme une forme en mon ame, et pensé en moymesme, que je serois bien desplaisant si jamais je me monstrois ainsi espouventable, et ainsi transporté à mes amis, à ma femme, et à mes petites filles, estant non seulement hydeux à voir, et tout autre que de coustume, mais aussi aiant la voix aspre et rude, comme je m'estois rencontré à en voir aucuns de mes familiers si espris et troublez de cholere, qu'ils ne pouvoient pas retenir ny leurs façons ordinaires, ny la forme de leur visage, ny leur grace à parler, ny leur douceur en compagnie. On lit que Caïus Gracchus l'orateur, qui estoit de nature homme aspre, vehement et violent en sa façon de dire, avoit une petite fleute accommodee, avec laquelle les musiciens ont accoustumé de conduire tout doucement la voix de hault en bas, et de bas en hault, par toutes les notes, pour enseigner à entonner, et ainsi comme il harenguoit, il y avoit l'un de ses serviteurs, qui estant debout derriere luy, comme il sortoit un petit de ton en parlant, luy entonnoit un ton plus doulx et plus gracieux, en le retirant de son hault crier et braire, et luy ostant l'aspreté et l'accent cholerique de sa voix,
  Rendant tel son melodieux,
  Que le flageolet gracieux,
  D'un roseau accoustré de cire,
  Fait aux bouviers souefvement bruire,
  Tant qu'il les endort par les champs.
et ainsi ramenoit-il la vehemence cholerique de l'orateur. Quant à moy, si j'avois un vallet adroit, et homme de bon entendement, je ne trouverois point mauvais que quand il me verroit courroucé, il me presentast soudain un miroir, comme nous en voions que le se font apporter quand ils sortent du baing, sans aucune utilité: là où ce seroit chose fort profitable à plusieurs, de se voir ainsi troublez et hors de son naturel, pour leur faire à jamais haïr ceste passion de courroux et de cholere. On raconte par maniere de jeu et de passetemps, que un Satyre admonesta un jour Minerve, que ce n'estoit point bien son cas que de jouër des fleutes, mais que sur le champ elle ne feit point autrement compte de son admonestement,
  Point ne t'est bien ceste forme seante,
  Jette moy là toute fleute bouffante,
  Et prens en main les armes, sans enfler
  Si laidement tes jouës à souffler.
mais depuis quand elle eut contemplé son visage dedans une riviere, elle s'offensa tant de ses grosses jouës, qu'elle en jetta ses fleutes: et toutefois encore a cest art de jouër des fleutes ce reconfort de la laideur et deformité de visage, que le son en est doux et plaisant. Et puis Marsyas qui inventa la hanche, pour emboucher le aubois, et les fermoirs de la museliere que lon attache alentour de la bouche, reteint la violence du vent enclos à force, et cacha et accoustra un petit la deformité du visage:
  D'or reluisant la bouche il orna, pleine
  D'impetueuse et vehemente aleine,
  Aussi feit il les jouës de laniere
  Double de cuir nouee par derriere:
mais la cholere enflant et estendant le visage villainement, jette encore une plus villaine et plus mal plaisante voix,
  Touchant du coeur les chordes plus cachees,
  Qui ne devroient pour rien estre touchees.
car on dit que la mer, quand elle est agitee de vents, et qu'elle jette hors de l'algue et de la mousse, qu'elle se purge: mais les paroles dissoluës, ameres et folles, que l'ire fait sortir hors de l'ame renversee sans dessus dessoubs, fouillent premierement ceux qui les disent, et les remplissent d'infamie, pour ce que elles donnent à cognoistre, qu'ils les <p 58r>avoient de tout temps en leurs coeurs, et en estoient pleins, mais que la cholere les a descouverts: et pourtant payent ils, pour la plus legere chose qui soit, c'est à sçavoir la parole, la plus griéve et plus pesante amende, c'est qu'ils en sont tenus et reputez malings et mesdisans. Ce que voyant et observant quelquefois, je veins à faire ce discours tout doucement en moymesme, que c'est bonne chose en fiebvre, mais encore meilleure en cholere, d'avoir la langue doulce, molle et unie: car celle des febricitans, si elle n'est telle qu'elle doit estre par nature, c'est signe, mais non pas cause, de mauvais disposition au dedans: mais celle de ceux qui sont courroucez estant orde, ou aspre, et desbridee à proferer paroles indignes, met dehors injure, oultrage et contumelie, mere d'inimitié irreconciliable, et qui monstre une malignité latente et cachee. Car le vin ne produit rien de si desordonné, ne de si mauvais, comme la cholere, encore cela s'attribue à risee et à jeu, mais cecy est destrempé avec fiel d'inimitié et de rancune. Et en beuvant à la table celuy qui se tait est ennuyeux à la compagnie et fascheux: mais en la cholere il n'y a rien si venerable, si grave, ne si digne, que de se tenir quoy, comme Sappho admoneste,
  L'ire en la poittrine cachee
  Engarder sa langue attachee,
  Qu'elle ne parle follement.
Si peut on non seulement recueiller cela, en prenant garde à ceux qui sont espris d'ire, mais aussi cognoistre et comprendre au demourant, quelle est toute la nature de la cholere, comment elle n'est ny genereuse, ny magnanime, ny aiant en soy rien de grand ny de viril, combien que au vulgaire il semble, que pour estre tempestative, elle soit active, que ses menaces soient hardiesse, et son opiniastreté soit force, et y en a qui pensent que sa cruauté soit disposition à faire grandes choses, que sa dureté implacable soit fermeté, et son estre hargneuse soit haine des vices, en quoy ils s'abusent grandement, car tous ses actes, ses mouvements, et ses contenances arguent et montrent grande foiblesse et bassesse, non seulement par ce que nous voyons que les petits enfans, quand ils sont courroucez deschirent tout et s'aigrissent alencontre des femmes, et veulent que lon batte et chastie les chiens, les chevaux, et les mulets, comme Ctesiphon l'escrimeur vouloit faire à coups de pied, et regimber alencontre de sa mule: mais aussi és meurtres et homicides que font faire les tyrans, en l'amertume et atrocité desquels on apperçoit leur pusillanimité et foiblesse, et en ce qu'ils font souffrir aux autres ce qu'ils souffrent eux mesmes: ne plus ne moins que les morsures des serpens venimeux, plus elles sont douloureuses et enflammees, plus elles font grande enfleure aux patients: car ainsi comme la tumeur et enfleure est indice de grand blesseure en la chair, aussi és ames qui plus sont molles, plus elles se laissent aller et succomber à la douleur, plus elles mettent hors grande cholere procedente de plus grande infirmité. Voyla pourquoy les femmes ordinairement sont plus aigres et plus choleres que les hommes, et les malades que les sains, et les vieillards que ceux qui sont en fleur d'aage, et les bien-fortunez que les infortunez: car l'avaricieux est fort cholere alencontre de sa femme, le glorieux et ambitieux contre celuy qui mesdit de luy: et les plus aspres de tous en leurs choleres, ceux qui affectent les premieres honneurs en une cité, et qui se font chefs de part, qui est un tourment honorable, comme dit Pindarus. Voyla comment de la part dolente de l'ame, et souffrant à cause de son imbecillité, sourt la cholere, laquelle ne ressemble point à des nerfs de l'ame, comme disoit quelqu'un des anciens, ains plustost, ou à des extensions, ou des convulsions d'icelle, se dressent et soubs-levant avec plus de vehemence quand elle a envie de se venger. Or les exemples des choses mauvaises ne sont pas plaisans à voir, ains sont necessaires seulement: mais quant à moy, estimant que les exemples de ceux qui se <p 58v>sont doulcement et benignement comportez és occasions de courroux, sont et tresplaisans à ouïr, et tresbeaux à voir, je commance à mespriser ceux qui disent,
  Tu as fait tort à un homme, et un homme
  Te faut souffrir. Et semblablement aussi,
  Jette le moy, jette le moy par terre,
  Et que du pied la gorge on me luy serre.
et autres telles paroles, qui servent à aiguiser la cholere, par lesquelles aucuns taschent à transporter la cholere des cabinets des dames aux logis des hommes. Car la prouësse, s'accordant au demourant en toutes autres choses avec la justice, me semble quereller et debattre avec elle de la doulceur et mansuetude seulement, comme à elle plus justement appartenant: car il est bien quelquefois advenu, que les pires ont surmonté les meilleurs: mais en son ame propre dresser un trophee contre la cholere, à laquelle, comme dit Heraclitus, il est bien difficile de pouvoir resister, à cause que ce qu'elle veut, elle l'achette se sa vie: cela est acte d'une grande et victorieuse puissance, qui sort du jugement de la raison, comme de nerfes et de muscles alencontre des passions. C'est pourquoy je m'estudie à lire et à recueiller les dicts et faicts, non seulement des gens de lettres et des Philosophes, qui n'ont point de fiel, ce disent les sages, mais des Princes, Capitaines et Roys: comme ce que dit un jour Antigonus à quelques uns qui mesdisoient de luy tout aupres de sa tente, ne pensans pas qu'il les entendist, en soulevant la toille de sa tente avec son baston, «Deà n'irez vous point, dit-il, plus loing mesdire de moy?» Et comme un nommé Arcadion natif d'Achaïe feist profession de mesdire par tout de Philippus, et d'admonester un chascun de fuir,
  Jusques à tant que trouvé lieu on eust,
  Où Philippus personne ne cogneust.
et depuis ne sçay comment se fust rencontré en la Macedoine, les courtisans du Roy Philippus vouloient qu'il le feist chaster, et ne le laissast point eschapper, puis qu'il le tenoit entre ses mains: mais au contraire Philippus parla à luy humainement, et luy envoya jusques à son logis des presens: et quelque temps apres commanda que lon s'enquist quels propos il tenoit de luy entre les Grecs: chascun luy rapporta qu'il faisoit merveilles de le louër par tout: et Philippus leur respondit adonc, «Je suis doncques meilleur medecin de la mesdisance, que vous n'estes.» Et une autrefois en l'assemblee des jeux Olympiques, comme les Grecs eussent mesdit de luy, ses familiers disoient qu'ils meritoient d'estre bien asprement chastiez, de mesdire ainsi de celuy qui leur faisoit tant de bien: «Et que feroient ils donc, leur respondit-il, si nous leur faisions du mal?» Aussi furent bien honnestes et gentils les tours que firent jadis Pisistratus à Thrasybulus, et Porsena à Mucius, et Magas à Philemon qui l'avoit publiquement en plein theatre farcé et mocqué,
  Magas, le Roy t'a fait escrire,
  Mais tu ne sçais pas ses lettres lire:
et depuis l'aiant entre ses mains, par ce qu'une tourmente de mer le jetta en la ville de Par@etonium, dont il estoit gouverneur, il ne luy feit autre mal, sinon qu'il commanda à l'un de ses soudards, de luy toucher avec son espee nue dessus le col, et puis le laisser aller sain et sauf: et depuis il luy envoya des osselets et des boules à jouër, comme à un enfant qui n'avoit point de jugement. Ptolom@eus se mocquant d'un grammairien ignorant, luy demanda par jeu, qui estoit le pere de Peleus: le grammairien luy respondit, Je voudrois que tu me disses premier qui estoit le pere de Lagus. Ce traict de mocquerie touchoit au Roy Ptolom@eus, l'arguant d'estre yssu de petite lignee: de sorte que les familiers du Roy disoient, que cela estoit indigne, et ne devoit point estre supporté. Et il leur respondit, S'il est indigne d'un Roy, d'estre mocqué, aussi peu est-il digne de luy, de se mocquer d'autruy.* * Il y a bresche de quelques lignes en cest endroit. <p 59r>Alexandre le grand fut par trop aspre et cruel: envers Callisthenes et envers Clitus: mais le roy Porus aiant esté pris en bataille son prisonnier, comme Alexandre luy demandast en quelle sorte il le traicteroit: «En Roy,» luy respondit-il. Et comme il luydemandast de rechef, s'il vouloit rien dire d'avantage: non, dit-il, car tout est compris soubs ce mot- là, En Roy. Voyla pourquoy les Grecs, à mon advis, appellent le Roy des Dieux Milichius, c'est à dire, doulx comme miel: et les Atheniens le nomment Maemactas, c'est à dire, secourable: car punir et tourmenter est office de diable et de furie, non pas acte celeste ne divin. Ainsi donc comme quelqu'un respondit touchant Philippus qui avoit destruit la ville d'Olinthe, «Mais il n'en sçauroit pas edifier une telle:» aussi peult on bien dire à la cholere, Tu peux bien renverser, demolir et destruire: mais relever, sauver, pardonner, et supporter, c'est à faire à la clemence, à la doulceur, et nature moderee: c'est l'office d'un Camillus, d'un Metellus, d'un Aristides, et d'un Socrates: mais de pinser, mordre et serrer, c'est à faire à une formis, ou à une souris. Qui plus est, si je regarde à la vengeance, je trouve que le plus souvent, quand on y procede par cholere, on n'en vient jamais à bout, et qu'elle se consume ordinairement en morsure de lévres, grincement de dents, en vaines courses çà et là, en injures et menaces qui ne servent de rien, ne plus ne moins que les petis enfans qui pour leur foiblesse en courant se laissent tomber avant que pouvoir parvenir où ils pretendent. Et pourtant respondit, ce me semble, bien à propos un Rodien à l'huissier d'un preteur Romain qui crioit apres luy, et le harceloit, «Je ne me soucie pas de chose que tu dies, mais de ce que pense celuy-là qui se taist.» Et Sophocles aiant armé Neoptolemus et Eurypilus, les loua magnifiquement en disant d'eux,
  D'injurieux langage point n'userent,
  Ains au milieu des armes se ruerent.
car il y a quelque nations barbares qui empoisonnent leurs armes, mais la vaillance n'a point besoing de cholere, par ce qu'elle est trempee de raison et de jugement, là où l'ire et la fureur sont fragiles, pourries, et aisees à briser: c'est pourquoy les Laced@emoniens ostent avec le son des fleutes la cholere à leurs gens, quand ils vont combattre, et devant le combat ils sacrifient aux Muses, à celle fin que la raison leur demeure: et apres qu'ils ont tourné leurs ennemis en fuitte, ils ne les poursuyvent plus; ains retiennent leur cholere aisee à ramener et à manier, comme les espees qui sont de moienne longueur: là où le courroux en a fait mourir infinis avant qu'ils peussent venir à bout d'executer leur vengeance, comme entre autres Cyrus et Pelopidas le Thebain. Agathocles mesme enduroit patiemment de s'ouïr injurier par ceux qui estoient assiegez: et comme quelqu'un luy dist, «Potier où prendras tu l'argent pour payer tes gens?» En ce riant il respondit, «En ceste ville, quand je l'auray prise.» Quelques autres se mocquoient d'Antigonus de dessus les murailles, pour ce qu'il estoit laid: il leur respondit tout doulcement: «Comment? je suis doncques bien trompé, car je pensois estre beau fils.» Mais quand il eut pris la ville, il vendit à l'encan ceux qui s'estoient mocquez de luy, en leur protestant, que si de là en avant ils se mocquoient plus de luy, il s'en prendroit à leurs maistres: aussi voy-je que les veneurs et les orateurs commettent de grandes fautes par cholere, comme Aristote recite, que les amis de l'orateur Satyrus, en une cause qu'il avoit à plaider en son nom, luy bouscherent les oreilles avec de la cire, de peur que oyant ses adversaires, qui luy disoient des injures en leurs plaidoyers, il ne gastast tout par sa cholere. Et à nous mesmes, ne nous advient il pas souvent, que nous faillons à punir un esclave qui nous aura fait quelque faute, par ce qu'il s'enfuit de peur, pour les menaces, ou pour les propos qu'il nous en aura ouy tenir? Parquoy nous devrions dire à nostre cholere, et nous nous en trouverions fort bien, ce que les nourrices on accoustumé de dire aux petits enfans, «Ne plorez pas, et vous l'aurez:» aussi, ne te precipite pas, ne crie pas, ne te haste pas, et ce que tu <p 59v>veux se fera plus tost et mieux, qu'en la sorte que tu y vas: car le pere voyant son enfant qui tasche à couper ou fendre quelque chose avec un petit cousteau, le prent, et le coupe, ou le fend luy mesme: aussi la raison ostant à la cholere la vengeance, punit celuy qui le merite plus seurement, sans se mettre en danger, et plus utilement, et non pas soymesme, comme fait la cholere bien souvent. Et comme ainsi soit, que toutes passions ont besoing d'accoustumance pour domter et surmonter par exercitation ce qu'il y a de desobeïssant et de rebelle à la raison, il n'y en a point où il se faille tant exerciter envers ses familiers et domestiques, comme la cholere: d'autant que nous n'avons point ordinairement d'ambition, ny d'envie, ny de crainte envers eux, mais des courroux nous en avons plus que tous les jours, qui engendrent des hargnes et riottes, et nous font broncher et chopper quelquefois bien lourdement, à cause de la licence que nous nous donnons, ne se trouvant là personne qui nous arreste et qui nous soustienne, comme en un endroit fort glissant, pour nous engarder de tomber, nous nous y laissons facilement aller. Car il est bien mal-aisé là où lon n'est point tenu de rendre compte à personne en telle passion, de se garder de faillir, si premierement on n'a donné ordre à bien munir et remparer ceste grande licence de doulceur, benignité et clemence, et que lon ne soit bien accoustumé à supporter beaucoup de paroles et de sa femme, et de ses familiers et amis, qui nous reprennent que nous sommes trop doulx et trop mols: ce qui estoit principalement cause que je m'aigrissois le plus souvent alencontre de mes serviteurs, pensant qu'ils devinssent pires à faulte d'estre bien chastiez, mais je me suis à la fin apperceu bien tard, Premierement qu'il valoit mieux par patience et indulgence rendre mes vallets pires, que de me destordre et gaster par aspreté et cholere moymesme, en voulant redresser les autres. Secondement je voiois plusieurs, qui par ce que lon ne les chastioit point, bien souvent devenoient honteux d'estre meschans, et prenoient le pardon qu'on leur donnoit pour un commancement de mutation de mal en bien, plus tost qu'ils n'eussent fait la correction et certainement obeïssoient plus volontiers et plus affectueusement aux uns avec un clin d'oeil sans mot dire, qu'ils ne faisoient à d'autres avec soufflets et coups de baston: tellement que je me suis finalement persuadé, que la raison estoit plus apte et plus digne de commander et de gouverner, que non pas la cholere: car je n'estime pas qu'il soit totalement vray ce que dit le poëte,
  Où est la peur, là mesmes est la honte.
mais au revers, je pense qu'en ceux qui sont honteux s'imprime la crainte qui les retient de mal faire: là où l'accoustumance ordinaire d'estre battu sans mercy, n'imprime pas une repentance du mal faire, mais une prevoyance de se garder d'y estre surpris. Tiercement je considerois en moymesme, et me ramenois en memoire, que celuy qui nous enseigne à tirer de l'arc, ne nous defend pas de tirer, mais de faillir à tirer: aussi celuy qui nous enseigne à chastier en temps et lieu moderément, opportunément, utilement, et ainsi qu'il appartient, ne nous empesche pas de chaster, je m'efforce d'en soubtraire et oster entierement toute cholere, principalement par n'oster pas à ceux qui sont chastiez le moyen de se justifier, et par les ouïr: car le temps apporte ce pendant à la passion un delay et une remise, qui la dissoult: et ce pendant le jugement de la raison trouve et le moyen et la mesure de faire la punition convenablement: et puis on ne laisse point de lieu à celuy qui est chastié de resister au chastiement, s'il est puny et chastié non pas en courroux et par cholere, mais convaincu de l'avoir bien merité, et qui seroit encore plus laid, on ne trouvera point que le vallet chastié parle plus justement que le maistre qui le chastie. Tout ainsi doncques, comme Phocion, apres la mort d'Alexandre le grand voulant engarder les Atheniens de se soublever trop tost avant le temps, et d'adjouster trop promptement foy aux nouvelles de sa mort: «Seigneurs Atheniens, dit-il, s'il est mort aujourd'huy, aussi le sera il <p 60r>demain, et d'icy à trois jours: aussi, si cestui-cy a failly aujourd'huy, autant aura-il failly demain, et d'icy à trois jours: et si n'y aura point d'inconvenient, quand il en sera puny un peu plus tard qu'il n'eust deu estre, mais bien y en auroit il, si pour s'estre trop hasté il apparoissoit à tousjours, qu'il eust esté chastié à tort, comme il est advenu souventefois. Car qui est celuy de nous si aspre, qu'il batte ou fouette son vallet, pour avoir il y a cinq ou six jours bruslé le rost, ou renversé la table, ou trop tard respondu et obey? et toutefois ce sont les causes ordinaires pour lesquelles sur le champ, quand elles sont recentes, nous nous troublons, et nous courrouceons amerement, sans vouloir presque pardonner: car ainsi comme les corps à travers un brouillas apparoissent plus grands, aussi font les faultes à travers la cholere. Et pourtant faut-il sur l'heure conniver en telles faultes, et ne faire pas semblant de les appercevoir, et puis quand on est du tout hors de passions, sans aucun reste de perturbation, considerer le faict en soy meurement, et de sens rassis: et si lors il nous semble mauvais, en faire la correction, et ne la laisser point aller ny eschapper, comme on feroit la viande quand on n'a plus d'appetit. Car il n'y a rien qui tant soit cause de faire chastier en cholere, comme de ne chastier pas quand la cholere est passee, et estre tout descousu, et faire comme les paresseux mariniers, qui durant le beau et bon temps demeurent en repos dans le port, et puis quand la tourmente se léve ils font voile, et se mettent en danger: aussi nous reprenans et blasmans la raison de n'estre pas assez roide, ains trop lasche et trop molle, en matiere de punition, nous nous hastons de l'executer alors que la cholere est presente, qui est comme un vent impetueux: car naturellement celuy qui a faim use de viande, mais de punition ne doit user sinon celuy qui n'en a ne faim ne soif: ny ne fault se servir de la cholere comme d'une saulse à la viande, pour nous mettre en appétit de chastier, ains lors que lon en est le plus esquarté, et que lon y est contrainct necessairement, y employant le jugement de la raison. Et ne fault pas faire comme Aristote escrit, que de son temps au païs de la Thoscane on fouëttoit les esclaves au son des fleutes et aubois, aussi prendre plaisir, et se saouler comme d'un aggreable passetemps, de chastier les hommes, et puis apres que la punition est faitte s'en repentir: car l'un est à faire à une beste sauvage, et l'autre à une femme: ains fault que sans douleur et sans plaisir, au temps de raison et de jugement la justice face la punition, sans qu'il demeure derriere aucun reste de cholere. Voire-mais on me pourra dire, que cela n'est pas proprement donner remede ny guarison à la cholere, ains plus tost une precaution et fuitte des fautes que lon peult commettre en la cholere: à cela je respond, que l'enfleure de la ratte n'est pas aussi cause efficiente de la fiebvre, ains un accident accessoire: mais toutefois quand elle est amollie, elle allege grandement la fiebvre, ainsi que dit Hieronymus: mais en considerant comme s'engendre proprement la cholere, je voy que les uns par une cause, les autres par une autre y tombent, mais en tous il y a une opinion conjointe d'estre mesprisé et contemné: pourtant faut il donner quelque aide à ceux qui veulent appaiser un courroux, en esloignant le plus que lon pourra le faict de toute suspision de mespris et de contemnement, ou de braverie et d'audace, et la rejettant ou sur la necessité, ou inadvertance, ou accident, ou disgrace et infortune, comme fait Sophocles,
  Pas ne demeure aux affligez seigneur
  L'entendement qu'ils avoient en bon heur,
  Ains quelque grand qu'il fust, il diminue.
et Agamemnon quoy qu'il referast le ravissement de Briseïde à un fatal malheur,
  Si est il prest du sien en satisfaire,
  Et grands presens pour payement en faire.
car le prier est signe d'homme qui ne mesprise point: et celuy qui a offensé, s'il s'humilie, dissoult toute l'opinion que lon pouvoit avoir de contemnement: mais il ne <p 60v>fault pas que celuy qui se sent en cholere attende cela, ains qu'il se serve de la response que feit Diogenes: Ceux là se mocquent de toy, Diogenes: «Et je ne me sens point mocqué moy,» respondit-il: aussi ne se doit il point persuader qu'on le mesprise, ains plus tost qu'il auroit matiere de mespriser l'autre, et estimer que la faulte qu'il a commise est procedee ou d'infirmité, ou d'erreur, ou de hastiveté, ou de paresse, ou de tacquinerie, ou de vieillesse, ou de jeunesse: et quant aux serviteurs ou aux amis, il les en fault descharger de tout poinct, car ils ne nous mesprisent pas pour ce qu'ils aient opinion que nous leur puissions rien faire, ou que nous ne soions pas gens d'execution, ains les uns pour ce qu'ils nous estiment bons et debonnaires, les autres pour ce qu'ils nous aiment: at maintenant nous ne nous aigrissons pas seulement contre nostre femme, contre nos serviteurs, et nos amis, comme estans mesprisez par eux, mais aussi nous attachons nous en courroux et aux hosteliers, et aux mariniers, et aux muletiers qui sont yvres, pensans estre mesprisez par eux: et, qui plus est, nous nous courrouceons encore contre les chiens qui nous abbayent, et contre les asnes qui nous regimbent: comme celuy qui aiant haulsé la main pour battre l'asnier, comme il se fust escrié qu'il estoit Athenien: «Et tu ne l'es pas toy,» dit-il à l'asne: en le frappant, et luy donnant force coups de baston. Mais ce qui plus engendre de frequentes et continuelles hargnes de cholere en nostre ame, qui s'y amassent petit à petit, c'est l'amour de nous mesmes, et une malaisance de moeurs, avec une mignardise, et une delicatesse, tout cela ensemble nous en produit un exaim comme d'abeilles, et une guespiere: et pourtant n'y a-il point de meilleur provision pour se comporter doucement et benignement envers sa femme, envers ses serviteurs, et envers ses familiers et amis, que la facilité de moeurs et la simplicité ronde, quand on se sçait contenter de ce que lon a present à la main, et que lon ne requiert point plusieurs choses, ne trop exquises.
  Mais celuy là qui jamais n'est content
  Que son rosty ou bouilly le soit tant,
  Ny plus, ny moins, ny de moyenne sorte
  Appareillé, si que louange en sorte
  Hors de sa bouche, et qu'il en die bien.
Celuy qui ne bevroit jamais s'il n'avoit de la neige pour rafreschir son vin, qui ne mangeroit jamais pain qui eust esté achetté sur la place, ny ne mangeroit jamais viande en pauvre vaisselle, comme de bois, ou de terre, qui ne coucheroit jamais en lict, sinon qu'il fust mol, et enfondrant comme les undes de la mer quand elle est agitee jusques au fond, qui haste ses vallets servans à la table à coups de fouët et de baston, et les fait courir avec sueur, cryant apres eux à pleine teste, comme s'ils portoient des cataplasmes à mettre sur une apostume fort enflammee, qui s'assubjettit luy mesme à une façon de vivre fort servile, hargneuse et querelleuse: celuy- là, dis-je, ne se donne de garde que ne plus ne moins que par une toux continuelle, ou par frequentes concussions, il contracte en son ame une disposition ulcereuse et catarreuse, qui à la fin luy cause une habitude de cholere. Et pourtant faut-il par frugalité accoustumer son corps à se contenter facilement de peu: pour ce que ceux qui appetent peu, ne peuvent avoir faute de beaucoup: et n'y aura point de mal, commençant à la viande, se contenter sans dire mot de ce qu'il y aura, sans se courrouçer et tourmenter à la table, et en ce faisant donner un tresfacheux mets et à soymesme, et à toute la compagnie, qui est la cholere:
  Car presenter on ne nous sçauroit pas
  Un plus fascheux et plus mauvais repas,
que de voir battre vallets, tanser et injurier sa femme, pour ce que la viande sera brulee, ou qu'il y aura de la fumee en la sale, faute de sel sur table, ou que le pain sera trop dur. Arcesilaus donnoit un jour à souper à quelques siens hostes estrangers, et à <p 61r>quelques uns de ses amis, mais quand la viande fut apportee, il ne se trouva point de pain sur la table, par ce que les serviteurs n'avoient pas eu le soing d'en achetter: pour laquelle faute, qui est celuy de nous qui n'eust rompu les murailles à force de crier? mais luy ne s'en feit que rire: «Voyez, dit-il, s'il faut pas estre sage pour bien dresser un banquet.» Et Socrates au sortir de l'exercice de la luicte aiant mené Euthydemus souper chez luy, Xantippé sa femme se print à le tanser et luy dire injure, tant que finablement elle renversa table et tout. Euthydemus se leva tout fasché pour s'en aller. Et Socrates luy dit, «Et comment, ne te souvient-il pas que devant hyer, ainsi que nous disnions chez toy, une poulle saulta sur la table, qui nous en feit tout autant, et nous ne nous en courrouceasmes pas pourtant?» car il faut recueillir ses amis avec une facilité, avec caresse, et avec un visage riant, non pas froncer ses sourcils, pour donner une frayeur et horreur à ses serviteurs. Et se fault semblablement accoustumer à se servir de tous vases et vaisselles indifferemment, et non pas s'astraindre à user de cestui-cy ou cestuy-là sans autre, comme font aucuns, encore qu'il y ait grande compagnie, qui ont en particuliere recommandation un certain gobelet ou une coupe ainsi en font-ils des burettes à huyle, et des estrilles dont on se sert aux estuves: car ils mettent leur affection en quelqu'une entre toutes, et puis si elle vient à estre rompue, ou esgaree et perdue, ils en sont extremement marrys, et en battent leurs vallets. Parquoy ceux qui se sentent enclins à la cholere, se doivent abstenir de faire provision de telles choses rares et exquises, comme de vases ou d'anneaux, et de pierres precieuses, pource que tels joyaux exquis et precieux, quand ils viennent à estre perdus, mettent bien les hommes plus hors de sens, par cholere, que si c'estoit chose de peu de pris, et que lon peust facilement recouvrer: et pour ce dit- on, que l'Empereur Neron aiant une fois fait faire un pavillon à huit pans, beau, sumptueux, et riche à merveilles, Senecque luy dit, Tu as monstré en ce pavillon que tu es pauvre, pour ce que si une fois tu le perds, jamais plus tu n'en pourras recouvrer de pareil. Comme il advint, par ce que la navire, en laquelle estoit ce pavillon, se perdit par naufrage: et Neron se souvenant de ce que luy en avoit dit Senecque, porta la perte plus patiemment. Or l'aisance et facilité que lon prent envers les choses, enseigne à estre facile et aisé envers les serviteurs: et si lon en devient aisé envers les serviteurs, il est certain qu'encore plus le devient on envers les amis et envers les subjects. Et nous voions que les serfs nouvellement achettez s'enquierent de celuy qui les a acquis, non pas s'il est superstitieux, ne s'il est envieux, mais s'il est cholere: et brief ny les marys ne peuvent endurer la pudicité de leurs femmes, si elle est conjointe avec mauvaise teste et cholere, ny les femmes les amours de leurs marys, ny les amis la conversation des uns avec les autres, tellement que ny le mariage, ny l'amitié ne sont point supportables avec la cholere: mais sans cholere l'yvresse mesme est legere à tolerer: car la ferule du dieu Bacchus, que est comme une canne, dont on donne sur la main aux enfans qui ont failly, est suffisante punition de l'yvrongne, prouveu que la cholere ne s'y joigne point, qui rende Bacchus, au lieu de Ly@eus, et de Chorius, c'est à dire, chasseur d'ennuys, et balleur, Omestes et M@enoles, qui signifie cruel et furieux: encore quant à la fureur et manie, l'hellebore qui croist en l'isle d'Anticyre la guarit, quand elle est seule: mais si une fois elle est meslee avec la cholere, elle produit des Trag@edies et cas si estranges, qu'ils semblement fables: et pourtant ne luy faut-il jamais donner lieu, non pas en jouant mesme, pour ce qu'elle tourne une caresse en inimitié: ny en devisant et conferant ensemble, pource que d'une conference de lettres elle en fait une opiniastre emulation et contention: ny en jugeant, pour ce qu'elle adjoust insolence à l'authorité: ny en monstrant aux enfans, pour ce qu'elle les met en desespoir, et leur fait haïr l'estude des lettres: ny en prosperité, pour ce qu'elle <p 61v>augmente l'envie qui accompagne la bonne fortune: ny en adversité, pource qu'elle oste la misericorde, quand ceux qui sont tombez en mauvaise fortune se courroucent, et combattent alencontre de ceux qui ont compassion de leur malheur, comme fait Priam en Homere,
  Allez vous en arriere de ma veuë
  Meschans truans, gens de nulle valuë
  Puis que venez pour mon deuil consoler.
Au contraire, la facilité de moeurs donne secours aux uns, honore les autres, addoulcit l'aigreur, et par sa doulceur vient au dessus de toute rudesse et toute asperité de moeurs: comme feit Euclides à l'endroit de son frere, avec lequel estant entré en quelque contestation, comme son frere luy eust dit, «Je puisse mourir malement, si je ne me venge de toy:» Il luy respondit, «Mais je puisse mourir moy, si je ne te persuade gracieusement.» Il le gaigna tout sur le champ, et luy changea la mauvaise volonté qu'il avoit. Et Polemon, comme quelquefois un autre qui aimoit fort les pierres precieuses, et estoit fort convoiteux d'avoir de beaux anneaux, le tansast et l'injuriast outrageusement, il ne luy respondit rien, mais il feit seulement semblant de regarder affectueusement l'un de ses anneaux, et de le bien considerer: l'autre en estant tout resjouy, luy dit incontinent, «Ne le regarde pas ainsi Polemon, mais à son jour, et il te semblera beaucoup plus beau.» Et Aristippus s'estant mis en cholere alencontre d'Aeschines, comme quelqu'un qui les oyoit contester luy eust dit, «Comment Aristippus, et où est vostre amitié?» «Elle dort, respondit-il, mais je la resveilleray:» et s'approchant d'Aeschines, «Te semble-il que je sois si malheuruex, et si incurable, que je ne doive obtenir de toy un seul admonestement?» Et adonc Aeschines luy respondit, «Ce n'est point de merveille, si estant en toute autre chose de plus excellente nature que moy, tu as encore en ce poinct veu et cogneu devant moy ce qui estoit convenable de faire:» car comme dit le poëte,
  Non seulement la femme estant debile,
  Mais un enfant de sa main imbecille
  Grattant tout doux le sanglier herissé,
  Le tournera à son vouloir plissé,
  Mieux qu'un luicteur, avec toute sa force,
  Ne luy sçauroit donner la moindre entorse.
Mais nous apprivoisons les bestes sauvages, et addoulcissons des petits louveteaux, voire et portons quelquefois entre nos bras de petits lionceaux, et par une fureur de cholere nous chassons arriere de nous et nos enfans, et nos amis, et familiers, et laschons alencontre de nos serviteurs domestiques et de nos citoiens la cholere, comme une beste sauvage furieuse, en la desguisant à faulses enseignes d'un beau nom de haine des vices: mais c'est, à mon advis, comme des autres passions et perturbations de l'ame, comme de la timidité que nous surnommons prudence, de la prodigalité que nous appellons liberalité, de la superstition que nous disons religion, et ce pendant ne nous en pouvons sauver de pas une. Et neantmoins tout ainsi comme Zenon disoit, que la semence de l'homme estoit une mixtion et composition extraicte de toutes les puissances de l'ame: aussi pourroit-on, à mon advis, dire que la cholere est une meslange composee de toutes les passions de l'ame, car elle est tiree et extraicte et de la douleur et de la volupté, et de l'insolence et audace: elle tient de l'envie, à ce qu'elle est bien aise de veoir mal à autruy: elle a du meurtre et de la violence, car elle combat non pour se defendre et ne point souffrir, ains pour faire souffrir et ruiner autruy: et de la convoitise elle en a ce qui est le plus mal plaisant et le plus deshonneste, attendu que c'est une envie et appetit de faire mal à autruy. Et pourtant si d'adventure nous approchons de la maison d'un homme <p 62r>voluptueux et luxurieux, nous entendrons dés l'aube du jour une menestriere qui sonnera l'aubade, et verrons à la porte la lie du vin, comme disoit quelqu'un, c'est à dire, les vomissemens de ceux qui y auront rendu leur gorge, des pieces de festons deschirez, et des pages et lacquais qui yvrongneront. Mais les marques et signes qui descouvrent les hommes aspres et choleres, vous les verrez imprimez sur les visages des serviteurs, des frisures et esgratigneures, et aux fers qu'ils auront aux pieds: Car au logis d'une personne subject à l'ire et à la cholere, il n'y a qu'une seule musique, se sont les lamentations et gemissements ou de despensiers que lon fouettera leans, ou de servantes que lon y gehennera, de maniere que vous aurez compassion des douleurs qu'il faut que seuffre la cholere és choses qu'elle convoite, et là où elle prent plaisir. Mais encore en ceux qui veritablement sont surpris de cholere, comme il advient souvent pour la haine qu'ils portent aux vices et aux meschans, si faut-il en oster ce qui est de trop et d'excessif, ensemble avec le trop de fiance et de creance que nous prenons en ceux qui conversent avec nous: car c'est l'une des causes qui plus engendre et augmente la cholere, quand celuy que nous avons tenu pour homme de bien se descouvre meschant, et que nous avons estimé nostre amy, tombe en quelque different et querelle avec nous: car quant à moy, vous cognoissez mon naturel, combien peu d'occasion il me faut à me faire aimer les hommes, et me fier en eux: et pourtant ne plus ne moins que ceux qui marchent sur solage faulx et qui n'est pas ferme, tant plus je m'appuye par aimer sur quelqu'un, tant plus bronche-je lourdement, et tant plus suis-je marry, quand je me trouve deçeu. Et quant à l'inclination à l'aimer, il seroit bien desormais mal aisé que j'en peusse retirer ce qui est de trop prompt et de trop volontaire: mais pour me garder de trop me fier, je pourrois à l'adventure me servir, comme d'une bride, de la prudence et circonspection retenuë de Platon: car en recommandant le mathematicien Helicon il dit, qu'il le louë comme homme, c'est à dire, comme un animal qui de sa nature se muë et se change facilement: et de ceux qui avoient esté bien nourris et bien instituez à Athenes il dit encore, qu'il craint, qu'estans hommes et semence d'autres hommes, ils ne donnent à cognoistre la grande infirmité et imbecillité de la vie humaine: et Sophocles quand il dit,
  Plus des humains les faicts tu cercheras,
  Plus mal que bien caché y trouveras,
il semble qu'il nous abbaisse, et nous rongne les ailes merveilleusement: toutefois ceste difficulté à faire jugement des personnes, et malaisance à nous en contenter, nous rendra plus faciles en nos courroux: car toute chose soudaine et improuveuë nous transporte promptement hors de nous-mesmes. Et faut aussi, comme Pan@etius nous admoneste en quelque lieu, prattiquer la constances d'Anaxagoras: et comme luy quant on luy vint rapporter, que son fils estoit mort, respondit, Je sçavoit bien que je l'avois engendré mortel: aussi à chasque faute qui nous aiguisera la cholere, nous pourrons respondre, Je sçavois bien que je n'avois pas acheté un esclave qui fust sage comme un philosophe: Je sçavois bien que j'avois acquis un amy, qui pouvoit bien faillir: Je sçavois bien que la femme que j'avois espousee estoit femme. Mais si quelqu'un d'avantage y vouloit encore adjouster ce refrein de Platon, Ne suis-je point moymesme en quelque chose tel? et destournoit ainsi la discussion de son jugement du dehors au dedans, et entrejettoit un peu parmy le reprendre autry, la crainte d'estre repris luy mesme, il ne seroit à l'adventure pas si aspre à condamner les autres pour leurs vices, quand il verroit que luy mesme auroit tant de besoing de pardon. Mais à l'opposite chascun de nous estant en cholere, et punissant autry, prononce des sentences d'un Aristides, ou d'un Caton, Ne desrobbe plus, Ne ments plus, Pourquoy es-tu si paresseux? et, qui est plus laid que tout, nous <p 62v>reprenons en cholere ceux qui se courroucent et cholerent, et les fautes qui ont esté commises par cholere, nous les punissons nous mesmes en cholere, non pas en la sorte que font les medecins,
  Qui d'un drogue et medecine amere
  Vont destrempant le fiel de la cholere.
car nous l'augmentons, et la brouillons encore d'avantage. Quand doncques quelques-fois je me mets à par moy en ces discours, je tasche quant-et-quant à retrencher quelque chose de la curiosité: car de vouloir exquisement recercher et descouvrir toutes choses, pourquoy un vallet aura failly à faire ce qu'on luy aura commandé, ce qu'aura fait un amy, à quoy s'amusera un fils, ce qu'aura dit en l'aureille une femme, tout cela n'engendre que de continuelles riottes journellement, lesquelles en fin se terminent en une aspreté et malaisance de moeurs: car, comme dit quelque part Euripide,
  Dieu met la main à toute chose grande,
  Mais tout le reste à fortune il commande.
quant à moy, je ne cuide pas qu'il faille rien commettre à la fortune, ny moins encore passer en nonchaloir à un homme de bon sens, mais de quelques choses se fier et s'en rapporter à sa femme, de quelques autres à ses serviteurs, d'autres à ses amis, comme aians soubs eux des commis, des receveurs, et administrateurs, en se retenant à luy, et à la disposition de son jugement, les principales et de plus grande importance: car tout ainsi comme les petites lettres offensent et poignent plus les yeux, d'autant qu'elles les tendent plus, aussi les petits affaires emeuvent plus la cholere, qui de là en prent une mauvaise accoustumance pour les plus grands. Puis, apres tout, j'ay estimé que ce precepte d'Empedocles estoit grand et divin,
  Maintiens-toy sobre, et net de tout peché.
Ce reste semble avoir esté adjousté par quelque Chrestien, et n'est point du style de l'autheur, aussi louois-je grandement ces observations, comme estans honnestes et bien seantes à homme faisant profession de sapience, vouër en ses prieres de s'abstenir un an durant de femmes, et de vin, honorant ainsi Dieu de ceste continence, ou bien de s'abstenir un temps certain et limité de toute vaine parole, prenant garde à soy de ne dire jamais ny en jeu, ny à bon escient, parole qui ne soit veritable: et premierement je m'accoustumois à passer quelque peu de jours sans me courroucer pour quelque occasion que ce fust, comme de m'enyvrer, ou de boire du vin, ne plus ne moins que si je sacrifiois à Dieu un sacrifice sans effusion de vin, ains seulement de miel: et puis m'essayant pour un mois ou pour deux, je gaignois ainsi petit à petit en avant du temps, m'exerceant de tout mon pouvoir à la patience, ou me contregardant avec tous bons et honnestes propos, gracieux, doulx et paisibles, pur et net de toutes mauvaises paroles, de meschantes actions, et d'une passion, qui pour un bien peu de plaisir, et iceluy encore peu honneste, apporte de grands troubles, et finalement une repentance tres villaine. Dont avec la grace de Dieu qui m'y aidoit, à mon advis, l'experience m'a donné evidemment à cognoistre, que ceste mansuetude, clemence, benignité et debonnaireté, n'est à nul des familiers qui vivent et conversent ordinairement ensemble, si doulce, si aggreable, ne si plaisante, qu'elle est à ceux mesmes qui l'ont imprimee en leur ame.

<p 63r>De la curiosité.
LE meilleur seroit, à l'adventure, de ne se tenir du tout point en maison qui fust mal aëree, mal percee, obscure, froide, et mal saine: mais encore si pour l'avoir de long temps accoustumee aucun y vouloit demourer, il y pourroit en remuant les veuës, en changeant la montee, en ouvrant quelques huys, et en fermant quelques autres, la rendre plus claire, mieux à propos exposee au vent, et plus salubre: car on a amendé des villes mesmes toutes entieres, par semblables remuemens: comme lon dit que Ch@eron anciennement tourna la ville de ma naissance, Ch@eronee, devers le Soleil levant, laquelle au paravant regardoit vers le Ponant, et recevoit le couchant du costé du mont de Parnasse: et le Philosophe naturel Empedocles aiant fait estouper une bouche et ouverture de montaigne, de laquelle il sortoit un vent de Midi pesant et pestilent à toute la campagne d'au dessoubs, osta l'occasion de la pestilence qui estoit paravant ordinaire en toute la contree. Pour autant donc qu'il y a des passions de l'ame pestilentes et dommageables, comme celles qui luy apportent travail, tourmente, et obscurité, le meilleur seroit les chasser de tout poinct, et les jetter entierement par terre, pour se donner à soymesme une veuë libre, une lumiere claire, et un vent salubre, ou pour le moins les rechanger et rhabiller, en les changeant ou destournant autrement: comme pour exemple, sans en cercher plus loing, la curiosité est un desir de sçavoir les tares et imperfections d'autruy, qui est un vice ordinairement conjoinct avec envie et malignité: car pourquoy est-ce, homme par trop envieux, que tu vois si clair és affaires d'autruy, et si peu és tiens propres? destourne un peu du dehors, et retourne au dedans ta curiosité, si tant est que tu prennes plaisir à sçavoir et entendre des maux, tu trouveras bien chez toymesms à quoy passer ton temps:
  Autant que d'eau autour d'une Isle il passe,
  Et qu'en un bois de fueilles il s'amasse,
autant trouveras-tu de pechez en ta vie, de passions en ton ame, et d'omissions en ton devoir. Car comme Zenophon dit, que chez les bons mesnagers il y a lieu propre pour les utensiles destinez à l'usage des sacrifices, autre lieu pour la vaisselle de table, et qu'ailleurs sont situez les instruments du labourage, et ailleurs à part ceulx qui sont necessaires à la guerre: aussi trouveras-tu en toy des maux qui procedent les uns d'envie, les autres de jalousie, les autres de lascheté, et les autres de chicheté: amuse toy à les revisiter, à les considerer: estoupe et bousches toutes les advenues, et toutes les portes et fenestres qui regardent chez tes voisins, et en ouvre d'autres qui respondent à ta chambre, au cabinet de ta femme, au logis de tes serviteurs, là tu trouveras à quoy t'amuser avec profit et sans malignité, là tu trouveras des occupations profitables et salutaires, si tu aimes tant à enquerir et recercher ce qui est caché, pourveu que chascun veuille dire à par soy,
  Où ay-je esté? qu'ay-je fait ou mesfait?
  Qu'ay-je oublié que je deusse avoir fait?
Mais maintenant, ainsi comme les fables disent, que la fee Lamia ne fait que chanter quand elle est en sa maison estant aveugle, d'autant qu'elle a serré ses yeux en un vaisseau à part: mais quand elle sort dehors, elle se les remet, et voit alors: aussi chascun de nous au dehors, et pour contempler les autres, adjouste à la male intention la curiosité, comme un oeil, et en nos propres defaults, et en nos maulx nous avons la barlue par ignorance à tout propos, à faute d'y employer les yeux et la clarté de la lumiere. Voila pourquoy le curieux est plus utile à ses ennemis qu'il n'est pas à luymesme, d'autant qu'il descouvre, met en evidence, et leur monstre, ce dont il <p 63v>se faut garder, et ce qu'ils doivent corriger, et ce pendant il ne voit pas la plus part de ce qui est chez luy, tant il est esblouy à regarder ce qui est au dehors: mais Ulysses homme sage ne voulut pas mesme parler à sa propre mere devant qu'il eust enquis et entendu du prophete, ce pourquoy il estoit descendu aux enfers, et apres qu'il l'eut entendu, alors il se tourna à parler et à sa mere et aux autres, femmes, demandant qui estoit Tyro, qui estoit la belle Chloris, et pour quelle occasion Epicaste estoit morte,
  S'estant pendue avec un las mortel
  Aux soliveaux du hault de son hostel.
Mais, au contraire, nous mettans à non-chaloir, et ne nous soucians point de sçavoir ce qui nous touche, allons recercher la genealogie des autres, que le grand pere de nostre voisin estoit venu de la Syrie, que sa nourrice estoit Thraciene, que un tel doit trois talents, et n'en a point encore payé les arrerages: et nous enquerons de telles choses, d'où revenoit la femme d'un tel, et qu'estoit ce qu'un tel et un tel disoient à part en un coing. Au contraire, Socrates alloit çà et là enquerant de quelles raisons usoit Pythagoras pour persuader les hommes, et Aristippus en la solennité et assemblee des jeux Olympiques se rencontrant en la compagnie d'Ischomachus, luy demanda de quelles persuasions usoit Socrates pour rendre les jeunes hommes si fort affectionnez à luy: et comme l'autre luy en eust communiqué quelque petit de semence et de monstre, il en fut si passionné que son corps en devint incontinent tout fondu, pasle et desfaict, jusques à ce que s'en estant allé à Athenes avec ceste ardente soif, il en puisa à la source mesme, et cogneut le personnage, ouit ses discours, et sçeut que c'est de la Philosophie, de laquelle la fin est, cognoistre ses maulx, et le moyen de s'en delivrer: mais il y en a qui pour rien ne veulent voir leur vie, comme leur estant un tres mal-plaisant spectacle, ny replier et retourner leur raison comme une lumiere sur eux-mesmes, ains leur ame estant pleine de toutes sortes de maulx, et redoutant et craignant ce qu'elle sent au dedans d'elle mesme, saulte dehors, et va errant çà et là à recercher les faicts d'autruy, nourrissant et engraissant ainsi sa malignité: car ainsi que la poule, bien souvent qu'on luy aura mis à manger devant elle, s'en ira neantmoins gratter en un coing, là où elle aura peut estre apperceu en un fumier quelque grain d'orge: semblement aussi les curieux, passans par dessus les propos exposez à chascun, et les histoires dont chascun parle, et que lon ne defend point d'enquerir, ny n'est on point marry quand on les demande, vont recueillant et amassant les maulx secrets et cachez de toute la maison. Et toutefois la response de l'Aegyptien fut gentille et bien à propos à celuy qui luy demandoit, que c'estoit qu'il portoit enveloppé: «c'est à fin que tu ne le sçaches pas, qu'il est enveloppé.» Aussi toy curieux pourquoy vas-tu recerchant ce qui est caché? car si ce n'estoit quelque chose de mal on ne le cacheroit pas: et si y a plus, que lon n'a pas accoustumé d'entrer de plein vol en la maison d'autruy sans frapper à la porte, et maintenant on use de portier pour mesme occasion, mais anciennenement on avoit des marteaux attachez aux portes dont on tabouroit, pour advertir ceux de dedans, à fin qu'un estranger ne surprist point la maistresse au milieu de la maison, ou la fille à marier, ou un serviteur que lon fouetteroit, ou des chambrieres qui tanseroient, mais c'est là où plus volontiers le curieux se glisse: de maniere qu'il ne verroit pas volontiers, encore qu'on l'en priast, une maison honneste et bien composee: mais ce pourquoy on use de clef, de verrou, et de porte, c'est ce qu'il appete descouvrir, et le mettre en veuë de tout le monde. Et toutefois, comme disoit Ariston, les vents que nous haïssons le plus, ce sont ceux qui nous rebrassent nos habillements: mais le curieux ne rebrasse pas seulement les robbes et les sayes de ses voisins, mais il ouvre jusques aux parois, il ouvre tout arriere les portes, et penetre mesme à travers le corps de la tendre pucelle, comme un vent, enquerant de ses jeux, ses danses et ses veilles, et les <p 64r>calumniant: et comme le poëte comique se mocquant de Cleon dit, que
  Ses deux mains sont au païs d'Aetolie,
  Et son esprit est en la Clopidie,
voulant dire qu'il ne faisoit que demander, que prendre et desrobber: aussi l'entendement du curieux est tout ensemble és palais des riches, et maisonnettes des pauvres, és cours des Roys, és chambres des nouveaux mariez: il furette toutes choses, et s'enquiert des affaires des passans, des seigneurs et capitaines, et quelquefois non sans danger: ains comme si quelqu'un par curiosité d'apprendre la qualité de l'Aconite, en goustoit, se trouveroit mort avant qu'il en sçeust rien cognoistre: aussi ceux qui recerchent les maux des grands, se perdent eux-mesmes avant que d'en pouvoir rien sçavoir: car ceux qui ne se contentent pas de la lumiere abondante des rayons du Soleil, qui s'espandent si clairement sur toutes choses, ains veulent à plein fond regarder le cercle mesme de son corps, en osant se promettre qu'ils penetreront sa clarté, et entreront des yeux à force au beau milieu, ils s'aveuglent. Et pourtant Philippides le joueur de Com@edies respondit un jour bien sagement au Roy Lysimachus qui luy disoit, «Que veux tu que je te communique de mes biens, Philippides» «Ce qu'il vous plaira, Sire, dit-il, prouveu que ce ne soit point de vos secrets.» Car ce qu'il y a de plus beau et de plus plaisant en l'estat des Roys se monstre au dehors, exposé à la veuë d'un chascun: comme sont leurs festins, leurs richesses, leurs festes, leurs liberalitez et magnificences, mais s'il y a quelque chose de caché et secret, ne vous en approchez pas. La joye d'un Roy en prosperité ne se cache point, ny son rire quand il est en ses bonnes, ny quand il se prepare à faire quelque grace et quelque liberalité: mais s'il y a quelque chose de secret, c'est cela qui est formidable, triste, non approchable, et où il n'y a pas matiere de rire: car ce sera ou un amas de rancune couverte, ou un project de quelque vengeance, ou une jalousie de femme, ou une deffiance de quelques uns de ses mignons, ou une suspicion de son fils. Fuy ceste espesse et noire nuee, tu verras bien quel tonnerre et quel esclaire elle jettera quand ce qui est maintenant caché viendra à se crever. Quel moyen doncques y a il de la fuir? c'est de detourner et tirer ailleurs la curiosité, mesmement à recercher les choses qui sont et plus belles et plus honnestes: recerche ce qui est au ciel, ce qui est en la terre, en l'air, en la mer. Tu demandes à voir ou de grandes ou de petites choses: si tu en aimes à voir de grandes, recerche le Soleil, enquiers toy là où il descend, de là où il monte: cerche la cause des mutations qui se font en la Lune, comme tu ferois les changements d'un homme: comment est-ce qu'elle a perdu une si grande lumiere, d'où est-ce qu'elle l'a depuis recouvree, et comment est-ce que,
  Premierement de non point apparente
  Elle se monstre un petit esclairante,
  Embellissant sa belle face ronde,
  Et l'emplissant de lumiere feconde:
  Puis de rechef se va diminuant,
  Et s'en retourne en son premier neant.
et cela sont des secrets de nature: mais elle n'est pas marrie quand on les recerche. Tu deffies tu de pouvoir trouver les grandes choses? recerche les petites: Comment est-ce qu'entre les arbres les uns sont tousjours verds, floris, revestus de leurs beaux habillements, et monstrent leurs richesses en tout temps: les autres sont aucunefois semblables à ceux-là, mais puis apres, aiants, comme un mauvais mesnager, tout à un coup mis hors et despendu tout leur bien, ils demeurent tout nuds et pauvres: et pourquoy est-ce que les uns produisent leurs fruicts ronds, les autres longs, et les autres angulaires: car il n'y a mal ny danger quelconque à toutes ces enquestes-là. Mais s'il est force que la curiosité s'applique tousjours à recercher choses mauvaises, comme <p 64v>un serpent venimeux se nourrit et se tient tousjours en lieux pestilents, menons la à la lecture des histoires, et luy presentons abondance et affluence de tous maux: car là elle trouvera des ruines d'hommes, pertes de biens, corruptions de femmes, des serviteurs qui se sont eslevez contre leurs maistres, calomnie d'amis, empoisonnements, envies, jalousies, destructions de maisons, eversions de royaumes et de seigneuries: saoule t'en, remply t'en, prens y tant que tu voudras de plaisir, tu ne fascheras, ny ne ennuyras personne de ceux avec qui tu converseras: mais il semble que la curiosité ne se delecte pas de maulx qui soient desja rances, et vieux, ains tous frais et tous recens, et qu'elle prenne plus de plaisir à voir tousjours de nouvelles trag@edies: car quant aux com@edies et spectacles de joyeuseté, elle ne s'y arreste pas volontiers. Et pourtant si quelqu'un raconte l'appareil d'une nopce, ou d'un sacrifice, ou d'un monstre, le curieux s'escoutera froidement, et negligemmment, et dira qu'il l'aura desja entendu d'ailleurs, commandera à celuy qui fait le conte, qu'il passe cela, ou qu'il l'abbrege: mais si quelqu'un assis bec à bec raconte comme une fille aura esté despucellee, ou une femme violee, ou un proces qui se va commancer, ou une querelle dressee entre deux freres, alors il ne sommeille ne il ne vague pas,
  Ains pour ouir le conte il s'appareille,
  En approchant soigneusement l'oreille. Et ceste sentence,
  Helas que l'homme est prompt à escouter
  Plus tost le mal, que le bien raconter!
cela proprement est dit à la verité touchant la curiosité: car ainsi comme les cornets et ventoses attirent du cuir ce qu'il y a de pire, aussi les aureilles des curieux attirent tous les plus mauvais propos qui soient: ou pour mieux dire, comme les villes et citez ont des portes maudites et malencontreuses, par lesquelles elles font sortir ceux que lon méne executer à la mort, et par où elles jettent hors les ordures, et les hosties d'execration et de malediction, et jamais n'y entre, ny n'en sort chose qui soit nette, saincte, ny sacree: aussi les aureilles du curieux sont de pareille nature, car il n'y passe rien qui soit gentil, ny bon, ny honneste, ains tousjours y traversent et hantent paroles sanglantes, apportans quand et elles des contes execrables, pollus, et contaminez,
  Larmes et pleurs sont en toute saison
  Le Rossignol qu'on oyt en ma maison.
Cela est la seule Muse, la seule Sirene des curieux: il n'y a rien qu'ils oyent plus volontiers, car curiosité est une convoitise d'ouir les choses que lon tient closes et cachees: or n'y a il personne qui cache un bien qu'il possede, veu que bien souvent on simule d'en avoir que lon n'a pas: ainsi le curieux convoitant de sçavoir et entendre des maulx, est entaché de cest malheureté, que les Grecs appellent Epichaere-kakia, qui signifie joye du mal d'autruy, passion que est soeur germaine de l'envie, d'autant qu'envie est douleur du bien d'autruy, et l'autre perversité, est joye du mal: toutes lesquelles deux passions procedent d'une perverse racine et d'une autre passion sauvage et cruelle, qui est la malignité. Or est-il si fascheux et si moleste à un chascun de descouvrir les maulx secrets qu'il a, que plusieurs ont mieulx aimé se laisser mourir, que de declarer aux medecins les maladies cachees qu'ils enduroient: car supposez que Erophilus ou Erasistratus, ou bien Aesculapius mesme du temps qu'il estoit encore homme, vint en vostre maison vous demander, à un homme s'il auroit une fistule au fondement, ou si c'estoit une femme, si elle auroit point un chancre en la matrice, aiant en sa main les outils de chirurgie, et les drogues qui sont propres à la guarison de tels maux: qui est celuy qui ne chassast bien au loing un tel medecin, qui sans attendre que lon eust affaire de luy, et que lon l'eust mandé, viendroit de gayeté de coeur, et de son propre mouvement, pour entendre les maulx d'autruy, encore que la curiosité et le soing de bien particulierement enquerir, soit salutaire en cest <p 65r>art là? là où les curieux recerchent en autruy ces mesmes maulx là, et d'autres encore pires: il est vray que ce n'est pas pour les guarir, mais seulement pour les descouvrir: au moyen de quoy ils sont à bon droict haïs de tout le monde. Car nous haïssons les gabelleurs, et sommes marris contre eux, non quand ils font payer la gabelle pour les hardes que lon fait entrer à descouvert en la ville, mais quand ils viennent recercher et fureter les besongnes et hardes d'autruy, encore que l'authorité publique leur donne loy de ce faire, et qu'ils reçoivent dommage quand ils ne le font pas: mais au contraire, les curieux laissent perdre et abandonnent leurs affaires propres, pour vacquer à enquerir ceulx d'autruy. Ils ne vont pas souvent aux champs, d'autant qu'ils ne peuvent supporter le requoy ny le silence de la solitude: mais si d'adventure apres un long espace de temps, il leur advient d'y aller, ils jetteront plus tost l'oeil sur les vignes de leurs voisins que sur les leurs, et s'enquerront combien de boeufs seront morts à leur voisin, ou combien de muys de vin luy seront aigris, et soudain apres qu'ils se seront emplis de telles curieuses demandes, ils s'en refuiront à la ville. Car le vray et bon laboureur ne se souciera mesmes des nouvelles qui sans s'en enquerir luy viendront de la ville: car il dit,
  Puis en marrant il me racontera
  Soubs quelles loix paix faitte se sera:
  Car le meschant fait mestier de s'enquerre,
  Allant par tout, et de paix et de guerre.
Mais les curieux fuyans le labourage et l'agriculture, comme chose vaine et froide, qui ne produit point de grand cas, se jettent au milieu d'un Senat, d'un tribune où les harangues se font au peuple sur la place, au plus frequent lieu du port où abordent les navires: Et bien, y a il rien de nouveau? Comment, n'as tu pas esté ce matin sur la place? Penses-tu que la ville se soit changee en trois heures? Si quelqu'un d'adventure luy fait ouverture de tels propos, s'il est à cheval, mettant pied à terre, il l'ambrassera, il le baisera, et dressera les aureilles: mais si celuy qu'il rencontrera en son chemin luy dit, qu'il n'y a rien de nouveau, il luy respondra lors, Que dis-tu? n'as tu pas passé par la place? n'as tu point esté au palais? et n'as tu point parlé à ceulx qui sont venus d'Italie? Voyla pourquoy j'estime, que les magistrats de la ville de Locres font bien: car si quelqu'un de leurs bourgeois revenant des champs en la ville, demande, Et bien, y a il rien de nouveau? ils le condamnent à l'amende: par ce que comme les cuisiniers pour bien ruer en cuisine ne demandent autre chose, que qu'il y ait force gibier, et les pescheurs force poisson: aussi les curieux ne souhaittent que qu'il y ait grande abondance de maulx, et grand nombre d'affaires, grandes nouveautez, grands changements, à celle fin qu'ils aient tousjours dequoy chasser, et que tuer. Aussi feit sagement le legislateur des Thuriens, quand il defendit de farcer ne mocquer aucun és jeux publiques et comedies, sinon les adulteres et les curieux: car il semble que l'adultere soit une espece de curiosité, de recercher la volupté d'autruy, et une inquisition et recerche de ce que lon garde caché, et que lon ne veut pas estre veu de tout le monde. Et la curiosité semble estre un déliement, violement et descouvrement des choses secrettes: or est il que communément ceux qui enquierent et sçavent beaucoup, parlent aussi beaucoup: c'est pourquoy Pythagoras ordonna aux jeunes gens cinq annees de silence, qu'il appella Echemythie, c'est à dire, tenir sa langue. Mais il est du tout necessaire, que medisance soit conjoincte à curiosité, car ce qu'ils oyent volontiers: ils le redisent aussi volontiers: et ce qu'ils recueillent soigneusement des autres, ils le departent encore plus volontiers à d'autres. D'où vient qu'outre les autres maulx que ce vice-là contient, encore a-il celuy-là, qu'il est contraire à sa propre convoitise: car il convoite sçavoir beaucoup, et chascun le fuit et se donne garde de luy. Car on n'a pas à plaisir de faire rien qu'il voye, ne dire rien qu'il oye: ains s'il <p 65v>est question de consulter quelque affaire, on en remet la deliberation, et en differe lon la conclusion, jusques à ce que celuy-là tel s'en soit allé: et si lon tient quelque propos de secret, ou que lon face aucune chose de consequence, et il y survient un curieux, on l'oste incontinent, et la cache lon, ne plus ne moins que de la viande qui est en prise, quand on voit passer un chat: de maniere que le plus souvent ce que lon dit, et que lon fait devant les autres, on le tait et le cele devant celuy-là seul. Voyla pourquoy consequemment il est privé de toute foy, que nul ne se fie plus en luy, tellement que nous fions plus tost des lettres missives, ou nostre cachet, à des serviteurs ou à des estrangers, que non pas à des parents, familiers et amis, qui aient ce vice d'estre curieux. Bien autrement feit le sage Bellerophon, lequel ne voulut pas ouvrir les lettres qu'il portoit, encore qu'il sceust bien qu'elles estoient escrites contre luy, et s'abstint de toucher à la missive du Roy, tout ainsi qu'il n'avoit pas voulu toucher à sa femme, par la mesme vertu de continence: car la curiosité est une incontinence, comme l'adultere: mais outre l'intemperance il y a une folie, et une resverie extreme: car c'est bien estre insensé et hors du sens extremement, que laissant tant de femmes communes et publiques, vouloir penetrer à grands frais et grande despense jusques à une qui sera tenue soubs la clef, et qui bien souvent sera laide. Tout autant en font les curieux: car mettans en arriere plusieurs belles et plaisantes choses à voir et à ouyr, et plusieurs honnestes passetemps et exercices, ils se mettront à crocheter les lettres missives d'autruy, ils approcheront l'oreille contre les parois des maisons d'autruy, pour escouter ce qui se dit et se fait au dedans, ils iront oreiller ce que des vallets ou des chambrieres cacquetteront en un coing, quelquefois avec danger, mais tousjours avec honte et deshonneur: pourtant seroit-il tresutile aux curieux, pour les divertir de ce vice-là, se resouvenir des choses qu'ils auroient au paravant sceuës et entendues: car si, comme Simonides souloit dire, que quand par intervalles de temps il venoit à ouvrir ses coffres, il trouvoit tousjours celuy des salaires plein, et celuy des graces vuide: aussi si quelqu'un apres une espace de temps venoit à ouvrir l'armoire ou l'arriere bouticque de la curiosité, et regardoit au fond, la trouvant toute pleine de choses inutiles, malplaisantes et vaines, à l'adventure luy sembleroit cest amas-là bien fascheux, et que celuy qui l'auroit fait, auroit eu bien peu d'affaires. Car voyez, si quelqu'un feuilletant les escripts des anciens, en alloit elisant et triant ce qu'il y auroit de pire, et en composoit un livre, comme des vers d'Homere defectueux, commanceants par une syllabe briefve, ou des incongruitez que lon rencontre és Trag@edies, ou des objections villaines et deshonnestes que fait Archilochus alencontre du sexe feminin, en se diffamant luy mesme: celuy-là ne seroit-il pas digne de ceste tragique malediction,
  Maudit sois tu, qui vas faisant recueil,
  Des maux de ceux qui gisent au cercueil?
mais sans ceste malediction, c'est à luy un amas qui ne luy apporte ny honneur, ny profit, d'aller ainsi par tout recueillir les fautes d'autruy: comme on dit que Philippus feit un amas des plus meschans et plus incorrigibles hommes qui fussent de son temps, lesquels il logea ensemble dans une ville qu'il feit bastir, et l'appella Poneropolis, c'est à dire, la ville des meschans: aussi les curieux en recueillant et amassant de tous costez les fautes et imperfections, non des vers, ny des poëmes, mais des vies des hommes, font de leur memoire un archive et registre fort mal-plaisant, et de fort mauvaise grace, qu'ils portent tousjours quand et eux. Et tout ainsi comme à Rome il y a des personnes qui ne se soucient point d'achetter de belles peintures ny de belles statues, non pas mesmes de beaux garçons, ny de belles filles de celles que lon expose en vente, ains s'addonnent à achetter affectueusement des monstres en nature, comme qui n'ont point de jambes, ou qui ont les bras tournez au contraire, qui ont trois yeux, <p 66r>ou la teste d'une austruche, prenans plaisir à les regarder, et à recercher s'il y a point
  De corps meslé de diverses especes,
  Monstre avorté de l'un et l'autre sexes:
mais qui nous meneroit ordinairement veoir de tels spectacles, on s'en fascheroit incontinent, et feroient mal au coeur à les veoir: Aussi ceux qui curieusement vont recercher les imperfections des autres, les infamies des races, les fautes et erreurs advenues és maisons d'autruy, ils doivent r'appeller en leur memoire comme les premieres telles observations ne leur ont apporté ny plaisir aucun ny profit. Or l'un des plus grands moiens pour divertir ceste vicieuse passion, c'est l'accoustumance, si commançans de loing nous nous exerceons et accoustumons à ceste continence, car l'accroissement se fait par l'accoustumance, gaignant le mal tousjours petit à petit en avant: mais comment il s'y faut accoustumer, nous le sçaurons et entendrons en parlant de l'exercitation. Premierement doncques nous commancerons aux plus petites et plus legeres choses: car quelle difficulté y a-il en passant chemin de ne s'amuser point à lire les inscriptions des sepultures? ou quelle peine est-ce qu'en se promenant passer des yeux outre les escriteaux qui s'escrivent contre les murailles, en supposant une maxime, qu'il n'y a rien qui soit ny profitable ny plaisant? car ce sera quelqu'un qui fera mention d'un autre en bonne part, ou, celuy-là est le meilleur amy que j'aye, et plusieurs autres escripts pleins de telle badinerie, lesquels semblent n'apporter point de mal pour les lire, mais ils en apportent secrettement beaucoup, d'autant qu'ils engendrent une coustume de recercher ce que lon ne doit pas enquerir: et comme les veneurs n'endurent pas que leurs chiens se dévoyent, ne qu'ils poursuyvent toutes odeurs, ains les retiennent et retirent en arriere avec leurs traicts, pour garder le nez et le sentiment pur et net, à ce qui est propre à leur office, à fin qu'ils soient plus ardents à suivre la trace,
  Suivants avec le sentiment du nez
  Les animaux qui seront destournez.
aussi faut-il oster au curieux ses saillies et ses courses à vouloir tout escouter et tout regarder, et en le tenant de court, le tirer et destourner à veoir et ouyr seulement ce qui est utile. Car ainsi comme les aigles et les lions en marchant reserrent leurs ongles au dedans, de peur qu'ils n'en usent et emoussent les pointes: aussi estimans que la curiosité a quelque partie du desir de beaucoup sçavoir et apprendre, gardons nous que nous ne l'employons et la rebouschons en choses mauvaises et viles. Secondement accoustumons nous en passant par devant la porte d'autruy, de ne regarder point dedans, et ne toucher point de l'oeil à chose qui y soit, comme estant l'oeil l'une des mains de la curiosité, ains ayons tousjours devant les yeux le dire de Xenocrates, qui disoit, qu'il n'y avoit point de difference entre mettre les yeux ou les pieds en la maison d'autruy: car ce n'est chose ny juste, ny honneste, ny plaisant à veoir.
  Laid à veoir est le dedans, estranger.
car qu'est-ce pour le plus ordinaire, sinon telles choses, des utensiles de mesnage, qui seront l'un deçà l'autre delà, des chambrieres assises, et rien d'importance ny de plaisir? mais ceste torse de regard qui tord l'ame quant et quant, et ce destournement en est laid, et la coustume n'en vault rien qui soit. Diogenes voyant un jour Dioxippus qui faisoit son entree sur un chariot triomphal en la ville, pour avoir gaigné le pris és jeux Olympiques, et observant qu'il ne pouvoit retirer ses yeux de contempler une belle jeune dame qui regardoit l'entree, ains la suivoit tousjours de l'oeil, et se retournoit vers elle: Voyez, dit-il, nostre champion victorieux et triomphant qu'une jeune garse emmeine par le collet. Aussi verriez vous que les curieux ordinairement sont subjects à tordre le col, et se retourner à tout ce qu'ils voyent et qu'ils oyent, apres qu'ils ont fait par accoustumance une habitude de jetter les yeux par <p 66v>tout: car il ne fault pas, à mon advis, que le sentiment exterieur vague et rage à son plaisir, comme une chambriere dissoluë et mal apprise, ains faut que quand il est envoyé par la raison devers les choses, apres avoir communiqué et traicté avec elles, qu'il s'en retourne incontinent devers sa maistresse pour en faire son rapport, et puis derechef se rasseoir au dedans de l'ame, estant tousjours attentif à ce que la raison luy commandera: mais maintenant il se fait ce que dit Sophocles,
  Comme chevaux effrenez et sans bride,
  Raison à force emportent qui les guide.
Les sentiments qui n'ont pas esté bien instruicts ne bien exercitez, courants devant le commandement de la raison, tirent quant et eux bien souvent et precipitent l'entendement là où il ne faudroit point: pourtant est-ce chose faulse qui se dit communement, que Democritus le philosophe s'esteignit la veuë en fichant et appuyant les yeux sur un miroir ardant, et recevant la reverberation de la lumiere d'iceluy, à fin qu'ils ne luy apportassent aucun destourbier en evoquant souvent la pensee au dehors, ains la laissant au dedans en la maison, pour vacquer au discours des choses intellectuelles, estans comme fenestres, respondantes sur le chemin, bouschees. Bien est-il vray, que ceux qui besongnent beaucoup de l'entendement, se servent bien peu du sentiment. C'est pourquoy ils bastissoient anciennement les temples des Muses, lieux destinez à l'estude, qu'ils appelloient Mus@ees, le plus loing qu'ils pouvoient des villes, et appelloient la Nuict, Euphroné, comme qui diroit la sage, estimans que la solitude, le repos, et le n'estre point destourbé, servent beaucoup à la contemplation et invention des choses que lon cerche de l'entendement. D'avantage il n'est pas non plus malaisé, ne difficile, quand il y a d'adventure quelques hommes qui tansent et s'injurient les uns les autres sur la place, de ne s'en approcher point, ny quand il se fait un concours de plusieurs personnes, pour quelque occasion, ne s'en bouger point, ains demourer en sa place: et si tu ne t'y peux tenir, te lever et t'en aller ailleurs: car tu ne gaigneras rien à te mesler parmy les curieux, et recevras grand profit en divertissant à force la curiosité, et la reprimant et contraignant par accoustumance d'obeïr à la raison. Et pour tendre et roidir encore plus l'exercitation, il sera bon quand il se jouëra quelque jeu dedans le theatre, qui retiendra fort les spectateurs, passer oultre, et repoulser tes amis qui te voudront mener veoir un excellent balladin, ou un excellent joueur de com@edies, ny se retourner quand on oyra quelque clameur ou quelque bruit, procedant de la carriere où lon fait au jeu de pris courir les chevaux: car ainsi comme Socrates conseilloit de s'abstenir des viandes qui provocquent les hommes à manger quand ils n'ont point de faim, et les bruvages qui convient à boire, encore que lon n'ait point de soif: aussi faut-il que nous fuyons, et nous gardions de voir ny d'ouyr chose, quelle qu'elle soit, qui nous arreste ou retienne quand il n'en est point de besoin. Le bon Cyrus ne vouloit pas voir la belle Panthea, et comme Araspes l'un de ses mignons luy dist, que sa beauté estoit bien chose digne de voir: «Voyla pourquoy, dit-il, il vaut doncques mieux du tout s'abstenir de l'aller voir: car si maintenant à ta persuasion je l'allois voir, à l'adventure que cy apres elle mesme m'induiroit d'y aller, encore que je n'en eusse pas le loisir, et me seoir aupres d'elle pour contempler sa beauté, en laissant ce pendant aller plusieurs affaires de grand importance.» Semblablement Alexandre ne voulut point aller voir la femme de Darius, bien que lon luy dist que c'estoit une fort belle jeune dame, ains allant visiter sa mere, qui estoit desja vieille, s'absteint de voir l'autre qui estoit belle et jeune: mais nous, jettans les yeux jusques dedans les littieres des femmes, et nous pendans à leurs fenestres, ne cuidons pas commettre aucune faute, en laissant ainsi la curiosité glisser et couler à tout ce qu'elle veult. Aussi est il expedient pour s'exercer à la justice, laisser à prendre quelquefois ce que lon pourroit bien justement faire, <p 67r>à fin de s'accoustumer à s'abstenir tant plus de prendre rien injustement. Semblablement aussi pour s'accoustumer à la temperance, s'abstenir quelquefois d'habiter avec sa propre femme, à fin que jamais on ne soit esmeu de la convoitise de celle d'autruy. Te servant donc de ceste façon de faire encore contre la curiosité, parforce toy de ne faire pas semblant de veoir ny d'ouïr quelque chose que t'appartienne: et si quelqu'un te veult faire quelque rapport de ta maison, de passer outre, et rejetter arriere quelques propos qui sembleroient avoir esté dicts de toy à ton desadvantage: car à faute de cela, la curiosité envelopa Oedipus en de tresgrands maux, par ce que voulant sçavoir qui il estoit, comme n'estant pas de Corinthe, en allant à l'oracle pour luy demander, il rencontra Laius par le chemin, qu'il tua, et espousa sa propre mere, par le moyen de laquelle il obtint le royaume de Thebes: et lors qu'il sembloit estre tresheureux, encore se voulut- il cercher soymesme, combien que sa femme l'en destournast le plus qu'elle pouvoit: et plus elle le prioit de ne le faire pas, plus il en pressa un vieillard qui sçavoit toute la verité du faict, en le contraignant par toutes voyes, tant que le discours de l'affaire l'ayant desja mis sur le bord de la suspicion, comme le vieillard se fust escrié,
  Helas je suis sur le poinct dangereux
  De declarer un cas bien malheureux,
toutefois estans desja surpris de sa passion de curiosité, et le coeur luy en battant, il respond,
  Et moy aussi sur le poinct de l'entendre,
  Mais toutefois il le me faut apprendre.
tant est aigre doux, et mal aisé à contenir le chattouillement de la curiosité, comme un ulcere, qui plus on le gratte et plus s'ensanglante luy-mesme: Mais celuy qui est entierement net et delivré de telle maladie, et qui est de nature paisible, quand il aura ignoré quelque mauvaise nouvelle, il dira,
  O sainct oubly de passee tristesse,
  Tant tu es plein de tresgrande sagesse!
Et pourtant se faut-il petit à petit accoustumer à cecy, quand on nous apportera des lettres de ne les ouvrir pas vistement et à grande haste, comme font la plus part, que si les mains demeurent un peu trop à leur gré à deslier la fiscelle, ils la maschent à belles dents: et s'il arrive un messager de quelque part, ne courir pas incontinent à luy, ny ne se lever à l'estourdie de sa place, soudain que quelqu'un viendra dire, J'ay quelque chose de nouveau à vous conter: mais bien eusses-tu quelque chose de bon et utile à me dire. Un jour que je declamois à Rome, Rusticus, celuy que Domitian depuis feit mourir, pour l'envie qu'il portoit à sa gloire, y estoit, qui m'escoutoit: au milieu de la leçon il entra un soudard qui luy bailla une lettre missive de l'Empereur: il se feit là un silence, et moy-mesme feis une pause à mon dire, jusques à ce qu'il l'eust leuë: mais luy ne voulut pas, ny n'ouvrit pas sa lettre devant que j'eusse achevé mon discours, et que l'assemblee de l'auditoire fust departie: dont toute la compagnie prisa et estima beaucoup la gravité du personnage. Mais quand on nourrit la curiosité de ce qui est bien loisible, on la rend à la fin si forte et si violente, que puis apres on ne la peult pas facilement retenir, quand elle court aux choses defendues, pour la longue accoustumance. Ains telle sorte de gens ouvrent les lettres, ils s'ingerent aux conseils secrets de leurs amis: ils veulent veoir à descouvert les choses sainctes, qu'il n'est pas licite de veoir: ils se vont enquerant des faicts et dicts secrets des Princes: et toutefois il n'y a rien qui rende tant odieux les tyrans que les mousches, c'est à dire, les espions, qui vont par tout espiant ce que se fait, et qui se dit, encore qu'ils soient contraincts de tenir de telles gens aupres d'eux. Or le premier qui eut riere soy de telles mousches, que lon appelle Otacoustes, comme qui diroit, <p 67v>les oreilles du prince, fut le jeune Darius, qui ne se fioit pas de soy-mesme, et avoit tout le monde suspect: mais ceux que lon appelloit [...], comme qui diroit, courtiers ou rapporteurs, ce furent les tyrans de Sicile Denis, qui les meslerent parmy les bourgeois et le peuple de Syracuse: aussi quand vint la mutation de l'estat, ce furent les premiers que les Syracusains massacrerent. Car mesme la nation des Sycophantes, c'est à dire des calomniateurs, est de la confrairie des curieux, toutefois encore ces calomniateurs-là recerchent s'il y a aucun qui ait commis ou voulu commettre quelque malefice: mais les curieux descouvrans les mesadventures fortuites de leurs voisins, les exposent en veuë de tout le monde. Aussi dit-on que ce mot d'Aliterius, qui signifie meschant, a esté premierement ainsi denommé de la curiosité: car estant la famine bien grande à Athenes, ceux qui avoient du bled en leurs maisons, ne le portoient pas au marché, ains le mouloient secrettement la nuict en leurs maisons: et ceste maniere de curieux alloient cà et là, oreillant là où ils entendoient le bruit de moulins, et de là en furent ainsi appellez. Pareillement aussi dit-on, que le nom des Sycophantes est venu de semblable occasion: car aiant esté prohibé et defendu par edict, d'emporter hors du païs des figues, ceux qui alloient espiant et descouvrant ceux qui en emportoient, en furent de là appellez Sycophantes. Et pourtant ne sera-il point inutile, que les curieux pensent à cela, à fin qu'ils aient honte en eux-mesmes, d'estre trouvez semblables en moeurs, et façons de faire, à ceux qui sont les plus hays, et les plus mal-voulus du monde.

Du contentement ou repos de l'esprit. PLUTARQUE A PACCIUS S.
J'AY receu ta lettre bien tard, par laquelle tu me pries de t'escrire quelque chose de la tranquillité de l'esprit, et quant et quant de quelques passages du Tim@ee de Platon, lesquels semblent avoir besoing de plus diligente exposition. Or est-il advenu qu'en mesme temps, nostre commun amy Eros a eu occasion de naviguer en diligence à Rome pour quelques lettres qu'il receut du tres-vertueux personnage Fundanus, par lesquelles il le pressoit fort de partir incontinent pour se rendre devers luy: ainsi n'ayant pas du temps assez pour vacquer à loisir à ce que tu desirois, et ne pouvant souffrir que cest homme partant d'avec moy s'en allast les mains vuides vers toy, j'ay recueilly sommairement des memoires que j'ay de longue main compilez pour mon particulier, quelques sentences touchant la tranquillité de l'esprit, estimant que tu ne m'as point demandé ce discours- là pour avoir le plaisir de lire un traicté escript en beau langage, mais seulement pour t'en servir à ton besoing, sçachant tresbien que pour estre en la bonne grace des Princes, et avoir la reputation de bien dire, et estre eloquent à plaider causes au palais, autant que pas un autre qui soit à Rome, tu ne fais pas neantmoins comme le Tragique Merops, ny ne te perds pas comme luy de vaine gloire à l'appetit de la tourbe populaire qui te juge pour cela bien-heureux, ains retiens en memoire ce que tu as bien souvent entendu de nous, que ny la chaussure Patricienne ne guarit pas de la goutte des pieds, ny l'anneau precieux, les panaris: ny le diademe, de la douleur de teste: car dequoy servent les grands biens à delivrer l'ame de toute fascherie, et à rendre la vie de l'homme tranquille, ny les grands honneurs, ny <p 68r>le credit en court, s'il n'y a au dedans qui en sçache user honnestement, et si cela n'est tousjours accompagné du contentement, qui ne souhaitte jamais ce qu'il n'a point? Et qu'est-ce autre chose cela, sinon la raison accoustumee et exercitee à refrener incontinent la partie irraisonnable de l'ame, qui sort aiseement et souvent hors des gonds, et ne la laisse pas vaguer à son plaisir et se transporter à ses appetits? Ainsi donc comme Xenophon admoneste, que lon se souvienne des Dieux, et que lon les honore, principalement lors que lon est en prosperité, à fin que quand on sera en necessité, on les puisse reclamer avec plus d'asseurance, comme estans de longue main propices et amis: aussi faut-il que les hommes sages et de bon entendement, facent de longue main provision des raisons qui peuvent servir à l'encontre des passions, à fin qu'estans ainsi de longue main preparees, elles en profitent d'avantage au besoing. Car ainsi comme les chiens qui sont aspres de nature, s'aigrissent et abboyent à toutes voix qu'ils entendent, et ne s'appaisent qu'au son de celle qui leur est familiere, et qu'ils ont accoustumé d'ouir: aussi n'est-il pas aisé de ramener à la raison les passions de l'ame effarouchees, sinon que lon ait des raisons propres et familieres à la main, qui les reprennent aussi tost comme elles commancent à s'esmouvoir. Or quant à ceux qui disent, que pour vivre tranquillement il ne se faut pas mesler ny entremettre de beaucoup de choses, ny en privé ny en public: En premier lieu je dis, qu'ils nous veulent vendre trop cherement ceste tranquillité, nous la voulans faire achetter à pris d'oysiveté, qui est autant que s'ils admonnestoient un chascun comme estant malade, ainsi que fait Electra son frere Orestes,
  Demeure quoy, miserable, en ton lict.
Mais ce seroit une mauvaise medecine au corps, que pour le delivrer de douleur luy faire perdre le sentiment: et ne seroit de rien meilleur medecin de l'ame celuy qui pour luy oster tout ennuy et toute fascherie, la voudroit rendre paresseuse, molle, oubliante tout devoir envers ses amis, ses parents et son païs. Et puis cela n'est pas veritable, que ceux-là aient l'ame tranquille, qui ne s'entremettent pas de beaucoup de choses: car s'il estoit vray, il faudroit doncques dire, que les femmes seroient plus reposees et plus tranquilles en leur esprit, que les hommes, attendu qu'elles ne bougent, pour la plus part, de la maison: mais maintenant il est bien vray, comme dit le poëte Hesiode, que
  Le vent trenchant de la bise qui gele
  Ne perce point le corps de la pucelle.
mais les ennuis, les soucis, les courroux et mescontentements, soit ou par jalousie, ou superstition, ou ambition, ou par tant de vaines opinions qu'à peine les pourroit on nombrer, se coulent bien aiseement jusques dedans les cabinets des Dames. Et Laërtes qui vescut l'espace de vingt ans à part aux champs,
  Seul et avec une vieille il estoit,
  Qui son manger et son boire apprestoit:
il s'esloingnoit bien de son païs, de sa maison, et de son royaume, mais il avoit tousjours douleur et tristesse en son coeur, qui tousjours est accompagné de langueur oyseuse, et de morne silence. Mais il y a d'avantage, que le non s'employer aux affaires, est ce qui bien souvent met l'homme en mesaise et travail d'esprit, comme cestuy qui descrit Homere,
  Mais Achilles, de Peleus la race,
  Leger du pied, plein de divine grace,
  Tenoit son coeur sans d'aupres se bouger
  De ses vaisseaux, ny jamais se renger
  Avec les Grecs en bataille, ou assise
<p 68v>   D'aucun conseil, ny d'aucune entreprise,
  Ains de despit à part se consumoit,
  Et si rien plus que la guerre il n'aimoit.
dequoy luy mesme estant passionné et indigné en son coeur, dit puis apres,
  Pres de mes nerfs je me voy fait-neant,
  Pois de la terre inutile seant:
tellement que Epicurus mesme n'est pas d'advis, qu'il faille demourer à requoy, ains suivre l'inclination de son natural: les ambitieux et convoiteux d'honneur, en se meslant d'affairs, et s'entremettant du gouvernement de la chose publique, disant qu'ils seroient autrement plus troublez, et plus travaillez de ne rien faire, par ce qu'ils ne pourroient obtenir ce qu'ils desireroient: mais en cela il est homme de mauvais jugement, de semondre au gouvernement des affaires, non ceux qui sont les plus idoines à les manier, ains ceux qui moins peuvent reposer: car il ne faut pas mesurer ou determiner la tranquillité ou le trouble de l'esprit à la multitude, ou au petit nombre des affaires, ains à l'honnesteté ou deshonnesteté: car comme nous avons desja dit, il n'est pas moins ennuyeux, ne moins turbulént à l'esprit, omettre les choses honnestes, que commettre les deshonnestes. Et quant à ceux qui estiment qu'il y ait determineement quelque speciale sorte de vie, qui soit sans aucune fascherie, comme quelques uns tiennent celle des laboureurs, d'autres celle des jeunes gens à marier, autres celle des Roys, Menander leur respond assez en ces vers,
  O Phania, je pensois que les hommes
  Riches, qui ont argent à grosses sommes,
  Sans à usures en jamais emprunter,
  Ne sçeussent point que c'est de lamenter
  Toutes les nuicts: et en tournant à dextre
  Sur un costé puis sur l'autre à senestre,
  Dire souvent helas! mais que leur oeil
  Jouist tousjours d'un gracieux sommeil.
mais depuis s'en estant approché, quand il apperceut que les riches souffroient autant de mesaise que les pauvres,
  Ainsi donc est tristesse Soeur germaine
  Tousjours conjoincte avecques vie humaine:
  Les delicats qui vivent mollement,
  Les gens d'honneur se portans noblement,
  En ont leur part: et, sans que point en yssent,
  Les indigents, avec elle vieillissent.
Mais c'est tout ainsi comme ceux qui sont timides, et qui ont mal au coeur quand ils vont sur la mer: car ils estiment qu'ils se trouveront mieux, et seront moins malades, s'ils passent d'une barque en un brigantin, et d'un brigantin en une galere, mais il ne gaignent rien pour cela, d'autant qu'ils portent par tout quand et eux la cholere et la peur, qui leur causent ce mal de coeur: aussi les changemens de sortes de vie, n'ostent pas les ennuis et fascheries qui troublent le repos de l'esprit, lesquels ennuis procedent de faute d'experience des affaires, faute de bon discours, faute de se sçavoir bien accommoder aux choses presentes: c'est ce qui travaille autant les riches que les pauvres: c'est ce qui fasche autant ceux qui sont mariez, que ceux qui sont à marier: c'est pourquoy ils fuyent le palais et les plaids, et puis ils ne peuvent endurer ny supporter le repos: c'est pourquoy ils poursuivent d'estre avancez, et avoir grand lieu és courts des Princes, et puis quand ils y sont parvenus, soudain ils s'en ennuyent:
  Difficile est contenter un malade,
ce dit le poëte Ion: car sa femme le fasche, il accuse le medecin, il se courrouce à son <p 69r>lict: un sien amy luy ennuyra, pour ce qu'il le sera venu visiter, un autre pour ce qu'il n'y sera pas venu, ou pour ce qu'il s'en ira: mais puis apres quand la maladie vient à se dissoudre, et que une autre temperature et disposition du corps retourne, la santé revient qui rend toutes choses aggreables et plaisantes: car celuy qui auparavant et hier rejettoit avec horreur des oeufs, de l'amidon, et du pain le plus blanc du monde, aujourd'huy mange du pain bis de mesnage, avec des olives et du cresson, encore bien- aise, et de bon appétit: aussi le jugement de la raison venant à se former en l'entendement de l'homme, luy apporte pareille facilité et mesme changement en toute sorte de vie. On dit qu'Alexandre aiant ouy le philosophe Anaxarche disputer et soustenir, qu'il y avoit des mondes innumerables, se prit à pleurer: et comme ses familiers luy demandassent, qu'il avoit à larmoyer: «N'ay-je pas, dit-il, bien cause de plorer, s'il y a nombre infiny de mondes, veu que je n'ay pas encore peu me faire seigneur d'un seul?» Là où Crates n'aiant pour tout bien qu'une meschante cappe et une besace, ne feit jamais autre chose que jouër et rire toute sa vie, comme s'il eust tousjours esté de feste. Au contraire, Agamemnon se plaignoit de ce qu'il avoit à commander à tant de monde,
  Tu vois le fils d'Atree Agamemnon,
  Que Jupiter fait dessus l'eschignon
  Du col porter le faix pour tout le monde:
là où Diogenes, quand on le vendoit pour esclave, estant couché tout de son long, se mocquoit du sergent qui le crioit à vendre, et ne se vouloit pas lever, quand il luy commandoit, ains se jouoit, et se mocquoit de luy, en luy disant: «Et si tu vendois un poisson, le voudrois-tu faire lever?» et Socrates devisoit familierement de propos de philosophie en la prison: là où Phaëton estant monté jusques au ciel ploroit encore de despit, que lon ne luy vouloit pas donner à regir et gouverner les chevaux et le chariot du Soleil son pere. Tout ainsi donc, comme le solier se tord selon la torse et forme du pied, et non pas au contraire: aussi sont-ce les dispositions des personnes qui rendent les vies semblables à elles, car ce n'est pas l'accoustumance, comme quelqu'un a voulu dire, qui rend la bonne vie plaisante à ceux qui l'ont choisie: mais l'estre sage et moderé, est ce qui rend la vie et bonne et plaisante tout ensemble. Et pourtant, puis que la source de toute tranquillité d'esprit est en nous, curons la et nettoyons diligemment, à fin que les choses mesmes exterieures, et qui nous adviendront de dehors, nous semblent amies et familiers, quand nous en sçaurons bien user:
  Point ne se faut courroucer aux affaires,
  Il ne leur chaut de toutes nos choleres:
  Mais se sçavoir à tout evenement
  Accommoder, est faire sagement.
Car Platon accomparoit nostre vie au jeu du tablier, là où il faut que le dé die bien, et que le joueur use bien de ce qui sera escheut au dé. Or de ces deux poincts là, l'evenement et le sort du dé n'est pas en nostre puissance, mais le recevoir doulcement et modereement ce qui plaist à la fortune nous envoyer, et disposer chasque chose en lieu où elle puisse ou beaucoup profiter, si elle est bonne, ou peu nuire, si elle est mauvaise, cela est de nostre pouvoir et devoir, si nous sommes sages. Car les fols escervellez, qui n'entendent pas comment il se faut comporter en ceste vie humaine, sortent arrogamment hors des gonds en prosperité, et se resserrent vilement en adversité: ainsi sont-ils troublez par toutes les deux extremitez, ou pour mieux dire par eux-mesmes en l'une et en l'autre extremité, et principalement en ce que lon appelle biens: ne plus ne moins que ceux qui sont maladifs en leurs personnes, ne peuvent supporter ny le chaud ny le froid. Theodorus, celuy qui pour ses mauvaises opinions fut surnommé Atheos, c'est à dire, sans Dieu, disoit qu'il bailloit ses propos <p 69v>avec la main droitte à ses auditeurs, mais qu'ils les prenoient avec la main gauche: aussi les ignorants qui ne sçavent pas comment il faut vivre, recevans à gauche bien souvent la fortune qui leur vient à droitte, y commettent de villaines fautes: mais les sages au contraire font comme les abeilles, qui tirent du thym le plus penetrant et le plus sec miel: aussi des plus mauvais et plus fascheux accidents, en tirent quelque chose de propre et utile pour eulx. C'est doncques le premier poinct, auquel il se faut duire et exerciter: comme celuy qui visant à donner d'une pierre à un chien, faillit le chien, et assena sa marastre, «Encore, dit-il, ne va il pas mal ainsi:» aussi pouvons nous transferer la fortune, en voulant et nous accommodant à ce qu'elle nous améne. Diogenes fut chassé de son païs en exil: encore n'alla il pas mal ainsi pour luy, car ce bannissement fut le commancement de son estude en philosophie. Zenon le Citieïen avoit encore une navire marchande, et aiant nouvelles, qu'elle estoit perie, charge et tout coulee à bas en pleine mer: «Tu fait (dit-il) bien, Fortune, de me ranger à la robbe longue, simple, et à l'estude de philosophie.» Qui nous empesche de les ensuivre en cela? Tu as esté debouté de quelque office public et magistrat que tu exerçois: Bien de par Dieu, tu vivras aux champs, faisant profiter ton bien. Tu pourchassois d'entrer en la maison et au service de quelque prince, tu en as esté esconduit: tu en vivras chez toy avec moins de peine, et avec moins de danger. Au contraire, Tu es entré en maniement d'affaires, où il y a grand labeur et grand soucy: l'eau chaude du baing ne reconforte pas tant les membres lassez, comme dit Pindare,
  L'eau chaude ne reconforte
  Les membres las, de la sorte
  Que la gloire, de se voir
  Honneur et credit avoir,
  Rend le labeur aggreable,
  Et la peine supportable.
T'est-il advenu quelque defaveur, ou quelque rebut par calomnie, ou par envie? c'est un bon vent en pouppe pour te remener droict à l'estude des lettres, et de la philosophie, comme feit Platon, quand il feut naufrage de la bonne grace de Dionysius le tyran. Pourtant n'est-ce pas un moyen de petite importance, pour mettre son esprit en repos, que de considerer les grands, s'ils se sont point emeus et troublez de pareil accident: comme, Ce qui te mescontente, est-ce que tu ne peux avoir enfans de ta femme? regarde combien il y a d'Empereurs Romains, dont nul n'a laissé l'Empire à son fils. Es tu fasché de te voir pauvre? Et à qui des Thebains amerois-tu mieux ressembler qu'à Epimanondas, et des Romains qu'à Fabricius? T'a lon violé ta femme? N'as-tu donc pas leu ceste inscription qui est en la ville de Delphes, au temple d'Apollo, sur l'offrande qu'il y donna,
  De terre et mer Agis Roy couronné,
  M'a pour offrande à ce temple donné.
et n'as tu pas entendu comme Alcibiades luy corrompit sa femme Timaea, et comme tout bas entre ses femmes elle mesme appelloit le fils qu'elle en eut, Alcibiades? mais pourtant, cela n'engarda point qu'Agis ne devint le plus grand et plus glorieux homme de toute la Grece en son temps. Ny semblablement la fille de Stilpon, pour estre impudique, n'empescha point qu'il ne vescust aussi joyeusement, comme autre philosophe qui fust de son temps: ains, comme un Metrocles philosophe Cynique luy eust reproché: «Cela, respondit-il, est-ce ma faute, ou la faute d'elle?» Metrocles respondit, «La faute en est à elle, et l'infortune en est à toy.» «Comment dis-tu cela», repliqua Stilpon, «les fautes ne sont-ce pas cheutes?» «ouy vrayement», respondit l'autre. «Et les cheutes», poursuivit Stilpon, «ne sont-ce malencontres?» Metrocles le confessa. «Et les malencontres ne sont-ce pas infortunes pour ceux à qui elles adviennent?» <p 70r>Par ceste doulce et philosophique progression de poinct en poinct, il luy monstra et prouva, que tout son reproche et sa maledicence n'estoit autre chose que l'abboy d'un chien. Et au contraire, la plus part des hommes ne se fasche et ne s'irrite pas seulement pour les vices de leurs amis, ou de leurs domestiques et parents, mais aussi de leurs ennemis mesmes: car les convices, les courroux, les envies, les malignitez, les jalousies, accompagnees de rancunes, sont taches de ceux qui les ont, mais toutefois elles faschent et irritent ceux qui ne sont pas sages, ne plus ne moins que les soudaines choleres des voisins, la fascheuse conversation de nos familiers, et les malices des serviteurs en ce qu'on leur commet à faire, desquelles il me semble que tu t'emeus, et te troubles autant que de nulle autre chose, faisant en cela comme les medecins que descrit Sophocles,
  Lavans l'amere humeur de la cholere
  Avec le jus de quelque drogue amere,
en t'aigrissant et te courrouceant alencontre de leurs passions et imperfections sans grand propos, à mon advis: car les negoces dont lon a commis à ta foy le gouvernement, ne s'administrent pas coustumierement par entremise de personnes, de moeurs simples et droictes, comme par instruments aptes et idoines, ains le plus souvent scabreuses et tortues. Or de les redresser, ne pense pas que ce soit office ny entreprise autrement facile à faire: mais si en te servant d'eux, comme estans nez tels, ne plus ne moins que les chirurgiens se servent des tiredents, et des agraphes à joindre les lévres des playes, tu te monstres gracieux, et traittable autant que l'affaire le pourra comporter, certainement tu ne recevras pas tant de mescontentement et de desplaisir de la mauvaistié et piperie d'autruy, comme de contentement et de plaisir de ta propre disposition: et en estimant que tels ministres font ce qui leur est propre et naturel, ne plus ne moins que les chiens quand ils abboyent, tu te garderas d'amasser plusieurs ennuis et fascheries, lesquelles ont accoustumé de couler, comme en une fosse et en un lieu bas, à telle pusillanimité, et imbecillité, qui se remplit des maulx d'autruy. Car veu qu'il y a des Philosophes qui reprennent la pitié et compassion que lon a des hommes miserables et calamiteux, comme estant bien bon de donner secours à leur misere et calamité, mais non pas de condouloir et compatir, ny mesme fleschir avec eux: et qui plus est encore, veu que les mesmes Philosophes ne veulent pas, si nous appercevons que nous pechions, et que nous soyons mal conditionnez en quelque vice, que pour cela nous nous en contristions ny nous en faschions, ains que nous le corrigions et emendions, sans autrement nous en fascher ne douloir: consideré combien il y a peu de raison de nous contrister et ennuyer, pour ce que tous ceux qui ont affaire à nous, ou qui nous hantent, ne sont pas si honnestes ne si gens de bien comme ils devroient. Mais donnons nous garde, amy Paccius, que ce ne soit pas tant la haine de meschanceté en general, que l'amour de nous mesmes en particulier, qui nous face ainsi detester et redouter la malice de ceux qui ont affaire à nous: car l'estre quelquefois trop vehementement affectionné envers les affaires, et les appeter, et poursuyvre plus chaudement qu'il ne faut, ou bien au contraire, estre degousté, et les desestimer, engendrent en nous des souspeçons et des impatiences et malaisances envers les personnes, qui nous donnent des apprehensions, qu'il nous semble que lon nous a privez de cecy, ou que lon nous a fait tomber en cela, mais celuy qui s'est accoustumé de se comporter doulcement et modereement envers les affaires, en est bien plus gracieux et plus aisé à negocier avec les personnes. Et pour ce reprenons de rechef le propos des affaires et des choses: car ainsi comme quand on a la fiévre, toutes choses que lon prent semblent au goust desaggreables et ameres: mais quand nous voyons que les autres qui en prennent de mesmes, ne les trouvent point nauvaises, alors nous <p 70v>ne blasmons plus ny le breuvage, ny la viande, ains la maladie seulement: aussi cesserons nous d'accuser et porter impatiemment les affaires, quand nous en verrons d'autres qui les recevront gayement et joyeusement. Parquoy quand il nous adviendra quelque sinistre accident contre nostre volonté, il sera bon pour maintenir nostre esprit en tranquillité, de ne laisser pas en arriere nos bonnes et heureuses adventures, ains en les meslant les unes avec les autres, effacer ou obscurcir les mauvaises par la conference des bonnes. Mais à l'opposite, nous refaisons et reconfortons bien nos yeux offensez du regard des couleurs trop vives et trop brillantes, en les jettant sur des fleurs et sur de la verdure, et nous tendons nostre pensee à choses douloureuses, et la contraignons de s'arrester et demourer en la cogitation des fortunes adverses et tristes, en l'arrachant à force, par maniere de dire, de la souvenances des bonnes et prosperes, combien que lon pourroit bien pertinemment transferer à ceste matiere le propos qui autrefois a esté dit alencontre du curieux: «Pourquoy est-ce, homme tres-envieux, que tu as les yeux si aigus à voir le mal d'autruy, et si ternis à voir le tien propre?» Pourquoy est-ce aussi, beau sire, que tu regardes si ficheement, et rends tousjours manifeste et recent ton mal, et jamais n'appliques ta pensee aux biens qui te sont presens? ains comme les ventoses et cornets attirent ce qu'il y a de pire en la chair, aussi amasses-tu alencontre de toymesme ce qu'il y a de plus mauvais en toy: ressemblant proprement au marchand de Chio, lequel vendant aux autres grande quantité de bien bon vin, alloit par tout cerchant et goustant pour en trouver d'aigre pour son disner: aussi y eut il un serviteur, qui estant interrogé qu'il avoit laissé son maistre faisant: «Aiant, dit-il, beaucoup de bien, il cerche du mal:» aussi la plus part des hommes passant par dessus les choses bonnes et desirables qu'ils ont, s'attachent aux mauvaises et fascheuses. Mais ainsi ne faisoit pas Aristippus, ains estoit tousjours dispos à se soublever et alleger en toute occurence qui se presentoit, en se rangeant à la balance qui montoit à mont: car aiant un jour perdu une belle terre, il s'adressa à l'un de ses familiers qui faisoit le plus de mine de s'en condouloir et contrister avec luy. «Vien-ça, dit-il, n'as tu pas une petite metairie seule: et moy, n'ay-je pas encore trois autres belles terres?» L'autre luy advoüa, que si. «Pourquoy doncques n'est il raisonnable de se condouloir avec toy, plus tost qu'avec moy?» car c'est une fureur de se douloir de ce qui est perdu, et ne s'esjouir pas de ce qui est sauvé: ains faire comme les petits enfans, ausquels si lon oste un seul de beaucoup de leurs petits jouëts, par despit ils quassent tous les autres, et puis pleurent et crient à pleine teste: au cas pareil, si la fortune nous trouble en quelque chose, nous rendons toutes les faveurs qu'elle nous fait d'ailleurs inutiles et vaines à force de nous plaindre et de nous tourmenter. Mais qu'est-ce que nous avons, me dira quelqu'un? et qu'est-ce que nous n'avons pas plus tost, fault-il dire? l'un a honneur, l'autre belle maison, l'autre femme honneste, l'autre un vray amy. Antipater le philosophe natif de la ville de Tarse, estant proche de sa fin, et rememorant les biens et heurs qu'il avoit eus en sa vie, n'oublia pas à y comprendre et compter l'heureuse navigation qu'il avoit euë à venir de la Cilicie à Athenes: mais encore ne faut il pas omettre les choses qui nous sont communes avec plusieurs, ains les tenir en quelque compte, et nous esjouïr de ce que nous vivons, que nous sommes sains et dispos, que nous voyons le Soleil, qu'il n'y a point de guerre, qu'il n'y a point de sedition, ains que la terre se laisse labourer, la mer naviguer à qui veut, sans danger: qu'il est loysible de parler, et de se taire, se mesler d'affaires, ou de se reposer: et si en aurons encore le repos de l'esprit plus asseuré, ces choses-là nous estans presentes, si nous nous les figurons en nostre pensee absentes, en nous ramenant en memoire souvent, combien la santé est regrettee et souhaittee de ceux qui sont malades, et la paix de ceux qui sont affligez de guerres, combien il est desirable d'acquerir authorité si grande, et de tels amis à un <p 71r>homme estranger et incognu en une telle ville: et au contraire, quel regret c'est de les perdre apres qu'on les a acquis: par ce qu'une chose ne peut pas estre grande ny precieuse alors que nous la perdons, et de nulle valeur alors que nous la possedons et en jouissons, car le non estre ne luy peult adjouster ne pris ne valeur: ny ne faut pas que nous possedions ces choses comme grandes, en tremblant tousjours de peur de les perdre et d'en estre privez, et ce pendant quand nous les avons les mettre en oubly et les mespriser comme chose de peu d'importance, ains en user ce pendant qu'on les a, et prendre plaisir à en jouïr, à celle fin que s'il advient qu'on les perde, qu'on en supporte la perte plus doulcement. Mais le plus grand nombre des hommes est bien d'advis, comme disoit Arcesilaüs, qu'il faut suivre de l'oeil et de la pensee les poëmes, les tableaux, les peintures et statues d'autruy, pour les bien contempler par le menu de poinct en poinct, et de bout en bout: mais quant à leur vie et à leurs moeurs, où il y a beaucoup de choses bien laides à voir, ils les laissent là, en regardant tousjours dehors les honneurs, les avancemens et fortunes des autres, comme font les adulteres les femmes d'autruy, en mesprisant ce pendant les leurs propres. Et toutefois c'est un poinct de grande importance, pour bien mettre son esprit à repos, de se considerer principalement soymesme, son estat, et sa condition, ou pour le moins contempler ceux qui sont au dessoubs de soy, non pas comme font plusieurs qui se comparent tousjours à ceux qui sont au dessus d'eux: comme, pour exemple, les serfs qui ont les fers aux pieds jugent bien-heureux ceux qui sont déliez, et les serfs déliez, les libres: ceux qui sont libres, les citoyens: les simples citoyens, les riches: les riches bourgeois, les grands Princes et seigneurs: les Princes, les Roys: et les Roys finablement les Dieux, desirans par maniere de dire pouvoit tonner et esclairer: et par ce moyen estans ainsi tousjours indigents de ce qui est au dessus d'eux, ils ne jouïssent jamais du plaisir de ce qui est en eux:
  Des grands thresors de Gyges je n'ay cure,
  Et ne fut onc mon coeur de la picqueure
  De convoitise attainct, ny envieux
  De s'esgaler aux oeuvres des haults Dieux:
  De royauté grande point je n'affecte,
  Ma veuë est trop pour cela imparfaicte.
C'estoit un Thasien qui disoit cela: mais un autre qui sera ou de Chio, ou de Galatie, ou de Bythinie, ne se contentera pas d'avoir sa part d'honneur, de credit et d'authorité en son païs, parmy ses citoyens, ains plorera s'il ne porte l'habit de Senateur et Patrice: et s'il a loy de le porter, s'il n'est Pr@eteur Romain: et s'il est Pr@eteur, s'il n'est Consul: et s'il est Consul, s'il n'a esté le premier proclamé: mais tout cela qu'est- ce, sinon amasser des occasions affectees d'ingratitude envers la fortune, en se punissant et se chastiant soy-mesme? Mais celuy qui est sage, et qui a bon sens et bon entendement, s'il y a quelqu'un entre tant de milliers d'hommes que le Soleil regarde,
  Et qui des fruicts de la terre vivons
qui soit ou plus honoré ou plus riche que luy, pour cela il ne se retire pas incontinent à part plorant et se laissant aller, ains tire outre son chemin, en benissant et remerciant sa fortune, de ce qu'il vit plus honorablement et plus à son aise qu'un million de millions d'autres. Car il est bien vray qu'en l'assemblee des jeux Olympiques on ne choisit pas ceux à qui lon a à combatre pour gaigner le pris: mais en la vie humaine les affaires sont tellement composez, qu'ils nous donnent moyen de nous vanter d'estre au dessus de plusieurs, et d'estre plus tost enviez que de porter envie à d'autres, si d'adventure lon n'est si presumptueux, que de se parangonner à un Briareus, ou à un Hercules. Quand doncques tu auras beaucoup estimé, comme grand seigneur, un que tu verras estre porté en une littiere à bras, baisse un petit tes yeux, et <p 71v>regarde ceux qui le portent sur leus espaules: et apres que tu auras reputé bienheureux ce grand Roy Xerxes, pour avoir passé le destroit de l'Hellespont sur un pont de navires: considere aussi ceux à qui lon faisoit à coup de baston couper et caver le mont Athos, et ceulx à qui lon coupa les aureilles et le nez, par ce que la tourmente avoit rompu ledit pont de vaisseaux: et quant-et-quant imagine en toy mesme quel est leur pensement, et combien ils reputent ta vie et ta condition heureuse au pris de la leur. Socrates aiant ouy dire à quelqu'un de ses familiers, Ceste ville est merveilleusement chere, le vin de Chio couste dix escus, la pourpre trente escus, la chopine de miel cinq drachmes: il le prit et le mena aux bouttiques où lon vendoit la farine, demy picotin pour un obole, a bon marché: et puis là où lon vendoit les olives, un picotin pour deux doubles, bon marché: puis en la fripperie où lon vendoit les habits, un saye pour dix drachmes, bon marché: on vit donc à bon marché en ceste ville. Aussi nous, quand nous entendrons quelqu'un qui dira, que nostre estat est petit, et nostre fortune basse, d'autant que nous ne serons poins Consuls, nous ne serons point Gouverneurs de provinces, nous luy pourrons respondre: mais au contraire nostre estat est honnorable, et nostre vie bien- heureuse, d'autant que nous ne demandons point l'aumosne, nous ne sommes point portefais, nous ne gaignons point nostre pain à flater. Toutefois pource que nous sommes venus à telle follie, pour la plus part, que nous accoustumons à vivre plus tost aux autres qu'à nous mesmes, et que nostre nature est corrompue d'une si impuissante jalousie, et si grande envie, qu'elle ne se resjouit pas tant de ses biens propres, comme elle se contriste de ceux d'autruy: ne regarde pas seulement ce qu'il y a de reluisant et de renommé en ceux que tu admires, et que tu estimes tant heureux, mais en te baissant, et entre-ouvrant un petit, par maniere de dire, le rideau, et le voile d'apparence et d'opinion, qui les couvre, entre au dedans, et tu y verras de grands travaux, et de grands ennuis et fascheries. Au moyen de quoy Pittacus, ce personnage tant famé et renommé pour sa vaillance, sa sagesse, et sa justice, festoyoit un jour quelques siens amis estrangers: sa femme qui survint sur le milieu du bancquet, en estant courroucee renversa la table, avec tout ce qui estoit dessus: les estrangers en furent tous honteux, mais luy n'en feit autre chose que dire, «Il n'y a celuy de nous qui n'ait en soy quelque defaut, mais quant à moy, je n'ay que ce seul poinct, de la mauvaise teste de ma femme, qui me garde d'estre autrement en tout et par tout tres-heureux.»
  Tel au dehors en public semble heureux,
  Qui, porte ouverte, au dedans malheureux
  Se treuve: en tout sa femme est la maistresse,
  Elle commande, elle tanse sans cesse:
  Il a plusieurs causes de se douloir,
  Je n'en ay point qui force mon vouloir.
Il y a plusieurs telles hargnes secrettes en ceulx qui sont riches, en ceux qui tiennent les grands lieux, voire aux Roys mesmes, que le vulgaire ne cognoist pas, pourautant que la pompe et le bombant les cache:
  Fils d'Atreus heureux sans tare aucune,
  Comblé de biens, enfant de la fortune.
Tout cela n'est que commemoration de beatitude exterieure, à cause des armes, des chevaux, et des gens de guerre qu'il avoit autour de luy: amsi la voix de ses passions procedant du dedans dément ceste vaine opinion-là,
  Jupiter a ma douloureuse vie
  A un destin miserable asservie. Et cest autre,
  O que tu es, vieillard, bien fortuné,
  A mon advis, toy, et quiconque né
<p 72r>   En petit lieu, sans danger, et sans gloire,
  As achevé la vie transitoire.
On peut donc par telles meditations espuiser un peu de la plaintive querimonie alencontre de la fortune, qui tousjours ravalle et desestime sa propre condition, en haut-louant et exaltant celle des autres. Mais ce qui nuyt autant que chose qui soit à ceste tranquillité d'esprit, c'est quand on a les eslans de la volonté demesurez, et disproportionnez à la puissance, comme quand on prent des voiles plus grandes que ne requiert la navire, et que lon se promet en ses desirs et en ses esperances plus que lon ne doit, et puis quand on voit à l'espreuve que lon n'y peult parvenir, on s'en prent à la fortune, et en accuse lon sa destinee, et non pas sa propre follie: car ny celuy qui voudroit tirer une flesche avec une charrue, ny courir un liévre avec un boeuf, ne se pourroit dire malheureux, ne celuy qui voudroit prendre les cerfs avec une seinne ou avec un verveu, ne pourroit accuser la mauvaise fortune de luy estre contraire, mais bien faut-il qu'il condamne sa propre temerité et follie de voulour attenter choses impossibles: duquel erreur la principale cause est le fol et aveuglé amour de soymesme, qui rend les hommes amateurs des premiers lieux, opiniastres en toutes choses, et voulans tout pour eux insatiablement, sans jamais estre contents: car non seulement ils veulent estre riches ensemble et sçavans, dispos, robustes, et plaisans, les mignons des Roys, les gouverneurs des villes: mais encore s'ils n'ont les meilleurs chiens, les plus vistes chevaux, les cailles, et les coqs les plus courageux au combat, ils ne peuvent avoir patience. Dionysius l'aisné ne se contentoit pas d'estre le plus grand et le plus puissant tyran qui fust de son temps, mais pourautant qu'il n'estoit pas meilleur poëte que Philoxenus, et qu'il ne sçavoit pas si bien discourir comme Platon, il s'en indigna et s'en irrita si aigrement, qu'il en jetta l'un dedans les carrieres où lon mettoit les criminels et serfs de peine, et en envoya vendre l'autre comme esclave en l'isle d'Aegine. Alexandre le grand n'estoit pas ainsi, car estant adverty que Brisson le coureur, auquel il couroit en carriere à qui gaigneroit le pris de vistesse, s'estoit faint en sa course, il s'en courroucea bien asprement à luy: et pource fait sagement Homere, car aiant dit d'Achilles
  Tel que des Grecs, sans autruy blasonner,
  Nul ne se peult à luy parangonner,
il adjouste incontinent apres,
  Au faict de Mars: car quant à l'eloquence,
  Il y en a de plus grande excellence.
Megabysus un grand seigneur de Perse alla un jour en la boutique d'Apelles, là où il peignoit: et comme il s'entremeist de parler de l'art de la penture, Apelles luy ferma la bouche dextrement en luy disant: «Tandis que tu as gardé silence, tu semblois estre quelque chose de grand, à cause de tes chaines et carquants d'or, et de ta robbe de pourpre: mais maintenant il n'est pas ces petits garsons là qui boyent l'ochre, qui ne se mocquent de toy, voyant que tu ne sçais ce que tu dis:» et neantmoins aucuns d'iceux estiment que les Philosophes Stoïques se jouënt et se mocquent quand ils leur entendent dire, que le Sage, selon leur opinion, est non seulement prudent, juste, et vaillant, mais aussi qu'ils l'appellent orateur, capitaine, poëte, riche, et Roy mesme: et eux cependant veulent bien avoir toutes ces qualitez-là, et s'ils ne les ont, ils en sont desplaisants. Et toutefois entre les Dieux l'un a sa puissance en une chose, l'autre en une autre: et pource est l'un surnommé Enyalius, c'est à dire, belliqueux: l'autre Mantôus, c'est à dire, prophetique: l'autre Cerdôus, c'est à dire, gaignant à traffiquer: et Juppiter renvoye Venus aux licts et chambres nuptiales, non pas à la guerre, comme ne luy appartenant pas de se mesler des armes: joint qu'il y a de ces qualitez là que nous affectons et où nous pretendons, qui ne peuvent <p 72v>estre ensemble, par ce qu'elles sont contraires les unes aux autres: comme l'exercice d'eloquence, et les arts mathematiques ont besoing de repos et de loisir, et au contraire le credit au gouvernement, et la faveur des Princes, ne s'acquierent pas sans s'empescher d'affaires, et sans assiduité grande à faire la court: comme le manger beaucoup de chair et boire force vin rendent le corps fort et robuste, et l'ame imbecille: et le soing continuel d'amasser argent, et de le conserver, augmente les richesses: et au contraire, le mespris et contemnement des biens terriens est un grand entretien pour l'estude de la philosophie. Et pourtant toutes choses ne conviennent pas à tous, ains faut en obeïssant à la sentence d'Apollo Pythique, apprendre à cognoistre soymesme, et puis user de soy, et s'addonner à ce à quoy lon est né, et non pas forcer la nature, en la tirant par les cheveux, en maniere de dire, tantost à une imitation de vie, et tantost à une autre.
  Le cheval est pour servir à la guerre,
  Pour la charrue à labourer la terre
  Il faut le boeuf: le daulphin court volant
  Jouxte la nef en pleine mer cinglant:
  Le fier sanglier, qui de tuer menasse,
  Hardy levrier trouve qui le terrasse:
mais celuy qui se courrouce et se fasche, qu'il n'est tout ensemble lyon de montaigne se fiant à sa force, et un petit chien de Malthe nourry au giron d'une riche vefve, c'est un fol insensé: et de rien plus sage n'est celuy qui veut ressembler à Empedocles, ou à Platon, ou à Democritus, escrivant de la nature du monde, et de la verité des choses, et quant-et-quant entretenir et coucher avec une riche vieille, comme Euphorion: ou bien, boire et jouër avec Alexandre le grand, comme faisoit un Medius: et qui se despite et desplaist de ce qu'il n'est estimé pour ses richesses, comme Ismenias: et pour sa vertu, comme Epaminondas: mais les coureurs ne se tourmentent pas de ce qu'ils n'ont les couronnes des luicteurs, ains se contentent et s'esjouïssent des leurs. «Sparte t'est escheute, mets peine de l'orner,» comme dit le commun proverbe: et suivant le dire de Solon,
  Ce neantmoins changer nostre bonté
  Nous ne voudrions à leur meschanceté:
  Car la vertu est ferme et perdurable,
  Et la richesse incertaine et muable.
Straton le philosophe naturel entendant que son concurrent Menedemus avoit beaucoup de fois plus d'auditeurs et de disciples que luy: Quelle merveille est-ce, dit-il, s'il y a plus de gens qui veulent estre lavez que huilez, c'est à dire, qui aiment mieux vivre mollement à leur plaisir, comme leur maistre Menedemus, que durement et austerement, comme je les enseigne? Et Aristote escrivant à Antipater, «Il ne faut pas, dit-il, qu'Alexandre seul se magnifie de ce qu'il commande à grand nombre d'hommes: mais aussi, et non pas moins, ceux qui ont la creance et opinion telle qu'il faut des Dieux.» ceux qui exaltent ainsi leur estat, ne seront jamais envieux de celuy des autres. Et maintenant nous ne requerons pas que la vigne porte des figues, ny que l'olivier porte des raisins: mais nous si nous n'avons tous les avantages ensemble et des riches, et des doctes, et des guerriers, et des philosophes, et des flateurs et plaisans, et des hommes libres et francs, et des despensiers et des espargnans, nous nous calomnions, et sommes ingrats envers nous mesmes, et mesprisons nostre vie comme indigente et necessiteuse. Mais outre cela, nous voyons que la nature mesme nous admonneste: car ainsi comme elle a preparé aux bestes brutes divers moyens de se paistre et nourrir, et n'a pas faict que toutes devorassent la chair, ou toutes vescussent de grains, et de semences, ne toutes fouillassent les racines: aussi a elle donné <p 73r>aux hommes plusieurs sortes de nourriture: les uns vivent de leur bestail, les autres du labourage, les autres de la volerie, les autres de la pescherie. Et pourtant faut-il que chascun choisisse la maniere qui est plus sortable à sa nature, et qu'il l'exerce et la suyve, et ne convaincre pas le poëte Hesiode d'avoir defectueusement parlé, et non pas assez dict,
  Et le potier au potier porte envie,
  Et le maçon au maçon.
Car non seulement nous sommes envieux de ceux qui sont de mesmes estates et mesmes moeurs que nous: mais il y a jalouzie entre les riches et les sçavans, entre les riches et les nobles, entre les advocats et les retoriciens, voire jusques là, que des personnes libres et de noble maison auront envie sur un joueur de Com@edies qu'ils entendront estre bien venus et en grand credit és courts des Princes et des Roys, les reputans heureux jusques à une pasmoyson d'esbahissement, et jusques à s'en desplaire à eux-mesmes et s'en troubler grandement. Mais qu'il soit ainsi, que chascun de nous ait en soy-mesmes les thresors de contentement, et de mescontentement, et que les tonneaux de biens et des maux ne soient pas sur le sueil de l'huis de Jupiter, comme dit Homere, mais bien en l'ame de chascun de nous, les diverses passions le donnent assez à cognoistre: car les fols et mal- advisez negligent et laissent aller sans en jouïr les biens qu'ils ont presents, tant ils ont tousjours l'esprit tendu du soucy de l'advenir: et les sages rememorent si vifvement ceux qu'ils ont desja passez, qu'ils se les ramenent, et s'esjouissent comme s'ils estoient encore presents, car le present ne se laissant toucher à nous que par un bien petit moment de temps, et fuyant aussi tost nostre sentiment, semble aux fols n'estre point nostre, et ne nous appartenir point: ains comme ce cordier-là que lon peint en la description des enfers, laisse consumer à une asne paissant aupres de luy, autant de corde de genest, comme il en peult plier et tordre, aussi l'oubliance de plusieurs, ingrate et sans aucun sentiment, venant à recueiller et devorer quant et quant, et faire esvanouir toute action honneste, tout office de vertu, tout aggreable passe-temps, tout deduit, et toute amiable conversation, ne permet pas que la vie soit une et mesme, le passé demourant enchainé avec le present, ains divisant la journee d'hyer d'avec celle d'aujourd'huy, et celle d'aujourd'huy d'avec celle de demain, met tout ce qui a esté avec ce qui ne fut oncques, en en faisant perir toute souvenance. Ceux qui aux escholes et disputes des Philosophes ostent toutes augmentations, disans que la substance coule continuellement, font de paroles un chascun de nous à toute heure autre et autre que soymesme: mais ceux-cy, à faute qu'ils ne peuvent retenir en leur memoire le passé, ny le comprendre et arrester, ains le laissent tousjours escouler, se rendent euxmesmes par effect et au vray vuides et vains à chasque jour present, et dependans tousjours du lendemain, comme si ce qu'ils feirent ou qu'ils eurent l'annee passee, ou n'agueres, ou mesme hyer, ne leur appartenoit en rien, et du tout ne leur fust oncques advenu. Cela donc est l'une des choses qui trouble l'@equanimité et tranquillité d'esprit, et cecy encore plus, c'est que comme les mousches ne se peuvent tenir contre les endroicts des miroirs qui sont bien lissez, ains glissent, et au contraire elles s'attachement bien à ceux qui sont raboteux et scabreux, et où il y a des graveures: aussi les hommes glissans dessus les aventures qu'ils ont euës gayes, joyeuses et prosperes, s'attachent à la rememoration des adverses et mal-plaisantes: ou plus tost, ainsi que lon dit qu'au territoire de la ville d'Olynthe y a un endroit qui est mortel aux escarbots, à raison dequoy il est aussi appellé Cantharolethron, pour ce que quand les escarbots y entrent une fois, jamais ils n'en peuvent sortir, ains tournent et virent tant là dedans, qu'ils y meurent: aussi se laissans une fois couler en la rememoration <p 73v>de leurs malheurs passez, jamais plus ils n'en veulent sortir, ny respirer: et au contraire, il faut faire comme quand on peint un tableau, là où on cache dessoubs les couleurs brusques et mornes, et met- on au dessus les gayes et claires: car d'effacer du tout les mesadventures, et s'en delivrer entierement, il n'est pas possible, pour ce que l'armonie du monde est composee de choses contraires, ne plus ne moins que d'une lyre et d'un arc: et n'y a rien du tout és choses humaines qui soit tout pur et net, ains comme en la Musique il y a des voix haultes et basses, et des sons aigus, et d'autres graves: et en la grammaire des lettres que lon appelle voyelles, et d'autres muettes et n'est pas grammairien ny musicien qui hait et fuit les unes et aime les autres, mais celuy qui se sçait servir de toutes, et les mesler ensemble selon son art: aussi les affaires et occurrences humaines, aiants des contrecarres les unes avec les autres, d'autant que comme dit Euripides,
  Jamais le bien n'est separé du mal,
ains y a ne sçay quelle meslange pour faire que tout aille bien, il ne faut pas se descourager, ny se laisser aller par les unes, quand elles adviennent, ains faut faire comme les harmoniques et musiciens, en rebouschant tousjours la poincte des adverses par la recordation des prosperes, et embrassant tousjours les bonnes avec les mauvaises fortunes, faire une composition de vie bien accordante et propre à un chascun: car il n'est pas ainsi comme disoit Menander,
  Chascun de nous au jour de sa naissance
  A d'un bon ange aussi tost l'assistance,
  Pour le guider tout le long de sa vie.
Mais plus tost, comme dit Empedocles, incontinent que nous venons sur terre, deux D@emons et deux destins nous prennent et nous instituent:
  La Chthonie est la Fee terrienne,
  Heliopé tournant la veuë sienne
  Vers le Soleil, la Deris qui ses mains
  Aime tousjours teindre au sang des humains,
  Harmonié à la face riante,
  Callisto belle, et Aeschra mal plaisante,
  Thoosa viste, et Din@eé qui tout
  Ce qu'entreprendre elle ose méne à bout,
  Nemertes blanche et nette comme yvoir,
  Et Asaphie aussi l'obscure et noire.
Tellement que nostre nativité recevant les semences de toutes ces passions-là meslees et confuses ensemble, et pour ceste raison nostre vie en estant fort inegale, l'homme de bon jugement et sage doit souhaitter et demander aux Dieux les meilleures, mais se disposer aussi à en attendre des autres, et à se servir de toutes, en ostant de chascune ce qui y pourroit estre de trop. Car non seulement celuy qui se souciera le moins du demain, arrivera le plus joyeusement à demain, ainsi que souloit dire Epicurus, mais aussi la richesse, la gloire, l'authorité et le credit resjouissent plus ceux qui moins redoutent leurs contraires: car le trop ardent desir que lon a de chascune d'icelles, imprimant aussi une trop vehemente peur de les perdre, rend le plaisir de la jouïssance foible et mal asseuré, ne plus ne moins qu'une flamme qui est agitee du vent: mais celuy à qui la raison donne tant de force, que de pouvoir dire, sans craindre ny trembler, à la Fortune,
  Tu me peux bien oster quelque plaisir,
  Mais peu laisser aussi de desplaisir,
c'est celuy qui plus joyeusement jouït des biens quand ils sont presents, pour son asseurance, et pour ne redouter point la perte d'iceux, comme si c'estoit chose insupportable. <p 74r>Et en cela peut-on non seulement admirer, mais aussi imiter la disposition d'Anaxagoras en vertu, quand il entendit que son fils estoit trespassé, il dit, «Je sçavois bien que je l'avois engendré mortel:» et dire à chasque occurrence de malheurs fortuits, Je sçavois bien que j'avois des richesses transitoires, et non permanentes: Je sçavois bien que ceux qui m'avoient conferé telle dignité, me la pouvoient oster: Je sçavois bien que j'avoir une femme de bien, mais femme toutefois: et un amy qui estoit homme, c'est à dire, animal de nature muable, comme disoit Platon. Car telles preparations, et dispositions, si d'adventure il nous arrive quelque cas contre nostre volonté, et non pas contre nostre attente, nous ostent tous tels regrets: Je n'eusse jamais pensé, j'attendois bien autre chose: je n'eusse jamais cuidé que telle chose eust peu advenir: qui sont comme battemens de coeur, et hastements de pouls, et arrestent soudain toute furieuse emotion et trouble d'impatience. C'est pourquoy Carneades aux grands affaires avoit accoustumé de ramentevoir aux hommes, que ce qui advient contre l'esperance ou attente, glisse facilement en desplaisir et douleur. Le Royaume de Macdoine n'estoit qu'une petite partie de l'Empire Romain, mais le Roy Perseus l'aiant perdu, luymesme regrettoit sa fortune, et de tout le monde estoit jugé tres-malheureux, et tres-infortuné: au contraire, celuy qui l'avoit vaincu, Paulus Aemylius, aiant remis entre les mains d'un autre son armee, qui commandoit à la terre et à la mer, estoit couronné de chapeaux de fleurs, et sacrifioit aux Dieux, estant à bon droit estimé de tout le monde bien-heureux: d'autant que l'un sçavoit bien qu'il avoit reçeu une puissance, laquelle il luy faudroit rendre au bout de son terme: et l'autre en avoit perdu une, qu'il ne s'attendoit pas jamais de perdre. Le poëte mesme Homere nous donne bien à entendre, quel est ce qui arrive contre toute attente et esperance, quand il fait qu'Ulysses pleure pour la mort de son chien, et neantmoins estant assis aupres de sa femme qui ploroit, il ne pleur point, d'autant qu'il estoit là venu, aiant de longue main anticipé et domté par le jugement de la raison son affection: et au contraire il estoit tombé à l'improuveu soudainement, contre son attente, en l'autre accident. Mais en somme, des choses qui nous adviennent contre nostre volonté, les unes nous griefvent, et nous offensent par nature: les autres, et la plus part, par opinion et mauvaise accoustumance, nous apprenons à nous en fascher. Et pource ne seroit-il pas mauvais d'avoir tousjours à main ce mot de Menander,
  Il ne t'est rien de grief mal advenu,
  Si tu ne feins t'estre mesadvenu.
car comment, dit-il te peut-il appartenir s'il ne touche ny à ton corps ny à ton ame? comme pour exemple, la roture de ton pere, l'adultere de ta femme, la perte de quelque honneur ou de quelque preeminence, tous lesquels inconveniens peuvent arriver à l'homme, que ny son corps ny son ame, pour leur presence, ne s'en porteront ja pis, ains seront en tresbon estat: et alencontre de ceux qui naturellement nous griefvent, comme sont les maladies, les travaux, la mort et perte d'amis, ou d'enfans, il faut opposer un autre mot du poëte Euripide,
  Helas mais quoy, helas cest' infortune
  Est chose à l'homme ordinaire et commune.
car il n'y a raison ny remonstrance qui retienne tant la sensualité, quand elle glisse et se laisse emporter à ses affections, que celle qui luy ramentoit et reduit en memoire la commune et naturelle necessité, par le moyen de laquelle l'homme, à cause de son corps, estant meslé et composé, expose ceste seule anse à la fortune, par où elle le peut prendre, au demourant seur et asseuré en ce qui est le principal et le plus grand en luy. Demetrius aiant pris la ville de Megare demanda au philosophe Stilpon, si on luy avoit point pillé quelque chose: Stilpon luy respondit, «Je n'ay veu personne <p 74v>qui emportast rien qui fust à moy:» aussi quand bien la fortune nous auroit pillé et osté tout le reste, encor avons nous quelque chose en nous,
  Qu'on ne sçauroit n'emporter ne piller.
Et pourtant ne faut-il pas du tout ravaller ny deprimer si fort la nature humaine, comme si elle n'avoit rien de ferme ny de permanent, ou qui fust par dessus la fortune: ains au contraire sçachant que c'est la pire et plus petite partie de nous, fresle et vermouluë, par laquelle nous sommes subjects à la fortune, et que de la meilleure partie nous en sommes seigneurs et maistres, en laquelle sont situees et fondees les meilleures qualitez qui soient en nous, les bonnes opinions, les arts et sciences, les bons discours tendans à la vertu, lesquelles sont de substance incorruptible, et qui ne nous peult estre desrobee: faut que nous maintenions asseurez et invincibles à l'advenir, disans alencontre de la fortune ce que Socrates dit alencontre de ses accusateurs Anytus et Melitus, addressent sa parole aux Juges: «Anytus et Melitus me peuvent bien faire mourir, mais de me porter dommage ils ne peuvent.» Aussi la fortune me peult bien faire tomber en maladie, m'oster mes biens, me mettre en male grace d'un peuple ou d'un prince: mais elle ne peult rendre meschant, ne couard, ny lasche et vil de coeur, ny envieux celuy qui est homme de bien, vaillant et magnanime, ne luy oster la disposition rassise de prudence, de la presence de laquelle la vie de l'homme a tousjours plus grand besoing que la navire n'a de la presence du pilote sur la mer: car le pilote ne sçauroit pas quand il luy plaist addoucir la tourmente, ny appaiser la violence du vent, ny gaigner le port toutes les fois qu'il luy en seroit bien besoing, ny constamment sans trembler attendre tout ce qui sçauroit advenir, ains court fortune, tant qu'il ne desespere point pouvoir user de son artifice,
  Calant la voile tout à bas,
  Tant que paroist un peu le mas
  Par dessus la mer tenebreuse:
et lors il se sied tremblant et branlant de frayeur: mais la disposition de l'homme prudent, outre ce qu'elle apporte serenité et tranquillité aux corps en dissipant, pour la plus part, les preparatifs des maladies par continence, sobre di@ete, exercices et travaux moderez, si encore du dehors il advient par fortune quelque commancement d'indisposition, comme s'il falloit à un vaisseau passer par dessus un rocher caché soubs l'eau, il le traverse avec un leger et habille trinquet, comme dit Asclepiades. Mais si d'adventure il arrivoit quelque si grand inconvenient contre toute esperance, que puissance humaine n'en peust venir à bout, le port est prochain, et se peut on sauver à nage hors du corps, comme hors d'un esquif qui fait eau: car c'est la crainte de mourir, non pas le desir de vivre, qui tient le fol attaché et lié au corps, lequel il tient estroittement embrassé, comme fait Ulysses en Homere un figuier sauvage, de peur de tomber dedans le gouffre de Charybdis qui estoit au dessoubs,
  Là où le vent ne le laisse amarer,
  Et ne le seuffre aussi pas demarer,
se desplaisant infiniement en l'un et redoutant effroyeement l'autre. Mais celuy qui a tant soit peu de cognoissance de la nature de l'ame, et qui discourt et considere en soy mesme, que la mort advenant, il se fait une mutation d'icelle en mieux, ou pour le moins non en pis, certainement celuy est un grand entretien de repos et tranquillité en son ame de ne redouter point la mort: car qui peut, alors que la vertu et partie propre à l'homme est la plus forte, vivre joyeusement, et lors aussi que la contraire ennemie de la nature surmonte, s'en departir hardiment et sans crainte, en disant,
  Quand je voudray Dieu me delivrera:
que pourrions-nous imaginer qui peust advenir de fascheux, de moleste, ny de turbulent à l'homme de telle resolution? Car celuy qui peult dire, Je t'ay prevenu, Fortune, <p 75r>et t'ay bousché toutes tes advenues, j'ay estoupé toutes tes entrees: celuy-là ne s'asseure pas sur des barrieres, ny sur des portes fermees à clefs, ny des murailles, ains sur des sentences philosophiques, et discours de raison, dont tous ceux qui le veulent sont capables, et ne les faut pas descroire, ny s'en desfier, ains plus tost les admirer, et estimer avec un ravissement d'esprit affectionné, en faisant preuve et experience de soy- mesme premierement és choses moindres, pour puis apres parvenir aux plus grandes, en ny fuyant et ne rejettant pas le soing et la diligence de bien cultiver et exerciter son ame. Quoy faisant à l'adventure n'y trouvera lon pas tant de difficulté, comme lon pense: car la mignardise de nostre ame s'arrestant tousjours à ce qui luy est plus aisé, et s'en refuyant incontinent de la cogitation des choses molestes et fascheuses, aux aggreables et plaisantes, fait qu'elle demeure tendre et non exercitee à l'encontre de la delicatesse et de la douleur. Mais celle qui s'apprent par accoustumance, et s'exercite à soustenir l'apprehension d'une maladie, d'une adversité, d'un bannissement, et qui se parforce de combattre par raison contre chascun de tels accidents, trouvera par experience qu'il y a beaucoup de faulseté, de vanité, et d'imbecilllité és choses que par erreur d'opinion on estime penibles, douloureuses et effroyables, ainsi que la raison le demonstre à qui veult s'arrester à discourir particulierement de chascune: et toutefois il y a encore plusieurs qui redoutent effroyeement ce dire de Menander,
  Homme vivant affermer ne sçauroit,
  Tel cas jamais venir ne me pourroit,
ne sçachant pas combien sert à s'exempter de tout ennuy et toute fascherie, s'exerciter à pouvoir regarder à yeux ouverts alencontre de la fortune, et ne rendre point les apprehensions et imaginations en soy-mesme molles et effeminees, comme estant nourry à l'ombre, soubs des esperances qui cedent et plient tousjours à leurs contraires, et ne se roidissent jamais alencontre de pas un: mais nous pouvons aussi dire alencontre de Menander, Il est vray qu'homme vivant ne sçauroit dire, Cela jamais ne m'adviendra: mais aussi pouvons-nous dire, Tant que je vive, jamais je ne feray cela: je ne mentiray jamais: jamais je ne tromperay: jamais je ne faulseray ma foy: je ne surprendray jamais personne: car cela estant en nostre puissance, n'est pas peu de moyen, ains grand acheminenent au repos de l'esprit: comme au contraire le remors de la conscience, Je sçay que j'ay commis telle meschanceté, laisse, comme un ulcere en la chair, une repentance en l'ame qui tousjours s'agrattigne et s'ensanglante elle mesme. Car ainsi comme ceux qui tremblent de froid, ou bruslent de chaud en fiévre, en sont plus affligez et plus tourmentez que ceux qui souffrent les mesmes passions par causes exterieures de froideur d'hyver, ou de chaleur d'esté: aussi les mesadventures fortuites et casuelles apportent des douleurs plus legers, comme venans du dehors. Mais quand on dit, Nul des autres n'en est à blasmer, j'en suis seul cause: ce que lon a accoustumé de regretter et lamenter du fond du coeur, quand on se sent coulpable de quelque crime, cela rend la douleur d'autant plus griefve, qu'elle est conjoincte à honte et infamie. Et pourtant n'y a il ny maison plantureuse, ny quantité grande d'or et d'argent, ny dignité, et noblesse du sang, ny grandeur d'estat et office, ny grace ou vehemence de parler, qui apporte tant de serenité et de tranquillité calme à la vie de l'homme, que d'avoir l'ame pure et nette de tous meschants faicts, volontez et conseils, et les moeurs qui sont la source, dont coulent toutes nos honnestes et loüables actions impollues, et non troublees ny infectees d'aucun vice: c'est ce qui leur donne un efficace gaye: et comme divinement inspiree, avec une grandeur et fermeté de courage, et avec un souvenance plus joyeuse et plus <p 75v>constante, que l'esperance que descrit Pindare, nourrice de la vieillesse: car ne plus ne moins que les boistes où lon met l'encens, ainsi que disoit Carneades, encore apres qu'elles sont vuides retiennent la bonne odeur longuement: aussi les bonnes et honnestes actions sortans de l'ame de l'homme sage, y laissent tousjours une aggreable et tousjours fresche recordation, par laquelle la joye et liesse arrousee florit en vigueur, et mesprise ceux qui lamentent et diffament ceste vie, comme si c'estoit une gehenne et lieu de tourments, ou un confinement où les ames fussent releguees et bannies. Et ne puis qui je ne louë grandement le propos de Diogenes, lequel voyant quelquefois en Laced@emone un estranger, qui se paroit et ornoit curieusement pour un jour de feste: «Comment, dit-il, l'homme de bien n'estime-il pas que tousjours soient festes pour luy? ouy certainement, et feste fort celebre et solennelle, si nous sommes sages.» Car ce monde est un temple tres-sainct, et tres-devot, dedans lequel l'homme est introduit à sa nativité, pour y contempler des statues non ouvrees et taillees de mains d'hommes, et qui n'ont aucun mouvement, mais celles que la divine pensee a faittes sensibles, pour nous representer les intelligibles, comme dit Platon, aians en elles les principes empraints de vie et de mouvement, c'est à sçavoir, le Soleil, la Lune, les estoilles, et les rivieres, jettans tousjours eau fresche dehors, et la terre qui envoye et fournit sans cesse aliments aux animaux et aux plantes. Ainsi faut il estimer, que la vie de l'homme soit comme une profession et entree en une tresparfaite religion: pourtant estoit-il convenable qu'elle faut remplie de grande tranquillité d'esprit et de continuelle joye: non pas comme fait le vulgaire de maintenant, qui attent la feste de Saturne, ou celle de Bacchus, ou celle de Minerve, pour se resjouir, et pour rire un ris acheté à pris d'argent, qu'ils payent à des baladins et à des badins et jouëurs de farces pour les faire rire à force. Et puis en ces festes là nous demourons assis honnestement, sans nous tourmenter: car il n'y a personne qui face des regrets quand on le reçoit en la confrairie, ne qui se lamente en regardant les jeux Pythiques, ny qui jeune és festes de Saturne: et au contraire les festes que Dieu mesme a instituees, et que luy-mesme conduit et ordonne, ils les contaminent et deshonorent, les passans le plus souvent en pleurs, regret, et gemissement, ou pour le moins en soucis et ennuis fort laborieux. Ils prennent plaisir à ouir les instruments de musique, qui sonnent plaisamment, et les oyseaux qui chantent doulcement, et voyent volontiers les animaux qui se jouënt, et qui saultent de gayeté de coeur, et au contraire ils s'offensent de ceux qui hurlent, ou qui buglent et fremissent, ou qui ont une hydeuse et triste mine à les voir: et ce pendant voyans tout le cours de leur propre vie, triste, morne, travaillé et opprimé des plus tristes passions, plus laborieux affaires, et de cures et soucis qui ne prennent jamais fin, non seulement ils ne se veulent pas donner à eux-mesmes quelque relasche, et quelque moyen de respirer, mais qui pis est, ils ne veulent pas recevoir les paroles et remonstrances de leurs amis et parents qui les admonestent de ce faire, lesquelles s'ils vouloient ouir et s'en servir, ils pourroient sans reprehension se comporter envers le present, et se souvenir avec joye et plaisir du passé, et s'approcher hardiment et sans desfiance, avec une gaye et joyeuse esperance de l'advenir.

<p 76r>De la mauvaise honte.
ENTRE les plantes que la terre produit il y a aucunes qui non seulement de leur nature sont sauvages, et ne portent aucun fruict, mais qui pis est, en croissant nuisent aux bonnes et fructueuses plantes et semences, et toutefois les jardiniers et laboureurs jugent que ce sont signes de terre qui n'est pas mauvaise, mais bonne et grasse: aussi y a il des passions de l'ame qui ne sont pas bonnes quant à elles, mais ce sont comme fleurs et boutons d'une bonne nature, et qui se laisse bien cultiver par raison: entre lesquelles je compte celle que les Grecs appellent Dysopie, [...] c'est à dire, mauvaise honte, et qui porte dommage: laquelle n'est pas mauvais signe, quant à elle, mais elle est occasion de mal. Car ceux qui sont par trop honteux, et là où il ne le faut pas estre, font bien souvent autant de fautes, comme ceulx qui sont effrontez et impudents, excepté qu'ils sont marrys et desplaisans quand ils faillent, et les autres en sont bien aises: car l'impudent ne se desplaist point d'avoir faict chose deshonneste, et le honteux se trouble facilement des choses mesmes qui semblent estre deshonnestes et ne le sont pas. Car à fin de n'equivocquer point, nous entendons par honteux, celuy qui rougist de honte, par trop et à tout propos: et semble qu'il en ait pris son nom en la langue Grecque, Dysopetus, [...] pour ce que le visage luy change, et se laisse aller quand et le courage: car ainsi comme lon definit Catesia, [...] c'est à dire silence norme, et tristesse qui fait regarder contre terre: aussi ont ils appellé celle honte qui cede et se laisse aller à toutes prieres, jusques à n'oser pas regarder en face ceux qui luy demandent, Dysopie. Voyla pourquoy l'orateur Demosthenes disoit, que l'effronté n'a pas des prunelles, mais des putains, aux yeux, se jouant en l'equivocque de ce nom Cora, [...] qui signifie une pucelle, et la prunelle de l'oeil: et au contraire le honteux monstre à son visage, qu'il a le courage trop tendre et trop effeminé, et la faute qu'il fait en se laissant vaincre et emporter aux impudents, en se flatant soy mesme, il la nomme vergongne. Or Caton disoit, qu'il aimoit mieulx les jeunes hommes qui rougissoient, que ceux qui pallissoient, aiant raison d'accoustumer et enseigner les jeunes gens à redouter plus tost d'estre blasmez que d'estre convaincus et la suspicion plus tost que le peril: mais toutefois encore faut-il oster ce qu'il y a de trop en la timidité et crainte de reproche, pour ce qu'il y en a souventefois qui redoutans autant d'estre accusez comme d'estre chastiez, à faute de coeur laissent à faire le devoir, ne pouvans soustenir que lon die mal d'eux: ainsi ne fault- il pas negliger ny ceux-là qui sont ainsi foibles et si tendres de coeur, ny aussi louër ceux qui l'ont si dur et si roide, qu'ils ne fleschissent à rien, comme celuy que descrit ce poëte,
  D'Anaxarchus hardie et vehemente
  La force estoit comme un chien impudente,
  Où que ce fust qu'il se voulust jetter:
mais il faut composer une meslange temperee des deux extremitez, en ostant de celle trop grande roideur l'impudent, et de ceste trop molle doulceur l'impuissance, mais de ces deux extremitez la cure n'en est pas bien aisee, ny le trop ne s'en peut pas retrencher sans danger: car ainsi comme le laboureur quand il veut essarter, et arracher quelque plante sauvage qui ne porte pointe de fruict, mettant à bon escient la marre tout du premier coup dedans la terre, il en coupe les racines, ou en approchant le feu il la brusle: mais quand il met la main à la vigne pour la tailler, ou à un pommier, ou un figuier, il y va bien retenu, craignant de couper, avec ce qui est superflu, quelque chose de ce qui est bon et sain: aussi le philosophe voulant oster de l'ame d'un jeune homme l'envie, qui est une <p 76v>plante sauvage, dont on ne sçauroit faire rien qui vaille, ou une ardeur d'acquerir hors de saison, ou une luxure desordonnee, il ne craindra point de l'ensanglanter, le percer jusques au fond, et luy faire une profonde playe: mais quand il viendra à approcher le trenchant de la parole de la tendre et delicate partie de l'ame, comme est celle où gist ceste demesuree et excessive honte qui n'ose regarder les hommes en la face, il craindra que par mesgarde il ne retrenche quant-et-quant celle qui est bonne et louable: car les nourrices mesmes bien souvent en cuidant nettoyer et frotter la crasse des petits enfants, elles leur escorchent le cuir, et les offensent à bon escient. Voyla pourquoy il ne fault pas en voulant effacer à faict aux jeunes gens ceste honte excessive, les rendre ou nonchalants de chose qu'on leur die, ou trop roides et inflexibles, ains faut faire comme ceux qui demolissent les maisons prochaines aux temples, de peur de toucher à chose qui soit sacree, ils laissant de bout les parties des edifices qui y touchent, et qui en sont les plus pres, et les estayent, qu'elles ne tombent d'elles mesmes: aussi faut-il craindre qu'en voulant oster le trop de honte, nous n'emportions la honte toute entiere, et ce qui en approche, comme la modestie et la debonnaireté, soubs lesquelles deux qualitez la honte excessive se glissant et s'attachant, à celuy qui y est subject, le flatte, comme si cela luy procedoit d'humanité, de courtoisie, et de bon sens commun, non pas d'une opiniastre et inflexible dureté. Voyla pourquoy les philosophes Stoïques ont distingué de noms mesmes la honte excessive, la honte simple, et la vergongne: mais ces termes- là propres ne se peuvent trouver en la langue Françoise, comme en la Grecque, de peur qu'ils ne laissassent par l'equivoque et douteuse ambiguité du nom, moyen à ceste passion de porter dommage aucun: et à fin que nous peussions sans calomnie user des noms propres, ou bien les distinguer comme fait Homere en disant,
  Honte qui porte aux humains grand dommage,
  Ou qui leur est aussi grand advantage.
et n'est pas sans cause qu'il a mis devant, le porter dommage: car la honte est utile par le moyen de la raison, qui retrenche ce qu'il y a de trop, et laisse ce qui est au milieu entre peu et trop. Premierement doncques il faut que celuy qui se sent forcé de trop de honte, croye et se persuade, qu'il est detenu d'une passion nuysible et dommageable. Or n'y a il rien de nuysible et dommageable qui soit honneste, et ne se faut pas resjouir pour se sentir chatouiller les oreilles des louanges, en s'oyant appeller gentil, courtois et joly, au lieu de juste, grave et magnagnime, ny faire comme le Pegasus d'Euripides,
  Qui se baissoit plus que lon ne vouloit
devant Bellerophon, c'est à dire, ne se laisser pas aller à tous demandans, ne s'abbaisser à leur appétit pour crainte d'entendre, c'est un homme dur, c'est un homme inexorable. On dit que le Roy d'Aegypte Bocchoris estant de sa nature aspre et rude,la Deesse Isis luy envoya un aspic, lequel s'entortillant à l'entour de sa teste luy faisoit ombre, à fin qu'il jugeast justement: mais ceste honte excessive estant tousjours dessus ceulx qui n'ont pas le coeur assez ferme et viril, et n'osant pas librement respirer ny regarder franchement entre deux yeux, divertit les juges de faire justice, clost la bouche à ceux qui doivent conseiller, et les contrainct de faire et dire beaucoup de choses qu'ils ne voudroient pas, et celuy qui sera le plus desraisonnable et le plus importun, maistrisera tousjours et tyrannisera celuy qui est ainsi honteux, forceant son trop de honte par son impudence: d'où vient que ceste honte excessive, ne plus ne moins qu'un lieu bas qui reçoit toutes fluxions, ne pouvant repoulser ny destourner aucune rencontre, ne jamais dire rien, se laissee fouler aux pieds, en maniere de dire, par les plus villains actes et plus deshonnestes passions qui soient, car c'est un mauvais gardien de l'aage puerile: comme disoit Brutus, qu'il ne luy sembloit <p 77r>pas, que celuy qui ne sçauroit rien refuser, eust honnestement passé la fleur de sa jeunesse: aussi est-ce une mauvaise gouvernante du lict nuptial, et des chambres des femmes comme le reproche, en Euripide, à son adultere, celle qui se repent du faict,
  Tu m'as seduitte, abusee,et perdue:
de maniere que ceste honte, oultre ce que d'elle mesme elle est vicieuse, venant encore à corrompre et solliciter l'impudicité, trahit et rend toutes forteresses foibles, ouvertes, faciles à ceux qui les veulent tenter et assaillir, lesquels par dons prennent les plus villaines et plus vicieuses natures, mais par inductions, et par le moyen de ceste excessive honte, ils viennent à bout bien souvent de celles qui sont gentiles et honnestes. Je laisse doncques à parler des dommages que ceste honte fait en matiere d'argent. Ils prestent, de honte de refuser, à ceux de la foy desquels ils se défient: Ils approuvent et louënt ceste sentence doree du temple d'Apollo, Qui respond paye: mais quand ce vient à l'esprouver aux affaires, ils ne s'en peuvent servir. Il ne seroit pas facile de nombrer, combien d'hommes ceste passion a fait mourir: car Creon mesme en la Trag@edie d'Euripide nommee Medee, apres avoir dit,
  Femme il vaut mieux que je te mescontente,
  Te refusant à ceste heure presente,
  Que pour avoir esté mol, cy apres,
  En ton endroit, jetter mille regrets.
Il a dit une belle sentence pour les autres, mais luymesme s'estant laissé aller à ceste excessive honte, et aiant donné un jour de delay à sa requeste, il fut cause de la ruine totale de sa maison. Il y en a eu d'autres, qui se doutans bien qu'on les vouloit tuer ou empoisonner, ont encore eu honte de refuser d'aller où on les convioit: ainsi mourut Dion, sçachant bien que Callippus l'espioit, et aiant honte de se défier et garder de luy, pourautant qu'il estoit son hoste et son amy: ainsi fut aussi massacré Antipater fils de Cassander, aiant convié Demetrius de souper en son logis, et le lendemain estant aussi convié par luy, il eut honte de se monstrer défiant, en refusant d'y aller, attendu que l'autre s'estoit fié en luy, et ainsi fut assommé apres le souper. Et Hercules qu'Alexandre avoit eu de Barsine, Polyperchon avoit fait marché à Cassander de le tuer pour la somme de soixante mille escus, et puis l'avoit convié à venir souper en son logis: le jeune Prince eut peur, et se défia de telle semonce, alleguant pour son excuse, qu'il se trouvoit tout mal: tellement que Polyperchon y alla luy mesme, et luy dit: Sur toutes choses mon fils, estudiez vous à imiter la facilité et privauté de vostre pere envers et avec ses amis, si d'adventure vous ne me tenez pour suspect, comme si j'espiois de vous faire mourir. Le jeune homme eut honte de le refuser, et le suyvit: et apres qu'ils eurent soupé, il le feit estrangler. Ce n'est doncques pas un advertissement digne de mocquerie, ny plein de sottise, comme aucuns pensent, ains prudent et sage, quand Hesiode dit,
  Chez toy convie à souper ton amy,
  Mais laisse à part chez luy ton ennemy.
n'aye point honte d'esconduire celuy que tu sçais qui te hait, et ne le rejette point à demy quand il monstrera se fier en toy: car il te reconviera si une fois tu le convies, et te donnera à souper quand tu luy en donneras, si une fois tu abandonnes la defiance, garde de ton salut, comme amollissant ta bonne trempe par honte de n'oser refuser. Parquoy puis qu'il est ainsi, que ceste passion est cause de plusieurs inconveniens, il faut tascher à la forcer par exercitation, en commanceant, comme lon fait à tous autres exercices, premierement par les choses qui ne sont pas trop difficiles, ny trop mal-aisees à regarder droit alencontre. Comme, pour exemple, s'il y a quelqu'un en un bancquet qui boive à toy, quand tu auras des-ja suffisamment beu, n'aye point de honte de le refuser, et ne te force point toymesme, ains pose la coupe ou <p 77v>bien, si un autre te semond à jouër à trois dez, n'aye honte de n'y vouloir entendre, et ne crains point d'en estre mocqué, mais fay comme Xenophanes feit à Lasus Hermionien qui l'appelloit couard, d'autant qu'il ne vouloit pas jouër aux dez avec luy: «Ouy, dit-il je suis couard voirement et timide és choses villaines et deshonnestes.» D'autre part, seras tu tombé entre les mains d'un babillard, qui t'arrestera, t'embrassera, et ne te laissera point eschapper, n'aye point de honte, mais romps luy tout court la broche, et t'en va ton chemin pour faire tes affaires: car tel refus et telles fuittes et desfaittes, en choses dont on ne se sçauroit plaindre que bien legerement de nous, nous exercent à n'avoir point de honte là où il n'en fault point, et nous accoustument à choses de plus grande importance. Auquel endroit il n'est pas mal à propos de nous souvenir de Demosthenes: car comme les Atheniens fussent en branle de secourir Harpalus, et meissent ja l'armet en teste contre Alexandre le grand, soudainement comparut Philoxenus, lieutenant du Roy sur la marine: de quoy le peuple d'Athenes fut si estonné, qu'il n'y en eut pas un qui dist plus un seul mot, tant ils avoient de peur: et lors Demosthenes, «Que feront ils, dit-il, quand ils verront le Soleil, veu qu'ils ne peuvent pas franchement regarder la lueur d'une petite lampe? car que feras tu en negoces de grande importance, si un Roy parle à toy, ou si un peuple te requiert de quelque chose qui ne soit pas raisonnable, veu que tu ne peux repoulser, une coupe de vin qu'un tien familier beuvant à toy te presente? ny t'eschapper de la prise d'un babillard, ains te laisses proumener à ce jaseur, sans avoir la fermeté de luy oser dire, Nous nous reverrons une autrefois, car maintenant je n'ay pas loisir. Oultre plus l'exercitation et accoustumance pour vaincre ceste honte. ne sera point mauvaise ny inutile alencontre des louanges en choses petites et legeres: comme en un festin d'un amy il y aura quelque sonneur de lut ou de lyre, qui en sonnera ou chanter mal, ou un jouëur de com@edies, que lon aura loué à grand pris d'argent, qui gastera tout Menander, tant il aura mauvaise grace à jouër, et neantmoins le vulgaire luy applaudira et le prisera grandement: il n'y aura, à mon advis, point de difficulté ny de peine à l'escouter, sans mot dire, et sans le louër servilement et en flateur, contre ta propre opinion. Car si tu n'es maistre de toy en cela, que feras-tu quand un tien amy te lira quelque ryme, et quelque mauvaise poësie qu'il aura composee, ou qu'il te monstrera quelque harangue qu'il aura escrite? tu le louëras doncques haultement et follement, et feras bruit des mains, en luy applaudissant comme les jacquets: si ainsi est, comment doncques le reprendras tu quand il viendra à commettre quelque faute és affaires? comment l'admonestreras tu, s'il vient à s'oublier en l'administration de quelque magistrat, ou bien en ses deportements en mariage, ou au gouvernement de la chose publicque? car quant à moy, je ne me contente point encore de la response que feit Pericles à un sien amy, qui le requit de porter un tesmoignage faulx pour luy, à laquelle faulseté il y avoir encore un parjurement adjoint: «Je suis, dit-il, amy de mes amis jusques aux autels.» comme s'il eust voulu dire, jusques à n'offenser point les Dieux, car il estoit approché trop pres. Mais celuy qui de loing s'est accoustumé à ne louër contre son advis celuy qui harangue, ny à applaudir à celuy qui chante, ny rire à celuy qui dit une maigre rencontre, ne laissera jamais son familier passer, jusques à luy faire ceste requeste- là: ne n'y aura jamais homme qui die à celuy qui aura appris à n'avoir point de honte de refuser en telles petites choses, Parjure toy pour moy, porte faux tesmoignage pour moy, prononce une inique sentence pour l'amour de moy. Semblablement aussi se faut-il preparer contre les emprunteurs d'argent, en s'accoustumant premierement és choses qui ne soient pas grandes ny difficiles à refuser. Il y eut quelqu'un jadis, qui estimant qu'il n'y eust rien si honneste que de demander et recevoir, demanda un jour en soupant au Roy de Macedoine Archelaus, une coupe d'or là où il <p 78r>buvoit. Le Roy commanda à son page de la porter et donner à Euripides qui estoit à la table: et tournant son visage devers celuy qui la luy avoit demandee, luy dit, «Quant à toy tu es digne de demander et d'estre refusé, par ce que tu demandes: mais Euripides est digne qu'on luy donne, encore qu'il ne demande pas.» Disant en cela tresbien, que le jugement de la raison doit estre le directeur et le maistre du donner et de la liberalité gratuite, non pas la honte de refuser: et au contraire, nous, bien souvent laissans en arriere des personnes honnestes, nos parents ou amis, et qui ont besoing de nostre secours, donnons à d'autres qui nous demandent continuellement et impudemment, non pour volonté que nous aions de leur donner, mais pour ce que nous ne leur pouvons refuser: comme feit Antigonus le vieil apres avoir longuement enduré l'importunité de Bias, «Donnez (dit-il) à Bias un talent, et par force:» combien qu'il eust aussi bonne grace, et rencontrast aussi dextrement à se desfaire de tels importuns, que feit oncques Roy ny Prince: car comme un belistre philosophe Cynique luy demandast une drachme, qui pouvoit valoir trois souls et quatre: «Ce n'est, dit-il, pas un don de Roy:» et comme l'autre luy repliquast, «Donne moy doncques un talent, qui sont six cens escus:» Il luy respondit, «Ce n'est pas present de Cynique.» Diogenes alloit quelquefois se pourmenant par la rue d'Athenes appellee Ceramique, en la quelle il y avoit plusieurs statues des anciens personnages de valeur, aux quelles il alloit demandant l'aumosne: et comme quelques uns s'en esmerveillassent, il leur respondit, «J'apprens (dit-il) à estre esconduit.» Il nous fault aussi premierement estudier en choses legeres, et nous exerciter à refuser en choses petites, à ceux qui nous demanderont ce dont ils ne sont pas pour user ainsi qu'il appartient, à fin que nous puissions suffire à faire refus de choses de plus grande importance: car comme dit Demosthenes, celuy qui a despendu ce qu'il avoit, autrement qu'il ne falloit, n'employera jamais à ce qu'il faut, ce qu'il n'a pas, si on luy donne. Or toutes et quantesfois que nous avons disette des choses honnestes et abondance des superflues, cela tesmoigne qu'il y a bien de la faute en nous. Si n'est pas seulement ceste honte excessive, mauvaise et inique despensiere d'argent, mais aussi des choses serieuses et de grand consequence, esquelles elle ne reçoit pas le conseil utile que luy donne la raison. Car souvent estans malades nous n'appellons pas le plus expert medecin, pour respect et faveur que nous portons à un nostre familier: et elisons pour maistres et precepteurs de nos enfans, non ceux qui sont les meilleurs, mais ceux qui nous en requierent: et bien souvent quand nous avons des procez, nous ne les faisons pas plaider par le plus suffisant advocat et le plus sçavant du barreau, ains par le fils de quelque nostre parent ou amy, qui apprendra à tonner aux despens de nostre cause. Brief, nous voyons plusieurs de ceux qui font profession de philosophie, Epicuriens, ou Stoïciens, ou autres, qui ne se seront pas mis à suivre ceste secte-là par leur jugement ou election, ains se seront adjoincts à quelques uns, de leurs parents ou amis de ceste secte, qui les en auront importunez et requis. Or sus doncques exercitons nous de longue main alencontre de si lourdes fautes en choses vulgaires et legeres, en nous accoustumant à ne nous servir point ny d'un barbier ny d'un peintre, à l'appetit de nostre sotte honte, ny à loger en une mauvaise hostellerie, y en ayant aupres de meilleures, pour ce que l'hostellier nous aura souvent saluez: ains, pour accoustumance, encore qu'il y ait peu de difference de l'un à l'autre choisissons tousjours le meilleur: comme les philosophes Pythagoriens observoient tousjours diligemment de ne mettre jamais la cuisse gauche dessus la droitte, ny de prendre le nombre pair au lieu du non pair, et ainsi des autres choses egales et indifferentes: aussi se fault-il accoustumer quand on fait ou un sacrifice, ou unes nopces, ou quelque autre grand bancquet, de n'appeller pas celuy qui nous saluë et nous fait souvent la reverence, ou qui accourt de tout loing à nous, plus tost que celuy que nous <p 78v>sçaurons qui est homme de bien, et qui nous aime: car celuy qui est ainsi de longue main exercité et accoustumé, sera mal- aisé à surprendre, ou plus tost ne sera jamais assailly és choses de plus grande importance: mais quant à l'exercitation, ces advertissemens là suffisent Au demourant, des utiles instructions que nous en pouvons recueillir, la premiere, à mon advis, est, que toutes les passions et maladies de l'ame sont ordinairement accompagnees des inconveniens, qu'il semble que nous taschions plus à fuir par icelles: comme l'ambition et convoitise d'honneur communément est suyvie de deshonneur, dissolution et volupté ordinairement accompagnee de douleur, delicatesse suyvie de travail, opiniastreté contentieuse suyvie de perte et de condemnation: semblablement aussi autant en advient il à la honte excessive, laquelle fuyant le fumee de blasme se jette dedans le feu mesme d'infamie. Car aiant honte de refuser et contredire à ceux qui iniquement et importunément les poursuyvent ils sont apres contraints d'avoir honte de ceux qui justement les accusent: et pour avoir craint une plainte legere, bien souvent ils soustiennent une vergongne certaine: et aians eu honte de contredire à un amy, qui leur demandoit de l'argent, bien tost apres ils sont contraincts de rougir à bon escient pour estre convaincus de n'en avoir point. Et aians promis de secourir quelques uns qui ont des proces, puis apres aians honte de faire contre leurs parties, ils sont contraincts de se cacher et s'enfuir. Et y en a plusieurs que ceste honte aiant forcez de faire quelque promesse desavantageuse du mariage ou de leur fille, ou de leur soeur, sont contrains puis apres de faillir de promesse pour avoir changé d'advis. Celuy qui dist anciennement que tous les habitans de l'Asie servoient à un seul homme, pour ne sçavoir prononcer une seule syllable, qui est, Non, ne parloit pas à bon escient, ains se jouoit: mais ces honteux icy pourroient sans parler en fronceant seulement les sourcils, ou baissant la teste, eschapper plusieurs courvees qu'ils font outre leur gré et par importunité. Car comme dit Euripide,
  Le silence est response pour les sages,
duquel il est besoing de plus user alendroit de tels importuns poursuyvans: car quant à ceux qui sont raisonnables et honnestes, on se peult avec raison excuser: et pourtant faut-il avoir à main plusieurs responses et dicts notables des grands et illustres personnages du temps passé, et s'en souvenir, pour les prattiquer alencontre de ces importuns là: comme est ce que dit jadis Phocion à Antipater, «Je ne te sçaurois estre flateur et amy tout ensemble:» et aux Atheniens qui luy applaudissoient, et le prioient de contribuer avec eux quelque argent pour faire une feste et un sacrifice: «J'aurois, dit-il, honte de desbourser avec vous, et ne rembourser pas ce que je doy à cestuy cy:» en monstrant l'usurier Callicles: car comme dit Thucydides, «Il n'est pas laid de confesser sa pauvreté, mais il est bien laid de ne la fuir pas de faict.» Mais celuy qui par sa bestise ou fade delicatesse est si honteux, qu'il n'ose dire à celuy qui luy demande de l'argent, Amy je n'ay point d'argent en ma bourse: et neantmoins se laisse sortir de la bouche une promesse comme une arre,
  Il est lié de fers sans fer forgez,
  Qu'estroictement honte luy a chargez.
Mais Perseus, prestant de l'argent à un sien familier, alla jusques en la place en passer le contract à la bancque, se souvenant du precepte que nous donne le poëte Hesiode,
  En riant mesme avec ton propre frere,
  D'y adjouster un tesmoing ne differe.
Dequoy l'autre s'esbahissant, «Comment doncq, dit-il, Perseus, ainsi juridiquement?» «Ouy, respondit Perseus, à fin que je le retire de toy amiablement, et que je ne te le redemande pas juridiquement.» Car plusieurs au commancement ne cerchans pas de honte leur asseurance, puis apres sont contraincts d'y proceder par la voye des loix <p 79r>avec inimitié. D'avantage Platon baillant des lettres de reommandation au tyran Dionysius en faveur de Helicon Cyzicenien, adjousta au bout de la lettre, «Je t'escris ce que dessus d'un hommne, c'est à dire d'un animal de nature muable.» Mais Xenocrates au contraire, encore qu'il fust bien de nature austere, toutefois il fut gaigné et plié de honte, et recommanda par lettres à Polyperchon un homme qui ne valoit rien, ainsi comme il le donna bien à cognoistre par effect: toutefois ce seigneur Macedonien luy feit bon recueil, et luy demanda s'il avoit de rien affairé: l'autre luy demanda un talent de six cens escus, ce que Polyperchon luy bailla: mais il escrivit à Xenocrates que de là en avant il examinast plus diligemment ceux qu'il recommanderoit. Et quant à Xenocrates encore feit-il cest erreur-là, par ce qu'il ne cognoissoit pas le personnage: mais nous bien fort souvent cognoissans que ce sont meschans qui nous requierent, neantmoins jettons des missives au vent, et qui plus est, de l'argent, nous faisans ce dommage à nous mesmes, non pas de gayeté de coeur, ny avec plaisir, comme ceux qui donnent à des putains, ou à des plaisans et flateurs, ains en estans bien marris et ennuyez de leur impudence, qui nous force et renverse sans dessus dessoubs tout le discours de nostre raison: tellement, que s'il y a gens au monde contre lesquels nous puissions dire ces mots,
  Bien je cognois le mal que je vais faire,
c'est alencontre de ceux qui nous causent ceste honte d'aller porter faulx tesmoignage, d'aller prononcer une injuste sentence, d'aller faire election d'un personnage inutile, ou de prester argent à homme que nous sommes certains qu'il ne le rendra pas. Et partant entre toutes les passions ceste honte excessive est celle qui plus que nulle autre est accompagnee, en ce qu'elle fait, de repentance non suivante apres, mais conjoincte et presente: car il nous griefve de donner, nous rougissions de tesmoigner, nous encourons infamie de cooperer: et ne fournissans pas ce que nous avions promis, nous sommes convaincus de ne le pouvoir bailler: car pour ne pouvoir contredire, nous promettons mesmes des choses qui nous sont impossibles, à ceux qui continuellement nous en pressent, comme de les recommander à ceux qui gouvernent en court, d'aller parler pour eux aux Princes, pour ne vouloir pas et n'avoir pas le coeur assez ferme de dire, «Le Roy ne me cognoit pas, addressez vous à d'autres plus tost:» comme Lysander aiant encouru la male grace du Roy Agesilaus, combien que lon estimast qu'il deust estre le premier en credit à l'entour de luy pour la reputation de ses haults faicts, n'eut point de honte d'esconduire ceux qui s'adressoient à luy, en leur disant, qu'ils allassent à d'autres, et qu'ils essayassent ceux qui avoient meilleur credit à l'entour du Roy que luy. Car ce n'est pas honte que de ne pouvoir pas toutes choses, mais bien de les entreprendre ne pouvans pas, et n'estans pas idoines à les faire: et se promettre plus que lon n'a de puissance, outre ce qu'il est laid, encore fait-il fort mal au coeur. Mais aussi faut-il volontairement faire plaisir à ceux qui nous requierent choses raisonnables, et à nous convenables: non par contrainte de honte, mais en cedant à l'equité, comme aussi alencontre des demandes dommageables ou desraisonables, il faut tousjours avoir le dire de Zenon prompt à la main, lesquel rencontrant un jeune homme de ses familiers, qui se promenoit à l'escart le long des murailles de la ville, et en ayant entendu la cause, que c'estoit pource qu'il fuyoit un sien amy, qui le requeroit de porter faux tesmoignage pour luy, «Que dis-tu sot que tu es, luy respondit-il: celuy-là ne craint point, et n'a point de honte de te requerir de choses iniques et desraisonnables, et tu n'as pas le coeur de le refuser et rebouter pour choses justes et raisonnables?» Car celuy qui dit,
  Meschanceté est une arme seante,
  Contre celuy qui fait oeuvre meschante,
nous enseigne mal à nous venger de la meschanceté, en nous la faisant imiter: mais <p 79v>de repoulser ceux qui nous molestent impudemment et effronteement, en ne nous laissant point vaincre à la honte, et ne conceder point choses desraisonnables et deshonnestes à tels effrontez, pour estre honteux de leur refuser, ce sont hommes sages et bien advisez qui le font ainsi. Or quant à ces deshontez importuns icy, il est bien aisé de resister à ceux qui sont petits, sans aucune authorité ne moyen: et y en a qui les esconduisent avec une risee, et quelque trait de mocquerie, comme feit jadis Theocritus deux qui luy demandoient son estrille à emprunter, dedans une estuve, dont l'un estoit estranger et l'autre de sa cognoissance, mais larron: il les renvoya tous deux joyeusement, en leur disant, «Quant à toy, je ne te cognois point: et quant à toy, je te cognois bien.» Et Lysimache la presbtresse de Minerve, surnommee Poliade, c'est à dire gardienne de la ville d'Athenes, à des muletiers qui avoient amené des victimes, et luy demandoient à boire: «ô mes amis, dit-elle, j'aurois peur que lon n'en feist coustume.» Et Antigonus à un jeune homme qui estoit fils d'un gentil centenier, mais luy estoit lasche et couard, et neantmoins demandoit à estre avancé en la place de son feu pere: «Jeune fils, dit-il, je recompense la prouësse, et non pas la noblesse, de mes soudards.» Mais encore que le poursuivant soit homme d'authorité et puissant, qui sont ordinairement plus mal-aisez à esconduire et à renvoyer, mesmement s'il est question de donner sa sentence en quelque jugement, ou sa voix en quelque election à l'adventure ne semblera-il pas facile ny necessaire de faire ce que jadis feit Caton, estant encore jeune homme, à Catulus, lequel pour lors estoit au plus grand et plus honorable magistrat qui fust à Rome, car il estoit Censeur, et s'en alla devers Caton, lequel presidoit ceste annee-là en la chambre du Tresor, à fin d'interceder pour un financier qui avoit esté condamné en quelque amende par Caton: il le pressa et importuna tant de ses prieres, que Caton à la fin fut contrainct de luy dire: «Ce seroit chose bien villaine, Catulus, à toy qui es Censeur, que ne voulant pas sortir d'icy, je t'en feisse jetter dehors par les espaules à mes sergens.» Catulus aiant honte de ceste parole, s'en sortit en cholere. Mais considerez si la response d'Agesilaus et celle de Themistocles fut point plus gracieuse et plus douce: car Agesilaus, comme son pere luy voulust faire juger quelque proces contre le droict et contre les loix: «Tu m'as, dit-il, mon pere, monstré dés ma jeunesse à obeïr aux loix, voila pourquoy je te veux encore obeïr maintenant, en ne jugeant rien qui soit contre les loix.» Et Themistocles respondit à Simonides qui le requeroit de quelque chose injuste, «Ny toy Simonides, ne serois pas bon poëte, si tu chantois contre mesure: ny moy bon officier, si je jugeois contre les loix.» Et neantmoins ce n'est point à faute de bonne proportion du manche au corps de la lyre, comme disoit Platon, que les villes contre villes, et les amis contre les amis entrans en different, souffrent et font souffrir les uns aux autres de tresgrandes miseres et calamitez, ains est plus tost pour ce qu'ils faillent en ce qui appartient aux loix, et à la justice: et toutefois il y en a qui observans exactement et exquisement au chant, à l'orthographe, aux mesures des syllabes, ce qui est de l'art, veulent que pour eux les autres soient nonchalans et oublians du devoir en l'administration d'un magistrat, en leurs jugements, et en leurs actions. Et pourtant faut-il user de ce stile alencontre d'eux: Est-ce un advocat qui te vient importuner toy estant juge, ou un orateur toy estant du Senat? accorde luy ce qu'il te demande, soubs condition, que luy tout à l'entree de son oraison sera une belle incongruité, ou qu'il usera d'un mot barbare en sa narration: il ne le voudra jamais, pource que cela luy sembleroit une trop grande villanie: car nous en voyons qui n'auroient pas le coeur de commettre une voyelle avec une voyelle en parlant. Ou bien, est-ce quelqu'un des nobles ou des gens d'honneur et d'authorité qui te presse? dy luy qu'il aille donc sautant et dansant pour l'amour de toy à travers la place, en faisant la mouë, et tordant la gueule: et s'il te dit qu'il n'en fera rien, ce sera lors à toy à parler, et à luy demander <p 80r>lequel est plus villain, ou faire une incongruité en parlant, et tordre la bouche, ou bien violer la loy, et faulser sa foy, et adjuger plus de bien au meschant qu'au bon, contre tout droict et raison. D'avantage comme Nicostratus l'Argien respondit au Roy Archidamus qui le sollicitoit à luy livrer par trahison la ville de Cromnum, pour une bonne somme d'argent, et pour le mariage de telle Dame qu'il voudroit choisir en toute Laced@emone, qu'il n'estoit point descendu de la race de Hercules, pour ce que luy alloit par tout le monde tuant les meschants apres les avoir vaincus: et luy s'estudioit de rendre ceux qui estoient gens de bien, meschants. Ainsi nous faudra-il parler à celuy qui voudra estre tenu pour homme de bien et d'honneur, et cependant nous viendra presser et forcer de faire choses indignes et de sa noblesse et de sa vertu. Mais si ce sont basses et communes gens, il faudra veoir et considerer si tu le pourrois induire, s'il est avaricieux, à te prester un talent sans cedule ny obligation: ou s'il est ambitieux, si tu luy pourrois persuader de te ceder quelque preseance: ou s'il est convoiteux des honneurs publiques, te quitter sa brigue, mesmement lors qu'il y aura apparence qu'il soit pour emporter l'office qu'il pretend: car il seroit à la verité estrange, qu'eux en leurs vices et passions fussent si roides, si fermes, et si immuables, et que nous qui voulons estre tenus pour gens de bien, amateurs du devoir et de la justice, ne peussions estre maistres de nous mesmes, ains laississions porter par terre nostre vertu, et l'abandonnissions. Car si ceux qui nous fonthonte à force de nous presser, le font ou pour leur reputation, ou pour leur authorité, il n'y a point de propos de vouloir augmenter l'honneur, le credit et authorité d'autruy, en se deshonnorant, et se diffamant soymesme: comme ceux qui aux jeux de pris publiques faulsent leur foy à distribuer les pris, ou qui aux elections des magistrats par faveur donnent à qui ne le merite pas les honneurs de seoir aux palais, et les couronnes de victoire, en se privant eux-mesmes de bonne reputation et de saine conscience. Et si nous voions que c'est pour le gain que c'est importun nous fait si pressante instance, comment ne nous vient-il incontinent en pensee, que c'est chose esloignee de toute raison de mettre en compromis sa reputation et sa vertu, à fin que la bourse d'un je ne sçay qui en soit plus pesante? Mais certes telles considerations se representent bien à l'entendement de plusieurs, lesquels n'ignorent pas qu'ils font mal: comme ceux que lon contrainct de boire de grandes coupes devin toutes pleines, ils accomplissent à toute peine, en souspirant, et tournant les yeux en la teste, et changeant tout de visage, ce qui leur est commandé: mais ceste mollesse de coeur ressemble à une foible temperature de corps, qui ne peult resister ny au froid ny au chaud: car soit qu'ils soient louëz par ceux qui les poursuyvent, ils sont incontinent destrempez et dissouls par telles louanges: soit qu'ils craignent d'estre accusez, repris et souspeçonnez s'ils refusent, ils en meurent de peur: mais au contraire il se faut affermir à l'encontre de l'un et de l'autre, sans se laisser plier ny esbranler, ny à ceux qui font peur, ny à ceux qui flatent. Or Thucydides estimant qu'il soit impossible d'avoir grande puissance, et n'estre point envié, dit, que celuy qui est bien advisé choisir d'estre subject à l'envie pour faire de grandes choses: quant est à moy, j'estime qu'il n'est pas difficile d'eschapper l'envie: mais d'eviter toutes plaintes, et se garder d'estre moleste à pas un de ceux qui hantent aupres de nous, il me semble du tout impossible: et pourtant me semble aussi, que nous prendrons bon conseil quand nous choisirons plus tost d'estre en la male grace et inimitié des importuns, que de ceux qui justement nous accuseroient, si contre tout droit et justice nous faisions pour ces iniques poursuyvans, comme estans fardees et desguisees, de peur qu'il ne nous prenne comme aux pourceaux, qui quand on les gratte, et qu'on les frotte and chattouille, se laissent faire tout ce qu'on veut, <p 80v>jusques à se veaultrer par terre: car il n'y a point de difference entre ceux qui baillent leurs jambes à se faire trainer, et ceux qui prestent leurs oreilles à s'ouïr flater, sinon que ceux-cy se laissent renverser et jetter par terre plus villainement, les uns en remettant les peines et punitions deuës à des meschants, à fin qu'ils soient appellez humains, doulx, pitoyables, et misericordieux: les autres au contraire, persuadez par ceux qui les louënt de se soubmettre à des inimitiez et accusations non necessaires et dangereuses, en leur disant, qu'ils sont seuls hommes entiers, seuls qui ne se laissent point gaigner par flaterie, voire qui se peuvent dire seuls avoir bouche et langue libre. C'est pourquoy Bion accomparoit telles manieres de gens à des vases à deux anses, qui se transportent aiseement par les oreilles là où on veult: comme lon raconte que le Sophiste Alexinus disoit un jour tout plein de mal, en se promenant avec d'autres, de Stilpon philosophe Megarien: et comme quelqu'un de la compagnie luy dist, «Et comment, il disoit l'autre jour tous les biens du monde de toy:» «Certainement aussi, respondit-il, est-ce un treshomme de bien et de fort gentil coeur.» Mais au contraire Menedemus estant adverty, que ce mesme Alexinus disoit souvent bien de luy: «Au contraire, dit- il, je dis tousjours mal d'Alexinus: tellement qu'il faut necessairement qu'il soit meschant homme, ou pource qu'il en louë un meschant, ou pource qu'il est blasmé d'un bon.» tant il estoit malaisé à fleschir, ou à prendre par telles voyes, et tant il prattiquoit bien cest enseignement d'Antisthenes surnommé Hercules, qui commanda à ses enfans, de ne sçavoir jamais gré ny grace à personne qui les louast: ce qui n'estoit autre chose, que de ne se laisser point gaigner à la honte, pour contreflater ceux qui les louëroient: car il suffit, ce que respondit Pindare à un qui luy disoit, «Je te vois louant par tout et envers tous:» «et je t'en rens la grace, dit-il, pourtant que je te fais dire verité.» Ce doncques qui est souverainement utile alencontre de toutes autres passions, se doit aussi principalement employer alencontre de ceste excessive honte, quand ils verront que contre leur volonté forcez de tel vice, ils auront commis quelque faute, et seront tresbuchez, de s'en souvenir, et l'imprimer bien fermement en leur memoire, et conserver en leur pensee bien longuement les marques de la morsure, et les notes de leur repentance, en les repetant souvent. Car ainsi comme les viateurs passans chemin, quand ils ont choppé et bronché contre une pierre, et les pilotes aians brisé leur vaisseau contre un rocher, s'ils s'en souviennent, ils redoutent effroyeement non ces pierres ny ces roches-là seulement, mais aussi toutes celles qui leur ressemblent, tout le temps de leur vie: aussi ceux qui serrent en leur pensee attainte et picquee de repentance, les pertes et deshonneurs qu'ils ont receus à cause de ceste honte vicieuse, en iront apres plus retenus en cas semblables, et ne se laisseront pas une autrefois facilement aller.

<p 81r>De l'amitié fraternelle.
CEUX de la ville de Sparte appellent les anciennes devises et figures dediees et consacrees à l'honneur de Castor et Pollux, Docana, qui vaut autant à dire comme, les poutres des Roys: ce sont deux pieces de bois distantes egalement l'une de l'autre, conjoinctes par autres deux equidistantes aussi en travers: et semble que ce soit une devise bien propre et convenable à l'amitié fraternelle de ces deux Dieux, pour monstrer l'union indivisble qui estoit entre eux: aussi vous offre-je, Seigneurs Nigrinus et Quintus, ce petit traicté touchant l'amitié fraternelle, commun et convenable à vous deux, comme à ceux qui en estes dignes: car faisans desja de vous mesmes ce à quoy il vous admoneste, il ne semblera pas tant vous admonester de le faire, comme vous porter tesmoignage de l'avoir desja fait: et la joye que vous sentirez de veoir approuvé ce que vous faites, donnera encore à vostre jugement une asseurance plus ferme pour le faire continuer, comme estans vos actions approuvees et louees par des vertueux et honnestes spectateurs. Or Aristarchus pere de Theodectes se mocquant du grand nombre des Sophistes contrefaisans les Sages qui estoient de son temps, disoit que anciennement à peine y avoit il eu sept Sages par le monde, mais de nostre temps, disoit-il, à peine pourroit on trouver autant d'hommes ignorans. Mais je pourrois avec verité dire, que je voy de nostre temps l'amitié aussi rare entre les freres, comme la haine l'estoit au temps passé: de laquelle encore le peu d'exemples qui s'en est anciennement trouvé, du consentement des vivans a esté renvoyé aux Trag@edies et aux Theatres, comme chose estrange et fabuleuse: mais tous ceux qui sont aujourd'huy, quand ils rencontrent deux bons freres, ils s'en esmerveillent autant comme ils feroient de voir ces Molionides là, qui sembloient avoir les corps collez ensemble: et trouvent aussi mal-aisé à croire et monstrueux, que des freres usent en commun des biens, des amis, et des esclaves que leurs peres leur ont laissez, comme ils feroient que une seule ame regist les pieds, les mains, et les yeux de deux corps: combien que la nature n'ait pas logé loing l'exemple du deportement dont doivent user les freres les uns envers les autres, ains dedans le corps mesme, là où elle a formé la plus part des membres necessaires doubles, freres et germains, comme deux mains, deux pieds, deux yeux, deux oreilles, deux nazeaux: nous monstrant qu'elle les a ainsi distinguez et divisez pour leur salut mutuel, et pour s'entre-aider reciproquement, non pas pour quereller ny combattre les uns contre les autres: et qu'aiant divisé la main en plusieurs doigts de longueurs inegaux, elle l'a rendue le plus apte, et le plus propre, et le plus artificiel outil qui soit: tellement que l'ancien Anaxagoras mettoit la cause de toute la sapience et sagesse de l'homme en la main: mais toutefois le contraire de cela est veritable, car l'homme n'est pas le plus sage des animaux, pour autant qu'il a des mains: mais pour ce que de sa nature il est raisonnable et ingenieux, il a aussi de la nature obtenu des outils qui sont tels. Or est-il manifeste à chascun, que la nature a formé d'une mesme semence et d'un mesme principe deux, et trois, et plusieurs freres, non à fin qu'ils querellassent ou combattissent les uns aux autres, mais à fin qu'estans separez les uns des autres, ils s'entre-aidassent mieux et plus commodément. Car ces hommes là à trois corps et à cent bras que nous peignent les poëtes, si jamais il en a esté de tels, estans collez et conjoincts de toutes leurs parties, ne pouvoient rien faire hors d'eux mesmes, ny à part les uns des autres: ce que les freres au contraire peuvent bien faire, demourer en la maison, et aller dehors, se mesler des affaires publiques, et labourer la terre tout ensemble, les uns par les autres, prouveu qu'ils conservent bien le principe d'amitié et de bienveuillance que la nature leur a baillé: sinon, ils ressembleront <p 81v>proprement aux pieds qui se donnent le croc en jambe l'un à l'autre pour se faire tomber, et aux doigts de la main qui s'entrelassent pour se tordre et se deboister contre nature les uns les autres. Mais plus tost ainsi comme en un mesme corps le froid et le chauld, le sec et l'humide regis par une mesme nature, quand ils s'accordent et conviennent bien ensemble, engendrent une tresbonne et tres-douce armonie et temperature, qui est la santé, sans laquelle ny tous les biens du monde,
  Ny la grandeur de majesté royale,
  Quand aux humains à la divine egale,
ne sçauroient donner ny plaisir ny profit à l'homme: mais si entre ces premieres qualitez là il se met un debat et une cupidité de s'accroistre par dessus les autres, elle corrompt tres-villainement et confond sans dessus dessoubs le corps de l'animal: aussi par l'union et concorde des freres, toute la race et toute la maison s'en porte mieux, et en florit, et les amis mesmes et familiers, comme une belle danse qui va tout d'un bransle: car ils ne font, ny ne disent, ny ne pensent chose quelconque qui soit contraire les uns aux autres,
  Mais en discord et partialité
  Le plus meschant a lieu d'authorité.
ou un rapporteur de vallet à mauvaise langue, ou un flateur qui se glissera de dehors au dedans, ou un voisin maling et envieux: car comme les maladies engendrent és corps qui ne reçoivent point ce qui leur est propre, des appétits de nourritures estranges, et qui leur sont nuisibles: aussi la calomnie ou suspicion alencontre de ses parents, attire de dehors des propos mauvais et meschants, qui coulent tousjours là où ils sentent qu'il y a quelque defaut. Or le devin d'Arcadie, ainsi comme escrit Herodote, fut contraint de se faire un pied de bois, apres qu'il se veit privé du sien naturel: mais un frere qui fait la guerre à son frere, et qui est contrainct d'acquerir un amy estranger, ou de la place, en s'y promenant, ou du parc des exercices, en regardant ceux qui s'y exercent, me semble ne faire autre chose, que volontairement se couper un membre de sa propre chair tenant à luy, pour y en appliquer et attacher un estranger: car la necessité mesme qui nous induit à recercher et à recevoir amitié et conversation, nous enseigne d'honorer, entretenir et conserver ce qui est de nostre parenté, comme ne pouvant vivre, ny n'estant point nez pour demeurer sans amis, sans frequentation, solitaires, à part comme bestes sauvages: et pourtant dit bien et sagement Menander,
  Par bancqueter et bonne chere faire
  Les uns avec les autres ordinaire,
  Cerchons-nous pas, mon pere, à qui fier
  Nous nous puissions? et n'est pas celuy fier,
  Pensant avoir trouvé des biens sans nombre,
  Qui d'un amy a peu recouvrer l'ombre?
car ce sont ombres veritablement la plus part de nos amitiez, images et semblances de celle premiere que la nature imprime aux enfans envers leurs peres et meres, et aux freres envers leurs freres: et celuy qui ne la revere et l'honore, comment pourra il faire à croire et persuader aux estrangers qu'il leur porte bienveuillance? Et quel homme est celuy-là qui appelle en ses caresses et par ses missives un sien compagnon son frere, et ne veut pas seulement aller par chemin quand et son propre frere? Car comme ce seroit une folie d'orner la statue de son frere, et ce pendant battre et mutiler son propre corps naturel: aussi reverer et honorer le nom de frere en d'autres, et le frere propre le fuir et hair, ne seroit pas fait en homme d'entendement sain, ne qui jamais eust compris en son coeur, que la nature soit la plus saincte et la plus sacree chose du monde. A ce propos il me souvient qu'un jour à Rome je pris la charge <p 82r>de juger entre deux freres comme arbitre, desquels freres l'un sembloit faire profession de philosophie, mais il estoit, comme il apparut, non seulement frere à faulses enseignes, mais aussi philosophe à faux tiltre, ne meritant pas ce nom: car comme je luy remonstrasse et requisse qu'il se portast envers son frere comme philosophe envers un sien frere, et un frere ignorant des lettres: quant à ignorant, dit-il, je l'advouë bien pour veritable, mais quant à frere, je ne tiens pas pour chose grande ny venerable d'estre sorty de mesmes parties naturelles. Il appert voirement, dis-je, que tu ne fais pas grand compte d'estre yssu de mesmes parties naturelles, mais tous les autres, s'ils ne le sentent et pensent ainsi, pour le moins si disent et chantent ils, que la nature et la loy qui conserve la nature, ont donné le premier lieu de reverence et d'honneur, apres les Dieux, au pere et à la mere: et ne sçauroient les hommes faire service qui soit plus aggreable aux Dieux, que de payer gracieusement et affectueusement aux pere et mere qui les ont engendrez, et à ceux qui les ont nourris et eslevez, les usures des graces vieilles et nouvelles qu'ils leur ont prestees: comme au contraire, «il n'y a point de plus certain signe d'un Atheiste, que de mettre à nonchaloir, ou commettre quelque fault alencontre de son pere et de sa mere. Et pourtant est- il defendu de faire mal aux autres, mais de ne se monstrer pas à son pere et à sa mere faisant et disant toutes choses, je ne diray pas dont ils ne soient pour prendre desplaisir, mais dont ils ne soient pour recevoir du plaisir, on l'estime une impieté et un sacrilege.» Et quelle action, quelle grace, ny quelle disposition des enfans envers leurs peres et meres leur pourroit estre plus aggreable, ny leur donner plus de contentement, que de voir une bienveuillance, et une amitié asseuree et certaine entre les freres? Ce que lon peut facilement cognoistre par les signes contraires: car veu que les fils courroucent leurs peres et leurs meres, quand ils oultragent ou traittent mal un esclave qu'ils aiment et qu'ils tiennent cher: et veu que les bonnes vieilles gens de cordiale et gentille affection, sont marris que lon ne fait cas ou d'un chien, ou d'un cheval qui sera né en leur maison: et se faschent quand ils voient que leurs enfans se mocquent, ou mesprisent les jeux, les recits, les spectacles, les luicteurs et autres combattans qu'eux ont autrefois beaucoup estimez: est-il vraysemblable qu'ils puissent porter patiemment de voir que leurs enfans s'entre-haïssent, qu'ils querellent tousjours l'un à l'autre, qu'ils mesdisent l'un de l'autre, qu'en toutes entreprises et actions ils soient tousjours appointez contraires, et taschent à s'entre-supplanter l'un l'autre? Je croy qu'il n'y a homme qui le voulust dire. Doncques au contraire, aussi les freres qui s'entrayment et s'entrecherissent l'un l'autre, qui rejoignent en un lien de mesmes volontez, estudes, et affections, ce que la nature avoit desjoinct et separé de corps, et qui ont tous devis, exercices, jeux, et esbats communs entre eux, certainement ils donnent à leurs peres et meres un doulx et heureux contentement en leur vieillesse de ceste grande amitié fraternelle: car jamais pere n'aima tant les lettres, ny l'honneur, ny l'argent, comme il aime ses enfans: et pourtant ne voyent ils pas avec tant de plaisir leurs enfans ny bien disans, ny opulents, ny colloquez en grands offices et dignitez, comme ils font s'entraymans. C'est pourquoy on lit que Apollonide, natifve de la ville de Cysique, et mere du Roy Eumenes, et de trois autres freres, Attalus, Philet@erus, et Atheneus, se reputoit bien-heureuse et rendoit graces aux Dieux, non pour ses richesses, ny pour sa principauté, mais pour ce qu'elle voyoit ses trois enfans puisnez servir de garde-corps à leur frere aisné, et luy vivant librement et en toute asseurance au milieu d'eux, aians les espees aux costez, et les javelines en leurs mains: comme au rebours aussi le Roy Xerxes aiant apperceu que son fils Ochus dressoit embusche à ses freres pour les faire mourir, en mourut de desplaisir. Car les guerres sont bien griefves entre les freres, ce disoit Euripide, mais plus qu'à nuls autres sont elles griefves aux peres et aux meres, pour ce que celuy qui hait son frere, et ne le <p 82v>peut voir de bon oeil, ne sçauroit qu'il n'en soit courroucé contre celuy qui l'a engendré, et celle qui l'a enfanté. Or Pisistratus se remaria en secondes nopces, que ses enfans du premier lict estoient desja tous hommes faicts, et disoit que les voyant ainsi beaux et bons, il desiroit estre pere de plusieurs autres encore, qui leur ressemblassent: aussi les bons et loyaux enfans, non seulement pour l'amour de leurs peres et meres s'entre-aimeront plus les uns les autres, mais aussi en aimeront d'avantage leurs peres et meres, les uns pour les autres, disans et pensans tousjours en eulx- mesmes, qu'ils sont pour beaucoup de causes bien obligez à eux, mais principalement pour le regard de leurs freres, comme estant le plus precieux, et le plus doulx et gracieux heritage qu'ils aient herité d'eux. C'est pourquoy Homere a bien fait, quand il introduit Telemachus comptant entre ses calamitez ce, qu'il n'avoit point de frere,
  Car Jupiter la race de mon pere
  A terminé en moy seul, sans nul frere.
et au contraire Hesiode ne souhaitte et conseille pas bien, qu'un fils unique soit heritier universel des biens de son pere, luy mesmement qui estoit disciple des Muses, lesquelles ont ainsi esté appellees, pource qu'elles sont tousjours ensemble, à cause de l'amour et bienveuillance fraternelle qu'elles se portent l'une à l'autre. L'amitié fraternelle doncques est telle envers les peres et meres, que d'aimer son frere est demonstration certaine d'aimer aussi son pere et sa mere, et un exemple et enseignement à ses enfans de s'entre-aimer les uns les autres, autant que nulle autre chose: comme aussi au contraire, ils prennent le mauvais exemple de haïr leurs freres de l'original de leur pere: car celuy qui est envieilly en proces, en querelles et dissensions avec ses freres, et puis va prescher ses enfans de vivre amiablement ensemble, il fait ce qui se dit en un commun proverbe,
  Tout ulceré il veut guarir les autres,
et oste par ses faicts toute efficace à sa parole. Si doncques le Thebain Eteocles aiant dit à son frere ce qui est en Euripide,
  Je monterois en l'estoillé sejour
  Du clair Soleil, où commance le jour,
  Et descendrois dessoubs la terre basse,
  Si je pouvois acquerir par audace
  La royauté souveraine des Dieux:
venoit puis apres à admonester ses enfans
  De conserver entre eux egalité,
  Laquelle joinct cité avec cité,
  Amis avec leurs amis secourables,
  Confederez en ligues perdurables:
  Et n'y a rien qui en fermeté seure,
  Qu'egalité, en ce monde demeure:
qui seroit celuy qui ne se mocqueroit de luy? Et quel seroit trouvé et reputé Atreus, si apres avoir donné à souper les propres enfans à son frere, il venoit ainsi arraisonner et instruire ses enfans,
  Quand le malheur sur quelqu'un prent son cours,
  Communément il n'a d'amis secours,
  Sinon de ceux qui sont de son lignage?
et pourtant fault il de tout poinct bannir et chasser la haine de ses freres, comme celle qui est mauvaise nourrice de la vieillesse des peres et meres, et pire encore de la jeunesse des enfans: et si donne mauvais bruit, et grand blasme envers les concitoyens, lesquels estiment et jugent à bonne cause, qu'aians esté nourris et elevez dés leur naissance ensemble, ils ne seroient pas devenus ennemis et malveuillans, s'ils ne sçavoient <p 83r>de grandes meschancetez et grandes perversitez les uns des autres: car il fault bien qu'il y ait de grandes et griefves causes pour dissouldre une si grande amitié et bienveuillance, tellement que puis apres ils se reconcilient malaiseement. Car ainsi comme les corps qui ont une fois esté joincts ensemble, si la colle ou ligature vient à se lascher, ils se peuvent bien de rechef rejoindre et recoller ensemble: mais depuis qu'un corps naturel vient à se rompre ou deschirer, il est mal aisé de trouver collure ny soudure qui le puisse jamais reunir aussi les amitiez mutuelles que la necessité a conjoinctes entre les hommes, si d'aventure elles viennent quelquefois à se separer, facilement elles se reprennent: mais les freres, si une fois ils sont esloignez et decheuts de ce qui est selon la nature, difficilement reviennent ils plus jamais ensemble: et s'ils y reviennent, la reconciliation attire une cicatrice orde et sale, tousjours accompagnee de desfiance et de souspeçon. Or toute inimitié d'homme à homme s'imprimant aux coeurs, avec les passions qui plus travaillent et tourmentent, comme opiniastreté, cholere, envie, souvenance des maux passez, est chose fort douloureuse et turbulente: mais celle qui est de frere à frere, avec lequel il est force d'avoir communion de tous sacrifices, et de toutes choses sainctes et religieuses, mesme sepulture, et quelquefois mesme maison, possessions, et heritages confinans les uns aux autres, a tousjours devant ses yeux ce qui la tourmente, luy ramenant en memoire sa folie et sa forcenerie, pour laquelle la face qui mieux luy ressemble, et qui luy devroit estre la plus doulce, luy est la plus hideuse à voir, et la voix la plus amiable et la plus familiere depuis son enfance, luy devient plus effroyable à ouir: et voyans plusieurs autres freres qui n'ont qu'une maison, qu'une table, mesmes heritages, et serviteurs non departis, eulx au contraire ont partagé leurs amis, leurs hostes, leurs familiers, brief toutes choses qui sont communes entre les autres freres, leur sont à eux ennemies et contraires: encore qu'à toute personne il soit facile à discourir en son entendement, que les amis, et les compagnons de table sont subjects à estre ravageez, les familiers et les alliez se peuvent acquerir nouveaux, quand les premiers, ne plus ne moins que des outils ou des instruments, sont usez, mais d'acquerir un nouveau frere il n'est pas possible, non plus qu'une main coupee, ou un oeil arraché: et dit la Persienne sagement, quand on luy demanda pourquoy elle aimoit mieux sauver la vie à son frere qu'à son fils: «Pour ce, dit-elle, que je puis bien avoir d'autres enfans, mais d'autres freres maintenant que mes pere et mere sont morts, je ne puis.» Que faut-il donc faire, me pourra demander quelqu'un à un qui aura un mauvais frere? Premierement, il faut retenir en memoire, que la mauvaistié se trouve en toutes sortes d'amitié qui sont entre les hommes, et que selon ce que dit Sophocles,
  Plus des humains les faicts tu cercheras,
  Plus mal que bien tousjours y trouveras.
Il n'y a ny amitié de parentelle, ny de societé, ny de compagnie, qui se puisse trouver sincere, saine et nette de tout vice. Mais le Laced@emonien qui espousoit une petite femme, disoit, qu'entre les maux il faut tousjours choisir les moindres: aussi pourroit on, à mon advis, sagement conseiller aux freres, de supporter plus tost les imperfections domestiques, et les maux de leur propre sang, que d'experimenter ceux des estrangers: car en l'un n'y peut avoir reprehension aucune, d'autant que lon y est contrainct: et l'autre est reprehensible, d'autant qu'il est volontaire. Car ny le compagnon de table, ou de jeu, ny de l'aage, ny l'hoste
  N'est point lié de fers sans fer forgez,
  Qu'estroittement honte luy a chargez:
mais si est bien celuy qui est de mesme sang, qui a esté nourry avec nous, qui est né d'un mesme pere et d'une mesme mere, auquel il semble que la vertu mesme permet <p 83v>et concede par connivence quelque chose, quand il dit à son frere pechant et faillant en quelque endroit,
  L'occasion pourquoy sans offenser
  Je ne te puis miserable laisser,
homme non seulement miserable, mais aussi mauvais et mal sage, c'est de peur qu'en n'y pensant pas, je ne semble punir aigrement et amerement en toy quelque vice de pere ou de mere instillé en toy par leur semence, en te haïssant. Car, comme disoit Theophraste, il ne faut pas aimer les estrangers pour les esprouver, mais au contraire il les faut esprouver pour les aimer: mais là où la nature ne donne pas au jugement la precedence pour faire aimer, ny n'attend pas ce que lon dit communément, qu'il faut avoir mangé une mine de sel avec celuy que lon veut aimer: ains dés nostre nativité a fait naistre quand et nous le principe et l'occasion d'amitié, là ne faut il pas que nous allions trop asprement ny trop exactement recerchant les fautes et imperfections. Mais maintenant tout au contraire, que diriez vous qu'il y en a qui supporteront et excuseront facilement, jusques à y prendre plaisir, les fautes des estrangers, et qui ne leur appartiennent de rien, avec lesquels ils auront pris quelque cognoissance ou en un banquet, ou au jeu, ou aux exercices de la personne, et seront severes, voire inexorables alencontre de leurs propres freres? tellement qu'il y en a qui prennent plaisir à nourir des chiens mauvais, des chevaux: et plusieurs, des onces, des chats, des singes, des lions, et les aiment: et ce pendant ils ne peuvent pas endurer les courroux, les erreurs, ou les ambitions de leurs propres freres. Et d'autres, qui donneront à des paillardes et putains des maison et des terres toutes entieres, combattront à bon escient contre leurs freres pour une mazure ou pour un coing de maison: et puis imposans à la malveuillance qu'ils portent à leurs freres le nom de haine des meschants, ils s'en iront detestans et vituperans le vice en leurs freres, et aux autres ils ne s'en soucieront pas, ains hanteront et frequenteront communément avec eux. Cela doncques soit comme le preambule de tout nostre discours. Au reste pour entrer aux enseignements, je ne veux pas commancer, comme les autres font, au partage des biens paternels, mais à l'emulation mauvaise et jalousie reprehensible qui se leve entre les freres, vivans encore les peres et meres. Agesilaus jadis avoit une coustume, qu'il envoyoit à chascun Senateur de Laced@emone, incontinent qu'il estoit creé, un boeuf, en tesmoignage de sa vertu: les Ephores qui estoient comme Syndiques d'un chacun, l'en condamnerent à l'amende envers le public, avec adjonction de la cause, que c'estoit pour ce que par telles caresses et menees il alloit pratiquant et gaignant à luy seul ceux qui devoient estre communs à tous: aussi pourroit on conseiller à un fils d'honorer tellement pere et mere, qu'il n'estudie pas à se les gaigner, et acquerir leur bonne grace pour luy seul, en destournant leur bienveuillance des autres envers luy, par laquelle prattique plusieurs supplantent leurs freres, couvrans d'une couleur honneste en apparence, mais non juste en verité, leur avarice et cupidité: cars ils privent leurs freres finement et cauteleusement du plus beau et du plus grand bien de leur heritage, qui est l'amour et bienveuillance de peres et meres, espians oportunément l'occasion que leurs freres sont ailleurs empeschez, ou qu'ils ne se doutent point de leurs menees et se rendans fort modestes, reglez, soupples et obeïssans à leurs peres, mesmes és choses où ils voient que leurs freres s'oublient et faillent, ou semblent faillir: là où il faut faire tout l'opposite, quand on sent qu'il y a quelque courroux et mescontentement du pere, en se mettant et se coulant dessoubs la charge, comme pour soulager son frere, en luy aidant, et par caresses et secourables services remettre le mieulx qu'on peut son frere en grace: et quand il a inexcusablement failly, il en faut rejetter la coulpe ou sur le temps contraire, ou sur quelque autre occupation, ou bien sur sa nature mesme, <p 84r>comme estant plus utile et plus idoine à autre chose: et convient bien à cela le dire d'Agamemnon,
  Ce n'a esté ny par lourde paresse,
  Ny par defaut de sens et de sagesse,
  Ains pour avoir sur moy l'oeil estendu,
  Et le motif de mon coeur attendu.
Aussi peut dire un bon frere, à l'excuse de son frere, Il m'a voulu laisser faire ce devoir là. Les peres mesmes sont bien aises d'ouyr faire translations de noms, et adjoustent soy à leurs enfans, quand ils appellent la negligence et paresse de leurs freres, une simple bonté: la sottize, une bonne et droitte conscience: une opiniastreté querelleuse, courage qui ne veut point estre mesprisé: de maniere que celuy qui y procede de telle sorte, en intention d'appaiser son pere, il y gaigne cela, qu'oultre ce qu'il diminue la cholere de son pere alencontre de son frere, il augmente la bienveuillance de son pere envers luy. Puis apres, quand on a ainsi respondu et satisfaict au pere, il se faut alors addresser à part au frere, et luy toucher et remonstrer vifvement en grande liberté son peché et sa faute: car il ne faut ny estre indulgent ou connivent envers son frere, ny aussi luy estre trop dur, et le fouler aux pieds quand il a failly: car l'un est autant comme s'esjouir de sa faute, et l'autre faillir avec luy: mais user d'une reprehension et correction, qui tesmoigne le soing de son bien, et le desplaisir de sa faute: car celuy qui aura esté le plus affectionné advocat et intercesseur pour luy envers ses pere et mere, sera le plus vehement accusateur en privé envers luy mesme. Que s'il advient que le frere n'aiant rien offensé, soit neantmoins accusé envers le pere, il est certainement treshonneste en toute autre chose de plier et supporter toute cholere et toute rudesse de pere et de mere, mais neantmoins les justifications et defenses d'un frere envers eux, qui contre tout droit et raison et contre verité seroit accusé, ou à qui lon feroit tort, sont irreprehensibles et fondees en toute honnesteté: et ne faut point craindre en tel cas d'ouyr le reproche qui se lit en Sophocles,
  Mauvais le fils qui si fort degenere,
  Que de plaider contre son propre pere,
en parlant librement pour la defense de son frere, qu lon voit iniquement condamné ou opprimé: car telle procedure rend la perte de cause plus aggreable à ceux qui sont convaincus, que ne leur eust esté la victoire et gaing de cause. Au demourant, depuis que le pere est decedé, il se faut encore plus affectionner à aimer ses freres, que non pas au paravant: Premierement à mener deuil, et à communiquer la charité du sang, en regrettant la mort du commun pere, et en rejettant arriere toutes suspicions de vallets, et tous calomnieux rapports des familiers qui voudroient semer quelque alteration entre eux: et plus tost croyant tout ce que lon raconte de l'amour reciproque de Castor et Pollux, mesmement ce que lon dit, que Pollux tua d'un coup de poing un qui luy venoit rapporter en l'oreille quelque chose alencontre de son frere: puis quand ce vient au partage des biens patrimoniaux, ne s'entredenoncer pas la guerre l'un à l'autre, comme font plusieurs y venans tous preparez à ceste intention,
  Escoute moy la fille de la Guerre, Dissension:
ains se donner bien garde de celle journee, comme celle qui est aux uns commancement de guerre mortelle et irreconciliable, et aux autres d'amitié et de concorde perdurable: et là faire leurs partages entre eux seuls, s'il est possible: si non, en la presence d'un amy commun à tous deux, homme de bien: qui assiste, comme dit Platon, aux loix de justice, en prenant et donnant ce qui sera plus aggreable et plus convenable l'un à l'autre: et ainsi estimer que lon partage seulement la procuration et l'administration des heritages, et laisser l'usage et la jouissance de tout sans departir en commun, <p 84v>là où il y en a qui s'entre-arrachent les uns aux autres les nourrices qui les ont nourris de mammelle, ou les enfans qui ont esté eslevez et nourris quand et eux, à toute force de les poursuivre, et s'en vont au partir de là aians gaigné le pris d'un esclave, et perdu ce qui estoit le plus precieux en la succession de leur pere, l'amitié et la confiance de leur frere: et en ay cogneu, qui sans y avoir aucun gain, par une opiniastreté seulement, au partage de leurs biens paternels se sont portez ne plus ne moins, et de rien plus gracieusement, que si c'eust esté butin et pillage de guerre: entr lesquels nommeement ont esté Charicles et Antiochus de la ville d'Opunte, qui couperent par le milieu un vase d'argent et un habillement, et en emporterent chascun sa part, divisans ainsi, comme par une malediction tragique,
  Leur heritage au trenchant de l'espee.
Les autres vont contant apres leurs partages, comme par subtils moyens, par finess et cautelle, ils ont circonvenu leurs freres, et ont beaucoup gaigné, s'en glorifians, là où plus tost ils se devoient esjouir, plaire à eux mesmes, et se magnifier, de ce que par gracieuseté, courtoisie et volontaire cession, ils seroient venus au dessus de leurs freres: et pourtant merite bien Athenodorus que lon face mention de luy en cest endroit, comme il n'y a celuy en nostre païs qui ne s'en souvienne bien. Il avoit un frere plus ancien que luy, qui se nommoit Xenon, lequel maniant comme curateur le bien entier d'eux deux, en dissipa une bonne partie, à la fin aiant pris une femme à force, et en estant condamné, il perdit tout son bien, lequel fut appliqué par confiscation au fisque de l'Empereur. Athenodorus pour lors estoit encore jeune adolescent sans aucun poil de barbe, et comme sa part des biens paternels luy eust esté rendue par la justice, il n'abandonna point son frere, ains mettant tout en commun, en feit partage agec luy: et encore combien qu'en ce partage il cogneust que son frere le defraudoit malicieusement de beaucoup, jamais il ne s'en courroucea à luy, ny ne s'en repentit, ains supporta gayement et doucement l'ingrate meschanceté de son frere, laquelle fut divulguee par toute la Grece. Or Solon aiant prononcé ceste sentence touchant le gouvernement de la chose publique, que l'egalité n'engendre point de sedition, semble avoir trop fascheusement introduit la proportion Arithmetique, qui est populaire, au lieu de la belle Geometrique: mais en une famille et maison qui conseilleroit aux freres, comme Platon admonnestoit ses citoyens, sur tout, s'il estoit possible, d'oster de la Republique ces mots de mien et tien, ou à tout le moins se contenter de l'egalité et tascher à la conserver, certainement il asserroit un grand et beau fondement de paix, amitié et concorde entre les freres. Et qu'il se serve à ce propos d'exemples honnorables et illustres, comme est la response de Pittacus au Roy de Lydie, qui luy demandoit s'il avoit des biens: «Deux fois, dit-il, plus que je ne voudrois, estant mon frere mort, duquel j'ay herité.» Mais pour ce que le plus n'est pas ennemy du moins seulement en augmentation et diminution de richesses, ains comme dit Platon, universellement en inegalité y a tousjours mouvement, et en egalité repos et sejour: aussi toute inegalité est bien dangereuse de mettre dissension et querelle entre les freres, et est toutefois impossible qu'ils soient en toutes choses egaux ny pareils, d'autant que ou la nature dés la naissance, ou depuis la fortune leur departent inegalement leurs graces et faveurs d'où procedent les envies, et jalousies entre-eux, maladies et pestes mortelles, non seulement aux familles et maisons, mais aussi aux villes et citez: il s'en faut donner de garde et promptement y remedier, quand elles commancent à s'y engendrer. On pourroit conseiller à celuy qui auroit advantage sur ses freres qu'il leur communiquast tout ce qu'il auroit par dessus eux, en les honorant par son credit et reputation, et les avanceant par le moyen de ses amitiez: et si d'adventure il est plus eloquent qu'eux, leur offrant sa peine et suffisance, comme estant à eux autant comme à luy mesme, et puis n'en <p 85r>monstrant aucune enfleure d'arrogance ny de mespris envers eux, ains plus tost en s'abbaissant et soubmettant, rendre sa preference et son advantage non subject à l'envie, et egaler autant comme il luy est possible l'inegalité de la fortune par moderee opinion de soy-mesme: comme Lucullus ne voulut jamais entreprendre office ny magistrat devant son frere, encore qu'il fust plus aagé que luy, ains laissant passer son temps, attendit celuy de son frere. Et Pollux ne voulut pas estre Dieu mesme seul, ains plus tost demy-dieu avec son frere, et participer de la condition mortelle pour luy faire part de son immortalité: là où il est en toy, pourra lon dire à celuy que lon prendra à admonester, sans aucunement diminuer rien des biens que tu as presentement, accomparer et egaler à toy ton frere, le faisant, par maniere de dire, jouïr de ta grandeur, de ta gloire, de ta vertu, et de ton bon heur: comme feit jadis Platon, qui meit les noms de ses freres, les introduisant parlans en ses plus nobles traittez, pour les rendre renommez, à sçavoir Glaucon et Adimantus, és livres qu'il a escrit de la Republique, et Antiphon le plus jeune, en son dialogue de Parmenides. D'avantage, ainsi comme il y a ordinairement de grandes inegalitez entre les natures ou les aventures des freres, aussi est- il presque impossible que l'un soit en tout et par tout superieur à ses freres: car il est bien vray que les Elemens que lon dit estre creez d'une mesme matiere, ont des qualitez et forces toutes contraires, mais on ne veit jamais que de deux freres nez d'un mesme pere et d'une mesme mere, l'un fust comme le sage que feignent les Stoïques, beau, gracieux, liberal, honorable, riche, eloquent, studieux, sçavant, et humain tout ensemble: et l'autre laid, mausade, sale, chiche, necessiteux, mal emparlé, ignorant et inhumain aussi tout ensemble: ains y a bien souvent en ceux qui sont les plus rebutez et moins estimez quelque scintille de grace, de valeur et d'aptitude et inclination à quelque chose de bon: car, comme dit le commun proverbe,
  Parmy chardons et espineux halliers
  Naissent les fleurs des tendres violiers.
Celuy doncques qui sentira avoir l'avantage en autres choses, s'il n'amoindrit ny ne cache point les telles-quelles parties de vertu qui seront en son frere, ny ne le deboute point comme en un jeu de pris de tous les premiers honneurs, ains luy cede reciproquement en quelques uns, et le declare plus excellent et plus habile que luy en plusieurs choses, retirant tousjours toute occasion et matiere d'envie, comme le bois du feu, il l'esteindra à la fin, ou plus tost il empeschera du tout qu'elle ne s'engendre et concree. Mais encore celuy qui s'aidera tousjours de son frere, és choses mesmement esquelles il sçaura estre plus excellent que luy, et usera de son conseil, comme s'il est rhetoricien, à plaider des causes: s'il est entendu en matiere d'estat, à sçavoir comment il se doit porter en son magistrat: s'il est homme qui ait beaucoup d'amis, en affaires: brief qu'en nulle chose de consequence, et qui peult apporter reputation, ne laisse son frere derriere, ains le fait son parsonnier et compagnon en toutes choses grandes et honorables, que se sert de luy quand il est present, l'attendant quand il est absent, et generalement qui luy donne à entendre qu'il ne seroit pas homme de moindre execution que luy, mais qu'il fait moins de compte d'acquerir reputation, et de s'avancer en credit, que luy, en ne s'ostant rien à soymesme, il adjouste beaucoup à son frere. Ce sont les preceptes et advertissemens que lon pourroit donner à celuy qui seroit plus excellent que son frere: et quant à celuy qui seroit inferieur, il faut qu'il pense en luy mesme, que son frere n'est pas un, ny seul, ou plus riche, ou plus sçavant, ou plus renommé que luy, ains qu'il est luy mesme vaincu d'un nombre infiny d'autres,
  Tant qu'il y a d'hommes mangeans le fruict
  Que la grandeur de la terre produit.
<p 85v>Mais s'il est tel qu'il aille par tout portant envie à tout le monde, ou bien s'il est si mal né, qu'entre tant d'hommes qui sont heureux, il n'y en ait pas un qui le fasche, que celuy qu'il deust le plus aimer, et qui luy tient de plus pres d'obligation du sang, il peut bien dire qu'il est malheureux en toute extremité, et qu'il ne laisse moyen à homme qui vive de le passer en malheureté. Si comme donc Metellus disoit que les Romains devoient bien rendre grace aux Dieux de ce que Scipion estant si grand personnage estoit né dedans Rome, et non pas en une autre cité, aussi que chascun souhaitte et face priere aux Dieux, que luy principalement surmonte tous autres en prosperité, ou, si non, au moins que ce soit un sien frere qui ait ceste tant desiree puissance et authorité: mais il y en a qui sont si mal nez à toute honnesteté, qu'ils s'esjouissent et se glorifient bien d'avoir des amis colloquez en grands honneurs, et d'avoir des princes ou des grands seigneurs et riches pour hostes, mais ils estiment que la splendeur de leurs freres soit leur obscurité: et se plaisent bien d'ouïr raconter les prosperitez de leurs peres, les victoires et conduittes d'armees de leurs ayeux, ausquelles ils n'eurent oncques part, ny n'en receurent oncques honneur ny profit, mais de grandes successions qui seront escheutes à leurs freres, ou d'estats magnifiques, ou de mariages honorables, il en sont marris, et leur semble que cela les ravalle. Et toutefois il falloit en premier lieu ne porter envie à personne, ou si non, à tout le moins tourner son envie au dehors, et deriver ceste malignité, d'estre marry du bien d'autruy, alencontre des estrangers, comme ceux qui embrouillent leurs ennemis en seditions intestines, et les chassent hors de chez eux.
  D'autres Troyens et de leurs alliez
  Grand nombre y a parmy vostre bataille,
  Pour esprouver de mon glaive la taille:
  Des Grecs aussi en nostre ost Argien,
  Sur qui pourras faire espreuve du tien.
comme dit Diomedes à Glaucus: c'est là où tu peux exercer ton envie et ta jalousie. Mais il faut qu'un frere ne soit pas comme le bassin d'une balance qui fait le contraire de son compagnon, quand l'un se haulse, l'autre se baisse: ains faut qu'il face comme les petits nombres, qui par multiplication d'eux mesme produisent les grands, et en se multipliant ainsi l'augmenter, et s'augmenter aussi de biens: car entre les doigts de la main, celuy qui ne tient pas la plume en escrivant, et qui ne touche pas les chordes de l'instrument en jouant, pour ce qu'il n'est pas propre ne dispos à ce faire, n'en vaut pas pire pour cela, ains ils se meuvent tous ensemble, et s'entre-aident les uns les autres en quelque sorte, comme aians expressément pour ceste cause esté faits inegaux à l'entour du plus grand et du plus fort, pour estre plus apte à prendre, et à retenir. Ainsi Craterus estant frere propre d'Antigonus Roy regnant, et Perilaus de Cassander, se meirent à conduire des armees soubs leurs freres, ou bien se teindrent en leurs maisons: mais je ne sçay quels Antiochus Seleucus, et ailleurs Grypus et Cyzicenus, n'aians pas appris à se contenter du second lieu, ains appetans les marques de dignité royalle, la pourpre, et le diadéme, se remplirent eux-mesmes, et les uns les autres de maux infinis, et en combletent quant-et-quant toute l'Asie. Mais pour autant que les envies et jalousies s'impriment le plus souvent és natures et moeurs de personnes ambitieuses, le plus expedient seroit aux freres, pour obvier à tel inconvenient, de n'aspirer pas à acquerir honneur, ny authorité et credit par mesmes moyens, ains l'un par un moyen et l'autre par un autre: car les combats des bestes sauvages s'emeuvent ordinairement entre celles qui se nourrissent de mesme pasture, et entre les combatans des jeux de pris ceux-là seuls se nomment adversaires les uns des autres qui travaillent à mesme sorte de jeu: là où les escrimeurs des poings aux escrimeurs à outrance sont amis, et les luicteurs aux coureurs de carriere, <p 86r>et s'entre-aident et s'entrefavorisent les uns aux autres. Et pourtant des deux fils de Tyndarus, l'un Polynices gaignoit tousjours le pris à l'escrime des poings, et Castor l'emportoit à la course. Voyla pourquoy Homere a bien fait, que Teucer estoit excellent à tirer de l'arc, là où son frere estoit des meilleurs combatans à coups de main,
  Et le couvroit de son luysant escu.
Comme entre ceux qui se meslent des affaires publiques, ceux qui manient les armes ne portent pas communément envie à ceux qui haranguent devant le peuple, ny entre ceux qui parlent en public, les advocats aux lecteurs de philosophie, ny entre ceux qui pensent les malades, les medecins aux chirurgiens, ains s'entredonnent la main, et s'entreportent tesmoignage les uns aux autres: mais vouloir et cercher d'acquerir honneur et reputation d'un mesme art, et par une mesme valeur et suffisance, c'est autant entre ceux qui ne sont pas parfaicts, comme estans amoureux d'une mesme maistresse, vouloir estre mieux venu, et avoir plus d'avantage l'un que l'autre. Ceux doncques qui cheminent par diverses voyes evitent les occasions d'envie, et s'entre-aident les uns les autres, comme Demosthenes et Chares, et semblablement Aeschines et Eubulus, Hyperides et Leosthenes, dont les uns proposoient les decrets, et haranguoient devant le peuple, les autres conduisoient les armees, et faisoient les affaires. Et pourtant faut-il que les freres qui ne seront pas pour s'entrecommuniquer, sans envie, leur gloire et leur credit, aient leurs cupiditez et leurs ambitions bien tournees à contrepoil, et bien esloignees les unes des autres, s'ils veulent recevoir plaisir, et non pas desplaisir de la prosperité et de l'heureux succez les uns des autres: mais par dessus tout cela, il se faut bien donner garde des parents et alliez, et quelques fois des femmes mesmes, qui à la convoitise d'honneur adjoustent de mauvais et malicieux propos: Vostre frere fait merveille, il emporte tout, on ne parle que de luy, tout le monde luy fait la court: là où personne ne vient vers vous, et n'avez honneur ne demy. Le frere qui sera sage, respondra à ces mauvais langages là, J'ay un frere qui a la vogue de credit, et du credit et authorité qu'il a, la plus grande part en est miene, et à mon commandement. Car Socrates disoit, qu'il aimoit mieux avoir Darius pour amy que ses Dariques: mais un frere qui a bon jugement ne se pensera pas avoir moins de bien, d'avoir son frere constitué en grand estat, ou riche, ou avancé en credit et reputation, par le merite de son eloquence, que si luy-mesme avoit l'estat, la richesse, le sçavoir et l'eloquence. Voyla comment il faut essayer à radouber le mieux qu'il est possible telles inegalitez: mais il y a d'autres differences qui naissent incontinent avec eux, au moins ceux qui ne sont pas bien appris quant aux aages: car à bon droict les plus vieux voulans tousjours commander aux plus jeunes, leur presider, et avoir plus et d'honneur et d'authorité et de puissance en tout et par tout, sont fascheux et ennuyeux: et de l'autre costé aussi les plus jeunes secouans la bride et s'enorgueillissans s'accoustument à ne faire compte, et à mespriser leurs freres plus aagez: de là advient que les jeunes, comme enviez et rabbaissez tousjours par leurs aisnez, fuyent et haïssent leurs corrections et admonitions, et les aisnez desirans garder et retenir tousjours leur precedence par dessus eux, redoutent l'accroissement de leurs puisnez, comme estant la ruine d'eux-mesmes. Tout ainsi doncques comme lon dit, qu'en un bien-faict il faut que celuy qui le reçoit l'estime plus grand qu'il n'est, et celuy qui le donne plus petit: aussi qui pourroit persuader à l'aisné de ne reputer pas que le temps dont il precede son frere soit beaucoup, et au puisné que ce soit peu de choses, il les delivreroit tous deux, l'un de desdaing et de mespris, et l'autre d'irreverence et de negligence. Et pour ce qu'il est convenable à l'aisné d'avoir soing, enseigner, reprendre et admonester, et au puisné honorer, suivre et imiter: je voudrois que la solicitude de l'aisné teint plustost du compaignon que du pere, et de la suasion <p 86v>plus tost que du commandement, et qu'il fust plus prompt à s'esjouïr pour le devoir faict, et à le louër, que non pas à le reprendre et blasmer, pour l'avoir oublié, et face l'un non seulement plus volontairement, mais aussi plus humainement que l'autre: et aussi qu'au zele du puisné il y eust plus de l'imitation, que de la jalousie et contention, pource que l'imitation presuppose la bonne estime et admiration, et la jalousie et contention n'est jamais sans envie, qui fait que les hommes aiment ceux qui taschent à les ressembler, et au contraire ils rebutent et depriment ceux qui estrivent et s'efforcent de s'egaler à eux: et parmy l'honneur qu'il est bien seant que le puisné rende à son aisné, l'obeissance est celle qui merite plus de louange, et qui engendre une plus forte et plus cordiale bienveuillance, accompagnee d'une reverence et d'un contentement, qui est cause que l'aisné reciproquement luy cede et luy defere. Dont il advint que Caton aiant dés son enfance honoré et reveré son frere C@epion par obeïssance, observance et silence devant luy, à la fin gaigna tant quand ils furent hommes faicts, et le remplit de si grand respect et reverence envers luy, qu'il ne faisoit ny ne disoit rien qu'il ne luy dist. Auquel propos on raconte que C@epion un jour aiant signé et seellé de son cachet quelques tablettes de tesmoignage, Caton son frere survenant apres ne les voulut point signer ny seeller: quoy entendant C@epion redemanda incontinent les tablettes, et arracha son cachet avant que demander pour quelle occasion son frere ne luy avoit pas creu, ains avoit eu le tesmoignage pour suspect. Aussi semble-il que les freres d'Epicurus luy porterent grand respect et reverence, pour l'amour et bienveuillance qu'il avoit monstré envers eux: ce qui apparut tant en toutes autres choses, qu'en ce qu'ils espouserent fort chaudement toutes ses inventions et opinions en la philosophie: car encore qu'ils se soient trompez d'opinion, d'avoir tousjours dit et tenu dés leur enfance, que jamais homme n'avoit esté si sçavant en philosophie que leur frere Epicurus: si est-ce chose merveilleuse comment ou luy les ait peu ansi affectionner, ou eux se soient ainsi disposez et affectionnez envers luy. Entre les plus modernes philosophes mesmes, Apollonius le Peripatetique a convaincu de menterie celuy qui a dit le premier, que l'honneur et la gloire ne recevoient point de compagnon, aiant rendu son frere puisné Sotion plus honoré et plus renommé que luy mesme. Et quant à moy, combien que la fortune m'ait fait beaucoup de faveurs, qui meritent bien que je luy en rende grandes graces, il n'en a pas une dont je me sente tant obligé à elle, comme l'amour et la bienveuillance que m'a porté et me porte en toutes choses mon frere Timon, ce que nul ne peult nier, qui ait tant soit peu hanté ou frequenté avec nous, et moins que tous autres, vous qui nous avez esté familiers. Il y a d'autres hargnes, dont il se faut donner garde, entre les freres qui sont de pareil aage, ou bien peu esloignez l'un de l'autre, lesquelles passions sont petites, mais continuelles et en grand nombre, au moyen dequoy elles apportent une mauvaise accoustumance de se fascher, aigrir et courroucer de toutes choses, laquelle en fin se termine en haines et inimitiez irreconciliables: car aians commancé à quereller les uns contre les autres dés les jeux d'enfance pour la nourriture, ou pour les combats de quelques petites bestes, comme de cailles ou de cocqs, et puis pour la luicte des petits garsons, ou pour la chasse de leurs chiens, ou la comparaison de leurs chevaux, ils ne peuvant plus retenir ny refrener, quand il sont devenus grands, leur opiniastreté et leur ambition en choses de grande consequence. Comme les plus grands et plus puissans hommes d'entre les Grecs de nostre temps, s'estans premierement bandez les uns contre les autres pour les faveurs qu'ils portoient à des baladins et jouëurs de cithres, et puis faisans à l'envy à qui auroit de plus beaux viviers, de plus belles baignouëres, et de plus belles allees et galeries, de plus belles salles, et lieux de plaisance au territoire de Edepsus, en les comparant les unes aux autres <p 87r>opiniastrement, en coupant les canaux, et divertissant les conduicts des fontaines; ils se sont tellement aigris les uns contre les autres, qu'ils s'en sont perdus: car le tyran les leur a tous ostez, et ont esté bannis de leur païs, pauvres, vagabonds par le monde, et à peine que je ne dis, tous autres qu'ils n'estoient au paravant, excepté qu'ils sont demourez les mesmes qu'ils estoient à s'entrehaïr. Voila pourquoy il faut bien dés le commancement resister à la jalousie et opiniastreté qui se glisse entre les freres és premieres et petites choses, en s'accoustumant à ceder l'un à l'autre reciproquement, et à se laisser vaincre, et à s'esjouir plus tost de leur complaire, que non pas de les vaincre: car ce n'a point esté d'autres victoires que les anciens ont entendu, quand ils ont appellé la victoire Cadmiene, que celle d'entre les freres au devant de Thebes, qui fut une tres-villaine et tres-meschante victoire. Mais quoy, les affaires mesmes n'apportent-ils pas plusieurs occasions de dissensions et de debats entre les freres, à ceux encore qui sont les plus doux et les plus gracieux? ouy certes, mais c'est aussi là où il faut laisser les affaires se combattre tous seuls, sans y adjouster aucune passion d'opiniastreté, ny de cholere, comme un hameçon qui les accroche et attache à debattre, ains faut que comme en une balance ils regardent par ensemble de quel costé panchera le droict et l'equité, et que le plus tost qu'il leur sera possible, ils remettent le jugement et l'arbitrage de leur different à quelques bons personnages, pour les vuider et purger tout au net devant qu'ils percent si avant, comme une tache ou une teincture, que lon ne la puisse plus effacer ny laver: et puis imiter les philosophes Pythagoriens, lesquels n'estans alliez ny parents, ains seulement participans de mesme eschole et mesme discipline, si d'adventure ils s'estoient quelques fois transportez de cholere, jusques à dire injure l'un à l'autre, devant que le soleil fust couché touchans en la main l'un de l'autre et s'entr'embrassans, faisoient l'appoinctement: car comme quand il advient une fiévre sur une bosse en l'aine, il n'y a pour cela danger quelconque, mais si la bosse nettoyee et passee la fiévre persevere, c'est un maladie qui a son principe et sa cause d'ailleurs plus profonde: aussi le different qui est entre deux freres, quand il cesse avec l'affaire, procedoit de l'affaire: mais si le different demeure apres l'affaire vuidé, l'affaire n'estoit que pretexte, et y avoit au dedans une suspecte et mauvaise racine cachee. Auquel propos il fait bon entendre la façon de proceder à la decision du different de deux freres de nation barbare, non pour une part ou portion de quelque petite terre, ou pour un nombre d'esclaves, ou de moutons: mais pour l'Empire des Perses: car apres la mort de Darius aucuns des Perses vouloient que Ariamenes succedast à la couronne, comme estant le fils aisné du feu Roy: les autres vouloient que ce fust Xerxes, tant pource qu'il estoit fils de Atossa fille du grand Cyrus, que pour ce qu'il estoit né de Darius estant ja Roy couronné. Ariamenes doncques descendit du pais de la Medie, non point en armes, comme pour faire la guerre, ains tout simplement avec son train, comme pour pousuyvre son droict en justice. Xerxes paravant sa venue faisoit toutes choses qui appartenoient à un Roy, mais quand son frere fut arrivé, volontairement il s'osta le diadéme ou frontal, et posa le chapeau royal, que les Roys ont accoustumé de porter à la pointe droicte, et luy alla au devant, l'embrassa, et luy envoya des presens, avec commandement à ceux qui les luy portoyent de luy dire, «Xerxes ton frere t'honnore maintenant de ces presens icy: mais si par la sentence et le jugement des Princes et Seigneurs de Perse il est declaré Roy, il veut que tu sois la seconde personne de Perse apres luy.» Ariamenes feit response: «Je reçoy de bon coeur les presens de mon frere, et pense que le royaume des Perses m'appartienne, mais quant à mes freres, je leur garderay l'honneur qui leur est deu apres moy, et à Xerxes le premier de tous.» Quand fut escheu le jour du jugement, les Perses de commun consentement declarerent juge de ceste grande cause Artabanus, qui estoit frere du defunct Darius. Xerxes ne vouloit point estre jugé par luy seul, <p 87v>par ce qu'il se fioit plus à la multitude des Seigneurs, mais sa mere Atossa l'en reprit: «Pourquoy, dit- elle, mon fils, refuses-tu Artabanus ton oncle, le plus homme de bien qui soit en Perse, pour ton juge? et pourquoy as-tu tant de crainte de l'issue de ce jugement-là où le second lieu mesme est encore honorable, d'estre appellé et jugé le frere du Roy de Perse?» Xerxes doncques se laissa persuader à sa mere: et le proces estant jugé, Artabanus prononcea que le royaume appartenoit à Xerxes: parquoy Ariamenes incontinent se levant de son siege alla faire hommage à son frere, et le prenant par la main droicte le mena seoir dedans le siege royal, et de là en avant fut tousjours le plus grand aupres de luy, et se monstra si bien affectionné en son endroict, que en la bataille navale de Salamine il mourut en combattant vaillamment pour son service. Cest exemple donc soit comme un patron original de vraye benignité et magnanimité, où il n'y a rien à reprendre. Et quant à Antiochus on pourroit bien justement reprendre en luy une trop grande convoitise de regner, mais aussi fait-il bien à esmerveiller, que l'amitié fraternelle ne fut pas du tout esteincte en son ambition. Il faisoit la guerre pour le royaume, à son frere Seleucus qui estoit son aisné, et avoit sa mere qui luy favorisoit: mais au plus fort de leur guerre Seleucus aiant donné une battaille aux Galates, la perdit, et ne se trouvant nulle part, on fut long temps que lon le teint pour mort: et son armee toute taillee en pieces par les Barbares: ce que aiant entendu Antiochus posa la robbe de pourpre, et se vestit de noir, et fermant son palais royal, mena deuil de son frere, comme s'il eust esté perdu: mais apres estant adverty comme il estoit sain et sauf, et qu'il remettoit sus une autre armee, sortant de son logis en public il alla sacrifier aux Dieux en action de graces, et commanda aux villes qui estoient soubs luy de faire semblablement sacrifices, et porter chapeaux de fleurs en signe de resjouissance publique. Et les Atheniens aians sans propos inventé et controuvé la fable, touchant la querelle d'entre Neptune et Minerve, y ont entremeslé une correction qui n'est pas trop hors de propos: car ils suppriment tousjours le deuxiesme jour du mois de Juin, auquel ils disent qu'advint ce debat et ceste noise entre Neptune et Minerve. Qui nous empeschera donques aussi, s'il advient que nous aions eu debat ou different alencontre de nos alliez et parents, que nous ne condamnions ce jour-là de perpetuelle oubliance, et ne le reputions entre les journees maudittes et malencontreuses, non pas oublier tant d'autres bonnes et joyeuses, esquelles nous avons vescu, et avons esté nourris ensemble, à l'occasion d'une seule? car ce n'est point en vain, ne pour neant, que nature nous a donné la mansuetude et la modestie, fille de patience, où il faut que nous en usions, principalement envers nos alliez et nos parents. Si ne se monstre pas l'amour et affection cordiale envers eux seulement, en leur pardonnant quand ils ont failly, mais aussi en leur demandant pardon quand on les a offensez: pourtant ne les faut- il pas negliger quand ils sont courroucez, ny se roidir alencontre d'eux quand ils se viennent justifier ou excuser, ains plus tost les prevenir et aller au devant de leurs courroux, en s'excusant si on les a offensez, et leur pardonnant devant qu'ils s'excusent: pourtant est Euclides le disciple de Socrates fort renommé és escholes des philosophes, pource que aiant ouy une parole indigne et bestiale de son frere, qui luy avoit dit, Je mourrois de male mort si je ne me vengeois de toy: «mais moy, dit-il, si je n'appaisois ta cholere, et ne te persuadois que tu m'aimasses comme tu faisois au paravant.» Mais l'effect et non pas la parole du Roy Eumenes ne se peult aucunement surpasser ny en patience, ny en doulceur et bonté: car Perseus le Roy de Macedoine, estant son ennemy, avoit attiltré des meurtriers pour le tuer, lesquels estoient en embusche à l'espier aupres de la ville de Delphes, aians entendu qu'il venoit de la marine vers la ville, pour se conseiller à l'oracle d'Apollo: et l'assaillans par derriere, luy jetterent de grosses pierres, qui l'assenerent sur la teste et sur <p 88r>le col: dont il fut tellement estourdy, qu'il en tomba par terre tout pasmé, de maniere que lon pensa qu'il fust mort, et en courut le bruit par tout, tant que quelques uns de ses serviteurs et amis mesmes coururent jusques en la ville de Pergame en porter la nouvelle, comme de chose à laquelle ils avoient esté presens: parquoy Attalus le plus aagé de ses freres homme de bien, et qui s'estoit tousjours plus fidelement et plus loyaument que nul autre porté envers son frere, fut non seulement declaré Roy, et couronné du diadesme royal, mais qui plus est, il espousa la Royne Stratonice femme de son frere, et coucha avec elle: mais depuis quand les nouvelles arriverent qu'Eumenes estoit vivant, et qu'il s'en venoit, posant le diadesme, et reprenant la javeline, comme il avoit accoustumé de porter à la garde de son frere, il luy alla au devant avec les autres gardes, et le Roy le reçeut humainement, salüa et embrassa la Royne avec grand honneur et grandes caresses: et aiant vescu longuement depuis sans plainte ny suspicion quelconque, finablement venant à mourir il consigna et laissa son royaume et sa femme à son frere Attalus. Mais que feit Attalus apres sa mort? il ne voulut jamais faire nourrir aucun de ses enfans que Stratonice sa femme luy porta, et si en eut plusieurs, ains nourrit et esleva le fils de son frere defunct, jusques à ce qu'il fust en aage d'homme, et lors luy-mesme luy meit sur la teste le diadesme royal, et l'appella Roy. Mais Cambyses au contraire, pour un songe qu'il avoit songé, craignant que son frere ne vint à estre roy de l'Asie, sans autre raison ne preuve aucune le feit mourir: à l'occasion dequoy la succession de l'empire sortit de la race de Cyrus apres sa mort, et vint à regner celle de Darius, prince qui sçeut communiquer le gouvernement de ses affaires et son authorité, non seulement à ses freres, mais aussi à ses amis. Il faut bien aussi se souvenir d'un autre poinct, et l'observer soigneusement quand on est tombé en quelque different avec les freres, c'est de hanter lors, et parler, et frequenter plus souvent que jamais avec leurs amis, et à l'opposite fuir leurs malveuillans et ennemis, sans les vouloir ouir ny recevoir, suyvant en cela pour le moins la façon de faire des Candiots, lesquels entrans souvent en combustion les uns contre les autres, et se faisans la guerre, quand il leur survenoit des ennemis de dehors ils se r'allioient incontinent ensemble, et se bandoient tous contre eux: et cela s'appelloit Syncretisme. Mais il y en a qui, comme l'eau coule tousjours contrebas, aussi s'abbaissent à ceulx qui se baissent et qui se divisent, ruinans par les soufflements toute parenté et toute amitié, haïssans l'un et l'autre, et s'attachans plus à celuy qui se lasche par imbecillité. Car les amis simples, et ne pensans point en mal, comme sont les jeunes, aiment ce que leurs amis aiment, mais les plus pervers et plus malins ennemis font semblant d'estre marris et courroucez aussi contre le frere qui a courroux et debat alencontre de son frere. Comme donc la poule en Aesope respond au regnard, qui faisoit semblant d'avoir ouy dire qu'elle estoit malade, et luy demandoit par amitié, comment elle se portoit: «Je me porteray bien, dit elle, mais que tu sois arriere d'icy.» Aussi faut-il respondre à un tel homme maling, qui viendra mettre en avant et ouvrir le propos du debat avec le frere, pour sonder et sapper par dessous, à fin d'entendre quelque secret: «Je n'ay rien à demesler avec mon frere, ny luy avec moy, prouveu que je ne preste point l'oreille aux rapporteurs, ny luy aussi.» Mais maintenant je ne sçay comment quand nous sommes chassieux, ou que nous avons mal aux yeux, nous divertissons nostre veuë des corps qui font reverberation, et des couleurs trop vives: et quand nous avons quelque cholere, ou plainte, ou suspicion contre nos freres, nous prenons plaisir à ouir ceux qui nous y embrouillent encore d'avantage, et leur adherons lors qu'il estoit plus besoing de fuir leurs ennemis et malveuillans, et se cacher d'eux: et au contraire s'approcher, hanter et converser avec leurs alliez, leurs domestiques et amis, et mesmes entrer dedans leurs maisons pour s'aller librement plaindre jusques à leurs femmes: et neantmoins <p 88v>on dit communément, que les freres cheminans ensemble ne doivent pas seulement mettre une pierre entre eux, et est on marry quand un chien vient courir à travers d'eulx, et craint on beaucoup d'autres choses semblables, desquelles nulle ne sçauroit separer ne diviser la concorde des freres: et ce pendant il ne voyent pas, qu'ils admettent au milieu d'eux, et reçoivent à travers, des hommes de nature canine, qui ne font qu'abboyer, pour irriter les uns contre les autres. A ceste cause venant à propos pour la suite du discours, Theophrastus disoit fort bien, que si toutes choses doivent estre communes entre amis, suyvant l'ancien proverbe, encore plus le doivent estre les amis: car les familiaritez, conversations et frequentations separees à part, destournent et divertissent les uns d'avec les autres: car à choisir d'autres familiers et amis suit incontinent par consequence, prendre plaisir à d'autres compagnies, en estimer d'autres, et se laisser mener et gouverner à d'autres, par ce que les amitiez forment les naturels des personnes, et n'y a point de plus certain signe de differentes humeurs et naturels des personnes, que le chois et election de differents amis: tellement que ny le boire et maner, ny le jouer, ny passer les jours tous entiers ensemble, n'ont pas tant d'efficace à contenir la concorde et bienveuillance des freres, comme le haïr et l'aimer de mesmes personnes, et prendre plaisir à mesmes compagnies, et au contraire aussi, d'en abhorrir et fuir de mesmes: car quand les freres ont des amis communs, ils n'endurent jamais qu'il naisse entre-eux des picques ny des querelles, ains si d'adventure il survient ou quelque soudaine cholere, ou quelque plainte, elle est incontinent appaisee par le moyen des amis communs, qui les prennent sur eux, et les font esvanouir en neant, s'ils sont bien affectionnez envers l'un et l'autre des freres, et que leur bienveuillance panche autant d'un costé comme d'autre. Car ainsi comme l'estain soude et rejoinct le cuivre qui est cassé, en touchant aux deux extremitez des pieces rompues, pour ce qu'il s'accorde aussi bien avec l'un des freres comme avec l'autre, pour bien resouder et confirmer la mutuelle bienveuillance: mais ceux qui sont inegaux, et ne se peuvent mesler autant avec l'un comme avec l'autre bout, font une separation et disjonction, et non pas une conjonction, comme certains tons en la musique. Et pourtant pourroit on à bon droict douter, et demander si Hesiode a bien ou mal dit,
  Ne fais egal le compagnon au frere.
car le compagnon qui sera sage et commun amy, plus il sera incorporé avec tous les deux, plus ferme neud et lien sera il de l'amitié fraternelle: mais Hesiode a entendu et craint cela des ordinaires et vulgaires hommes, qui sont coustumierement subjects à estre jaloux, et à s'aimer soy-mesme, ce qui est bien raisonnable d'eviter, encore que lon porte egale bienveuillance à l'amy, qu'au frere: ce neantmoins en cas de concurrence, de reserver tousjours le premier lieu au frere, soit à le preferer en election de magistrat ou maniement d'affaires d'estat, soit à le convier à quelque festin ou assemblee solonnelle, ou à le recommander aux princes et seigneurs, et autres telles choses semblables, que le commun des hommes repute grandes et honnorables, il faut en tout cela rendre la dignité et l'honneur à l'obligation du sang et à la nature: car l'avantage en telles choses n'apporteroit pas tant de reputation et de gloire à l'amy, que le rebut apporteroit de dereputation et de deshonneur au frere. Et quant à ceste sentence là nous en avons ailleurs traitté plus amplement: mais un autre mot sententieux de Menander, qui est tres-sagement dit,
  Qui aime bien, ne veult qu'on le mesprise,
nous remet en memoire et nous enseigne d'avoir soing de nos freres, et ne nous fier pas tant à l'obligation de la nature, que nous les mesprisions: car le cheval est une beste de nature aimant l'homme, et le chien son maistre, mais toutefois si vous faillez <p 89r>à les penser, et en avoir le soing tel que vois devez, ils perdent celle cordiale affection, et s'estrangent de vous: et le corps est de naissance tresconjoint à l'ame: mais si elle le neglige et le mesprise, il ne veult plus luy aider, et gaste ou empesche ses actions. Or le soing et la solicitude honneste que lon doit avoir des freres, et encore plus des beaux peres et des gendres d'iceux, est de se monstrer tousjours bienveuillans, et bien affectionnez en leur endroit prompts à faire pour eux en toutes occasions, saluër et caresser leurs serviteurs favorits, remercier les medecins qui les auront pensez en leurs maladies, leurs amis fideles qui les auront volontairement et utilement accompagnez en quelque voyage, et en quelque expedition de guerre: et quant à la femme espousee du frere, la tenir et reverer comme une relique tressaincte, pour l'amour de son mary, la louër, se plaindre avec elle de son mary, s'il n'en fait compte tel qu'il doit, l'appaiser quand elle est courroucee, et si d'adventure elle commet quelque legere faute, la reconcilier avec son mary, et le prier de luy pardonner, et aussi s'il y a quelque chose particuliere en quoy il soit en different avec son frere, s'en plaindre à elle, et tascher de l'appointer avec luy. Estre à bon escient marry de ce que son frere ne se marie point, ou s'il est marié, de ce qu'il n'a point d'enfans, en l'en solicitant, et le tansant, tant que lon le conduise par toutes voys à se marier, et se lier par legitimes alliances: et quand il a eu des enfans, monstrer encore plus manifestement sa bienveuillance, tant envers luy qu'envers sa femme, en l'honorant plus que jamais, et aimant ses enfans comme les siens propres: mais se monstrant encore plus indulgent et plus doulx envers ceulx de son frere, à fin que s'il advient qu'ils facent quelque faute, comme font les jeunes gens, qu'ils ne s'en fuient point, et ne se retirent point, pour crainte du pere ou de la mere, en quelque mauvaise et desbauchee compagnie, ains qu'ils aient un recours et une retraitte, où ils soient admonestez amiablement, et où ils treuvent intercesseur pour faire leur appointement. Voyla comment Platon ramena son nepveu Speusippus, qui estoit fort desbauché, et fort dissolu, sans luy dire ne faire mal quelconque, ains se monstrant doulx et gracieux à le recueiller, là où il fuyoit ses pere et mere qui crioient tousjours apres luy, et le tansoient incessamment: quoy faisant il engendra en son coeur une grande reverence envers luy, et grand zele de l'imiter, et de s'employer à l'estude de la philosophie, combien, que plusieurs de ses amis le blasmassent de ce qu'il ne reprenoit et ne corrigeoit autrement ce jeune homme: mais luy leur respondit, qu'il le reprenoit assez, en luy donnant à cognoistre par sa vie et par ses deportements la difference qu'il y a entre le vice et la vertu, et entre les choses honnestes et deshonnestes. Le pere d'Alevas roy de Thessalie le rebutoit et le rudoyoit, pour ce qu'il estoit hault à la main et superbe, et au contraire son oncle frere de son pere le soustenoit et l'avançoit: et comme un jour les Thessaliens envoyassent les buletins à l'oracle d'Apollo en Delphes, pour sçavoir qui seroit Roy, l'oncle au desceu du pere meit un buletin pour Alevas: la prophetisse Pythie prononça, que c'estoit Alevas qui devoit estre Roy: au contraire le pere insistoit, qu'il n'avoit point mis de buletin pour luy: et sembloit à tout le monde qu'il y devoit donc avoir eu erreur à escrire ces buletins et ces noms: et pourtant renvoya lon de rechef à l'oracle, là où la Pythie respondit,
  J'entens et dis le roux fils d'Archedice.
et en ceste maniere Alevas estant declaré roy de Thessalie par l'oracle d'Apollo, moyennant ceste faveur que luy feit le frere de son pere, fut quant à luy beaucoup plus excellent prince que tous les autres qui avoient esté en la maison devant luy, et si eleva son païs et sa nation en grande gloire et grande reputation. Ainsi faut-il en s'esjouissant et se glorifiant de l'avancement, des honneurs, charges et offices honorables des enfans de son frere, les poulser et encourager à la vertu, et quand ils font bien, les louër bien hautement: car à l'adventure seroit il odieux de grandement <p 89v>louër le sien propre, mais celuy de son frere, il est digne et honorable, non point procedant de l'amour de soymesme, ains de l'honnesteté, et tenant à vray dire de la divinité. [...] signifie divin, et oncle. Si me semble que le nom mesme nous convie à aimer cherement nos nepveux: et si faut que nous nous proposions à imiter les grands personnages, qui ont esté sanctifiez et deifiez par le passé: car Hercules aiant engendré soixante et huict enfans, aima aussi cherement Iolaus celuy de son frere, que pas un des siens propres: c'est pourquoy encore maintenant on le met dessus un mesme autel que son oncle Hercules, et le prie lon quand et luy, l'appellant le costeillier d'Hercules: et son frere Iphicles aiant esté tué en une bataille, qui fut donnee pres de Laced@emone, il en fut si desplaisant, qu'il partit de tout le Peloponese. Et Leucothea, so soeur estant trespassee, nourrit et eleva son enfant, et le deifia quand et elle: d'où vient que les Dames Romaines encore aujourd'huy en la feste de Leucothea, qu'ils appellent Matuta, portent entre leurs bras et cherissent, non leurs propres enfans, ains ceux de leurs soeurs.

Du trop parler.
C'EST une cure bien fascheuse et bien malaisee à la philosophie, qu'entreprendre de guarir le vice de ceux qui parlent trop, pour ce que la medecine dont elle use est la parole receuë des escoutans, et ces grands parleurs n'escoutent jamais personne, car ils parlent tousjours: et est le premier vice de ceux qui ne se peuvent taire, qu'ils ne veulent escouter personne, tellement que c'est une surdité volontaire de gens qui semblent se plaindre de la nature, de ce qu'elle ne leur a donné qu'une langue, veu qu'elle leur a donné deux oreilles. Si donc Euripides est loué d'avoir bien dit à un maladvisé auditeur auquel il parloit,
  On ne sçauroit sage conseil donner
  A homme fol, ne bien l'arraisonner,
  Non plus qu'emplir se pourroit un vaisseau
  Qui par tout coule, et ne retient point eau.
plus justement pourroit-on dire à un babillard ou d'un babillard, on ne sçauroit emplir celuy qui ne reçoit point les sages et bons advertissements qu'on luy verse, ou pour mieux dire, que lon respand alentour des oreilles de celuy qui parle tousjours à ceux qui point ne l'escoutent, et n'escoute jamais ceux qui parlent à luy: car s'il escoute tant soit peu, ce n'est que comme un reflus de babil, qui prent haleine pour rebabiller puis apres encore d'avantage. Il y avoit en la ville d'Olympe un portique, que lon appelloit Heptaphonos, pour ce qu'une mesme voix y retentissoit par diverses reflexions plusieurs fois: mais si la moindre parole touche tant soit peu à un babillard, incontinent il resonnera par tout,
  Touchant du coeur les chordes plus cachees,
  Qui ne devroient pour rien estre touchees:
tellement que lon diroit, que les pertuis et conduits de l'ouye en eux ne respondent point au dedans du cerveau, mais à la langue: au moyen dequoy les paroles demeurent en l'entendement des autres: mais des babillards ils s'escoulent incontinent, et puis ils s'en vont comme vaisseaux percez, vuides de sens et pleins de bruit. Toutefois à fin que nous ne laissions à esprouver aucun moyen de leur profiter, nous pourrons commancer par dire à chacun de ces grands parleurs,
<p 90r>   Amy tais toy, car taciturnité
  Porte avec soy mainte commodité,
et entre les autres deux premieres et principales, c'est à sçavoir, escouter, et estre escouté, desquelles ces importuns parleurs ne peuvent jamais obtenir ne l'une ne l'autre, ains sont frustrez de leur desir en toutes les deux. Les autres passions et maladies de l'ame, comme l'avarice, l'ambition, l'amour, ont à tout le moins aucunefois jouissance de ce qu'elles desirent, mais c'est ce qui plus tourmente ces grands babillards, qu'ils cerchent par tout qui les veuille ouïr, et n'en peuvent trouver: car soit ou que lon devise assis, ou que lon se promene en compagnie, chascun s'enfuit grand' erre si tost que lon voit approcher quelqu'un de ces grands causeurs: vous diriez proprement que lon a sonné la retraitte, si viste chascun se retire. Et ainsi comme quand en une assemblee il se fait soudainement un grand silence, et que personne ne parle, on dit que Mercure y est entré: aussi quand un babillard entre en un bancquet ou une compagnie de gens qui s'entrecognoissent, chascun se tait, craignant de luy donner occasion de parler: ou si de luy mesme il commance le premier à entre-ouvrir les lévres, chascun se léve et s'en va, devant que l'orage soit venue, comme font les gens de marine, qui se retirent à l'abry, se doutans de tourmente, pour avoir ouy un peu bruire la bize sur le hault de quelque escueuil de mer. Dont il advient qu'ils ne peuvent avoir à boire et à manger avec eux personne qui y vienne volontairement: ny loger avec eux quand on va par les champs, ou que lon voyage par mer, s'ils n'y sont contraincts: car cest importun est tousjours apres, tantost les tirant par la robbe, tantost par la barbe, tantost les frappant du coude, de maniere que les pieds font là bien besoing comme disoit Archilochus, ou plustost le sage Aristote, lequel respondit à un tel importun causeur, qui le faschoit et luy rompoit la teste, en luy faisant des plus estranges contes du monde, et luy repetoit souvent, «Mais n'est-ce pas une merveilleuse chose, Aristote?» «non pas cela, dit-il, mais c'est bien chose merveilleuse, qu'un homme aiant des pieds puisse endurer ton babil.» Et à un autre semblable qui luy disoit, apres un long procés qu'il luy avoit fait: «Je t'ay bien rompu la teste, Philosophe, de mon parler:» «non as, respondit il, point autrement: car je n'y ay point pensé.» Pource que si lon est quelquefois contrainct de les laisser babiller, l'ame ce pendant se retire en soy, et fait à par elle quelque discours, ne leur laissant que les oreilles seulement, sur lesquelles ils espandent leur babil par dehors: ainsi ne peuvent ils trouver qui les veuille ouïr, et encore moins qui les veuille croire. Car comme lon tient que la semence de ceulx qui se meslent trop souvent avec les femmes, n'a pas la force d'engendrer: aussi le parler de ces grands babillards est sterile, et ne porte point de fruict. Et toutefois il n'y a partie en tout nostre corps que la nature ait si seurement remparee, que la langue, au devant de laquelle elle a assis le rempar des dents, à fin que si d'adventure elle ne veult obeir à la raison, qui luy tient au dedans la bride roide, et qu'elle ne se retire en arriere, nous puissions refrener son intemperance avec sanglante morsure: car comme dit Euripide,
  En fin toute langue effrenee
  Se trouvera mal-fortunee.
Et me semble que ceulx qui disent, que maison sans porte, et bourse sans fermeture, ne servent de rien à leurs maistres: Voyez Pline, livr. 4. chap. 13. et ce pendant ne nettent ne porte ne serrure à leur bouche, ains la laissent tousjours couler au dehors, comme fait celle de la mer de Pont: ceulx-là, dis-je, me semblent estimer, que la parole soit la plus vile chose du monde. C'est pourquoy on ne les croit jamais, et toutefois c'est le but auquel toute parole tend, pour ce que sa fin proprement est faire foy aux escoutans: et ces grands parleurs ne sont jamais creus, encore qu'ils disent verité: comme le froment enfermé dedans quelque vaisseau humide croist bien quant à la mesure, mais quant à la bonté <p 90v>de l'usage, il empire: ainsi est-il de la parole du babillard, car il l'augmente bien en mentant, mais il luy oste toute force de persuasion. D'avantage c'est chose dont toute personne honneste, et qui a honte des choses infames et villaines, se doit bien soigneusement contregarder, que de s'enyvrer: car comme disent aucuns, cholere est bien du mesme rang que la manie et fureur: mais yvresse loge et demeure tousjours avec elle, ou pour mieulx dire, c'est la fureur mesme, moindre quant à la duree du temps, mais plus griefve quant à la cause, d'autant qu'elle est volontaire, et que nous l'encourons de nous mesmes, sans que rien nous y contraigne. Or n'y a il rien en l'yvresse que tant lon blasme et reprenne, que l'intemperance du trop parler: car comme dit le poëte,
  Le vin peult tant que le sage il destrave,
  Il fait chanter l'homme tant soit il grave,
  Rire, gaudir, et chanter, et baller,
  Et ce, que taire il devroit, deceler.
Ce dernier est bien le pire et le plus dangereux, au pris de chanter et de baller: et peut estre que le poëte taisiblement a voulu soudre la question que demandent les philosophes, quelle difference il y a entre avoir beu, et estre yvre: car de l'un on est plus gay de coustume, et de l'autre on parle trop: d'où vient que lon dit en commun proverbe, «Ce qui est en la pensee du sobre, est en la bouche de l'yvre.» Et pourtant respondit sagement le philosophe Bias à un babillard qui se mocquoit de luy, pource qu'estant en un festin il ne parloit point, et disoit que ce n'estoit qu'un lourdault: «Comment seroit-il possible, dit-il qu'un fol se teust à la table?» Il y eut quelquefois à Athenes un des citoyens qui festoya les ambassadeurs du Roy de Perse, et pource qu'il sentoit bien que ces seigneurs y prendroient plaisir, il convia au festin les philosophes qui pour lors estoient en la ville: et comme tous les autres commançassent à deviser avec eux, et chacun à tenir sa partie, Zenon qui y estoit se teut tout quoy sans dire un seul mot: parquoy ces seigneurs Persiens se prirent à le caresser et à boire à luy, disans: «Et de vous seigneur Zenon, que dirons nous au Roy mostre maistre?» «Non autre chose, respondit-il, sinon, que vous avez veu un vieillard à Athenes qui se sçait bien taire à la table.» tant le silence est une profonde sapience, et chose sobre, et pleine de haults secrets, comme au contraire l'yvresse est chose pleine de tumulte, vuide de sens et de raison. Les philosophes mesmes definissans l'yvresse disent, que c'est un trop parler à table: de sorte qu'ils ne reprennent pas le bien boire, prouveu que lon y garde modestie et silence: mais le trop et follement parler fait, que le boire est yvresse: ainsi l'yvre parle follement à table, et le babillard par tout, au marché, au theatre, en se promenant, en seant à table, de jour et de nuict. S'il va visiter un malade, il luy fait plus de mal que sa maladie mesme: s'il est dedans une navire, il fasche plus les passagers que ne fait la maree: s'il veut louër quelqu'un, il luy est plus ennuyeux que s'il le mesprisoit: et aime lon mieux avoir quelquefois en sa compagnie des hommes mauvais, moyennant qu'ils soient discrets en parler, que d'autres qui parlent trop, combien qu'ils soient au reste gens de bien. Le bon vieillard Nestor en une trag@edie de Sophocles parlant à Ajax, lequel estoit un peu avantageux en paroles, pour le moderer luy dit gracieusement,
  Je ne te veux blasmer, Ajax, combien
  Que parles mal, pour ce que tu fais bien.
Nous ne disons pas ainsi du babillard, car l'importunité de son parler oste toute la grace de son bien faire. Lysias jadis, à la request de quelque'un qui avoit un proces, luy composa une harangue, et la luy bailla: la partie l'aiant plusieurs fois leuë et releuë, s'en vint en fin vers Lysias tout decouragé, et luy dit: la premiere fois que je l'ay leuë, elle m'a semblé excellente: mais la seconde et la tierce, elle m'a semblé maigre, <p 91r>et n'y ay point trouvé de nerfs. Lors Lysias luy repliqua: Comment, ne sçais tu pas bien qu'il ne te la faudra prononcer qu'une fois devant les juges? et toutefois on voit manifestement la doulceur grande et force d'eloquence qui est és escripts de Lysias, car j'ose bien dire et maintenir, que les Muses aux blonds cheveux luy ont esté favorables. Entre les choses singulieres que lon dit du prince des poëtes, celle-là est tres-veritable, que Homere est seul au monde qui n'a jamais saoulé ny degousté les hommes, se monstrant aux lecteurs tousjours tout autre, et florissant tousjours en nouvelle grace: aussi a-il bien monstré combien il craignoit et fuyoit ce dégoust, et ceste fascherie qui suit de pres toute longue trainnee de paroles, en ce que luy-mesme a escrit,
  Ce que lon a clairement desja dit
  Est odieux quand puis on le redit.
Voyla pourquoy il méne les auditeurs d'un conte en autre, et par la nouveauté empesche que les oreilles ne se lassent et ne se saoulent jamais d'ouïr: et ceux-cy au contraire rompent la teste de mesmes redites, comme ceux qui souillent les tablettes de ratures. Et pourtant mettons leur cecy premierement devant les yeux, tout ainsi que ceux qui par force de boire du vin oultre mesure et sans eau, sont cause que ce qui nous a esté donné pour nous resjouir et pour faire bonne chere, aux uns se tourne en fascherie, aux autres en violence: aussi ceux qui hors de saison et à tous propos usent du parler, qui est la plus delectable et la plus amiable conference que les hommes sçauroient avoir ensemble, le rendent fascheux et importun, desplaisans à ceux à qui ils cuident plaire, mocquez de ceux dont ils cuident estre estimez, et mal-voulus de ceux desquels ils pensent estre aimez. Ainsi donc comme à bon droict celuy seroit estimé peu courtois, qui avec le tissu de Venus, auquel sont toutes les sortes de gracieux attraicts, rebuteroit et chasseroit tous ceux qui s'approcheroient de luy: aussi celuy qui par son parler se fait fuit et haïr, se peult bien tenir pour homme de mauvaise grace et mal instruict et appris. Or quant aux autres passions et maladies de l'ame, les unes sont dangereuses, les autres odieuses, les autres subjectes à mocqueries: mais tous ces maux adviennent ensemble aux babillards: ils sont mocquez, car chacun en fait des contes: ils sont haïs, car ils apportent tousjours quelques mauvaises nouvelles: ils sont en danger, pour ce qu'ils ne peuvent taire leur secret. Voyla pourquoy Anacharsis, aiant un jour esté festoyé chez Solon, fut estimé sage, par ce qu'on le veit en dormant tenir sa main droitte sur sa bouche, et sa gauche sur les parties naturelles, aiant bonne opinion de penser, que la langue a besoing de plus forte bride que non pas la nature: car il ne seroit pas facile de nombrer autant de personnes qui se soient ruinez par intemperance de luxure, comme il y a eu de puissantes citez, et de grands estats destruits et renversez par avoir eventé quelque secret. Sylla estant au siege devant Athenes, et n'aiant pas loisir d'y tenir le camp longuement, pour autant que d'autres affaires le pressoient, et que d'un costé Mithridates avoit envahy, occupé et ravy toute l'Asie, et d'autre costé la ligue de Marius se remettoit sus, et recouvroit grande puissance dedans Rome, il y eut quelques vieillards en la boutique d'un barbier, qui en caquetant ensemble dirent, qu'un certain quartier de la ville, que lon nommoit Heptachalcon, n'estoit pas bien gardé, et qu'il y avoit danger que la ville ne fust prise par cest endroit- là Ce qu'entendans certains espions qui estoient dedans la ville, l'allerent rapporter à Sylla, lequel incontinent sur la minuict approcha son armee de ce costé-là, par où il entra dedans, et peu s'en fallut qu'il ne la razast toute, mais au moins l'emplit-il de meurtre, et fut la rue que lon appelloit Ceramique tout arrosee de sang, estant Sylla plus indigné contre ceux de la ville pour certaines paroles injurieuses, que pour autre offense qu'ils luy eussent faitte: car pour se mocquer de Sylla et de sa femme Metella, ils venoient sur la muraille et disoient, * Sylla est une meure aspergee de farine: * SYLLAE s'appellent les personnes de couleur brune, comme escrit Sextus Pompeius, et tel estoit Sylla: et parmy il jettoit hors de son cuir de la fleur comme farine aussi mourut-il de la maladie pediculaire. et un tas d'autres telles mocqueries: <p 91v>et par ainsi pour la plus legere chose du monde, comme dit Platon, c'est à sçavoir pour des paroles, ils payerent une tres-griefve et tres-cruelle amende. Le trop parler d'un seul homme engarda que Rome ne fust delivree de la tyrannie de Neron: car il n'y avoit qu'une nuict entre deux, et estoit tout appresté pour le tuer le lendemain: or celuy qui avoit entrepris l'execution, allant au Theatre veit à la porte un pauvre prisonnier de ceux qui estoient condamnez à estre jettez devant les bestes sauvages, que lon alloit mener à Neron, et l'oyant lamenter sa miserable fortune, il s'approcha de luy, et luy dit tout bas en l'oreille, «Prie Dieu, pauvre homme, que tu puisses eschapper ce jour seulement, et demain tu me remercieras.» Le prisonnier ravit incontinent ceste parole couverte: et pensant, à mon advis, ce que lon dit communément,
  Fol est celuy qui laisse le certain,
  Pour suyvre apres ce qui est incertain,
prefera la maniere de sauver sa vie seure à la juste, et pource alla descouvrir à Neron ce que l'autre luy avoit couvertement dit: ainsi le malheureux fut incontinent saisy au corps: et aussi tost la gehenne, le feu, les escorgees furent prestes pour faire confesser par force à ce malheureux, ce que ja de luy mesme il avoit sans contrainte descouvert. Mais Zenon le philosophe, pour peur que contre sa volonté son corps forcé de l'horreur des tourments ne decelast quelque chose de son secret, cracha sa langue, qu'il tronçonna luy mesme avec ses propres dents, au visage du tyran. La constance aussi et patient de Le@ena l'amie d'Armodius et Aristogiton a esté remuneree d'une tres-belle recompense: elle participoit d'esperance, autant que pouvoit une femme, à la conspiration que ces deux amoureux avoient conjuree alencontre des tyrans d'Athenes: car elle avoit beu en la belle coupe de l'amour, et par iceluy s'estoit voüee à taire ces secrets. Apres donc que ces deux amants, aians failly à leur entreprise, eurent esté mis à mort, elle fut gehennee et mise à la torture, pour luy faire declarer les autres complices de la conjuration, que n'estoient point encores descouverts, mais elle fut si constante, qu'elle n'en decela jamais un, et monstra que ces deux jeunes hommes n'avoient rien fait indigne d'eux de s'estre en amoureuz d'elle: et depuis en memoire de ce faict, les Atheniens feirent faire une Lionne de bronze, laquelle n'avoit point de langue, et la feirent asseoir et poser à l'entree du chasteau: voulans donner à entendre le coeur invincible d'elle, par la generosité de la beste, et la perseverance en taciturnité secrette, par ce qu'ils ne luy avoient point fait de langue. Jamais parole ditte ne servit tant comme plusieurs teuës ont profité, d'autant que lon peut bien tousjours dire ce que lon a teu, mais non pas taire ce que lon a dit, pour ce qu'il est desja sorty et respandu par tout. C'est pourquoy nous apprenons des homme à parler, et des Dieux à nous taire: car és sacrifices et sainctes cerimonies du service des Dieux, il est commandé de se taire et de garder silence: et aussi le poëte Homere fait Ulysses, duquel l'eloquence estoit si douce, taciturne et peu parlant: aussi fait il sa femme, son fils, et sa nourrice, laquelle il introduit ainsi parlant,
  Il sortiroit aussi tost d'une souche,
  Ou d'un fer dur, qu'il feroit de ma bouche.
Et luy-mesme seant aupres de sa femme, avant qu'il se fust donné à cognoistre,
  Bien avoit il au coeur grande pitié,
  De veoir plorer sa loyalle moitié:
  Mais ses deux yeux jamais ne remua,
  Non plus qu'un roc, ne sa face mua.
tant fut sa bouche pleine en toute de sorte patience: et la raison eut tellement toutes les parties de son corps obeissantes à son commandement, qu'elle commandoit aux yeux de ne plorer point, à la langue de ne parler point, au coeur de ne trembler <p 92r>point, et de ne souspirer point:
  A l'anchre estoit son courage arresté,
  Dissimulant en toute fermeté.
tellement que la raison maistrisoit jusques aux occultes mouvements interieurs, qui ne sont point capables de ratiocination, tenant et le sang et les esprits mesmes soubssa main, et en son obeïssance. Ses gens aussi, pour la plus part, estoient semblables: car c'est bien un signe d'extreme constance et fidelité envers leur seigneur, de se laisser deschirer au geant Cyclops, et froisser contre la terre, plus tost que de dire un tout seul mot contre Ulysses, et declarer l'apprest de celle grosse piece de bois qu'il avoit bruslee par le bout pour luy crever l'oeil, et plus tost endurer d'estre devorez tous vifs, que de descouvrir aucune chose du secret d'Ulysses. Parquoy Pittacus feit bien quand le Roy d'Aegypte luy envoya un mouton, luy mandant qu'il luy en meist à part la pire et la meilleure chair, il luy envoya la langue comme l'instrument des plus grands biens et des plus grands maux qui se facent par le monde: et Ino en Euripide parlant librement de soymesme dit,
  Je sçay parler quand il faut, et me taire.
Car certainement ceux qui sont noblement et royalement nourris, apprennent premierement à se taire, et puis apres à parler: et pource Antigonus le grand, un jour que son fils luy demandoit quand le camp deslogeroit, «As-tu peur, dit-il, que toy seul n'entendes pas la trompette?» il ne se fioit pas d'une parole secrette à celuy, auquel devoit venir la succession de son empire, luy enseignant à estre par cela plus reservé et plus retenu en telles choses. Et le vieil Metellus à un autre qui luy demandoit quelque secret semblable, «Si je sçavois, dit-il, que ma chemise sçeust mon secret, je la despouillerois pour la mettre au feu.» Eumenes fut adverty que Craterus venoit contre luy, il le teint secret, sans le descouvrir à pas un de ses amis, feignant, et leur donnant à entendre que c'estoit Neoptolemus, pour ce que ses gens de guerre mesprisoient cestuy-cy, et avoient la reputation de l'autre en estime grande, et la vertu en amour, de maniere que personne n'eu sçeut rien que luy seul: ainsi luy donnerent ils la bataille, qu'ils gaignerent, et le tuerent sur le champ, sans le cognoistre, sinon apres qu'il fut mort. Voyla comment la ruse de taciturnité gaigna ceste bataille, en celant un si grand, et si formidable ennemy, tellement que ses plus privez amis admirerent plus sa prudence de l'avoir teu, qu'ils ne se plaignirent de sa desfiance de ne leur avoir dit. Et encore que lon se plaigne, si vaut il mieux, que toy sauf, lon ce mescontente que tu te sois desfié, que toy perdu, tu te condamnes toy mesme de t'estre trop fié. Et d'avantage, comment oseras-tu franchement blasmer et reprendre celuy qui n'aura pas tenu secret ce que tu luy auras revelé? car s'il ne falloit pas qu'il fust sçeu, pourquoy l'as-tu dit à un autre? et si mettant ton secret hors de toy-mesme, tu le veux garder en un autre, tu as donc plus de fiance en un autre, qu'en toy-mesme: et s'il est semblable à toy, tu es perdu à bon droict: s'il est meilleur, tu es eschappé contre toute raison, aiant trouvé une personne qui te soit plus feale que toy mesme. Mais c'est mon amy, diras-tu: aussi sera un autre le sien, à qui il se fiera aussi: et celuy-là encore à un autre: ainsi prent la parole accroissement et multiplication par une suitte enfilee d'incontinence de langue: car ainsi comme l'unité ne sort point hors de ses bornes, ains demeure tousjours en soy mesme une, à raison dequoy on l'appelle Monas, qui est à dire seule, mais le nombre binaire est indefiny, et le commancement de divorce: d'autant qu'il sort incontinent de soy-mesme en doublant l'unité, et se tourne en pluralité: aussi une parole quand elle demeure enclose en celuy qui premier la sçait, elle est veritablement secrette, mais depuis qu'elle sort dehors, et vient jusques à un autre, elle commance à avoir nom de bruit commun: car, comme dit le Poëte, les paroles ont ailes. Et ainsi comme il n'est <p 92v>pas aisé de reprendre ne retenir un oyseau, quand on l'a une fois laissé eschapper des mains: aussi ne sçauroit-on retenir ne r'avoir une parole, depuis qu'elle est jettee hors de la bouche, car elle s'en vole battant ses legeres ailes, et s'espand des uns aux autres: bien peult-on retenir et alentir le cours d'une navire, que l'impetuosité des vents emporte, avec ancres et rouleaux de cordages, mais depuis que la parole est issuë de la bouche, comme de son port, il n'y a plus ne rade où elle se peust retirer, ny ancre qui la sçeult arrester, ains s'en volant avec un nerveilleux bruit et grand son, en fin elle va rompre contre quelque rocher, et abismer en quelque gouffre de danger celuy qui l'a laissee aller.
  On brusleroit toute la grand' forest
  Qui à l'entour du hault mont d'Ida est
  D'un peu de feu, et en bien peu d'espace
  Ainsi sera semé en toute place
  Ce qu'auras dit à un seul en secret,
  Si tu n'es bien en ton parler discret.
Le Senat Romain fut une fois par plusieurs jours en conseil bien estroict sur quelque matiere secrette, et estant la chose d'autant plus enquise et souspeçonnee, que moins elle estoit apparente et cogneuë, une Dame Romaine sage au demourant, mais femme pourtant, importuna son mary, et le pria tresinstamment de luy dire quelle estoit ceste matiere secrette, avec grands serments et grandes execrations, qu'elle ne le reveleroit jamais à personne, et quant-et-quant larmes à commandement, disant qu'elle estoit bien malheureuse de ce que son mary n'avoit autrement fiance en elle. Le Romain voulant esprouver sa folie: «Tu me contrains, dit-il, m'amie, et suis forcé de te descouvrir une chose horrible et espouventable: c'est que les prestres nous ont rapporté, que lon a veu voler en l'air une allouette avec un armet doré, et une picque: et pour ce nous sommes en peine de sçavoir si ce prodige est bon ou mauvais pour la chose publique, et en conferons avec les devins qui sçavent que signifie le vol des oyseaux: mais garde toy bien de le dire.» Apres qu'il luy eut dit cela, il s'en alla au palais: et sa femme incontinent tirant à part la premiere de ses chambrieres qu'elle rencontre, commance à battre son estomac, et arracher ses cheveux, criant, «Helas mon pauvre mary, ma pauvre patrie, helas que ferons nous?» enseignant et conviant sa chambriere à luy demander, Qu'y a-il? apres que doncques la servante luy eut demandé, et elle luy eut le tout conté, y adjoustant le commun refrein de tous les babillards, «Mais donnez vous bien garde de le dire, tenez-le bien secret:» à grand' peine fut la servante departie d'avec sa maistresse, qu'elle s'en alla decliquer tout ce qu'elle luy avoit dit, à une sienne compaigne qu'elle trouva la moins embesongnee, et elle d'autre costé à un sien amy, qui l'estoit venu veoir, de sorte que ce bruit fut semé et sçeu par tout le palais, avant que celuy qui l'avoit controuvé y fust arrivé. Ainsi quelqu'un de ses familiers le rencontrant, «Comment, dit-il, ne faittes vous que d'arriver maintenant de vostre maison?» «Non, respondit-il.» «Vous n'avez doncques rien ouy de nouveau.» «Comment, dit-il, est-il survenu quelque chose nouvelle?» «Lon a veu, respondit l'autre, une allouette volant avec un armet doré, et une picque: et doivent les Consuls tenir conseil sur cela.» Lors le Romain en se soubriant, vrayement, dit-il à par soy, ma femme tu n'as pas beaucoup attendu, quand la parole que je t'ay n'agueres ditte a esté devant moy au palais: et de là s'en alla parler aux Consuls pour les oster de trouble. Et pour chastier sa femme, incontinent qu'il fut de retour en sa maison: «Ma femme, dit-il, tu m'as destruict: car il s'est trouvé que le secret du conseil a esté descouvert et publié de ma maison: et pourtant ta langue effrenee est cause qu'il me faut abandonner mon païs et m'en aller en exil.» Et comme elle le voulust nier, et dist pour sa defense, N'y a il pas trois cents Senateurs qui l'ont <p 93r>ouy comme toy? Quels trois cents, dit-il, c'estoit une bourde que j'avois controuvee pour t'esprouver. Ce Senateur fut homme sage, et bien advisé, qui pour essayer sa femme, comme un vaisseau mal relié, ne versa pas du vin ny de l'huile dedans, ains seulement de l'eau. Mais Fulvius, l'un des familiers de C@esar Auguste, estant ja sur l'aage, apres avoir ouy les regret et complaintes de l'Empereur, lamentant la solitude de sa maison, et qu'apres le trespas des deux fils de sa fille, et la relegation de Posthumius qui luy restoit seul, et pour quelque imputation avoit esté confiné, il estoit contrainct de laisser le fils de sa femme son successeur à l'Empire: combien qu'il eust compassion, et qu'il fust entre-deux de revoquer le fils de sa fille de son confinement. Fulvius ayant entendu ces propos, les alla rapporter à sa femme, et elle à Livia femme d'Auguste, laquelle s'en attacha bien asprement à C@esar, s'il estoit ainsi qu'il eust de long temps proposé de rappeller son arriere fils, pourquoy il ne le faisoit, ains la mettoit en inimitié et en guerre avec celuy qui luy devroit succeder à l'Empire. Le lendemain matin, comme Fulvius luy fust venu donner le bon jour, ainsi qu'il avoit de coustume, et qu'il luy eust dit, «Dieu te gard C@esar:» il ne luy feit que respondre, «Dieu te face sage Fulvius.» Fulvius entendant incontinent que cela vouloit dire, se retira tout aussi tost en sa maison, et là faisant appeller sa femme: «C@esar, dit-il, a bien sçeu que je n'ay pas teu son secret, et pour ceste cause j'ay resolu de me faire mourir moymesme.» Tu feras justice, dit-elle, veu qu'aiant si longuement vescu avec moy, et par cy devant aiant assez experimenté l'incontinence de ma langue, tu ne t'en es pas donné garde: mais laisse que je me tue la premiere: et prenant une espee, elle mesme s'en tua devant son mary. Parquoy le joueur de com@edies Philippides feit sagement, quand il respondit au Roy Lysimachus, qui le caressoit, et luy disoit, «Que veux-tu que je te communique de mes biens?» «Ce que tu voudras, Sire, pourveu que ce ne soit point de tes secrets.» Il y a plus, que la curiosité, vice non moindre, est ordinairement jointe au parler beaucoup: car ils desirent entendre et ouïr beaucoup de nouvelles, à fin qu'ils en puissent conter beaucoup, mesmement des plus secrettes. Voila pourquoy ils vont par tout furetant et fleurant, s'ils pourront point eventer quelque chose bien cachee, adjoustant comme une vieille surcharge de matieres odieuses à leur babil. Ce qui fait qu'ils sont puis apres semblables aux petits enfans, qui ne veulent lascher, et si ne peuvent tenir la glace qu'ils ont en la main: ou, pour mieux dire, ils mettent en leur sein et embrassent des secrets qui sont comme des serpens, lesquels ils ne peuvent longuement retenir, ains sont devorez et rongez par iceux. On dit que les poissons qui s'appellent aiguilles de mer, et les viperes, crévent et se deschirent quand elles enfantent leurs petits: aussi les secrettes paroles, en sortant de la bouche de ceux qui ne les peuvent contenir, perdent et ruinent ceux qui les ont revelees. Le Roy Seleucus, surnommé Callinicos, qui est auant à dire comme victorieux, en une battaille qu'il eut contre les Galates, perdit tous ses gens, et toute son armee: parquoy laissant son diadéme ou bandeau royal, et sa cotte d'armes, il se meit à fuir sur un cheval, avec trois ou quatre autres, par chemins escartez et destournez, tant et si longuement que les chevaux ny les hommes n'en pouvoient plus: à la fin il arriva en la petite maisonnette d'un païsan, où il trouva de cas d'adventure le maistre, et luy demanda du pain et de l'eau: ce que le païsan luy bailla, et non seulement cela, mais de tout ce qu'il peut finer aux champs abondamment, en luy faisant la meilleure chere dont il se pouvoit adviser: à la fin il cogneut que c'estoit le Roy, et fut si joyeux de ce que la fortune l'avoit adressé en sa maison, se trouvant en telle necessité, qu'il ne sceut contenir sa joye, ny seconder le Roy, lequel ne demandoit que d'estre incogneu, et de se dissimuler, et contrefaire: si le conduisit jusques à l'addresse du chemin, là où en prenant congé il luy dit, A dieu Sire Seleucus. Le Roy luy tendant la main, et <p 93v>le tirant à luy, comme s'il l'eust voulu baiser, feit signe secrettement à l'un de ses gens, qu'il luy coupast la teste de son espee:
  Lors en parlant la teste luy trencha,
  Et son clair sang sur la poudre espancha.
là où s'il eust peu contenir sa langue pour un peu de temps, que le Roy puis apres eut meilleure fortune, et redevint grand et puissant, il luy eut à mon advis sçeu meilleur gré, et fait plus de bien pour sa taciturnité, que pour sa courtoisie, et toute sa bonne chere: et toutefois cestuy-cy encore avoit quelque couleur pour defendre son incontinence de langue, à sçavoir son esperance, et la bonne chere qu'il avoit faitte au Roy. Mais la plus part de ses babillards se perdent eux mesmes, sans avoir aucune couverture ny couleur de raison: comme il advint, qu'en la bouttique d'un barbier aucuns devisoient de la tyrannie de Dionysius, qu'elle estoit bien asseuree, et aussi mal-aisee à ruiner que le diamant à rompre: «Je m'esmerveille, dit le barbier en soubriant, comment vous dittes cela de Dionysius, sur la gorge duquel je passe le rasoir si souvent.» Ces paroles estans rapportees à Dionysius, il feit mettre le barbier en croix. Si n'est pas sans occasion que les barbiers sont ordinairement grands babillards: car coustumierement les plus grands truans et faict-neans d'une ville, et les plus grands causeurs s'assemblent et se viennent asseoir en la bouttique d'un barbier, et de ceste accoustumance de les ouïr caqueter ils apprennent à trop parler. Parquoy le Roy Archelaus respondit plaisamment à un sien barbier, qui estoit grand babillard, apres qu'il luy eut accoustré son linge à l'entour de luy, et luy eut demandé, «Comment vous plaist-il que je face vostre barbe, Sire?» «Sans dire mot, luy respondit le Roy.» Un autre fut le premier qui vint dire les nouvelles de celle grande desconfiture, que les Atheniens receurent en la Sicile: il avoit son ouvrouër de barberie sur le port que lon appelle Piree, en la ville d'Athenes, là où il entendit ces mauvaises nouvelles par un esclave qui s'en estoit fuy de là: et prenant aussi tost sa course, en abandonnant bouttique et tout, s'en vint tout battant à la ville, aiaint grande peur que quelqu'un ne luy ostast cest honneur, d'avoir le premier apporté la nouvelle de ceste malheureuse desfaicte à la ville, et qu'il n'y arrivast trop tard. Soudain qu'il fut sceu par la ville, le peuple en fut bien estonné, comme lon peult penser, et non pas sans cause: si fut aussi tost tenuë une assemblee de ville, en laquelle le peuple commanda que lon sceust qui avoit apporté ceste nouvelle. Le barbier fut amené: on l'interrogua, et il ne sceut pas seulement dire le nom de celuy de qui il l'avoit entenduë: mais bien asseuroit- il, l'avoir ouy dire à un certain qu'il ne cognoissoit point, et duquel il ne sçavoit pas le nom. Le peuple commancea à se mutiner, et à crier, «Qu'il ait la gehenne, Qu'on luy baille les grillons à ce meschant: Il a menty, il a controuvé cecy: Qui est l'autre qui l'ait ouy comme luy? Qui est celuy qui le croit? Qu'on apporte une rouë.» Le barbier est estendu dessus. Et sur ces entrefaittes voicy arriver ceux qui apportoient certaines nouvelles de la desconfiture, en estants eux mesmes eschappez de vistesse: ainsi chascun se departit de l'assemblee, et se retira chez soy pour plorer sa privee perte, laissant ce pauvre malheureux estendu sur ceste rouë, là où il fut jusques au soir bien tard, que le bourreau le vint deslier: et lors encore luy demanda il, s'ils avoient aussi ouy dire,comment leur capitaine general Nicias avoit esté tué. tant ce vice de trop parler, par accoustumance devient inexpugnable et incorrigible. Et neantmoins tout ainsi que ceux qui prennent medecine d'amere saveur, ou bien de mauvaise senteur haïssent puis apres les gobelets où ils les ont beuës: aussi ceux qui apportent mauvaises nouvelles sont coustumierement mal voulus de ceux à qui ils les apportent: et pourtant Sophocles subtilement distingue l'un de l'autre: LE MESSAGER,
  Est-ce en ton coeur, ou bien en ton ouyë,
<p 94r>   Qu'offensé t'a ceste parole ouyë?
CREON,
  Pourquoy vas tu enquerant là où c'est
  Que ton parler me touche et me desplaist?
LE MESSAGER,
  Pource qu'ainsi que du faict la pensee,
  Aussi du dire est l'oreille offensee.
Voyla pourquoy ceulx qui nous denoncent noz maux, nous sont aussi odieux, comme ceux qui les nous font: et neantmoins on ne sçauroit arrester ne retenir une langue depuis qu'elle est une fois debordee. Advint un jour à Laced@emone, que le temple de Juno qu'ils appelloient Chalceoecos fut pillé, et ne trouva lon rien dedans qu'une bouteille vuyde: tout le peuple y accourut, et fut on en grand esbahissement et grand pensement que vouloit dire ceste bouteille. Si y eut quelqu'un des assistans qui se prit à dire. Si vous voulez je vous declareray ce qui me vient en l'entendement touchant ceste bouteille: j'ay fantasie que les sacrileges ayants projecté d'executer une si perilleuse entreprise, avoient premierement beu du jus de cigúë, et puis avoient apporté du vin, à fin qu'ils n'estoient pris sur le faict, ils se peussent sauver de mourir en beuvant du vin, lequel auroit puissance d'estreindre ou de resoudre la froideur du poison de la cigúë: ou bien, s'ils estoient surpris, qu'ils peussent aiseement mourir, et sans grande passion, avant que d'estre gehennez et tourmentez. Il n'eut pas plustost dit cela, que l'assistance pensa, que l'invention d'une si subtile ruze, et de si profonde cogitation, ne venoit point de conjecture, ains qu'il falloit qu'il le sçeust bien d'ailleurs: et ainsi l'environnans, l'un deça, l'autre delà, ils commancerent à l'interroguer, Qui est tu? D'où est tu? Qui te cognoist? Comment sçais tu ce que tu dis? brief ils le manierent si bien, qu'ils luy feirent confesser et advouër, qu'il estoit l'un de ceux qui avoient commis le sacrilege. Et ceulx qui avoient occis Ibycus, ne furent ils pas aussi pris de mesme? Ils estoient au theatre, là où ils regardoient le passetemps des jeux: et voians une volee de grues ils dirent les uns aux autres, voicy ceux qui vengeront la mort d'Ibycus. Or y avoit il long temps que lon ne l'avoit point veu, et qu'on le cerchoit par tout: au moien dequoy ceulx qui estoient assis au plus pres d'eux, aiants bien noté ceste parole, l'allerent aussi tost rapporter aux officiers de la justice: ainsi furent ils saisis aux corps, et à la fin punis, non par les grues, mais par leur importun babil, comme par une Furie qui les forcea de deceler le meurtre qu'ils avoient commis. Car ainsi comme en nostre corps les parties offensees et dolentes attirent tousjours à soy, et toutes humeurs corrompues des parties voisines y fluent: aussi la langue d'un babillard aiant tousjours fiebvre et inflammation, tire tousjours à soy et assemble quelque chose de secret et de caché: à raison dequoy il la fault bien remparer, et luy mettre tousjours au devant le boulevard de la raison, qui comme une levee empesche le flux et la glissante inconstance d'icelle, à fin que nous ne soions plus indiscrettes bestes que les oyes, lesquelles pour passer de la Cilicie par dessus le mont de Taurus, qui est plein d'aigles, prennent en leur bec une grosse pierre, comme mettans une serrure ou un frein à leur cry, pour pouvoir passer la nuict sans cryer, et sans estre apperceuës des aigles. Or si lon demandoit quelle personne est la plus pernicieuse et la plus meschante du monde, je croy qu'il n'y a homme qui ne dist, passant toutes les autres, que c'est un traistre: et neantmoins Euthycrates, comme dit Demosthenes, couvrit sa maison du bois qu'il eut de Macedoine: Philocrates vescut opulemment d'une gross somme d'or et d'argent qu'il eut du roy Philippus, et en achetta des concubines, et des poissons delicieux: à Euphorbus et Philager, qui trahirent Eretrie, le roy donna plusieurs belles terres: mais le babillard est un traistre gratuit et volontaire qui ne demande point de loyer, <p 94v>et qui n'attend pas qu'on le sollicite, ains se va presenter de luy mesme, et ne trahit pas aux ennemis des chevaux, ou des murailles, ains revele les secrets, soit en proces, ou en seditions civiles, ou en menees de gouvernement, sans que personne luy en sçache gré, car encore pense il estre bien tenu à ceulx qui le veulent ouir: parquoy ce qu'on dit à un prodigue, qui follement despend et dissipe le sien, tu n'es pas liberal, c'est un vice duquel tu es entaché, tu prens plaisir à donner: ceste mesme reprehension convient tresbien à un babillard, tu n'es point mon amy pour me venir descouvrir cela, tu est entaché de ce vice, tu aimes à caqueter, et à babiller. Si ne faut pas estimer, que nous entendions dire cela pour accuser et blasmer seulement le vice de trop parler: mais aussi pour le guarir, et y remedier: car nous surmontons les vices et passions de l'ame par jugement, et par exercitation, mais le jugement, c'est à dire, la cognoissance, precede, pource que nul ne s'exerce à fuir, et par maniere de dire, arracher les vices de son ame, s'il ne les a en haine. Or commanceons nous à haïr les vices, quand par raison nous entendons la honte et le dommage qui en vient, comme nous cognoissons maintenant que ces grands parleurs voulans estre aimez se font haïr, cuydans plaisanter desplaisent, pensans estre bien estimez sont mocquez: qu'ils despendent, et ne gaignent rien: qu'ils nuysent à leurs amis, aident à leurs ennemis, et se ruinent eulx mesmes. Parquoy, la premiere recepte et ordonnance de medecine pour corriger ce vice, soit la consideration et declaration des malheurs, inconvenients et infamies qui en adviennent. La seconde soit la cogitation du contraire, c'est à sçavoir escouter, retenir, et avoir tousjours à main les louanges et recommendations du silence, la majesté, la mystique gravité, la saincteté de la taciturnité, en nous representant tousjours en nostre entendement, combien plus on a en admiration, combien plus on aime, combien plus on repute sages ceulx qui parlent rondemtn et peu, et qui en peu de parolles embrassent beaucoup de substance, que lon ne fait pas ces grands causeurs, qui babillent, à langue desbridee. Ce sont ceulx que Platon estime tant, et qu'il compare à ceulx qui sçavent bien tirer et lancer le dard, desquels le parler est rond, pressé et troussé, sans que rien traine: car ainsi comme les Biscains font du fer l'acier, en l'affinant par l'enfouir dedans la terre, et y faisant consommer et repurger ce qu'il y a de plus gross et plus terrestre substance: ainsi la parole des Laconiens n'a point d'escorce, ains toute superfluité ostee, elle est aceree et trempee de certaine efficace et vivacité: car Lycurgus addressoit et exerceoit ses citoiens dés leur enfance à ceste force et vehemence de parler amassé et renforceé par leur faire observer silence, et celle grace de respondre avec une gravité sentencieuse, et une arguce bien tournee en leurs rencontres, laquelle ne provient d'ailleurs que de beaucoup de taciturnité. Et pourtant sera il expedient de mettre tousjours devant les yeux de ces grands parleurs tels mots aigus et courts, lesquels ont ensemble et grace et gravité: comme cestuy-cy que les Laced@emoniens manderent un jour à Philippus de Macedoine, «Dionysius est à Corinthe.» Et une autre fois comme il leur eust escrit, «Si j'entre dedans la Laconie, je vous ruineray de fond en comble: ils luy rescrivirent, Si.» Et comme un autre Roy Demetrius se courrouceast et cryast tout hault, «Comment, les Laced@emoniens ont ils envoyé un seul ambassadeur devers moy?» l'Ambassadeur sans s'estonner luy respondit, «Un vers un.» Aussi estoient ceux qui parlent peu jadis en grande estime empres les anciens: voyla pourquoy les Amphictyons, qui estoient les deputez pour le conseil general de toute la Grece, ne feirent point escrire sur les portes du temple d'Apollo Pythien, l'Odyssee ou l'Iliade d'Homere, ou bien les Cantiques de Pindare: mais bien y ont ils fait escrire ces briefves sentences, «Cognoy toy-mesme: Rien trop: Qui respond paye:» tant ils ont prisé un parler simple et rond, contenant soubs peu de paroles une senten ce bonne et bien tournee. Mais Apollo luy mesme, n'est il pas grand amateur de <p 95r>briefveté, et succint en ses oracles? c'est pourquoy on l'appelle Loxias, qui est à dire oblique, pourautant qu'il aime mieulx parler peu, que clairement. Et ceux qui sans parler donnent à entendre leurs conceptions par signes et devises, ne sont ils pas estimez et louëz en diverses sortes? comme jadis fut Heraclitus, lequel estant prié par ses citoyens de leur faire quelque harangue et remonstrance, touchant l'union et concorde civile, monta en la chaire aux harangues, et prit en sa main un verre d'eau fresche, puis jettant dessus un peu de farine, et la remuant avec un brin de pouliot, la beut, et s'en alla: leur voulant donner à entendre, que se contenter de peu, et de ce que lon trouve le premier, sans convoitter choses superflues, est ce qui conserve et entretient les citez en paix et en concorde. Scylurus un Roy des Tartares laissa quatre vingts enfans, et peu avant que mourir commanda qu'on luy apportast un faisceau de dards, qu'il bailla à tous ses enfans, les uns apres les autres, leur commandant, qu'ils s'efforceassent de rompre le faisceau tout entier, et apres qu'ils eurent bien essayé, et n'en peurent venir à bout, luy mesme les tira du faisceau les uns apres les autres, et les rompit tous, sans peine quelconque: leur voulant par là donner à cognoistre, que leur union et concorde seroit invincible, maisla discorde les rendroit foibles, et seroit cause qu'ils ne dureroient gueres. Qui doncques liroit et rememoreroit souvent telles choses, à l'adventure ne prendroit il pas grand plaisir à tant caqueter. Et quant à moy, un serviteur Romain me fait grand' honte, quand je considere en moy mesme, combien il y a de sagesse à bien adviser ce que lon dit, et soy constamment maintenir en ce que lon a proposé. Publius Piso l'orateur, voulant prouvoir à ce que ses gens ne luy rompissent point la teste de leur babil, commanda à ses serviteurs, qu'ils luy respondissent seulement à ce qu'il leur demanderoit, et non autre chose: et quelque jour voulant festoyer l'Empereur Clodius, commanda que lon l'allast convier, et feit apprester un magnifique festin, comme il est à penser. Quand l'heure du souper fut venue, et les autres conviez tous arrivez, il ne restoit plus que l'Empereur: Si renvoya Piso par plusieurs fois celuy de ses serviteurs qui avoit accoustumé de le convier, pour sçavoir s'il vouloit pas venir: mais quand il fut si tard, qu'il n'y eut plus d'apparence qu'il deust venir, Comment, dit Pison à ce serviteur, ne l'as tu pas esté semondre? Ouy, respondit-il. Et pourquoy donc n'est il venu? pour ce qu'il m'a dit qu'il ne viendroit pas. Et pourquoy donc ne me l'as tu dit incontinent? pource, respond le serviteur, que tu ne me l'as pas demandé. Celuy là estoit serviteur Romain: mais un Athenien contera à son maistre, en labourant la terre, les articles du traicté de la paix: tant l'accoustumance a d'efficace et de pouvoir, de laquelle il nous faut maintenant parler, pour ce qu'il n'y a mors ny bride dont on peus arrester la langue d'un babillard, et la faut domter, et luy oster ce vice par accoustumance. Premierement doncques, quand en une compaignie lon demandera quelque chose, accoustume toy à te taire jusques à ce que tu voyes que personne des autres ne se mette en avant pour en respondre: car comme dit Sophocles,
  Bien conseiller et bien courir n'ont pas
  Un mesme but, ny un mesme compas:
aussi n'ont pas la voix et la response, car là celuy gaigne le pris de la course qui peut passer devant: mais icy, si un autre a suffisamment respondu, il suffira bien en louant et approuvant son dire, acquerir la reputation d'homme courtois et gracieux: et s'il n'a bien ou suffisamment respondu, alors ne sera il point odieux ny importun de luy remonstrer doulcement ce qu'il pourroit avoir ignoré, et suppleer ce qui pourroit estre defectueux en sa response. Mais sur tout nous devons nous bien donner garde, quand la demande sera addressee à un autre, de ne le prevenir, et anticiper sa response: car à l'adventure n'est il point honneste, ny en cela, ny en autre chose, offrir et promettre <p 95v>de soymesme, sans en estre requis, ce que lon demande, à un autre, en le repoulsant mesmement, pource qu'il semble que nous faisons outrage à l'un, comme ne pouvant fournir ce qu'on luy demande: et à l'autre, comme non sçachant s'addresser à qui luy pourroit bailler ce qu'il cerche. Il y a plus, que celle precipitee celerité et temerité de respondre semble estre pleine d'arrogance et de presumption, pour ce qu'il semble que celuy qui previent ainsi la response de l'interrogué, veuille dire, Qu'as tu que faire de luy? Et qu'en sçait il luy? et, là où je seray, il n'en faut demander à personne qu'à moy. Combien que souventefois nous faisons des demandes à quelques uns, non que nous aions grande envie d'ouyr leurs response, mais seulement pour ce que nous les voulons entretenir, et provocquer à deviser et discourir, comme fait Socrates à The@etetus, et à Charmides. Le prevenir donc la response d'un autre, destourner les oreilles, divertir les yeux et la pensee, pour le tirer à soy, c'est autant comme si nous courions au devant pour baiser vistements les premiers celuy qu'un autre voudroit baiser, attendu que encore que celuy à qui on propose la question n'y sçeust ou ne voulust respondre, si seroit il bien seant, apres avoir fait un peu de pause, se presenter avec toute modestie et reverence, en accommodant son dire au plus pres de ce que lon pense que veult celuy qui fait la demande, à faire la response, comme au nom d'un autre: car si ceux à qui la question est addressee faillent à bien respondre, avec grande raison on leur pardonne, et les excuse lon: mais celuy qui de soymesme s'ingere de respondre, et oste la parole à un autre, il est à bon droict odieux, encore qu'il die bien: et s'il faut à bien dire, il fait que chascun se rit et se mocque de luy. Le second poinct auquel il le faut diligemment duire et exercer, c'est aux responses particulieres, à quoy celuy qui se sent entaché du vice de trop parler doit bien prendre garde, à fin que ceux qui le voudroient provocquer à parler, pour avoir à gaudir et rire, cognoissent qu'il respond pertinemment et à bon escient: car il y en a qui sans besoing, seulement pour avoir leur passetemps, forgent quelques demandes à plaisir, lesquelles ils proposent à ceste maniere de gens pour emouvoir leur babil: pourtant y faut il bien avoir l'oeil, et n'estre pas estourdy, ne soudain à courit aux paroles, donnant à cognoistre que lon soit bien aise d'avoir occasion de parler, mais considerer meurement la nature de celuy qui propose la demande. Encore se faudroit il accoustumer à se tenir quoy, et faire quelque intervalle de silence entre la demande et la response, pendant lequel silence, celuy, qui a proposé la question, y peult adjouster quelque chose, si bon luy semble: et celuy qui est interrogué peult penser à ce qu'il a à respondre, et non pas à l'estourdie se ruer incontinent en langage, et presser tellement l'interroguant, qu'on ne luy donne pas presque loisir de parachever sa demande, en sorte que bien souvent lon responde toute autre chose que ce que lon aura demandé: combien que la religieuse du temple d'Apollo souventefois respond ses oracles sur l'heure, avant qu'elle en soit requise: car ainsi que dit le Poëte, ce Dieu là
  Oyt le muet qui a la bouche close,
  Et sçait qu'on pense avant qu'on le propose:
mais celuy qui veult sagement respondre, doit attendre qu'il ait conceu la pensee, et entierement cogneu l'intention de celuy qui l'interrogue, de peur qu'il n'advienne ce que dit le commun proverbe,
  Je demandois une faucille,
  Ils me respondoient d'une estrille.
encore que sans cest inconvenient-là, tousjours faut il refrener et restraindre celle importune hastiveté et appétit desordonné de parler, à fin que nous ne facions penser que ce soit comme une apostume ou une fluxion d'humeurs, de longue main amassee sur nostre langue, et que la demande que lon nous propose nous face grand <p 96r>plaisir de nous en descharger. Socrates avoit accoustumé de restraindre et reprimer ainsi sa soif, apres qu'il avoit exercé son corps, et qu'il s'estoit eschauffé à la luicte, ou à la course, et autres tels exercices, il ne se permettoit point de boire, qu'il n'eust respandu le premier seau d'eau, qu'il avoit tiré du puis, à fin qu'il accoustumast son sensuel appetit à attendre le temps opportun de la raison. Il faut doncques noter qu'il y a trois sortes de responses que lon fait aux interrogatoires, l'une necessaire, l'autre civile, la tierce superflue: comme pour exemple, si quelqu'un demandoit, Socrates est il leans? celuy qui respondroit envis et mal volontiers, diroit: Il n'y est pas. Et s'il vouloit encore d'avantage laconiser, et accourcir son dire, il osteroit ce, pas, et respondroit simplement, non: comme les Laced@emoniens feirent quelquefois à Philippus qui leur avoit escrit, s'ils le vouoient recevoir en leur ville: Ils luy rescrivirent en grosse lettre sur un papier, NON. Mais celuy qui voudroit respondre un petit plus courtoisement, diroit: Il n'y est pas, car il est allé jusques à la place du change: et qui voudroit faire encore meilleur mesure, y pourroit adjouster, là où il attend quelques estrangers: mais un superflu babillard, mesmement s'il a leu Antimachus le Colophonien, dira: Il n'est pas leans, car il est allé jusques à la place du change, attendant quelques estrangers du païs d'Ionie, desquels Alcibiades luy a escrit, qui maintenant est en la ville de Milet, et demeure avec Tissaphernes, l'un des Lieutenans du grand Roy de Perse, lequel au paravant estoit amy des Laced@emoniens, mais maintenant pour l'amour d'Alcibiades s'est tourné du party des Atheniens: car Alcibiades desirant retourner en son païs, a tant fait qu'il a retourné Tissaphernes de nostre costé. Brief, il vous deduira tout le huictiéme livre des histoires de Thucydide, et vous noyera de langage, tant que vous ne vous donnerez garde, qu'il y aura eu sedition en la ville de Milet, et qu'Alcibiades sera encore une autrefois banny. C'est doncques en quoy principalement il fault ficher le pied, et arrester le babil: tellement que le centre et la circonference de la response soit, ce que veult et a besoing de sçavoir celuy qui fait la demande. Carneades n'aiant pas encore grand nom, disputoit un jour au lieu deputé aux exercices, et pource qu'il cryoit à pleine teste, le maistre ou concierge du lieu luy envoya dire qu'il moderast un peu sa voix, car il l'avoit haultaine et forte. Carneades luy repliqua, «Donne moy donc le ton et la mesure que je doy tenir:» et l'autre ne rencontra pas mal, luy respondant, «Le ton et la mesure est l'ouye de celuy qui dispute avec toy.» Autant en peult on dire en ce cas, car la mesure que doit garder celuy qui respond, c'est le vouloir de celuy qui interrogue. D'avantage, ainsi comme Socrates commandoit, que lon evitast les viandes qui provocquent à manger ceux qui n'ont point de faim, et à boire ceux qui n'ont point de soif: aussi faut-il qu'un babillard craigne et fuye les propos qui plus luy plaisent, et desquels il aura accoustumé de parler excessivement, et aller au devant quand il les sentira couler: comme pour exemple, gens de guerre sont ordinairement grands conteurs de batailles et de faicts d'armes: et pource le poëte fait souvent conter à Hector ses vaillances et prouësses. Et ordinairement ceux qui auront gaigné quelque gros et difficule procés, qui auront, contre l'opinion et esperance d'un chascun, obtenu quelque grace d'un Prince ou d'un Roy, ont ce vice comme une maladie ordinaire, à laquelle ils sont subjects, de souventefois rememorer par quel moyen ils seront entrez, comme ils auront esté introduits, comment ils auront plaidé, parlé et convaincu leurs adverses parties ou leurs accusateurs, et comment ils auront esté louëz: car la joye est encore plus grande babillarde, que celle vieille Agrypnie, que les poëtes introduisent en leurs Com@edies, se resveillant tousjours elle mesme, et se monstrant toute fresche à recommancer ses contes: voyla pourquoy ils retombent en ses discours à tout propos: car non seulement cela est vray que lon dit en commun proverbe,
<p 96v>   Chascun a la main, s'il peult,
  Tousjours au lieu qui luy deult.
mais aussi la joye attire à soy la voix, et meine là tousjours sa langue, pour plus appuyer et fortifier sa memoire. Ainsi voyons nous que les amoureux passent la plus part de leur temps à rememorer quelques paroles qui leur renouvellent et refreschissent la memoire de leurs amours: de maniere que s'ils ne peuvent trouver personne à qui ils en puissent conter, ils en deviseront plus tost avec des choses qui n'ont ne sens ny ame, comme celuy qui dit,
  O tres-doulx lict, ô lampe tres-heureuse,
  Bacchis te tient pour deesse amoureuse.
Combien que, à dire vray, le babillard est comme lon dit, la ligne blanche ou le traict blanc en paroles c'est à dire, que sans discretion indifferemment il parle de toutes choses: si est-ce pourtant, qu'il est plus affectionné aux unes qu'aux autres, et de celles là il se doit retirer et abstenir, pour ce que à raison du plaisir qu'il y prent, et du contentement qu'il en reçoit, il se pourroit laisser emmener bien au loing. Mesme inclination ont ils à deviser des choses où ils se sentent les plus experimentez, et plus excellents que les autres: car estant chascun convoiteux d'honneur, et s'aimant soy-mesme, il employe la meilleure part du jour en cela, où il a quelque avancement, taschant à se rendre tousjours de plus en plus excellent, comme en histoires celuy qui aura beaucoup leu, un grammairien à parler des regles de la grammaire, un qui aura beaucoup veu et hanté en beaucoup de païs, à faire tousjours de nouveaux contes: voyla pourquoy il s'en faut donner garde, car le babil y estant accoustumé, y court, comme fait chasque beste de proye à son gibbier. En quoy lon peut cognoistre l'excellente nature qu'avoit le Roy Cyrus, lequel ne provocquoit jamais ses egaux d'aage à exercice auquel il se sentist le plus fort, mais tousjours à ceux où il estoit moins exercité qu'eux, à fin qu'il ne leur causast desplaisir, en emportant le pris devant eux, et que luy eust le profit d'apprendre ce qu'il sçavoir moins bien faire qu'eux. Mais un babillard au contraire, si quelque propos vient en avant, duquel il puisse apprendre quelque chose qu'il ne sçavoit pas auparavant, il le repoulse et le rejette, ne pouvant souffrir qu'on luy donne loyer pour se taire un petit, ains tournant tout alentour, ne cessera jusques à ce qu'il ait faict tomber le devis sur quelques vieux contes qu'il aura repassez mille fois. Comme l'un de nos citoyens, auquel il estoit advenu de lire deux ou trois livres d'Ephorus, rompoit les oreilles à tout le monde, et n'y avoit compaignie ny festin qu'il ne feist departir à force de conter la bataille de Leuctres, et ce qui en ensuivit, de sorte qu'il en fut surnommé Epaminondas: toutefois c'est le moindre vice du babil, et faut tascher de mettre tousjours ces grands causeurs en tels propos, car par ce moyen leur langage sera moins fascheux et importun, quand il desbordera en termes de litterature. Oultre cela il sera bon aussi accoustumer telle sorte de gens à escrire quelque chose à part: comme Antipater le Stoïque, ne pouvant, ainsi qu'il est plus vraysemblable, ou ne voulant contester en dispute teste à teste alencontre de Carneades, qui avec un impetueux torrent d'eloquence refutoit la secte des Stoïques, respondoit par escript au dit Carneades, et emplissoit les livres de contredicts, tellement qu'il en fut surnommé Calamoboas, qui est autant à dire comme, grand criart par escrit: car ainsi celle façon de combatre à l'ombre, et de deviser à part en secret, retirant ces grands causeurs tous les jours peu à peu de la frequence et multitude du peuple, les pourra à la fin rendre plus compaignables et plus tolerables à hanter: comme les chiens, apres qu'ils ont consumé leur cholere sur les bastons ou sur les pierres qu'on leur a jettez, en sont moins aigres et moins aspres aux hommes. Mais sur tout il leur seroit expedient et profitable, de hanter tousjours aupres de plus grands personnages en authorité et en aage, que eux: car la <p 97r>honte et crainte qu'ils auroient de leur dignité et gravité, les conduiroit par accoustumance à se taire: et parmy ces exercices que nous avons cy devant declarez, il faudra tousjours mesler et entre-lasser ceste advertance, quand nous voudrons dire quelque chose, et que quelques paroles nous couleront en la bouche, Quel propos est-ce cy qui me vient sur la langue,et qui me presse de sortir? pourquoy a ma langue envie de le mettre dehors? Quel bien peut-il advenir de le dire? quel mal adviendroit-il de le taire? pour ce que la parole n'est pas comme une pesante charge, de laquelle nous devions tascher de nous descharger: car elle demeure encore aussi bien apres qu'elle est ditte. Mais les hommes parlent, ou pour soy, quand ils ont besoing de quelque chose, ou pour profiter à d'autres, ou pour se donner du plaisir les uns aux autres, et se recreer de joyeux devis, comme de sel, pour addoucir le travail des affaires, ou bien pour rendre plus savoureux le repos auquel ils seront. Si donc le propos n'est ny profitable à celuy qui le dit, ny necessaire à celuy qui l'escoute, et s'il n'y a ny grace ny plaisir, quel besoing est-il qu'il soit dit? car on peut aussi bien parler comme faire en vain et sans besoing. Mais sur tout at apres tout, il faut tousjours avoir à main et souvent rememorer ce sage mo de Simonides, On se repent souvent d'avoir parlé: de s'estre teu, jamais: et penser que l'exercitation est chose de si grande efficace et de telle force, qu'elle vient à chef de tout, attendu mesmement que les hommes mettent grande peine et grande sollicitude, et endurent de la douleur pour chasser la toux, et le hocquer: et la taciturnité n'a pas seulement ceste belle et bonne proprieté que dit Hippocrates, qu'elle n'engendre point la soif, mais aussi n'apporte-elle point de desplaisir ny de douleur, et n'est-on point tenu d'en rendre compte.

De l'avarice et convoitise d'avoir.
HIPPOMACHUS maistre des exercices du corps, oyant quelques uns qui luy louoient un homme grand et de haulte stature, qui avoit les mains longues, comme estant bien propre pour l'escrime des poings: ouy bien, dit-il, si la couronne, le pris du vainqueur, estoit penduë en hault lieu, où il la fallust prendre avec la main. Cela mesme peult on dire à ceux qui estiment tant, et reputent si grand heur, que d'avoir force belles terres, force grandes maisons, et grosses sommes de deniers comptans: ouy bien, s'il falloit achetter la felicité qui fust à vendre: et toutefois vous en verrez plusieurs qui aiment mieux estre riches et malheureux, que bien-heureux en donnant de leur argent: mais le repos de l'esprit vuide de tout ennuy, la magnanimité, la constance, l'asseurance, la suffisance ne s'achette point à pris d'argent. Pour estre riche on n'apprent pas à ne se passionner point des richesses, ny pour posseder beaucoup de choses superfluës, on n'acquiert pas le contentement de ne les point desirer. De quel autre mal doncques est-ce que nous delivre la richesse, si elle ne nous delivre point de l'avarice? Par boire on remedie à la cupidité de boire, par manger on guarit l'appetit de manger: et celuy qui dit,
  A Hipponax donnez un vestement,
  Car de froidure il gele durement,
qui luy en jetteroit sur luy plusieurs, il s'en fascheroit et les rejetteroit: là où il n'y a quantité d'or ny d'argent qui puisse esteindre l'ardeur du desir d'avoir, ny l'avarice e cesse ny ne diminuë point pour posseder beaucoup de biens. Et peut-on dire <p 97v>à la richesse ce que lon diroit à un medecin ignorant et trompeur, Ta medecine augmente la maladie: car depuis qu'elle prent un homme, au lieu qu'il n'avoit besoing que de pain, de maison, et de couverture moyenne, et de peu de viande, la premiere venuë, elle le remplit d'une impatiente cupidité d'or, d'argent, d'ivoyre, d'esmeraudes, de chevaux et de chiens, transportant le desir naturel des choses necessaires en un appetit desordonné de choses perilleuses, rares, et mal-aisees à recouvrer: car jamais homme n'est pauvre des choses qui suffisent à la nature, ny jamais il n'emprunte argent à usure pour acheter de la farine, ou du fourmage, ou du pain, ou des olives: mais l'un s'endebte pour bastir une maison magnifique, l'autre pour acheter un champ d'oliviers qui joinct à sa terre, ou bien des terres à froument, ou des vignes, ou des mules de Galatie,
  Ou des chevaux attelez au tirage
  D'un haut bruyant tout vuide carriage,
Au 15. de l'Iliade. s'est precipité en une fondriere de contracts, d'usures, et d'hypoteques: et puis comme ceux qui boivent apres qu'ils n'ont plus de soif, ou qui mangent apres qu'ils n'ont plus de faim, ils revomissent tout ce qu'ils ont beu aians soif, et tout ce qu'ils ont mangé aians faim: aussi ceux qui appétent les choses inutiles et superfluës, ne retienent pas celles mesmes qui sont necessaires. Voyla quels sont ceux- là. Mais ceux qui ne despendent rien et ont beaucoup, et si desirent encore d'avantage, font bien encore plus à esmerveiller, qui voudra rememorer ce que souloit dire Aristippus, que celuy qui mange beaucoup, qui boit beaucoup, et jamais ne s'emplit, s'en va aux medecins, et leur demande quelle maladie c'est, et quelle indisposition, et le moyen qu'il doit tenir pour s'en delivrer: mais si un qui a cinq beaux licts en demande dix, et qui a dix tables en achete encore autre dix, et qui a beaucoup de terres et possessions, et beaucoup d'argent, et n'en est de rien plus plein, ains s'estend encore à en prochasser d'autres, et veille apres, et de tout ne se remplit jamais, celuy-là ne pense pas avoir besoing de medecin qui le guarisse, ne qui luy monstre de quelle cause cela luy advient. Et toutefois on pourroit penser, que de ceux qui ont soif, celuy qui n'a point beu sera delivré de sa soif apres qu'il aura beu: mais celuy qui boit tousjours, et jamais ne cesse d'avoir soif, nous n'estimons pas qu'il ait besoing de se remplir, mais plustost de se vuider et purger, et luy ordonnons qu'il vomisse, comme n'estant pas travaillé d'aucun defaut, mais plustost de quelque chaleur ou acrimonie contre nature qui est en luy. Aussi entre ceux qui acquierent, le necessiteux et indigent cessera de se travailler pour acquerir, si tost qu'il aura acheté une maison, ou qu'il aura trouvé un thresor, et que quelque amy l'aura secouru d'aucune somme de deniers dont il se sera acquitté envers l'usurier: mais celuy qui en a plus qu'il ne luy en faut, et en appéte encore d'avantage, ce ne sera point l'or ny l'argent qui le guarira, ny les chevaux, ny les moutons, ny les boeufs, il a besoing de se vuider et de se purger: car ce n'est point pauvreté que sa maladie, ains avarice et cupidité insatiable pour un faux jugement et une perverse opinion qu'il a prise: laquelle si elle ne luy est arrachee de l'ame, comme ce que lon avalle de travers, il ne cessera jamais de souhaitter choses superflues, c'est à dire de convoitter ce dont il n'a que faire. Quand le medecin entrant en la chambre d'un patient, qu'il trouve couché de son long dedans un lict gemissant, et ne voulant ny boire ny manger, il luy touche et taste le poulx, il l'interrogue, et trouve qu'il n'a point de fiebvre, C'est maladie de l'ame, dit-il: et s'en va. Aussi quand nous verrons un homme qui seche sur le pied d'ardeur d'acquerir, qui pleure quand il luy faut despendre un denier, qui n'espargne, ny ne pardonne à peine ny à indignité quelconque, prouveu qu'il en vienne du profit, encore qu'il ait force maisons, force terres, force troupeaux de bestes, grand nombre d'esclaves et d'habillemens, que dirons-nous quelle malade a cest homme-là, sinon une <p 98r>pauvreté de l'ame? Car quant à la pauvreté de biens, un amy, comme dit Menander, en peult guarir, en luy faisant du bien: mais celle de l'ame tout tant qu'il y a d'hommes au monde, ou qui y ont jamais esté, ne la rempliroyent pas: et pourtant a bien dit Solon d'eux,
  Les hommes n'ont fin quelconque ne terme,
  A leur desir d'enrichir, qui soit ferme.
Car à ceux qui sont sages, et ont sain jugement, nature leur a definy certaines bornes de richesses, qui sont trassees sur un certain centre, et sur la circonference de leur necessité: mais cela est propre et peculier à l'avarice, car c'est une cupidité qui repugne à son assouvissement, là où toutes autres cupiditez y aident: car jamais gourmand ne s'absteint d'un bon morceau pour gourmandise, ny yvrongne de bon vin pour yvrongnerie, comme les avaricieux s'abstiennent de toucher à l'argent, pour leur avarice et convoitise d'argent: et toutefois comment ne seroit-ce une passion furieuse et miserable, si quelqu'un s'abstenoit de se couvrir d'un vestement pour ce qu'il trembleroit de froid, et de toucher à du pain pour ce qu'il mourroit de faim, et aussi de mettre la main à ses biens, pour ce qu'il les aimeroit? Ce sont proprement les maux que descrit Thrasonides en une Com@edie,
  Elle est chez moy, et est en ma puissance
  Quand il me plaist en prendre jouissance,
  Et si le veux autant comme sçauroit
  Celuy qui plus follement aimeroit,
  Et toutefois je n'en fais jamais rien:
  Ains en fermant et seellant tout tresbien,
  Je compte à ceux qui ménent mon usure,
  A mes facteurs, je travaille et procure
  D'en amasser d'autre, à mes creanciers,
  Tousjours je plaide à mes serfs et censiers.
  O Apollon, cogneus tu amour doncques
  Plus que le mien malheureux et fol oncques?
Sophocles enquis par quelqu'un de ses familiers, s'il pouvoit bien encore avoir compagnie de femme: Dieu m'en gard, dit il, mon amy, j'en suis desormais libre, estant eschappé de la servitude de tels furieux et forsennez maistres, par le benefice de la vieillesse. aussi est-ce chose honneste en voluptez, d'en quitter les desirs quand et la puissance, encore qu'Alc@eus die, que jamais ny homme ny femme ne s'en peurent guarentir. Mais cela n'est pas en l'avarice, car comme une rude et mauvaise maistresse, elle contrainct d'acquerir, et defend de jouir: elle en excite l'appétit, et en oste le plaisir. Stratonicus anciennement se mocquoit de la superfluité des Rodiens, disant qu'ils bastissoient comme s'ils eussent esté immortels, et ruoyent en cuysine comme s'ils eussent eu bien peu de temps à vivre: mais les avaricieux acquierent comme magnifiques, et despendent comme mechaniques: ils endurent les travaux d'acquerir, et n'ont pas le plaisir d'en jouïr. L'orateur Demades vint un jour veoir Phocion, et le trouva à table où il disnoit: et voyant comme il se traittoit petitement et austerement, il luy dit: Je m'esbahis, Phocion, comme te pouvant passer d'un si maigre disner, tu prens la peine de t'entremettre des affaires publiques. Car quant à Demades, il s'en mesloit pour avoir dequoy fournir à son ventre: et pensant que la ville d'Athenes ne luy estoit pas suffisant revenu pour entretenir son intemperance et dissolution, encore tiroit-il vivres de la Macedoine: et pourtant Antipater un jour le voyant ja tout vieux et cassé, dit plaisamment, qu'il ne luy estoit demouré que le ventre et la langue, comme d'un mouton qui a esté mangé en un sacrifice. Mais de toy miserable qui est-ce qui ne s'esmerveilleroit? comment, veu que tu peux ainsi vivre <p 98v>mechaniquement et inhumainement, sans donner rien à personne, sans te monstrer honneste ny liberal à tes amis, ny magnificque envers le public, tu t'affliges ainsi durement, tu veilles les nuicts toutes entieres, tu travailles comme un mercenaire pour de l'argent, tu caresses un chascun pour estre institue heritier, tu te soubmets à tout le monde pour gaigner, et si as une si orde tacquinerie de chicheté en toy, qu'elle te pourroit dispenser de rien faire. Lon dit qu'un Bizantin aiant surpris un adultere sur le faict avec sa femme qui estoit fort laide, s'escria, «O miserable, quelle necessité te contraignoit? car le douaire a forcé Sapragoras: mais toy mal-heureux tu brouilles la chaudiere, et attizes le feu dessoubs.» Il est necessaire que les Roys amassent, les gouverneurs des Roys, ceux qui veulent tenir les premiers lieux, et avoir les grands estats és grosses citez, à tous ceux-là il est force de faire amas de deniers, d'autant que pour parvenir à leur ambition, ou pour la pompe, ou leur vaine gloire, ils font des festins, ils donnent à leurs satellites, ils envoyent des presents, ils entretiennent des armees, ils achettent des esclaves pour escrimer à outrance: mais toy tu te donnes tant d'affaires, tu te tourmentes tu te tourneboulles comme une toupie, pour vivre la vie d'une ouytre ou d'une coquille, tant tu es tacquin et mechanique: tu supportes tous travaux, et ne prens plaisir quelconque, non plus que l'asne des estuves, qui porte tousjours le bois et le serment pour chauffer les estuves, et demeure tousjours cendreux et enfumé, sans jamais estre baigné, lavé, chauffé, ny nettoyé. Et quant à ces reproches-là, c'est alencontre de celle miserable avarice tacquine d'asne ou de formis: car il y en a une autre sorte bestiale et farouche, qui calomnie, qui suppose de faux testaments, qui trompe, qui se fourre par tout, et se mesle de tout, qui compte sur ses doigts combien il y a de ses amis encore vivans, et puis ne reçoit fruition quelconque de tous les biens qu'elle amasse de tous costez par tant d'artifices. Tout ainsi doncques comme nous avons en haine et abomination les viperes, les mousches cantharides, et les tarantules, plus que les ours ny les lions, d'autant qu'elles tuent et font mourir les hommes, sans qu'elles s'en servent apres qu'elles les ont tuez: aussi sont plus dignes d'estre haïs ceux qui sont meschants par avarice et tacquinerie, que ceux qui le sont par intemperance et dissolution, car ils ostent aux autres ce dont ils ne voudroient ny ne sçauroient user eux-mesmes: d'où vient que ceux- là font trefves de violence quand ils se voyent en abondance de toutes choses, pour fournir à leurs desordonnez appetits, comme respondit Demosthenes à ceux qui estimoient que Demades voulust desormais cesser d'estre meschant: «C'est, dit-il, pource qu'il est saoul maintenant, comme les lions ne chassent plus la proye quand ils sont pleins:» mais ceux qui s'entremettent du gouvernement de la chose publique, non pour aucune intention qui soit ny utile ny plaisante, ceux-là n'ont jamais trefve d'amasser et d'acquerir, ny surseance de mal faire: car ils sont tousjours vuydes, et ne seroient pas contents quand ils auroient tout. Mais, pourra dire quelqu'un, ils amassent et gardent pour leurs enfans ou pour leurs heritiers. Comment est-il vraysemblable cela, veu qu'ils ne leur voudroient pas rien donner, tant qu'ils sont en vie? Ils sont doncques comme les rats et souris qui sont és miniers où lon fouille l'or, car ils mangent la mine d'or, et n'en peut-on rien tirer, sinon apres qu'ils sont morts, et que lon en fait anatomie. Mais pourquoy est-ce qu'ils veulent ainsi garder beaucoup d'argent et de grandes facultez à leurs enfans, ou à leurs successeurs et heritiers? à fin, je croy, que ces enfans et ces heritiers-là les gardent aussi encore à d'autres, et ainsi de main en main, comme les canaux par où lon fait venir l'eau en une tuillerie, qui ne retiennent rien de l'eau coulante pour eux, ains la transmettent et envoyent toute, chascun à son prochain voisin, jusques à ce qu'il vient de dehors un calomniateur, ou tyran, qui destruisant ce depositaire gardien, et le quassant derive et destourne le cours de cest richesse ailleurs: <p 99r>ou bien jusques à ce qu'il en vient un, le plus meschant de toute la race, qui mange tout ce que les autres auront amassé et gardé. Car non seulement,
  Tousjours en tout, des esclaves mal nez
  Les enfans sont pis conditionnez,
comme disoit Euripides: mais aussi des chiches avaricieux, sont dissolus et desordonnez: ainsi que dit un jour Diogenes en se mocquant, Qu'il valoit mieux estre le mouton que le fils d'un Megarien: car en ce qu'il semble qu'ils les instruisent, ils les gastent et corrompent, en leur entant leur chicheté et avarice mechanique, comme s'ils bastissoient en eux une forte place pour seurement garder leur hoirie et succession. Car quels advertissements et enseignemens sont-ce qu'ils leur donnent? Gaignez, espargnez, et pensez que lon fera autant de cas de vous, comme vous aurez de bien vaillant: mais cela n'est pas instruire un enfant, ains l'estressir et le couldre comme une bouge ou une bourse, à fin qu'il puisse bien contenir ce que lon jette dedans: excepté qu'il y a difference, par ce que la bourse devient salle, et orde, et malsentant, quand on a mis de l'argent dedans: mais les enfans des avaricieux, avant qu'ils ayent receu de leurs peres et meres la richesse, sont ja tous remplis de convoitise d'icelle, laquelle ils ont apprise d'eulx, aussi leur rendent ils digne salaire de leur escholage, en ce qu'ils ne les aiment pas tant, pour ce qu'ils sont certains d'amender beaucoup d'eux, qu'ils les haïssent, pour ce qu'ils ne le tiennent pas encore: car aians esté ainsi nourris, qu'ils n'ont appris à rien estimer sinon les biens et la richesse, et ne se constituer autre fruict à leur vie, sinon le beaucoup amasser, et beaucoup posseder, ils reputent que la vie de leurs peres et meres empesche la leur, et qu'autant de temps qu'il s'adjouste à la vieillesse d'eux, autant s'en oste il à leur jeunesse. C'est pourquoy pendant que leurs peres vivent, encore desrobent-ils secrettement un peu de la volupté, et jouïssent aucunement du plaisir de donner, leur semblant que c'est de l'autruy qu'ils donnent à leurs amis, et qu'ils despendent à leurs plaisirs, quand ils peuvent tirer quelque chose de dessoubs l'aile à leurs peres, et allans ouïr les leçons ils apprennent quelque chose: Mais quand apres le trespas de leurs peres ils viennent à avoir les clefs et les cachets, ils prennent toute une autre façon de vivre, un visage refrongné, qui ne rit jamais, austere, mal-gracieux et mal- accointable. Il n'est plus question de s'huyler, de jouër à la paume, de luicter, d'aller ouir les philosophes au parc de l'Academie, ou en celuy de Lyceum, mais d'interroguer des serviteurs, de regarder des papiers, de disputer avec des receveurs et des creanciers, estre si apres à la besongne et au soing des affaires, que lon en perd le disner, et n'entre lon aux bains pour s'estuver avant souper qu'il ne soit nuict toute noire: les exercices de la personne ausquels il avoit esté nourry, se baigner en la riviere de Dirce, tout cela est mis en arriere: voir que si quelq'un luy dit, Voulez vous pas aller ouir la harangue d'un tel philosophe? Comment y irois-je, respondra-il: je n'ay pas le loisir, depuis que mon pere est mort. O miserable, que t'a-il laissé qui vaille ce qu'il t'a osté, c'est à sçavoir le repos, et la liberté? Mais ce n'est pas tant luy, comme c'est sa richesse respandue alentour de toy, que te domine, et te tient le pied sur la gorge, comme celle femme que disoit Hesiode,
  Que l'homme ardant sans torche ne tison,
  Avant le temps le rent vieil et grison,
apportant commes des rides et des cheveux blancs à ton ame avant qu'il en soit temps, les soucis, les travaux et ennuis de l'avarice, qui suffoquent et amortissent toute la gentillesse, la gayeté, l'honnesteté et courtoisie qui y deust entre. Mais quoy, dira quelqu'un, n'en voyez-vous pas aucuns qui usent largement et liberalement de leurs biens? mais nous luy respondrons, n'oyez vous pas Aristote qui dit, que les uns n'en usent point, et les autres en abusent, là où il ne faut ny l'un ny l'autre: car la richesse ne fait <p 99v>à ceux- là ny profit ny honneur, et à ceux-cy elle apporte honte et dommage. Mais considerons un petit quel est l'usage de ces richesses que lon estime tant, n'est-ce pas pour avoir les choses qui sont necessaires à la nature? ceux doncques qui sont bien riches n'ont rien d'avantage que ceux qui ont dequoy mediocrement: et est la richesse, comme disoit Theophraste, telle que lon ne la deust pas desrober à la verité, ny en faire si grand cas, s'il est ainsi que Callias le plus riche homme d'Athenes, et Ismenias le plus opulent de Thebes, usoient des mesmes choses que faisoient Socrates et Epaminondas. Car ainsi comme Agathon renvoya les fleutes au festin des Dames, estimant qu'à celuy des hommes suffisoient les propos et devis des assistans: ainsi pourriez vous rejetter et les licts de pourpre, et les tables sumptueuses, et toutes autres choses superflues, voiant que les riches usent des mesmes choses que font les pauvres,
  Le labourage on ne delaisseroit,
  Et la charrue aussi ne cesseroit:
mais bien les orfevres, les graveurs, les parfumiers et les cuisiniers seroient chassez, quand on feroit un sobre et honneste bannissement de toutes choses inutiles: et s'il est ainsi que les choses requises à la nature soient communes et aux riches et à ceux qui ne sont pas riches, et que la richesse se magnifie et se vante des choses seulement superflues, et qu'a bon droict on a loué Scopas le Thessalien, de ce qu'estant requis de donner quelques utensiles de sa maison, comme luy estans superflues et inutiles, il respondit, «Et c'est en quoy on nous repute bien- heureux et bien-fortunez, qu'en ces choses-là superflues, non pas és autres qui sont necessaires.» s'il est ainsi, dis-je, voyez que ce ne soit la pompe, l'apparence et les jeux de bastellerie que lon louë, en faisant tant de cas des richesses, et non pas la necessité de la vie. La procession et solennité des Bacchanales qui se fait en nostre païs, se faisoit anciennement fort simplement et joyeusement: on y portoit une cruchee de vin, un cep de vigne, et puis quelqu'un y trainnoit un bouc, un autre y portoit une corbeille pleine de figures seiches, puis apres tout on y portoit un Phallus, qui est la semblance de la nature d'un homme: mais maintenant tout cela y est obscurcy et negligé, tant on y porte de vaisselle d'or et d'argent, d'habits sumptueux, tant de chariots trainnez par beaux roussins, tant de masques: et ainsi ce qui est utile et necessaire en la richesse, est offusqué et comblé par ce qui y est superflu et inutile. Mais nous autres pour la plus part ressemblons à Telemachus, lequel par faute d'experience, ou bien plus tost à faute de jugement, aiant veu la maison de Nestor, où il y avoit de licts, des tables, des habillements de la tapisserie, de bon vin, ne jugea point bien-heureux le maistre de ceste maison qui avoit si bonne provision de choses utiles et necessaires: mais chez Menelaus aiant veu force yvoire, force or et argent, il en fut tout ravy en ecstase d'admiration, et dit,
  Tel au dedans est le Palais doré,
  De Jupiter au haut ciel azuré,
  Tant icy a d'infinie opulence,
  Ravy je suis de la seule evidence.
Mais Socrates ou bien Diogenes eussent dit, Tant icy a de choses malheureuses, inutiles, folles et vaines, je me ris d'en avoir l'evidence. Que dis tu pauvre sot, là où tu devois oster à ta femme la pourpre, et tous ses joyaux et affiquets, à fin qu'elle ne fust plus convoiteuse des delices et superfluitez estrangeres, tu vais au contraire embellir et orner ta maison, comme un theatre ou un eschaffaut à jouër des jeux, pour ceux qui y entrent. Voyla en quoy gist la beatitude et felicité de la richesse, à en faire monstre devant ceux qui la regardent, et en vont faire leurs contes, où ce n'est rien du tout. Mais il n'est pas ainsi de la temperance, de la philosophie, de la creance et cognoissance des Dieux, telle qu'il appartient, encore qu'elle soit incogneuë à tous <p 100r>autres, elle a tousjours sa lumiere, et sa splendeur propre dont elle esclaire l'ame, tousjours accompaignee d'une joye qui jamais ne l'abandonne de jouïr de son bien, soit que quelqu'un le sçache, ou qu'il soit incognu aux Dieux et à tous les hommes. Voyla que c'est de la vertu, de la verité et beauté des sciences, comme de la Geometrie, et de l'Astrologie, à quoy il ne fault pas comparer les bagues, carquans et colliers de la richesse qui ne sont que spectacles, et parements de femmelettes, S'il n'y a personne qui la contemple et qui la regarde, la richesse à la verité est aveugle, et ne rend clarté aucune. Car si l'homme riche mange à part avec sa femme et quelques uns de ses familiers, il ne se travaillera d'avoir des mets exquis, table friande, ny vaisselle doree, ains se servira de la premiere trouvee: sa femme ne sera point paree de joyaux d'or ny de robbe de pourpre, ains en son simple accoustrement aupres de luy. Mais quand il fait un festin, c'est à dire, quand le theatre, la pompe, le spectacle s'assemble, c'est à dire, que les jeux de la richesse se joüent, alors on tire des navires les beaux flascons, on met en avant les riches tables, on accoustre les lampes d'argent, on fait escurer les coupes, on change les eschansons, on revest tout le monde, on remue toutes choses, l'or, l'argent, les pierres precieuses, brief on declare simplement que lon est riche: mais encore qu'il soupast seul, il auroit besoing de temperance et de contentement.

De l'amour et charité naturelle des peres et MERES ENVERS LEURS ENFANS.
CE qui feit que les Grecs premierement se remirent de leurs differents à des juges estrangers, et introduisirent en leurs païs des jugements forains, fut la desfiance qu'ils eurent de la justice les uns des autres, comme estant la justice chose necessaire à la vie humaine, mais qui ne croissoit point chez eux: N'est-il point ainsi de quelques questions de philosophie, lesquelles iceux philosophes, pour la diversité d'opinions qui est entre eulx, evocquent à la nature des bestes brutes, comme à une ville estrangere, et en remettent la decision et le jugement à leurs passions et affections naturelles, comme n'estans point sujettes à faveur, ny à corruption ne concussion? Ou bien, est-ce point un commun reproche à la malice des hommes, qu'il faille que nous estans en different des plus grandes et plus necessaires choses de la vie humaine, allions cercher au naturel des chevaux, des chiens et des oyseaux, comment nous nous devons marier, comment nous devons engendrer, et comment nous devons nourrir et eslever nos enfans? et comme si la nature n'en avoit imprimé aucun indice en nous mesmes, alleguer les moeurs et les affections des bestes brutes, et les produire en tesmoignage, pour monstrer le desbordement et dereglement de la vie des hommes, qui dés le commancement et à la premiere entree se sont embrouillez et confondus: car la nature retient et garde mieulx en icelles bestes brutes ce qui luy est propre, simple et entier, sans le corrompre ny alterer d'aucune meslange estrangere: là où au contraire, il semble que les hommes en ont fait comme les parfumiers font de l'huile, par accoustumance et par le discours de leurs raisons, ils y ont meslé tant d'opinions et tant d'advis adjoustez de dehors, qu'elle en est devenue variable et particuliere à chascun, et n'a point retenu ce qui luy estoit propre et peculier. Et ne devons pas trouver estrange si les bestes brutes suivent mieux et de plus pres la nature, que ne font pas les raisonnables, car les plantes mesmes la suivent encore mieux que les bestes, quoy que nature ne leur ait donné ny <p 100v>imagination, ny affection ou inclination aucune: aussi n'ont elles desir ny appetition quelconque, qui bransle ny sorte hors de leur naturel, ains demeurent, et sont arrestees, comme si elles estoient attachees aux ceps en quelque prison, cheminans tousjours par un mesme chemin, à sçavoir celuy auquel nature les conduit. Et quant aux bestes brutes, elles n'ont pas ny beaucoup de discours de raison qui addoulcit les moeurs, ny beaucoup de subtilité d'entendement, ny fort grand desir de liberté, mais bien ont elles des instincts, inclinations et appetitions non regies par raison, suivant lesquelles elles s'en vont quelquefois au haut et au loing, et courent çà et là, mais non pas toutefois fort loing: ne plus ne moins que la navire qui est à l'ancre, à la rade, bransle bien, mais elle ne court pas fortune: aussi elles ne s'esloignent pas gueres de la nature, et pourtant montrent elles la droitte voye, comme cheminans soubs le mors et la bride, là où la raison maistresse, et qui fait à son plaisir, en l'homme trouvant tantost une diversion, tantost une autre, et tousjours quelque nouvelleté, n'y laisse aucune apparente ne manifeste trasse de la nature. Voiez premierement les mariages des bestes, comment elles suivent en cela la nature. En premier lieu, elles ne se soucient point des loix, qui punissent ceux qui ne se marient point, our qui se marient trop tard, comme font les citoyens de Lycurgus et de Solon, ny ne craignent point les infamies de ceux qui n'ont point d'enfans, ny ne poursuivent aussi point les honneurs et prerogatives de ceux qui en ont trois: comme plusieurs Romains se marient, prennent femmes et engendrent des enfans, non à fin qu'ils aient des heritiers, mais à fin qu'eux mesmes puissent estre instituez heritiers: et plus le masle se mesle avec sa femelle, non point en tout temps, d'autant que la fin de ceste conjonction et mixtion n'est point la volupté, ains la generation des enfans: à l'occasion de quoy sur la prime vere, lors que les gracieux vents aptes à engendrer souspirent, et que la temperance de l'air est fort à propos pour les femelles grosses, la femelle s'approche du masle toute privee, et poulsee de son propre desir, se rendant aggreable à sa partie, tant pour la doulce senteur de sa chair, que pour le propre et peculier ornement de son corps, estant tout plein de rosee et de verdure, toute nette et pure, puis quand elle s'apperçoit d'estre enceinte, elle se retire honnestement, et s'en va penser et prouvoir à ce qui est necessaire, tant pour son accouchement, que pour la nourriture et traittement du petit qu'elle fera: et certes il n'est pas possible de bien exprimer dignement, et deduire suffisamment les choses qu'elles font, sinon que tout se fait avec une grande amour et dilection envers leurs petits, en prevoyance, en patience, et en tolerance de tous labeurs. Mais nous appellons l'abeille sage, et la celebrons comme celle qui produit le roux miel, en flatant ainsi la doulceur d'iceluy miel, qui nous aggree, et nous chatouille sur la langue, et ce pendant nous laissons derriere la sapience et l'artifice des autres animaux, tant en l'enfantement de leurs petits, qu'en la nourriture d'iceux: comme tout premierement l'oiseau de mer, que lon nomme Alcyone, laquelle se sentant pleine compose son nid, amassant les arrestes du poisson que lon appelle l'aiguille de mer, et les entre-lassant l'une parmy l'autre, et tissant en long les unes avec les autres en forme ronde et longue, comme est un verveu de pescheur, et l'aiant bien diligemment lié et fortifié par la liaison et fermeté de ces arrestes, elle le va exposer au battement du flot de la mer, à fin qu'estant battu tout bellement, et pressé, la tissure de la superfice en soit plus dure et plus solide, comme il se fait, car il devient si ferme, que lon ne le sçauroit fendre avec fer ny avec pierre: et qui est encore plus esmerveillable, l'ouverture et embouscheure dudit nid est si proportionneement composee à la mesure du corps de l'Alcyone, que nul autre ny plus grand ny plus petit oiseau n'y peut entrer, non pas la mer mesme, comme lon dit, ny la moindre chose du monde. Mais ceste charité se monstre encore d'avantage és chiens de mer, lesquels font leurs petits tous vifs au dedans de leur ventre, et leur donnent moien d'en sortir, et d'aller <p 101r>courir pour trouver à se paistre, et puis derechef les reçoivent, les enveloppent et mettent coucher dedans leurs matrices. Et l'ourse qui est l'une des plus sauvages et plus farouches bestes du monde, enfante ses petis sans forme ne figure de membres quelsconques, mais elle forme avec sa langue, ne plus ne moins qu'avec un ciseau ou autre outil, les tayes, tellement qu'elle n'enfante pas seulement ses petis hors de son ventre, mais elle les taille et leur donne la forme. Et le lion que descrit Homere,
  Lequel menant ses petits cercher proye
  Par la forest, rencontre emmy sa voye
  Quelques veneurs, et alors furieux
  Il couvre tout des paupiers ses yeux,
ne vous est il pas advis, qu'il semble qu'il veuille faire composition avec les veneurs, pour sauver la vie à ses petits? L'amour et charité envers les petits rend hardis les animaulx qui de leur nature sont couards, et diligents ceux qui sont paresseux, et espargnans ceulx qui d'eulx mesmes sont goulus. Et comme l'oiseau que descrit Homere,
  Qui en son nid porte à sa geniture
  Ce peu qu'il peult recouvrer de pasture,
  Et est content soymesme mal traitter,
  Pour ses petits grassement sustenter.
Car de sa disette il nourrit ses petits, et retient avec son bec, en le ferrant, la becquee qu'il porte, laquelle touche presque à son gisier, de peur que contra sa volonté il ne l'avalle:
  Comme la chiene autour de la portee
  Tendrette court aigrement irritee,
  En abboyant si fort à l'estranger,
  Qu'elle voudroit ce semble le manger.
prenant la crainte qu'elle a que lon ne face mal à ses petits, comme un redoublement de courage. Et les perdris, quand on les poursuit avec leurs petits perdriaus, elles les laissent voler devant, et s'en fuir, et affinent tellement les chasseurs, qu'ils s'arrestent à elles, se trainnans aupres d'eux, jusques à ce qu'estans tout sur le poinct d'estre prises, elles s'en courent un petit, et puis s'arrestent de rechef, et s'exposent en si belle prise, qui le chasseur se persuade et prent esperance qu'il ne leur faudra pas à ce coup, tant que se mettans ainsi en danger pour sauver leur petits, elles attirent les chasseurs bien loing arriere d'eux. Et les poules que nous avons tous les jours devant les yeux, avec quelle diligence et sollicitude traittent elles leurs poulcins, estendans leurs ailes pour en laisser entrer les uns dessoubs, et recevans les autres qui leur montent de tous costez sur les espaules, avec un son de voix qui tesmoigne leur joye et leur amour envers leurs petits? et s'il se presente un chien ou un serpent à elles seules, elles en ont grande peur et s'enfuient: mais si elles ont les petits, elles se mettent en defense, et combattent plus asprement que leur puissance ne porte. Et pensons nous que la nature ait imprimé ces affections et passions en ces animaulx-là, pour soing qu'elle eust de la posterité des gelines, ou des chiens, ou des ours, et non pour faire honte aux hommes, et nous picquer quand nous venons à discourir en nous mesmes, que ces choses-là sont exemples pour ceulx qui les suivent, et reproches pour ceux qui n'ont aucun ressentiment d'affection, par lesquels ils accusent la nature humaine, comme si elle seule ne s'affectionnoit point gratuitement, et ne sçavoir aimer sinon ce dont elle tire quelque profit? On estime beaucoup és theatres celuy qui dit le premier,
  Qui est celuy qui soit tant debonnaire,
  Qu'il puisse aimer un autre sans salaire?
cela fait selon Epicurus, que le pere aime le fils, la mere son enfant, les enfans leurs <p 101v>progeniteurs qui les ont engendrez: mais si les animaux pouvoient parler et entendre la parole, et que lon assemblast en un commun theatre les boeufs, les chevaux, les chiens, et les oyseaux, on confesseroit tout hautement au contraire, que ny les chienes n'aiment leurs petits chiens pour aucun salaire, ny les juments leurs poulains, ny les poules leurs petits poulsins, ains les aiment gratuitement, et naturellement, et recognoistra lon en toutes leurs passions et affections, que cela est bien et veritablement dit. Or seroit-il certainement trop infame de dire, que les generations et conceptions, enfantements, et nourritures des petits, és bestes soient actes de nature, et offices gratuits, et au contraire és hommes prests, salaires et arres donnees pour en tirer apres du profit. Mais ce propos n'est ny veritable ny digne d'estre escouté, car la nature, ainsi comme és plantes sauvages, telles que sont les vignes agrestes, les caprifiques, les olivastres, engendre ne sçay quels commancements cruds et imparfaicts de bons et francs fruicts: aussi a elle donné aux bestes brutes une charité envers leurs petits qui est imparfaitte, et ne pouvant s'estendre jusques à la justice, ny passer plus oultre que l'utilité et le besoing: mais au contraire l'homme estant animal raisonnable, né à civile societé, pour observer les loix et la justice, que la nature a mis en ce monde pour servir et honorer les Dieux, fonder et regir les citez, et pour y exercer tous offices de benignité et bonté, elle luy en a baillé de belles, genereuses et fructueuses semences, qui sont l'amour, la charité et dilection envers les enfans, suyvans les premieres erres des principes qu'elle en avoit imprimees en la structure et fabrication des corps humains: car la nature en tout et par tout est exquise, aimant ses enfans, à qui rien ne default de necessaire, et à qui on ne sçauroit aussi rien oster comme superflu, et qui n'a rien, comme souloit dire Erasistratus, de vain ny de frivole. Car premierement quant à la generation de l'homme, on ne sçauroit assez dignement exprimer sa prudence: et à l'adventure aussi ne seroit-il pas fort honneste de toucher trop diligemment les parties secrettes, en les appellant par les propres noms, ains vault mieux en les laissant à part ucachees, imaginer en son entendement la dexterité, bien-seance, et propre disposition de ces naturelles parties-là, tant pour engendrer que pour concevoir: la seule confection, departement et distribution du laict, est suffisante pour clairement monstrer sa providence et sa diligence, car ce qui demeure de sang superflu apres l'usage auquel il est destiné, flottant par le corps de la femme au reste du temps, se respand çà et là, e l'appesantit fort pour la foiblesse et petitesse des esprits: mais à certaines revolutions de jours, chasque moys, nature a accoustumé et appris de luy ouvrir certains esgouts et conduits par où il se vuide et escoule: en quoy faisant il purge et allege le reste du corps, et rend la matrice, comme une bonne terre, apte et disposee à recevoir la charrue et la semence en son temps: mais apres qu'elle a retenu la semence qui y a pris racine, alors elle se resserre, pource que le nombril, ainsi que dit Democritus, est comme une ancre et un cable au fruict conceu, qui l'arreste ferme, et le garde de vaguer par la matrice de la mere, alors nature bousche et estouppe les canaux et ruisseaux des purgations menstruales, et prenant le sang qui y couloit, s'en sert pour nourrir et arroser l'enfant, qui commance desja à se mouler, et à prendre forme et consistance, jusques à ce qu'estant demouré certain nombre de jours necessaires à la croissance qu'il prend au dedans, il a besoing de sortir de ce lieu-là, pour estre nourry autrement et en une autre place. Alors doncques, divertissant le sang plus dextrement que ne sçauroit faire nul jardinier ny fontenier son eau, et l'employant à autre usage, elle a comme des cisternes ou fonteines toutes prestes à recevoir la liqueur du sang qui y decoule, non pas sans y rien cooperer, ny sans l'alterer, car en le recevant elles ont quant-et-quant la force de le cuire et digerer, adoulcir et transmuer par une doulce et gracieuse chaleur de l'esprit naturel, et tendreur delicate et feminine, pour ce que <p 102r>le tetin au dedans a une telle temperature et disposition. Si ne se fait pas une soudaine effluxion du laict, ne n'y a pas des tuyaux qui les versent et respandent tout à coup: mais le tetin s'abboutissant en une chair pleine de petits canaux, et qui le coule et passe tout doulcement par plusieurs petits pertuis, il exhibe un petit bout fort aisé à la couche du petit poupin, qu'il prent fort grand plaisir à toucher et envelopper de ses lévres. Mais pour neant, et sans aucun fruict, auroit la nature usé de si grande provoyance, si grand ordre, et telle diligence à preparer ces outils, pour engendrer, nourrir et eslever l'homme, si quant-et-quant elle n'eust imprimé és coeurs des meres une charité, amour et dilection soigneuse envers les fruicts qu'elles ont mis sur terre: car,
  Des animaux respirans et marchans
  Dessus la terre, és villes et aux champs,
  Nul n'y en a si malheureux que l'homme.
Qui dira cela du petit enfant qui ne fait que naistre et sortir du ventre de la mere, il ne faudra point à dire verité: car il n'y a rien si imparfaict, si indigent de toutes choses, si nud, si difforme, ne si ord et salle à voir, que l'homme, qui le verroit au sortir à sa naissance, attendu qu'il est seul presque à qui la nature n'a pas seulement concedé une pure et nette entree en la lumiere de ceste vie. Car il y entre tout souillé de sang, plein de toute ordure, ressemblant plustost à une creature recentement massacree et escorchee, que nouvellement nee. Il n'y a personne qui le peust toucher, recueillir, caresser, ny embrasser, sinon celle qui par nature l'aime. Et pourtant nature a fait descendre à bas, sous le ventre, les tettes de tous autres animaux, mais à la femme elle les a attachees à la poictrine, en assiette propre pour pouvoir baiser, embrasser et caresser son enfant, en l'alaittant: voulant par là nous donner à entendre, que l'enfanter, nourrir et eslever, n'ont pas pour leur but aucune utilité, mais la charité et la dilection. Et qu'il soit ainsi, proposez vous en vostre entendement les femmes du temps passé, qui premieres conceurent, enfanterent, et veirent un enfant venant de naistre sur la terre: il n'avoit point encore de loy qui leur commandast de nourrir leurs petits, ny aucune esperance de plaisir reciproque, ou prest de nourriture que les petits leur deussent rendre et rembourser un jour à l'advenir: plus tost dirois-je, qu'elles devroient avoir esté rudes à leurs enfans, pour la souvenance fresche de tant de maux, tant de perils, et de travaux qu'elles auroient endurez à cause d'eux.
  Quand les trenchez aspres et douloureux
  Viennent saisir en travail dangereux
  La femme grosse, alors sa delivrance
  Se fait avec angoisseuse souffrance.
Les femmes disent que ce n'a pas esté Homere qui a escrit ces vers-là, mais quelque Homeride, c'est à dire, quelque femme qui avoit autrefois essayé le travail d'enfanter, et qui sentoit encore en ses flancs la meslange de celle aspre, amere et perceante douleur: et neantmoins et l'amour et la charité naturelle,la plie et la meine tellement, qu'estant encore toute eschauffee de sa douleur, et toute tremblante de l'angoisse de son travail, elle n'abandonne pas son enfant, ny ne le refuit pas, ains, se retourne vers luy, luy rit, le recueille et l'embrasse, sans qu'elle en reçoive aucun plaisir ny aucune utilité, ains le recueillant en peine et en labeur, l'enveloppe de langes et de petits drappeaux, pour le tenir chaudement, n'estant pas plus tost sortie du labeur du jour, qu'elle entre en celuy de la nuict: et de tous ces travaux-là quel loyer, ne quel profit en recevoient-elles ces femmes-là du temps jadis, non plus que celles du present, attendu que les esperances en sont si longues et si incertaines? Celuy qui a labouré la vigne en l'@equinoxe du printemps, la vendange en celuy de l'automne, qui a semé le blé quand les Pleïades se couchent, il le moissonne quand elles se levent: les vaches, les juments, les gelines portent des fruicts, dont on peut incontinent <p 102v>en peu de temps tirer du profit: là où de l'homme la nourriture en est laborieuse, la croissance tardive et lente, et la vertu longue à venir, de maniere que plusieurs peres meurent avant que de la voir en leurs enfans. Neocles ne veit jamais la victoire de Salamine, que gaigna son fils Themistocles: ne Miltiades ne veit oncques celle que son fils Cimon gaigna sur la riviere de Eurymedon: Xantippus n'ouit jamais son fils Pericles orer devant le peuple, ny jamais Ariston ne veit son fils Platon tenant eschole de Philosophie: les peres d'Euripides et de Sophocles n'eurent oncques la cognoissance des victoires qu'il emporterent, en faisant reciter leurs Trag@edies: ils ne les ouirent jamais que gazouiller, et appellers les lettres en leurs premiers ans, ou bien s'ils ont vescu d'advantage, ils ont veu en tristesse leurs amours, leurs despenses à faire masques et festins, et autres semblables faultes: tellement que lon rememore et remarque avec louange ce mot qu'en dit Evenus en un sien epigramme,
  Voyez combien de douleurs et miseres
  Donnent tousjours les enfans à leurs peres.
Et neantmoins pour tout cela ils ne laissent jamais à nourrir et eslever des enfans: et plus encore ceux qui en ont moins de besoing: car ce seroit une moquerie de penser que les riches sacrifient aux Dieux, et facent de grandes resjouïssances, quand il leur naist un enfant, pour ce qu'ils auront que les nourrira en leur vieillesse, et les ensevelira apres leur mort: si d'adventure ils n'eslevent des enfans, pour ce qu'ils ne treuvent pas qui veuillent estre leurs heritiers. Les arenes de la mer, les petits grains de la pouldre, ny les plumes des oiseaux, ne sont point en si grand nombre, que sont ces prochasseurs de successions. Danaus avoit cinquante filles, mais s'il n'en eust point eu, il eut eu des heritiers d'avantage, et bien d'autre sorte: car les enfans ne sçavent nul gré à leurs peres, ny ne les servent ou honorent pas pour cela, d'autant qu'ils attendent leur succession, comme chose qui leur est deuë: et au contraire, vous oyez dire à ces poursuyvans qui taschent à s'insinuer en grace des riches qui n'ont point d'enfans, pour se faire instituer heritiers, des propos et paroles semblables à celles-cy des poëtes comiques,
  Estuvez vous peuple premierement,
  Et pour un jour n'allez en jugement. Et puis,
  Tenez, prenez ces trois oboles-là Mangez, humez et avallez cela.
Et ce que Euripide dit, que
  Les biens mondains font aux hommes avoir
  Nombre d'amis, grand credit et pouvoir:
Cela n'est pas simplement et universellement veritable, sinon endroit ceux qui n'ont point d'enfans. A ceulx là les riches mesmes donnent à souper, les Seigneurs les caressent, les orateurs et advocats plaident pour eux seuls gratis, C'est une puissante chose que un homme riche, quand on ne sçait point qu'il ait aucun heritier: et y a eu souvent plusieurs, qui au paravant avoient infinis amis, et estoient honorez de plusieurs, qui tout aussi tost qu'un fils leur est né, ont perdu tous leur amis, tout leur credit et leur suitte tous ensemble. Ce n'est doncques point à cause des enfans que les hommes sont en authorité, et n'est point aussi pour cela que les peres les aiment, ains toute ceste force là qui les fait aimer depend de la nature, non moins és hommes que aux animaux: mais quelquefois cest amour-là naturelle et plusieurs autres bonnes qualitez sont aux hommes offusquees par la mauvaistié du vice qui vient à pulluler aupres, ne plus ne moins que des espines et brossailes bien souvent naissent parmy la bonne semence: autrement il faudroit dire, que les hommes ne s'aimeroient pas, d'autant que plusieurs se tuent et se precipitent eux mesmes. Oedipus
  De doigts sanglants ses paupieres leva,
<p 103r>   Et ses deux yeux luy mesme se creva.
Hegesias orant feit que plusieurs des auditeurs qui l'avoient ouy s'absteindrent tant de manger, qu'ils se feirent mourir de faim. Il y a plusieurs sortes de tels accidents qui adviennent par permission divine, lesquels tous sont comme les autres maladies et passions de l'ame qui transportent l'homme hors de son naturel, ainsi comme ils tesmoignent alencontre d'eux-mesmes: car si une truye aiant fait un petit cochon vient à le manger, ou si une chienne aiant fait un petit chien vient par fortune à le deschirer, il s'en desesperent et s'en tourmentent grandement, ils en font sacrifices aux Dieux pour divertir les sinistres presages: et reputent cela un prodige et un monstre, comme estant chose commune à toutes sortes de creatures, et à quoy nature mesme le convie, que d'aimer leur geniture. Ce neantmoins, ainsi comme dedans les mines, l'or, encore qu'il soit meslé et enveloppé de force terre, reluit et se fait voir de loing: aussi nature és plus depravees moeurs et passions fait voir la charité envers les petits: car ce qui fait que les pauvres ne nourrissent et n'eslevent pas quelquefois leurs enfans, c'est qu'ils craignent, qu'estans nourris et eslevez moins honnestement qu'il n'appartient, ils ne deviennent lourdauts et mal appris, destituez de toutes parties requises à personnes d'honneur: et cuidans que pauvreté soit le dernier et plus grand mal de l'homme, ils ne peuvent avoir le coeur de la laisser à leurs enfans, estimans que ce soit un tres-grand et fascheux mal.

De la pluralité d'amis. Qu'il n'est pas possible, ny expedient, d'avoir plusieurs amis.
SOCRATES demanda un jour à Memnon le Thessalien, qui s'estimoit fort suffisant homme és lettres, et, comme dit Empedocles, Avoir attainct au comble de sagesse, Que c'estoit que vertu. L'autre luy respondit audacieusement et promptement, Qu'il y avoit vertu d'enfant et de vieillard, et d'homme et de femme, et de magistrat et de privé, et de maistre et de vallet. Voyla qui va bien, repliqua Socrates, nous ne te demandions qu'une vertu, et tu nous en remues tout un exaim, comme d'abeilles. ne conjecturant pas mal, que cet homme ne cognoissoit pas une vertu, qui en nommoit plusieurs. Mais ne pourroit-on point user de semblable mocquerie en nostre endroict, pource que n'aiant pas encore acquis une seule amitié certaine, nous avons peur que sans y penser nous ne tombions en pluralité d'amis: car il semble que c'est presque tout ainsi que si un manchot ou un aveugle avoit peur de devenir un Briareus qui avoit cens mains, ou un Argus qui avoit des yeux par tout le corps: et toutefois nous louons infiniement le jeune homme qui dit un une com@edie de Menander, qu'il estime un merveilleusement grand bien et grand heur à un homme,
  Pensant avoit trouvé des biens sans nombre,
  Quand d'un amy a peu recouvrer l'ombre.
Mais une des causes, entre plusiers autres, qui nous empesche d'acquerir une amitié certaine, c'est que nous convoytons en avoir plusiers: ne plus ne moins que les putains et folles femmes qui se prestent souvent à plusieurs hommes, n'en peuvent arrester ny retenir pas un, pource que les premiers se sentans mesprisez s'en retirent: ou plus tost, ainsi comme le nourrisson de la belle Hypsiphile estant assis dedans un pré,
<p 103v>   Alloit cueillant de main tendrette
  Mainte fleurette sur fleurette,
  Ne pouvant son coeur enfantin
  Rassasier de tel butin:
aussi chascun de nous, pour le desir de nouveauté, et l'inconstance de se saouler incontinent d'une chose, se laisse emporter au nouveau venu et plus freschement cogneu, qui nous tourne comme il luy plaist, nous faisant entreprendre plusieurs commancements ensemble d'amitié et de familiarité, lesquels ne viennent jamais à perfection, d'autant que pour l'amour d'un nouveau que nous poursuyvons, nous laissons aller celuy que nous tenons. Premierement doncques commanceans à la publique renommee de la vie des hommes, ne plus ne moins qu'à la Deesse Vesta, que lon dit en commun proverbe, qui nous a esté laissee de main en main touchant les constans et parfaicts amis, prenons la longue et ancienne suitte des temps pour tesmoing, et ensemble pour conseiller de ceste matiere: car de toute ancienneté de memoire vous trouvez ces couples d'amis renommees, Theseus et Pirithous, Achilles et Patroclus, Orestes et Pylades, Pythias et Damon, Epaminondas et Pelopidas. Car l'amitié est bien, par maniere de dire, beste de compagnie, mais non pas de troupe, ne qui veuille estre en foule, comme les estourneaux ou les gays: car estimer l'amy un autre soy-mesme, et l'apeller [...] ou [...], comme qui diroit [...], c'est à dire autre, ce n'est autre chose que mesurer l'amitié au nombre de deux: car on ne peut acquerir ne plusieurs esclaves ny plusieurs amis de peu de monnoye: et quelle est la monnoye d'amitié? c'est benevolence et plaisir conjoint avec vertu, chose si rare, qu'il n'y en a point de plus en toute la nature, de maniere qu'il n'est possible ny d'aimer ny d'estre aimé en perfection de plusieurs: ains comme les rivieres divisees en plusieurs canaux et plusieurs ruisseau, en demeurent basses et foibles: aussi nostre ame, qui est fort nee à aimer, son affection estant departie en plusieurs, s'en affoiblit, et revient presques à neant. C'est pourquoy les animaux qui ne font qu'un petit, en ont l'amour plus vehemente: et Homere voulant signifier un enfant bien aimé, l'appelle [...] et [...], c'est à dire unique, et engendré par des pere et mere qui n'ont que celuy-là, sans esperer d'en avoir jamais plus d'autre. Quant est à moy, je ne voudrois point que l'amy fust seul, mais bien qu'entre tous autres il fust uniquement et tendrement aimé, comme l'enfant que le pere a engendré sur la fin de ses jours, et qu'il eust mangé avec nous le minot de sel que lon dit communément, non pas faire comme plusieurs, qui appellent amis pour avoir beu seulement une fois ensemble, ou avour joué à la paume, ou aux dez, ou avoir logé en un mesme logis, amassans ainsi des amitiez des hostelleries, ou des jeux de luicte, ou des promenemens par les places des villes. Et quand ils voyent les matins és maisons des riches et puissans hommes, grande tourbe et foule de gens qui leur vont donner le bon jour, leur baiser les mains, et les accompagner au sortir de leurs logis, ils les reputent alors bien- heureux, comme aians beaucoup d'amis: combien qu'il voyent encore plus grand nombre de mousches en leurs cuysines: mais ny elles ny demeurent point, si la viande y defaut: ny eux, s'ils n'y sentent plus de profit: pour ce que la vraye et parfaite amitié requiert trois choses, la vertu comme honneste, la conversation comme plaisante, et l'utilité comme necessaire: car il faut recevoir l'amy apres l'avoir bien esprouvé, s'esjouïr de sa compaignie, et se servir de luy à son besoing, toutes lesquelles choses sont contraires à pluralité d'amis, mesmement celle qui est la principale, c'est le jugement de l'espreuve. Qu'il ne soit ainsi, voyez s'il est possible de concerter en peu de temps des baladins, et les accoustumer à baller tous d'un branle ensemble, ou des forsats à voguer tous d'une cadence, ou des serviteurs à qui nous nous voulons fier du gouvernement de nos biens, ou de l'institution de nos enfans: <p 104r>tant s'en faut que lon puisse esprouver plusieurs amis qui soient pour se mettre en pourpoint quant et nous, pour combatre toute fortune, et dont chascun soit prest et appareillé,
  Te faire part de sa bonne fortune,
  Et de bon coeur porter ton infortune.
Car ny les navires ne se varent point en la mer à tant de tempestes et de tourmentes, ny on ne fiche point tant de paux alentour des heritages que lon veult enfermer de pallissade, ny ne clost-on point les ports de jettees et de moles contre tant ny contre tels dangers, comme l'amitié nous promet de refuse et de secours, quand elle est bien esprouvee, et seurement experimentee. Les autres amis qui ne sont pas à l'espreuve de la fortune, ne font que couler, et ceux qui les perdent (ne plus ne moins qu'une faulse monnoye averee à la touche) gaignent beaucoup,
  Ceux qui de tels amis perdent, en rient,
  Et qui en ont, de les perdre aux Dieux prient.
Ce qui n'est pas facile, ains fort fascheux à faire, de fuir et deposer une amitié qui ennuye: ne plus ne moins qu'une viande qui fait mal à l'estomac, et qui fasche, on ne la peut retenir qu'elle ne face desplaisir, et qu'elle n'engendre quelque corruption, ny aussi la rendre telle comme elle y est entree, ains toute souillee, meslee parmy d'autres humeurs, et toute alteree: aussi un mauvais amy, ou il demeure nous faschant et estant luy mesme fasché, ou il sort par force avec inimitié et malveuillance, ne plus ne moins que la cholere sort de l'estomac quand on vomit. Pourtant ne faut-il pas legerement recevoir, ny s'attacher d'affection facilement aux premiers qui se presentent, ny aimer incontinent ceux qui nous poursuivent d'amitié, ains plus tost faut que nous mesmes poursuivions ceux qui sont dignes d'estre aimez: car il ne faut pas du tout elire ce qui se prent facilement, pour ce que nous passons par dessus la ronce et le gratteron qui s'attache à nous, et la rejettons, là où nous allons cercher l'olive et la vigne: aussi n'est-il pas tousjours expedient d'admettre en nostre familiarité celuy qui aiseement nous embrasse, ains au contraire nous faut affectueusement embrasser ceux que nous esprouverons utiles, et qui meritent que lon en face compte, ainsi comme respondit jadis le peintre Zeuxis à quelques uns qui l'accusoient de ce qu'il estoit long à faire ses peintures: «Je confesse, dit-il, que je demeure voirement long temps à peindre, mais aussi est-ce pour long temps:» aussi celuy garde une amitié et familiarité longuement, qui a demouré long temps à l'esprouver. Or s'il n'est pas possible à l'homme d'esprouver beaucoup d'amis sera-il facile de converser ensemble avec plusieurs, ou s'il sera du tout impossible? et neantmoins toute la jouissance et la fruition de l'amitié gist en la conversation, et le plus doulx fruict consiste en s'entrefrequenter, et hanter ensemble:
  Jamais ne faut resolution prendre,
  Sans l'avoir fait à ses amis entendre,
comme dit Homere: et en un austre passage, Menelaus parlant d'Ulysses dit,
  Rien n'a jamais nos plaisirs separez
  Tant que tous deux mort nous a atterrez.
Mais la pluralité d'amis dont nous parlons fait tout le contraire: car l'amitié nous serre, nous unit, et nous estrainct par frequentes et continuelles conversations, caresses et offices d'amitié,
  Ne plus ne moins que la presure tendre
  Fait le laict frais se cailler et se prendre,
comme dit Empedocles, car elle desire faire une telle union et incorporation: là où la pluralité d'amis nous separe, nous distraict et divertit en nous rappellant, et nous transferant de l'un à l'autre, ne permettant pas que la commixtion et le collement <p 104v>de la bienveuillance se face par la familiere conversation espandue et figee, en maniere de dire, à l'entour: et cela quant-et-quant nous apporte une inegalité et difficulté grande aux offices et services, qui sont convenables entre amis: car ce qui est aisé à l'amitie, devient malaisé par ceste pluralité,
  En mesme humeur tout homme ne consent,
  Autrement l'un, autrement l'autre sent.
d'autant que nos natures ne panchent pas toutes à mesmes inclinations, ny ne sommes pas tousjours environnez de semblables adventures, outre ce que les occasions des temps, ne plus ne moins que les vents, seront propres à quelques actions, et contraires aux autres. Et quand bien encore tous les amis desireroient ensemble, mesmes services de nous, si seroit-il trop difficile de pouvoir satisfaire et suffire à tous ceux qui voudroient ou consulter de quelque affaire, ou traicter quelque negoce publique, ou briguer quelque magistrat, ou recevoir et festoyer quelque hoste estranger en leur maison: mais si en un mesme temps ils viennent à tomber en affaires tous different, et en toutes diverses affections, et nous requierent tous ensemble, celuy qui veult naviger, de voyager quand et luy: celuy qui est accusé, de luy assister en jugement: celuy qui accuse, de le seconder: celuy qui achette ou qui vend, de luy aider à mesnager: celuy qui se marie, à sacrifier: celuy qui fait des funerailles, à mener deuil:
  La cité est pleine d'encensements,
  De chants de joye, et de gemissements.
Certes qui a tant d'amis, assister à tous il est du tout impossible: et ne gratifier à nul, il n'y auroit point d'apparence: et en gratifiant à un en offenser plusieurs, il seroit aussi trop fascheux. Car,
  Qui aime bien, ne veut qu'on le mesprise:
et toutefois encore support-lon plus patiemment les negligences et oubliances des amis, et reçoit-on avec moins de courroux de telles responses et excuses d'eux, Je t'ay oublié: ou, il ne m'en est pas souvenu. Mais celuy qui dit, Je ne vous ay pas assisté en vostre cause, d'autant que j'assistois à un autre mien amy, qui avoit aussi un autre proces: ou, Je ne vous ay pas esté visiter en vostre fiebvre, pour ce que j'estois empesché au festin que faisoit un tel à ses amis: alleguant pour excuser sa negligence envers son amy, sa diligence envers d'autres, il ne satisfait pas à la plainte, mais il augmente la jalousie. Mais la plus part des hommes ne regarde seulement qu'à ce, que la pluralité des amitiez leur peut apporter commodité du dehors, et ne se soucie pas de ce qu'elle leur doit imprimer au dedans, ne se souvenant pas qu'il faut, que celuy qui se sert de plusieurs à son besoing, secoure aussi reciproquement ces plusieurs-là, quand il en auront affaire. Tout ainsi doncques comme si Briareus avec ses cent mains eust emply cinquante ventres, n'eust eu rien d'avantage que nous qui avec deux mains en fournissons un: aussi en la commodité de se servir de plusieurs amis y a-il l'incommodité, qu'il se fault aussi employer pour plusieurs, se passionner, se travailler et se tourmenter avec eux. Car il ne faut pas adjouster foy au poëte Euripide en ce qu'il dit,
  L'affection d'amitié engendree
  Entre mortels doit estre moderee,
  Non de leur coeur la mouëlle percer,
  Ains estre aisee à prendre et à laisser,
pour la roidir et lascher, ne plus ne moins que la scote d'une voile de navire, selon que le besoing le requerroit. Mais au contraire, Euripide, il faudroit transporter vostre dire aux inimitiez, et admonester que les querelles entre les hommes fussent moderees, et qu'elles ne penetrassent pas jusques à la mouelle de l'ame: ains que les haines fussent aisees à appaiser, et aussi les courroux, les plaintes et doleances, et les <p 105r>souspeçons et desfiances: et plus tost donner ce sage admonnestment de Pythagoras, «Ne touche pas à plusieurs en la main.» c'est à dire, ne fais pas plusieurs amis, et n'affecte pas celle amitié populaire commune à tous, et exposee à un chascun: laquelle entre en un coeur avec beaucoup de passions, dont celles-cy l'estre en esmoy pour son amy, se condouloir avec luy, se mettre en peine et exposer en danger pour luy, ne sont pas difficiles à supporter à hommes libres et de gentile coeur: mais le dire du sage Chilon est veritable, lequel respondant à un qui se vantoit de n'avoir aucun ennemy, «Il semble doncques, respondit il, que tu n'ayes aussi point d'amy.» Car les inimitiez suyvent incontinent de pres les amitiez, et sont entrelassees avec elles. Ce n'est point tour d'amy de ne se ressentir pas d'une injure faitte à son amy, ou d'une honte à luy procuree, et de n'espouser point ses querelles: car les ennemis ont incontinent pour suspect l'amy de leurs ennemis, et le haïssent: et, au contraire, les amis bien souvent portent envie à leurs amis, et ont quelque jalousie de leur prosperité, et les distraient çà et là. Et comme l'oracle qui fut respondu à Timesias, touchant la nouvelle colonie qu'il vouloit aller peupler, l'appelle,
  C'est un exaim d'abeilles que tu meines,
  Qui deviendront tost guespes inhumaines:
aussi ceux qui cerchent un exaim, ou toute une ruchee, par maniere de dire, d'amis, ne se donnent de garde, qu'ils tombent en une guespiere d'ennemis: mais il y a ceste difference, que la souvenance vindicative du mal de l'ennemy péze beaucoup plus, que ne fait la memoire du bien de l'amy. Et qu'il ne soit vray, voyez comment Alexandre accoustra les familiers et amis de Philotas et de Parmenion, et Dionysius ceux de Dion, Neron ceux de Plautus, et Tibere ceux de Sejanus, qu'ils feirent tous mourir apres les avoir bien tourmentez à la gehenne. Tout ainsi comme les riches joyaux de sa fille et son precieux voile ne servirent de rien à Creon, mais le feu qui s'y prit et alluma soudainement, le brusla luy mesme quand il accourut, et la prit entre ses bras, tellement qu'il en mourut quand et elle: aussi il y en a qui n'ayans receu aucun bien de la prosperité de leurs amis, sont enveloppez en la ruine de leur adversité, et perissent quand et eux: ce qui advient principalement aux gens de lettres, et personnes d'honneur et de valeur, comme Theseus qui fut avec son amy Pirithous emprisonné et puny,
  Se trouva pris, et les deux pieds chargez
  D'autres liens que de cuyvre forgez.
Et Thucydide escrit, qu'en la grande pestilence qui fut à Athenes, les plus gens de bien, et qui plus faisoient profession de la vertu, furent ceux qui plus moururent avec leurs amis malades de peste, d'autant qu'ils ne s'espargnoient point, et alloient visiter et traitter ceux qui leur appartenoient. Et pourtant ne faut-il pas ainsi mettre la vertu en abandon, en la liant et attachant à toutes heures à d'autres, ains la reserver pour une communication reciproque à ceux qui en sont dignes, c'est à dire à ceux qui peuvent autant aimer et autant contribuer à la communauté: car cela est l'une des plus grandes contrarietez et oppositions qu'il y ait contre la pluralité d'amis, que l'amitié est comme une generation que se fait par conformité et similitude. Car veu que les creatures mesmes qui n'ont point d'usage de raison, qui les veut faire mesler avec celles qui ne sont pas de leur espece, il faut que ce soit à force, et par contraincte, d'autant qu'elles se couchent sur leurs genoux, et s'enfuyent arriere l'une de l'autre: là où au contraire, elles ont plaisir de se mesler avec leurs semblables, recevans volontiers, et avec toute douceur et facilité, celle communion: Comment est-il possible qu'il s'engendre une bonne amitié entre gens qui sont de moeurs toutes differentes, conditions toutes diverses, et façons de vivre tendantes à toutes autres fins? Car les accords de la musique, soit en voix ou en instruments, ont bien leurs consonances <p 105v>par contrarieté de sons, se formant ne sçay quoy de similitude et convenance du haut et du bas: mais en ceste consonance et armonie de l'amitié il n'y doit avoir du tout rien de dissemblable, ny d'inegal, ny de couvert et obscur, ains doit estre composee de toutes choses pareilles, de mesme volonté, mesme opinion, mesme conseil, et toute mesme affection, comme si ce n'estoit qu'une seule ame distribuee et departie en plusieurs corps. Et qui est l'homme ou si laborieux, ou si facile à transmuer en toutes façons, et à prendre tous visages, qui peust se former à tous patrons, et s'accommoder à tant de natures? Et non pas se mocquer du poëte Theognis qui nous commande,
  Aies le sens du poulpe, lequel teint
  Sa molle peau, puis d'un puis d'autre teint,
  Prenant couleur telle comme la roche
  Et la pierre est de laquelle il s'approche:
et toutefois encore les changements du poulpe ne profondent point au dedans, ains se font seulement en la superfice du cuyr, qui en se reserrant, ou relaschant, reçoit les defluxions des couleurs des corps dont il approche, là où les amitiez requierent, que les moeurs soient entierement conformes, les passions, les propos, les estudes, et vacations, et les inclinations. Or seroit-ce à faire à quelque Proteus, qui ne seroit pas trop heureux, ny trop homme de bien avec, ains qui par enchantement se transformeroit souvent, et en mesme instant, d'une figure en une autre, pource qu'il faudroit qu'avec ceux de ses amis qui seroient doctes et studieux il s'occupast à estudier et à lire, avec les luicteurs qu'il se poudrast pour se preparer à la luicte, qu'il chassast avec les chasseurs, qu'il s'enyvrast avec les buveurs, et qu'il briguast les offices avec les ambitieux, sans avoir aucune mansion de naturel propre à luy. Et tout ainsi comme les Philosophes naturels tiennent, que la substance sans figure ne couleur quelconque, qu'ils appellent la matiere premiere, est subjecte à toutes formes, et se tourne en toutes façons, de maniere que tantost elle brusle, tantost elle devient liquide, maintenant elle se tient rare, et puis elle s'espessit: aussi faudra-il qu'à ceste pluralité d'amis il y ait une ame subjecte qui soit de plusieurs conditions, de plusieurs affections, soupple et facile à changer d'une sorte en une autre. Et au contraire, l'amitié demande une nature ferme et constante, qui demeure tousjours en un mesme lieu et en une mesme façon de faire. Voyla pourquoy c'est chose rare et difficule à rencontrer, qu'un certain amy.

De la Fortune. C'est un brief Discours contre ce commun dire, Il n'y a qu'heur et malheur en ce monde.
TOUS faicts humains dependent de Fortune, Non de conseil, ny de prudence aucune, ce dit un vieux quolibet. Comment n'y a il doncques point de justice, non plus és affaires des hommes, ny d'equité, ny de temperance, ny de modestie? Et a-ce esté de fortune et par fortune qu'Aristides a mieux aimé demourer en sa pauvreté, combien qu'il fust en sa puissance se faire seigneur de beaucoup de biens: et que Scipion aiant pris de force Carthage, ne toucha, ny ne vit oncques rien de tout le pillage? Et fut-ce de fortune et par fortune que Philocrates aiant pris grosse somme d'or du roy Philippus achetta des putains et de precieux poissons? et que Lasthenes et Euthycrates <p 106r>trahirent la cité d'Olynthe, mesurans le souverain bien de l'homme à la volupté de leur ventre, et autres voluptez encores plus infames? Et fut-ce fortuitement qu'Alexandre fils de Philippus s'absteint luy-mesme de toucher aux femmes captives prises en la guerre, et chastia ceux qui les voulurent forcer? Et au contraire aussi, fut-ce par fortune, qu'Alexandre fils de Priam, à sa male destinee et malencontre coucha avec la femme de son hoste, qui l'avoit receu chez luy, at l'aiant ravie emplit des miseres et calamitez de la guerre l'Europe et l'Asie? Si toutes ces choses-là ont esté faictes par fortune, qui empeschera que lon ne die, que les chats, les boucs, et les singes sont aussi par fortune friands, luxurieux, et malfaisans? Mais au contraire aussi, s'il est certain qu'il y ait au monde de la justice, de la temperance, et de la vaillance, comment seroit il raisonnable de dire, qu'il n'y eust point de prudence? Et s'il y a de la prudence, comment pourroit on soustenir qu'il n'y eust point de conseil? car la temperance, comme aucuns disent, est une sorte de prudence, et la justice a besoing d'estre assistee de prudence: ou, pour mieux dire, nous appellons la sagesse et prudence, qui rend les hommes bons és voluptez, continence et temperance: et és dangers et travaux, patience et vaillance: et és contraux et maniement des affaires, legalité et justice. Parquoy si nous voulons que les effects de conseil et de sagesse soient attribuez à la fortune, il faudra donc que ceux de la justice, et ceux de la temperance, et ceux de la vaillance luy appartiennent aussi: voire que le desrobber, le couper bourses, et le paillarder procedera de la fortune: et brief, quittons tout le discours de nostre raison, et nous laissons du tout aller à la fortune, qui nous poulse, et nous chasse comme de la poulsiere, ou de la balle çà et là, à son plaisir. S'il n'y a doncques point de prudence, aussi n'y a il point de conseil aux affaires, ny de deliberation, ny d'inquisition de ce qui est utile: et resvoit doncques bien Sophocles quand il disoit,
  On trouve tout par soing et diligence,
  Et tout perit en fin par negligence.
Et un autre passage, où il divise les affaires des hommes, il dit,
  Ce qui se peult enseigner, je l'appren,
  Ce qui trouver, à le cercher me pren:
  Et ce qu'il fault que de-la-sus descende,
  En ma priere aux Dieux je le demande.
Car qu'est-ce qui se peut apprendre, et qu'est-ce qui se peut trouver par les hommes, s'il est ainsi que tout se face en ce monde par la fortune? quel Senat de ville, et quel conseil de Prince n'est ruiné et destruict, s'il est ainsi que toutes choses soient en la subjection et puissance de fortune? laquelle nous injurions, en l'appellant aveugle, nous soubmettans comme aveugles nous mesmes à elle: et bien le sommes nous certainement, si nous arrachans les yeux de la prudence, nous prenons une guide aveugle pour nous guider et conduire par la main ou cours de ceste vie. C'est tout autant comme si quelqu'un disoit, c'est fortune que tout le faict des voyans, non pas de la veuë ny des yeux esclairans, comme dit Platon: ou, c'est fortune que tout le faict des oyans, non pas une naturelle puissance de recevoir par l'oreille et le cerveau le coup de l'air frappé. Mais ce seroit à l'adventure bien fait, pourra dire quelqu'un, craindre de soubmettre le sentiment à la fortune: voire-mais la nature nous a donné la veuë, l'ouyë, le goust, l'odorement, et autres parties du corps, avec toutes leurs facultez et puissances, pour ministres de la sagesse et prudence: c'est l'entendement qui voit et qui oyt, tout le reste est sourd et aveugle. Et tout ainsi que s'il n'y avoit point de soleil, nous serions en une nuict perpetuelle, non obstans tous les autres astres et estoiles, comme dit Heraclitus: aussi non obstans tous les naturels sentiments, si l'homme n'avoit l'entendement et le discours de la raison, il ne differeroit en rien des bestes brutes en sa vie: mais maintenant ce n'est point par fortune, ny par <p 106v>cas d'adventure que nous le dominons et en sommes les maistres: car Prometheus, c'est à dire le discours de la raison, en est cause, qui nous a donné en recompense,
  Pour nous porter des asnes et chevaux,
  Des puissants boeufs pour aiser nos travaux,
ainsi que dit le poëte Aeschylus. Car au demourant la fortune, ou la nature, a esté à leur naissance plus favorable à plusieurs bestes brutes, qu'elle n'a esté à l'hommme, pour ce que les unes sont armees de cornes, et de dents, et d'aiguillons,
  Le Herisson est armé sur l'eschine
  Horriblement de mainte aigúë espine,
ce dit Empedocles: les autres sont vestues et chaussees d'escailles, de poil, d'ongles, et de cornes dures: l'homme seul, comme dit Platon, est abandonné de la nature tout nud, sans armes, sans chaussure, et sans vesture:
  Mais par un don tout cela s'addoulcit,
c'est par le don de la raison, du soing, et de la provoyance.
  Force de corps est en l'homme debile,
  Mais son esprit a le sens si habile,
  Qu'il donte tous les plus fins animaux
  Qui soient en mer, en terre, monts et vaux.
C'est un animal bien viste, et bien leger à la course, que le cheval, mais c'est pour l'homme qu'il court: le chien est courageux et aspre au combat, mais c'est pour garder l'homme: le poisson a beaucoup de chair, et le pourceau aussi, mais c'est pour servir de nourriture et de viande à l'homme. Qu'est-il plus grand, ny plus espouventable à voir qu'un Elephant? mais à la fin encore sert il de jouët à l'homme, et de spectacle de jeux et de feste: on luy fait apprendre à danser et à baller, et à faire la reverence. Si n'est pas en vain, sans utilité, que nous alleguons ces exemples là, ains à fin que par iceux nous cognoissions jusques où la prudence esleve l'homme, au dessus de qui elle le met, et avec quoy il surmonte et surpasse tout,
  Car pour luicter ou escrimer des poings,
  Ne pour courir du pied encore moins,
  Sommes nous gens où n'y ait que redire.
ains en toutes ces forces-là nous sommes plus malheureusement nez que les bestes, mais par experience, memoire, ruse et artific, nous nous en servons d'aucunes: nous chastrons les goffres des abeilles, nous tirons les pis des femelles, brief nous les pillons et saccageons quand nous les prenons: tellement qu'en tout cela il n'y a rien qu'on puisse attribuer à la fortune, ains procede le tout de bon sens et de provoyance. D'avantage les ouvrages des charpentiers sont faicts humains, si sont ceulx des tailleurs de pierre, des maçons et des statuaires, en tous lesquels nous ne voions rien qui soit fait casuellement ny fortuitement, au moins qui soit bien fait: et si d'adventure quelquefois à un bon ouvrier, tailleur de pierre ou maçon, il se rencontre quelque fortune, c'est en chose petite et legere, mais les plus grands de leurs ouvrages, et le plus grand nombre, sont achevez respectivement par leurs arts. Ce que donne à entendre un certain poëte par ces vers,
  Marchez avant vous tourbe manouvriere
  Qui adorez Minerve la guerriere,
  Mere des arts, fille de Jupiter,
  Avecques vos paniers à pain porter.
Car les mestiers et les arts ont pour leur patronne Minerve, qui s'appelle autrement Ergané, comme qui diroit, ouvriere et artisane, non pas la fortune. Bien recite lon de quelque certain peintre, qui peignant un cheval avoit bien rencontré au demourant, tant au portraict comme à la couleur, excepté que celle enfleure d'escume qui <p 107r>se concree à l'entour du mors quand il le ronge, et qui tombe de la bouche en soufflant, ne luy plaisoit point ainsi comme il l'avoit peinte, de sorte qu'il l'effacea par plusieurs fois, et à la fin de despit jetta son esponge sur le tableau tout ainsi qu'elle estoit pleine de toutes sortes de teintures: cest esponge venant à donner à l'endroit de la bouche de cheval, y imprima et representa merveilleusement bien ce qu'il falloit. Je ne sçache point que lon raconte autre chose artificielle advenir par cas de fortune. Les ouvriers usent par tout de regles, de lignes, de mesures, et de nombres, à fin qu'en tous leurs ouvrages il ne se trouve rien qui soit faict temerairement et à l'adventure: et lon dit que les arts sont comme de petites prudences, ou plus tost des ruisseaux et lambeaux d'icelle, departies par les necessitez de la vie humaine: ainsi comme les fables nous donnent couvertement à entendre, que depuis que Prometheus eust divisé le feu, une estincelle envola deçà, une autre delà: aussi les parties et fragments de la prudence departie et decoupee en plusieurs, sont devenues arts. C'est doncques chose merveilleuse, comment les arts n'ont rien de commun avec la fortune, pour attaindre et parvenir à leur propre fin: et que celle qui est la plus grande et la plus parfaitte de toutes, celle qui est le comble et le cyme de toute la louange et reputation de bonté que lon sçauroit donner à un homme, ne soit du tout rien. Et toutefois à tendre ou lascher les chordes d'un instrument, il y a une sagesse qui s'appelle musique: et à accoustrer les viandes y en a une autre, que nous nommons l'art de cuysiner: et à laver les draps et vestements, une autre qui se nomme le mestier de foulon: et puis nous enseignons aux enfans à se vestir et à se chausser, et à prendre la viande qu'on leur baille avec la main droitte, et avec la main gauche tenir leur pain, comme n'estans pas jusques à ces petites choses- là dependantes de la fortune, ains aians besoing d'advertance et de sollicitude. Et puis les choses qui sont les plus grandes, principales et plus necessaires pour rendre l'homme bien-heureux, n'useront pas de la prudence, et ne participeront pas de provoyance et du jugement de la raison? Et toutefois on ne voit point qu'il y ait personne si deprouveuë de jugement, que aiant destrempé de la terre avec de l'eau, la laisse là, attendant que fortuitement et casuellement il s'en face des briques: ny que aiant achetté de la laine et du cuir, il se seie dessus, priant la fortune de luy en faire des vestements et des souliers: ny que aiant amassé grosse somme d'or et d'argent, et grand nombre d'esclaves, ny pour avoir plusieurs portes fermees sur soy, ny pour monstrer des licts somptueusement et richement parez, ou des tables precieuses, s'il n'a quant-et-quant la prudence pour en bien user, qu'il estime que cela soit sa souveraine felicité, ne que cela luy apporte une vie heureuse sans douleur, et qui jamais ne se puisse changer. Il y eut quelquefois un, qui contestant avec le Capitaine Iphicrates, pour le cuyder convaincre de n'estre rien, luy demanda qui il estoit, «Car tu n'es ne picquier, ny archer, ny rondelier:» «Non, respondit Iphicrates, mais je suis celuy qui commande à tout cela, et qui les mets tous en besongne.» Aussi Prudence n'est point or, ny argent, ny gloire, ny richesse, ny santé, ny force, ny beauté: Qu'est-ce donc? c'est ce qui sçait bien user et se servir de tout cela, et par qui chascune de ces choses est plaisante, honorable et profitable: et au contraire, sans elle, desplaisante, nuisible et dommageable, destruisant et deshonorant celuy qui les possede. Certainement c'est dequoy sagement nous admoneste le poëte Hesiode, quand il fait que Prometheus conseille à son frere Empimetheus,
  Ne recevoir present que luy envoye
  Le Dieu de ciel, ainçois qu'il le renvoye.
entendant les biens exterieurs, et de la fortune: comme s'il eust voulu dire, Ne jouë point de la fleute, si tu n'entends rien en la musique: ne lis point, si tu ne sçais les lettres; ne monte point à cheval, si tu ne sçais bien t'y tenir: aussi tout de mesme, ne prochasse point d'office et de magistrat, si tu es un fol: ne cerche point d'estre riche, <p 107v>si tu es avaricieux: ne te marie point, si tu aimes autre femme. Car avoir des biens que lon ne merite point, donne occasion aux mal-advisez, ce dit Demosthene, de faire beaucoup de folies: et l'estre-heureux aussi plus que de raison, est occasion de devenir mal-heureux à ceulx qui ne sont pas sages.

De l'envie et de la haine.
IL semble qu'il n'y ait point de difference entre haine et envie, ains que ce soit tout un: car le vice, à parler en general, a plusieurs crochets, par le moyen desquels se remuant çà et là, il donne aux passions qui dependent de luy plusieurs prises et attaches, pour s'entrelasser les unes avec les autres, et comme des maladies compatissent aux inflammations les unes des autres, car autant est fasché de la prosperité d'autruy le mal-veuillant, comme l'envieux. Voyla pourquoy nous estimons que benevolence soit contraire à l'une et à l'autre, d'autant que c'est un vouloir-bien à son prochain: et que ce soit tout un le haïr que le porter envie, d'autant qu'ils ont intention contraire à l'aimer. Mais pour autant que les similitudes ne font pas tant un, comme les differences font autre et different, recerchons et examinons ces differences là, en commançant à la source mesme et origine d'icelles passions. La haine donques s'engendre en nos coeurs de l'imagination et apprehension que nous avons, que celuy que nous haïssons soit meschant, ou generalement envers tous, ou particulierement envers nous: car communément ceulx qui pensent avoir reçeu tort de quelqu'un sont disposez à le haïr, et autrement on hait et void-on mal-volontiers ceulx que lon sçait estre meschants et coustumiers d'outrager autruy, et porte lon envie seulement à ceulx que lon cognoist estre heureux: et pourtant semble il que l'envie soit indeterminee, ne plus ne moins que le mal des yeux qui s'offense de toute clarté et lueur: mais la haine est determinee, estant tousjours fondee et appuyee sur certains subjects au regard d'elle. Secondement le haïr s'estend jusques aux bestes brutes, comme il y en a qui naturellement haissent les chats et les mousches cantharides, les serpens, et les crapaus: et Germanicus ne pouvoit souffrir ny le chant ny la veuë d'un coq: et les Sages des Perses, qu'ils appelloient Magi, tuoient les rats et les souris, tant pource qu'ils les haïssoient eux, comme aussi pource qu'ils disoient que leur Dieu les avoit en horreur, car tous les Arabes et les Aethiopiens generalement les abominent: là où l'envier convient seulement à l'homme contre l'homme, et n'y a point d'apparence de dire qu'il s'imprime envie entre les animaux sauvages des unes contre les autres, d'autant qu'ils n'ont point d'imagination, ny d'apprehension, si un autre est heureux ou mal-heureux, ny ne sont point touchez de sentiment d'honneur ou deshonneur, qui est ce qui plus et principalement aigrit l'envie, là où ils se haïssent les uns les autres, se portent inimitiez, et s'entrefont la guerre les uns aux autres, comme desloyaux, et ausquels il n'ont point de fiance, comme les dragons et les aigles se guerroient, les chat-huants et les corneilles, les mauvis et les chardonnerets: tellement que lon dit qu'encore quand on les a tuez, leur sang ne se peult mesler ensemble, et qui plus est, si vous en meslez, encore s'escoulera il à part, en se separant l'un d'avec l'autre. Et est vraysemblable que la haine qui est entre le lion et le coq procede de la peur, comme aussi entre l'Elephant et le pourceau, car volontiers ce que les animaux craignent, ils le haïssent: de maniere qu'encore en cela se peult assigner difference <p 108r>entre la haine et l'envie, d'autant que la nature des animaux en reçoit bien l'une, et non pas l'autre. Et puis on ne peult estre envieux du bien d'autruy justement, car pour estre heureux lon ne fait point de tort à personne, et neantmoins c'est pour cela que lon est envié, là où au contraire plusieurs sont haïs justement, comme ceux que nous appellons [...] dignes de la haine publique, et ceux qui ne les fuyent, ne les detestent, et ne les abominent: dequoy on peult prendre pour signe, qu'il y en a qui confessent bien en haïr plusieurs, mais ils disent qu'ils ne portent envie à personne, car la haine des meschants est une qualité d'homme de bien. Auquel propos on recite que Charillus, nepveu de Lycurgus, et Roy de Laced@emone, estoit homme fort doulx et debonnaire: dequoy quelques uns le louans, son compagnon en la royauté leur respondit, «Et comment seroit il bon, quand il n'est pas mauvais aux meschants?» Et Homere descrivant la laideur et deformité du corps de Thersites, la depeint et figure par plusieurs parties de sa personne, et par plusieurs circonlocutions, mais la malice de ses moeurs, et perversité de sa nature, fort briefvement, et en une seule sorte,
  Haï estoit de Pelides bien fort,
  Et Ulysses luy vouloit mal de mort.
comme estant une extréme meschanceté d'estre ainsi haï de plus gens de bien. Et puis on nie fort et ferme que lon soit envieux, et quand on en est convaincu manifestement, alors on pretend mille couvertures et excuses, disant que lon est courroucé à celuy à qui on porte envie, ou que lon le craint, ou bien que lon le hait, mettant au devant de ceste passion d'envie tout autre nom, pour la cuider cacher & couvrir, comme estant celle passion la seule maladie de l'ame que lon doit dissimuler. Il est doncques force que ces deux passions soient nourries, entretenus et augmentees, comme des plantes, de mesmes moyens, attendu mesmement que elles succedent l'une à l'autre: toutefois nous haïssons plus ceulx que nous voyons plus s'advancer en meschanceté, et portons envie à ceulx qui passent plus avant en vertu: et pourtant Themistocles estant encore jeune homme, disoit, «qu'il n'avoit encore rien fait de notable, par ce que personne ne luy portoit envie.» Car ainsi comme les mousches cantharides s'attachent principalement au plus beau bled, et aux roses plus espanouies, aussi l'envie se prent ordinairement aux plus gens de bien, et aux personnages qui ont plus de gloire ou plus de vertu: au contraire, les meschancetez extremes augmentent la haine contre les meschans. Qu'il soit vray, les Atheniens eurent en telle haine et abomination les malheureux qui par calomnie feirent mourir Socrates, qu'ils ne leur daignoient pas allumer du feu, ny leur respondre quand ils leur demandoient quelque chose, ny se laver aux estuves quant et eux, ains commandoient aux serviteurs qui versoient l'eau, de jetter toute celle où ils s'estoient lavez, comme estant pollue et contaminee, de peur d'avoir rien commun avec eux, jusques à tant que ne pouvans plus supporter celle grande haine publique qu'on leur portoit, ils se pendirent et estranglerent eux-mesmes: là où bien souvent l'excellence de vertu, et de gloire et honneur esteint l'envie: car il n'est pas vray-semblable qu'aucun portast envie à Cyrus ny à Alexandre, depuis qu'ils se furent faicts seigneurs et maistres du monde: ains comme le Soleil, quand il est droit à plomb dessus le sommet de quelque chose que ce soit, il ne laisse point d'ombre, ou s'il en laisse, elle est fort courte et petite, pour ce qu'il espand sa lumiere par tout: aussi quand les prosperitez d'un homme sont parvenus à une tresgrand hauteur, et qu'elles sont au dessus de l'envie, alors elle se retire et se restraint, se voyant toute esclairee et enluminee: là où au contraire, la grandeur de la fortune ou puissance des mal-voulus, ne relasche et diminue point la malveuillance que leurs haineux et malveuillans leur portent: qu'il soit ainsi, Alexandre, n'eut pas un envieux, mais plusieurs ennemis et <p 108v>malveuillans, par lesquels à la fin il fut tué proditoirement. Semblablement aussi les adversitez sont bien cesser les envies, mais les inimitiez non: car les hommes haïssent tousjours leurs ennemis, encore qu'ils soient ravallez par calamitez, là où il n'y a personne qui porte envie à un malheureux, ains est veritable un mot que dit l'un des Sophistes de nostre temps, «Que les hommes envieux sont bien aises d'avoir pitié.» Tellement que c'est une des plus grandes differences qu'il y ait entre ces deux passions, que la haine ne se depart jamais de ceulx, sur lesquels elle est une fois ancree, ny en bonne, ny en mauvaise fortune, là où l'envie s'esvanouit fort en l'extremité de l'un et de l'autre. D'avantage encore pourrons nous mieux descouvrir ceste difference par les contraires: car on cesse les haines, inimitiez, et malveuillances quand on est persuadé que lon n'a receu aucun tort, ou que lon prend opinion que ceux que lon haïssoit comme meschants, sont devenus gens de bien, ou pour le troisiéme, quand on a receu d'eux quelque plaisir: car la grace d'un plaisir suivant, faitte à propos, comme dit Thucydides, encore qu'elle soit moindre, si elle est faitte en temps opportun, dissoult bien souvent une plus griefve injure precedente. Et de ces trois causes-là, la premiere n'efface point l'envie, car encore qu'ils soient dés le commancement persuadez de n'avoir point receu de tort, ils ne laissent pas de porter envie: et les deux autres l'irritent et l'aigrissent encore d'avantage, car ils portent encore plus d'envie à ceux qu'ils estiment gens de bien: car encores qu'ils reçoivent du bien et plaisir des autres bienheureux, ils en sont marris, et ne laissent pas de leur porter envie, et pour leur felicité, et pour leur bonne volonté, d'autant que l'un procede de vertu, et l'autre de bonne fortune, et l'une et l'autre est bonne chose. Parquoy il faut conclure, que l'envie est une passion diverse de la haine, puis qu'il est ainsi que l'une s'irrite et s'aigrit de ce dont l'autre addoulcit. D'avantage considerons un peu la fin, le but et l'intention de l'une et de l'autre, car l'intention de malveuillant et haineux est de malfaire à celuy qu'il hait: et definit on ainsi ceste passion, que c'est une disposition et volonté qui espie l'occasion de faire mal à autruy: mais cela au moins n'est point en l'envie, car il y en a plusieurs qui portent envie à auxuns de leurs parents et de leurs compagnons, lesquels neantmoins ils ne voudroient pas voir perir ny tomber en griefve calamité, mais seulement ils sont marris de les voir en prosperité, et empeschent s'ils peuvent, leur gloire et leur splendeur: toutefois ils ne leur voudroient pas procurer, ny souhaitter des maulx irremediables, ny des miseres extrémes, ains se contentent seulement de resequer et abbaisser leur hauteur, comme d'une maison ce qui descouvre de trop loing.

<p 109r>Comment on pourra recevoir utilité DE SES ENNEMIS.
JE VOY que tu as esleu, Seigneur Cornelius Pulcher, la plus doulce voye qui soit en l'entremise du gouvernement des affaires publiques: en laquelle estant grandement utile au public, tu te monstres tres gracieux et tres-courtois en privé à ceux qui vont parler à toy. Mais pour autant que lon peult bien trouver un païs où il n'y ait point de beste venimeuse, ainsi comme lon escrit de Candie: mais de gouvernement et de maniement d'affaires qui ne porte point d'envie, ny de jalousie et d'emulation, que sont passions fort promptes à engendrer inimitiez, jusques icy il n'en a point esté: pource que, quand il n'y auroit autre chose, les amitiez mesmes nous embrouillent et enveloppent en des inimitiez, ce que le sage Chilon aiant tresbien entendu, demanda à un qui se vantoit de n'avoir point d'ennemis, s'il n'avoit point aussi d'amis. Il me semble qu'un homme d'estat et de gouvernement, entre autres choses qu'il doit bien avoir estudiees, doit aussi sçavoir que c'est que des ennemis, et diligemment escouter ce que dit Xenophon, «Que l'homme prudent et sage sçait tirer profit et utilité de ses ennemis.» Et pourtant aiant recueilly en un petit traité ce qu'il me vint n'agueres en pensee de dire en discourant sur ceste matiere, je te l'ay envoyé aux mesmes termes: aiant eu l'oeil, le plus qu'il m'a esté possible, à ne repeter rien de ce que j'avois paravant escrit és preceptes du gouvernement de la chose publique, pource qu'il me semble que je t'en voy souvent le livre en la main. Les premiers anciens se contentoient de n'estre point blessez ny offensez des bestes farouches et sauvages, et estoit cela la fin de tous les combats qu'ils avoient contre elles: mais ceux qui sont venus depuis, aians appris à en user, non seulement se gardent bien d'en recevoir du dommage, mais qui plus est, en sçavent tirer du profit, se nourrissans de leurs chairs, se vestans de leur laine et de leur poil, se medecinans de leur fiel et de leur presure, et s'armans de leurs cuyrs: tellement que desormais il est à craindre que venans les bestes à defaillir à l'homme, sa vie n'en deviennne sauvage, pauvre et necessiteuse. Puis que doncques il est ainsi, que les autres hommes se contentent, et leur suffit de n'estre point offensez par leurs ennemis, et que Xenophone escrit, que les sages reçoivent profit de leurs adversaires, il n'est pas raisonnable que nous le descroyons, mais il nous faut cercher l'art et le science de pouvoir atteindre à ce bien là, au moins à ceulx, à qui il est impossible de vivre sans ennemis. Le laboureur ne peult pas domestiquer toute sorte d'arbres, ny le veneur apprivoiser toutes especes de bestes: et pourtant ont-ils cerché d'autres moyens et d'autres usages de se valoir les uns des plantes steriles, et les autres des animaux sauvages. L'eau de la mer est salee et mauvaise à boire, mais elle nourrit les poissons, et est voicture propre à porter ce que lon veut, et à aller par tout. Le Satyre voulut baiser et embrasser le feu la premiere fois qu'il le veit: mais Prometheus luy crya, «Boucquin, tu pleureras la barbe de ton menton, car il brusle quand on y touche:» mais il baille lumiere et chaleur, et un instrument servant à tout artifice, prouveu que lon en sçache bien user. Aussi considerons si l'ennemy, qui est au reste mal-faisant, et bien difficile à accointer et manier, auroit point quelque endroict par lequel on le peust aucunement toucher, si lon s'en pourroit point servir à aucune chose, et en tirer quelque profit: car il y a bien d'autres choses et beaucoup, qui sont fort odieuses, fascheuses et ennuyeuses à ceux à qui elles arrivent, mais neantmoins vous voyez que les maladies du corps ont servy à quelques <p 109v>uns d'occasion de vivre en loisir, hors d'affaires et en repos: et les travaux qui se sont par fortune presentez à d'autres, les ont si bien exercitez, qu'ils en sont devenus plus robustes et plus forts. Qui plus est, l'estre banny hors de son païs, et avoir perdu tous ses biens, ont donné le moyen à quelques autres de s'addonner à l'estude et à la philosophie, comme feirent jadis Diogenes et Crates: et Zenon mesme aiant entendue que sa navire s'estoit brisee et perie en mer, ne feit que dire, «Tu fais bien, Fortune, de me reduire à la robbe d'estude.» Car ainsi comme les plus sains animaux, et qui ont les estomacs plus robustes, digerent les serpens et les scorpions qu'ils avallent: voire qu'il y en a quelques uns qui se nourrissent de pierres et d'escailles et coquilles, lesquelles ils cuysent et convertissent en aliment, pour la force et vehemente chaleur de leurs esprits: là où ces delicats, flouets et maladifs ont envie de vomir, quand ils prennent seulement du pain et du vin: aussi les fols gastent et corrompent s amitiez, là où les sages sçavent user opportunément, et tirer des commoditez mesmes des inimitiez. En premier lieu doncques, il me semble que ce qui est en l'inimitié le plus dommageable pourra devenir le plus profitable, qui y voudra bien prendre garde. Et qu'est-ce que cela? c'est que ton ennemy veille continuellement à espier toutes tes actions, et fait le guet à l'entour de ta vie, cerchant par tout quelque moyen de te surprendre à descouvert, pour avoir prise sur toy, ne voiant pas seulement à travers les chesnes, comme faisoit Lynceus, ou à travers les pierres et les tuyles, mais aussi à travers un amy, à travers un serviteur domestique, et à travers tous ceux avec qui tu auras familiere conversation, pour descouvrir, autant qu'il luy sera possible, ce que tu feras, sondant et fouillant tout ce que tu delibereras, et que tu proposeras de faire. Car il advient souvent que noz amis tombent malades, voire qu'ils meurent, que nous n'en sçavons rien, pendant que nous differons de jour à jour à les aller visiter, ou que nous n'en tenons compte: mais de nos ennemis, nous en recerchons curieusement jusques aux songes. Les maladies, les debtes, les mauvais mesnages avec leurs propres femmes sont plus tost incogneus à ceux à qui ils touchent que non pas de l'ennemy: mais principalement s'attache-il aux fautes, et est-ce que plus il recerche à la trace. Et tout ainsi que les vaultours volent à la senteur des corps pourris et corrompus, et n'ont aucun sentiment de ceux qui sont sains et entiers: aussi les parties de nostre vie qui sont mal saines, mauvaises et gastees, sont celles qui plus esmeuvent nostre ennemy: c'est là que sautent incontinent ceux qui nous haïssent, c'est ce qu'ils harassent et qu'ils deschirent. Et c'est cela qui plus nous profite, en nous contraignant de vivre regleement, et prendre bien garde à nous, sans dire ne faire rien negligemment, à l'estourdie, ny imprudemment, ains conserver tousjours nostre vie comme en estroitte diette irreprehensible: car ceste reservee caution reprimant les violentes passions des nostre ame, et contenant la raison au logis, engendre une accoustumance, une intention et volonté de vivre honnestement et correctement. Car ainsi comme les citez qui par guerres ordinaires avec leurs proches voisins, et continuelles expeditions d'armes, ont appris à estre sages, aiment les justes ordonnances, et le bon gouvernement: aussi ceux qui par quelques inimitiez ont esté contraints de vivre sobrement, et se garder de mesprendre par negligence, et par paresse, et faire toutes choses utilement et à bonne fin, ceux-là ne se donnent de garde, que la longue accoustumance, petit à petit, sans qu'ils s'en apperçoivent, leur apporte une habitude de ne pouvoir plus pecher, et embellit leurs moeurs d'innocence, pour peu que la raison y mettre la main: car ceux qui ont tousjours devant les yeux ceste sentence,
  Le Roy Priam et ses enfans à Troye
  Certainement en meneroient grand joye,
cela les divertit et destourne bien des choses dont les ennemis ont accoustumé de se <p 110r>resjouïr et de se mocquer. Et puis nous voions bien souvent les chantres et musiciens és theatres, et toute autre telle maniere de gens qui servent à faire des jeux, tous languissans, nonchallans, et non point deliberez, ny faisans tout leur effort de monstrer ce qu'ils sçavent quand ils jouënt à par eux: mais quand il y a emulation et contention à l'envy contre d'autres, à qui sera le mieux, alors non seulement ils se preparent eux-mesmes plus attentifvement, mais aussi leurs instruments, tastans les chordes plus diligemment, les accordans, et entonnans leurs fleutes. Celuy donc qui sçait qu'il a son ennemy pour emulateur se sa vie, concurrent d'honneur et de gloire, prent de plus pres garde à soy, considere circonspectement toutes choses, et ordonne mieux ses moeurs et sa vie. Car cela est une des proprietez du vice, avoir plus tost honte des ennemis que des amis, quand on peche. Et pourtant Scipion Nasica, comme quelques uns dissent et estimassent que les affaires des Romains estoient desormais en toute seureté, estans les Carthaginois qui leur souloient faire teste du tout ruinez, et les Acheïens subjuguez: mais au contraire, dit-il, c'est à ceste heure que nous sommes en plus grand danger, aians tant faict que nous avons osté tous ceux que nous devions reverer, et tous ceux que nous pouvions craindre.» Adjoustez y d'avantage une response de Diogenes fort sage, et digne d'un homme d'estat, à quelqu'un qui luy demanda, «Comment me pourray-je bien venger de mon ennemy?» «En te rendant, dit-il, toy-mesme vertueux et homme de bien.» Si lon voit les chevaux de son ennemy prisez et louez, ou ses chiens bien estimez, on en est marry: si lon voit ses terres bien labourees, son jardin bien en ordre et bien verdoiant, on en souspire: Que pense-tu donc qu'il fera, quand il verra que tu te monstrera toy-mesme homme juste, sage, bon, en paroles bien advisé, en faicts net et entier, et honneste en ton vivre?
  Cueillant le fruict du sillon de prudence
  Profond empraint dedans sa conscience,
  Duquel on voit germer incessamment
  Sages conseils, pleins de tout ornement.
Le poëte Pindare dit, que ceux qui sont vaincus, ont la langue liee de silence, mais non pas simplement, ne tous, ains ceux qui se sentent vaincus par leurs ennemis en diligence, en bonté, en magnanimité, en humanité, en bienfaicts: c'est cela qui empesche la langue, qui ferme la bouche, qui serre le gosier, et fait taire les hommes, comme dit Demosthenes: mais toy ne ressemble pas aux mauvais, car il est en toy de ce faire. Si tu veux faire grand desplaisir à celuy qui te hait, ne l'appelle pas bougre, ny paillard, ny ruffian, ny bouffon, ny chiche ou avaricieux, mais donne ordre que tu sois toy-mesme homme de bien, chaste, veritable, porte toy courtoysement et justement envers ceux qui auront affaire à toy: et si d'adventure il t'eschappe de luy dire quelque injure, donne toy bien garde d'approcher puis apres aucunement des vices que tu luy reproches en l'injuriant: entre au dedans de ta conscience, considere s'il y a rien de pourry, de gasté et de vicié en ton ame, de peur que lon ne puisse rendre le change à ton vice, en luy respondant le reproche pris d'une Trag@edie,
  Tout ulceré il veult guarir les autres.
Au contraire, si ton ennemy t'injurie, en t'appellant ignorant, augmente ton labeur, et prens plus de peine à estudier: s'il t'appelle couard, excite la vigueur de ton courage, et te monstre plus homme: s'il t'appelle luxurieux ou paillard, efface de ton ame s'il y a aucune trace cachee de volupté: car il n'est rien si laid qu'une injure qui se retourne contre celuy qui la dit, ne qui desplaise et griefve plus. Comme il semble que la reverberation d'une lumiere offense plus les yeux malades, aussi font les blasmes qui sont retorquez et renvoyez par la verité contre le blasonneur: car ainsi comme lon dit, que le vent Cecias, la galerne, tire à soy les nuës, aussi la mauvaise vie <p 110v>tire à soy les injures. Et pourtant Platon, toutes les fois qu'il s'estoit trouvé present à voir faire à d'autres hommes quelque chose de mal-honneste, en se retirant à part, il souloit dire en soy-mesme, «Ne ressemble-je point en quelque chose à cela?» aussi celuy qui a injurié et blasmé la vie d'un autre, si tout aussi tost il s'en va regarder et examiner la sienne propre, et la reformer et raccoustrer, en se redressant et retournant en mieux, il recevra quelque utilité de son injurier, qui autrement semble estre, et est veritablement, vain et inutile. On ne se sçauroit garder de rire s'il y a un homme chauve ou bossu qui reproche à d'autres ces imperfections-là du corps: aussi est-ce à la verité chose digne de mocquerie, blasmer ou injurier un autre de ce dont on peult estre mocqué et injurié soymesme. Comme respondit Leon le Byzantin à un bossu qui se mocquoit de luy à cause qu'il avoit mauvaise veuë, «Tu me reproches, dit-il, une imperfection de nature, et tu portes la vengeance divine sur ton dos.» Parquoy tu ne reprendras jamais un adultere estant toy-mesme un putier, ny un prodigue estant chiche: comme Alcm@eon reprocha à Adrastus,
  Frere germain tu es d'une meschante,
  Qui son mary tua de main sanglante:
que luy respond Adrastus? il ne luy reproche point le crime d'autruy, ains le sien propre,
  Et toy tu as, parricide inhumain,
  Ta propre mere occise de ta main.
Et Domitius reprocha un jour publiquement à Crassus, «N'est-il pay vray, que t'estant morte une lamproye que tu nourrissois par delices en un vivier, tu en pleuras» Et Crassus luy repliqua sur le champ, «N'est-il pas vray, que aiant porté trois femmes tiennes en terre, jamais tu n'en pleuras?» Il ne faut pas, comme le vulgaire pense, que pour injurier autruy on soit bien né, ny que lon ait la voix forte, ou que lon soit éhonté, ains tel que lon ne puisse estre injurié ny taxé d'aucun vice: car il semble qu'Apollo n'adresse à personne tant cestuy sien commandement, «Cognoy toy-mesme,» qu'à celuy qui veult blasmer ou injurier autruy, de peur qu'il ne leur advienne qu'en disant à autruy ce qu'ils veulent, ils oyent qu'autruy leur die ce qu'ils ne veulent pas: pource qu'il advient ordinairement, ce dit Sophocles, que
  Qui laisse aller sa langue injurieuse
  A reprocher qualité vicieuse
  De son bon gré vainement à autruy,
  Le mesme il oyt puis apres malgré luy.
Voyla ce qu'il y a d'utile et de profitable à injurier autruy: mais il n'y en as pas moins à estre injurié, repris et blasmé de ses ennemis: et pourtant ne fut-ce pas mal dit à Diogenes, que pour sauver un homme il faut qu'il ait ou de bons amis, ou d'aspres ennemis: pour ce que ceux-là par bonnes remonstrances, et ceux cy par outrageuses injures, le retireront de mal faire. Et pour ce que maintenant l'amitié a la voix fort gresle et foible à remonstrer franchement à son amy, et qu'au contraire la flaterie d'icelle est grande babillarde à louër, et muette à reprendre, il nous reste d'ouïr la verité de nos faicts par la bouche de nos ennemis, ne plus ne moins que Telephus, à faut de medecin amy, fut contrainct de soubmettre son ulcere au fer de la lance de son ennemy: aussi ceux qui n'ont point de bienveuillans qui les osent reprendre librement de leurs fautes, il est force qu'ils endurent patiemment la parole de leur malveuillant ennemy, qui les chastie et reprenne de leur vice, ne prenant pas tant garde à l'intention de celuy qui le dit, qu'au faict duquel il mesdit. Car ainsi comme celuy qui avoit entrepris de tuer Prometheus le Thessalien, luy donna de l'espee si grand coup sur son apostume, qu'il la luy couppa en deux, et luy sauva par ce moien la vie, l'apostume estant crevee: aussi bien souvent une injure ditte par courroux, ou par malveuillance, est cause de guarir un mal incogneu, ou duquel on ne faisoit compte. Mais <p 111r>la plus part de ceux qui se sentent injuriez, ne regardent pas si le vice qu'on leur obiice est en eux, mais s'il y en a point quelque autre en celuy qui le leur obiice: et comme les luicteurs ne secouënt pas la poulciere dont ils sont saupoudrez, si ne font-ils pas eux les injures dont ils sont diffamez, ains s'entrepoudrent l'un l'autre, et puis en se saboulant s'entresouillent et s'entresalissent l'un l'autre: là où il faudroit que celuy qui se sent injurié de son ennemy, taschast d'oster plus tost le vice dont il seroit diffamé, que non pas la tache de sa robbe qu'on luy auroit monstree. Et encore que lon eust dit injure qui ne fust pas veritable, si faudroit-il neantmoins recercher l'occasion dont pourroit estre procedé un tel opprobre, se donner de garde et craindre, qu'en n'y pensant pas, on eust commis aucun peché semblable, ou approchant de celuy que lon auroit obiicé. Comme Lacydes le Roy des Argiens, pource qu'il portoit sa perruque curieusement accoustree d'une certaine sorte, et que son alleure estoit trop molle et delicate, fut souspeçonné d'estre impudique: si fut bien Pompeïus, pour ce que quelquefois il grattoit sa teste d'un doigt seulement, combien qu'il fust fort esloigné d'estre lascif ny effeminé. Et Crassus fut accusé de converser charnellement avec l'une des religieuses vestales, pource qu'il avoit envie de recouvrer d'elle un beau lieu de plaisance qu'elle avoit, et pour ceste cause parloit souvent à elle à part, et luy faisoit la court: et une autre vestale, nommee Posthumia, pour ce qu'elle rioit trop facilement, et parloit un peu trop librement avec les hommes, fut tellement mescreuë de forfaire à son honneur, que son proces criminel luy en fut faict, par lequel elle fut absoulte: «Mais le souverain Pontife Spurius Minucius, en luy prononceant sa sentence d'absolution l'admonesta, de n'user plus desormais de paroles moins honnestes que sa vie.» Themistocles semblablement, encore qu'il en fust innocent, vint en souspeçon d'avoir esté traistre à la Grece, d'autant qu'il avoit amitié avec Pausanias, qu'il luy escrivoit souvent, et envoyoit souvent devers luy. Quand doncques on aura dit quelque chose qui ne sera pas veritable, il ne le faudra pas mespriser ny contemner, pour ce que lon sçaura bien qu'il sera faux, ains faudra examiner et enquerir, que c'est que nous aurons dit ou fait, ou nous, ou quelqu'un de deux que nous aimons, ou avec qui nous hantons, qui ait peu bailler aucune verisimilitude à la calomnie controuvee, car si les inconveniens de fortune adversaire enseignent aux autres ce qui leur est utile, comme Merope dit un une trag@edie,
  Fortune aiant pour son salaire pris
  Ce qui m'estoit de plus cher et grand pris,
  M'a enseigné d'estre cy apres sage:
qui nous empeschera d'user d'un maistre que ne couste rien, c'est un ennemy, pour apprendre ce qui nous peut grandement profiter, et que nous ne sçavons pas: car un ennemy sent beaucoup de choses plus promptement que ne fait un amy, pourautant que l'amant, ainsi que dit Platon, est aveugle à l'endroit de ce qu'il aime, là où en celuy qui nous hait, outre la curiosité qu'il a de recercher nos imperfections, il a encore l'envie de les dire et publier. Il y eut un des ennemis de Hieron, qui en querellant luy reprocha qu'il avoit l'halene puante: parquoy si tost qu'il fust arrivé en son logis, il en tansa sa femme, luy disant: «Et comment, pourquoy ne m'en avez vous adverty?» Elle, qui estoit simple et chaste, luy respondit, «Je pensois que tous hommes sentissent ainsi.» Voyla comment nous sçavons plus tost les choses qui sont grossieres, corporelles, et notoires à tout le monde, par nos ennemis, que par nos familiers et amis. Oultre cela il n'est pas possible de contenir sa langue, qui n'est pas petite partie de la vertu, et la rendre tousjours obeïssante et subjette à la raison, sans avoir de tout poinct donté et asservy par exercitation, par labeur et longue accoustumance, les plus mauvaises passions de l'ame, comme la cholere: car une parole qui eschappe contre la volonté, que lon voudroit bien retenir, comme dit Homere,
<p 111v>   Un mot volé hors du pourpris des dents.
et les propos qui sortent de la bouche d'eux mesmes fortuitement, adviennent le plus souvent, et principalement aux esprits qui ne sont pas bien mattez et bien exercitez, qui glissent et s'escoulent par une impuissance de cholere, un entendement non rassis, et une trop licentieuse façon de vivre: et puis pour une parole, qui est la plus legere chose du monde, ainsi que dit le divin Platon, et les Dieux et les hommes leur font payer une tresgriefve et trespesante peine: là où le silence non seulement n'altere point, comme dit Hippocrates, mais aussi n'est point subject à rendre compte, ny à payer amende, mais qui plus est en tolerance d'injures, y a ne sçay quoy de la gravité de Socrates, ou plus tost de la magnanimité d'Hercules, s'il est vray ce que dit le poëte,
  Il ne faisoit de paroles hargneuses
  Non plus de cas que de mousches fascheuses.
Il n'y a doncques rien plus grave ne plus beau, que d'ouir un ennemy injurieux, disant injure, sans aucunement s'en passionner,
  Ainsi qu'au long d'un haut bruyant rocher
  Sans s'esmouvoir navigue le nocher.
Mais encore est-ce plus grand exercice de patience, s'accoustumer à ouir sans mot dire son ennemy mesdire et injurier, car y estant accoustumé vous supporterez facilement le courroux de vostre femme qui tansera, et endurerez sans vous troubler les paroles d'un amy, ou bien d'un frere, un peu trop aspres et trop aigres: et s'il advient que pere ou mere vous tansent ou vous battent, vous le souffrirez aiseement, sans vous en alterer ny courroucer. Car Socrates s'accoustumoit à supporter en sa maison sa femme Xantippe, qui estoit cholere, et avoit mauvaise teste, à fin que plus aiseement et patiemment il conversast avec les autres: mais il vaut beaucoup mieux exerciter et accoustumer sa cholere à demourer quoyë, et à ne se point esmouvoir, ny perdre patience en s'oyant outrager par les brocards, injures, reproches, outrages, courroux et malignitez des ennemis et estrangers, que non pas de ses domestiques. Voyla comment on peut monstrer mansuetude et patience és inimitiez, mais simplicité, magnanimité et bonté, se peuvent mieux faire veoir és amitiez: «Car il n'est pas tant honneste faire bien à ses amis, comme deshonneste de ne les secourir pas quand ils en ont besoing.» Laisser à prendre vengeance de son ennemy, quand l'occasion s'en presente, c'est humanité, mais avoir compassion de luy, quand il est tombé en adversité, le secourir quand il nous en requiert, monstrer une bonne volonté envers ses enfans, et affection de secourir sa maison estant en affliction, celuy qui n'aime ceste benignité, et ne louë ceste bonté,
  A le coeur de noire teinture,
  Battu d'acier à trempe dure,
  Ou bien forgé de diamant.
C@esar commanda que les statues erigees à l'honneur de Pompeïus, aians esté abbatues, fussent redressees: dequoy Ciceron le louant, luy dit, «En relevant les images de Pompeïus, C@esar, tu as affermy les tiennes.» Et pourtant ne faut-il point etre chiche de louange et d'honneur à l'endroit de son ennemy, quand il a fait choses qui justement le merite, car cela rapporte plus grande louange à celuy qui la donne: et s'il advient aussi au contraire qu'on le blasme, l'accusation en a bien plus de foy, comme procedant non de la haine de la personne, mais de la reprobation de son faict. Mais ce qui est encore plus utile et plus beau que tout cela, c'est que celuy qui se sera accoustumé à louer ses ennemis bienfaisants, et à n'estre point marry ny desplaisant quand quelque prosperité leur adviendra, plus il le fera, et plus il s'esloignera de ce vilain vice de porter envie à la bonne fortune de ses amis, ny à ses familiers acquerans honneur. Et y a il <p 112r>exercitation au monde qui peust apporter une plus profitable habitude à nos ames, ou une disposition meilleure, que celle qui luy oste ceste perverse emulation de jalousie, et ceste inclination à l'envie? Car tout ainsi comme en une cité il y a plusieurs choses necessaires, mais mauvaises pourtant, lesquelles depuis qu'elles ont une-fois pris pied et force de loy par coustume, il est bien mal-aisé de les oster, encore qu'elles facent du dommage: aussi l'inimité introduisant en nostre coeur quand et elle la haine, l'envie, la jalousie, l'aise du mal d'autruy, et la souvenance des offenses passees, elle les y laisse encore apres qu'elle en est sortie: et outre ces vices-là, la finesse encore, la tromperie, l'embusche, l'aguet et surprise, qui ne semblent pas estre mauvaises, ny injustes contre l'ennemy, depuis qu'elles y sont une fois imprimees, y demeurent fichees, sans que jamais lon s'en puisse desfaire, de sorte que lon vient à en user contre les amis mesmes, si lon ne s'en donne de garde contre les ennemis. Si doncques Pythagoras faisoit sagement de s'accoustumer jusques aux bestes brutes à s'abstenir de cruauté et d'injustice, en prisant les oyseleurs et preneurs d'oyseaux de les laisser aller apres qu'ils les avoient pris, et achettant les traicts de rets des pescheurs, et puis leur commandant de les rejetter en la mer, et interdisant de tuer aucune beste privee: Il est certainement beaucoup plus venerable et plus digne és querelles, debats et contentions que lon a contre les hommes, qu'un genereux ennemy, juste, et non point traistre, reprime les meschantes, malicieuses, lasches et cauteleuses passions de l'ame, et les mette soubs les pieds, à fin que puis apres és affaires qu'il aura à demesler et traicter avec ses amis, elles ne bougent et s'abstiennent de faire aucun tour de finesse et de tromperie. Scaurus estoit ennemy et accusateur de Domitius, et y eut un des serviteurs dudit Domitius, qui avant le jugement du procés s'en alla devers luy, disant qu'il luy vouloit descouvrir quelque chose qu'il ne sçavoit pas, laquelle luy serviroit en son plaidoyer contre son maistre: Scaurus ne le voulut point ouir parler, ains le feit prendre, et le renvoya lié et garroté à son maistre. Caton le jeune accusoit Mur@ena, d'avoir corrompu et achetté les voix du peuple, pour parvenir au consulat, et alloit recueillant çà et là les preuves, et selon la coustume des Romains, il y avoit de la part de l'accusé des gardes qui le suivoient partout, regardans et observans ce qu'il faisoit pour l'instruction de son procés: ces observateurs luy demandoient bien souvent s'il recercheroit rien ce jour-là, et s'il negocieroit rien appartenant son accusation: s'il disoit que non, ils luy adjoustoient telle foy, qu'ils s'en alloient. Or et bien cela un indice tres-grand de l'opinion que lon avoit de sa justice: mais encore plus grand et plus beau tesmoignage est il de ce, que si nous nous accoustumons à user de la justice envers les ennemis mesmes, jamais nous ne nous porterons injustement, finement, ny cauteleusement envers nos amis. Mais pour ce qu'il fault que toutes allouettes, comme dit Simonides, aient la houppe sur la teste, et que la vie de tous hommes porte je ne sçay quoy de jalousie, d'envie, d'emulation, et de contention entre amis de vaine cervelle, ce dit Pindare: ce ne seroit pas peu de fruict, ny legere utilité, si lon apprenoit à faire les vuidanges de telles passions sur ses ennemis, pour en divertir les esgouts, par maniere de dire, et les cloaques, le plus loing que lon pourroit des familiers et amis. Dequoy il semble que s'advisa anciennement un sage homme d'estat nommé Demus en l'Isle de Chio, lequel en une sedition civile estant de la partie qui estoit demouree superieure, conseilla à ceux de son party de ne chasser pas de la ville tous leurs adversaires, ains y en laisser quelques uns: «de peur, dit-il, que nous ne commancions à exercer nos querelles contre les nostres mesmes, quand nous n'aurons plus d'ennemis à qui quereller:» aussi quand nous despendrons et employerons ces vicieuses passions-là contre nos ennemis, elles fascheront moins nos amis. Car il ne faut pas que le potier porte envie au potier, comme dit Hesiode, ny le chantre au <p 112v>chantre, ny que le voisin ait jalousie de son voisin, le cousin du cousin, ny le frere du frere, s'efforçant de devenir riche et de bien faire ses besongnes: mais s'il n'y a moyen autre de se desfaire totalement de contentions, envies, jalousies et emulations, accoustume toy au moins à estre marry de l'heureux success de tes ennemis, aiguise et acere la pointe de ton emulation contre ceux-là car ainsi comme les bons jardiniers ont opinion qu'ils rendent les roses et les violettes meilleur en semant aupres des aulx et des oignons, pour ce que tout ce qu'il y peut avoir de forte et de puante odeur au suc dont elles sont nourries, se purge en ceux- là: aussi l'ennemy recevant et tirant à soy toute l'envie et la malignité, nous rendra plus traictables et plus gracieux envers nos amis en leurs prosperitez: pourtant sera ce contre eux qu'il faudra estriver et combattre de l'honneur, des offices et magistrats, et des justes moyens de faire ses besongnes et acquerir des biens, non seulement estans marris de les en voir avoir d'avantage que nous, mais aussi observans en quoy et par quels moyens ils en ont plus, pour s'esvertuer par sollicitude, par travail, par espargne, et par entendre bien à soy, de les surpasser, comme Themistocles disoit, que la victoire de Miltiades, qu'il avoit gaignee en la plaine de Marathon, ne le laissoit point reposer. Car celuy qui pense que son ennemy le surmonte en dignitez et charges publiques, en plaidoyers de grandes causes, et en maniement d'affaires, ou en credit et authorité envers les princes et seigneurs, et au lieu de s'esvertuer à entreprendre quelque chose, et à estriver encontre luy, se va tapir et se ranger d'envie à perdre courage entierement, il monstre qu'il est saisy d'une envie oyseuse et paresseuse seulement: mais celuy qui ne sera pas aveugle alendroit de celuy qu'il haïra, ains considerera et regardera de juste oeil toute sa vie, ses moeurs, ses propos, et ses faicts, il verra que la plus part des choses ausquelles il porte envie ont esté acquises, de ceulx qui les ont par diligence, prudence, et toutes vertueueses actions, et tendant tout son espra à cela, il exercera et aiguisera son ambition et son desir d'honneur, et au contraire rejettera arriere de son coeur toute fetardise et langueur. Et si d'aventure nos ennemis auront acquis en court, ou envers le peuple, au maniement des affaires quelque authorité et credit indigne, par flaterie ou par tromperie, ou par plaiderie, ou par concussion d'argent prise salement, cela ne nous faschera point, ains au contraire nous resjouïra, quand nous viendrons à opposer alencontre nostre liberté, la purité et netteté de nostre vie, et nostre innocence, à laquelle on ne sçauroit rien reprocher: car tout tant d'or qu'il y a dessus et dessoubs la terre, ce dit Platon, n'est pas comparable à la vertu, et fault tousjours avoir à main la sentence de Solon,
  Plusieurs meschants deviennent riches gens,
  En plusieurs bons demeurent indigens,
  Mais toutefois changer nostre bonté
  Nous ne voudrions à leur meschanceté:
  Car la vertu est tousjours perdurable,
  Et la richesse incertaine et muable,
Aussi peu certes voudrions nous eschanger les acclamations d'une multitude populaire, en un theatre, saoulee à nos despens, ny les honneurs et faveurs de seoir les premiers à table chez les favorits, ou les amis, ou les lieutenants, et gouverneurs des Roys, car rien n'est desirable ny honneste qui procede de cause deshonneste: mais celuy qui aime, comme dit Platon, est tousjours aveugle à l'endroit de ce qu'il aime, et remerquons plus tost les faultes et impertinences que font nos ennemis: mais il ne fault pas ny que le plaisir de les voir faillir demeure oyseux, ny le desplaisir de les voir bien faire, inutile: ains faire compte et recueiller des deux, qu'en nous gardant de l'un, nous deviendrons meilleurs: et en imitant l'autre, pour le moins nous ne serons pas pires qu'eulx.

<p 113r>Comment lon pourra appercevoir si lon amende ET PROFIT EN L'EXERCICE DE LA VERTU.
IL n'est pas possible que lon se cognoisse, ny que lon se sente profiter en vertu, si ce profit et amendement n'améne à la journee quelque diminution de vice et de follie, et si le vice nous aggravant tout à l'entour de pesanteur egale nous retient tousjours à bas,
  Comme le plomb tire à fond le filé:
ne plus ne moins qu'en l'art de la musique, ou de la grammaire, on ne sçauroit jamais combien on avanceroit si lon ne voyoit qu'en estudiant on vuydast et espuisast tousjours quelque partie de l'ignorance de ce que traictent ces arts là et que l'on sçeust tousjours aussi peu que devant: ny la cure que le medecin employe à penser un malade ne luy bailleroit aucun sentiment de difference, si elle n'apportoit quelque meilleur portement, et quelque allegement par la diminution de la maladie s'en allant peu à peu, jusques à ce que la disposition contraire fust entierement restituee, et le corps retourné de tout poinct en sa santé et sa force premiere. Mais tout ainsi comme en ces choses là on n'y amende point, si ceux qui y amendent n'en apperçoivent l'amendement et le changement par la diminution de ce qui leur pesoit, se sentans aller au contraire, ne plus ne moins qu'en une balance, à mesure que l'un des plats monte, l'autre descend: aussi en ceux qui font profession de la philosophie, il ne faut point conceder, qu'il y ait amendement, ny sentiment aucun d'amendement, si l'ame ne se despouille peu à peu, et ne se purge tousjours de sa follie, et qu'il faille que elle soit tousjours saisie d'un souverain mal, jusques à ce qu'elle ait attainct le souverain et parfait bien: car par ce moyen il s'ensuyvroit, si en un instant et en un moment d'heure le sage passoit d'une extréme meschanceté en une supréme disposition de vertu, qu'il auroit tout à coup en un moment fuy le vice entierement, duquel il n'auroit peu en long temps oster de soy la moindre partie. Combien que vous sçavez que ceulx qui tiennent telles opinions extravagantes, se donnent à eux mesmes beaucoup d'affaires, et se trouvent en de grandes perplexitez quand on leur allegue le passé, si nul d'eux n'a point cognu quand il est devenu sage, et s'il ignore ou doute que cest accroissement se soit faict par espace de long temps, en ostant de l'un et adjoustant à l'autre, comme un arriver tout bellement à la vertu, sans que lon s'en apperçoive: et s'il se faisoit une si grande et si soudaine mutation, que celuy qui estoit au matin tres-vicieux se trouvast au soir tres-vertueux, et s'il estoit jamais advenu à aucun tel changement, que s'estant endormy fol, il se fust esveillé sage, et qu'il eust ainsi parlé aux follies et tromperies qu'il avoit hyer, et qu'il auroit aujourd'huy chassee de son ame,
  Allez vous-en arriere de moy songes,
  Vous n'estiez rien que decevans mensonges.
Seroit il possible que quelqu'un n'eust senty une si grande et soudaine mutation qui se seroit faitte dedans luy mesme, et une sapience qui tout à coup luy auroit ainsi illuminé et esclairé l'ame? quant à moy, il me semble qu'un homme qui auroit esté transmué par les Dieux, à sa requeste, de femme en homme, comme lon dit de Caeneus, ignoreroit plus tost ceste metamorphose et transmutation, que non pas estant rendu temperant, prudent et vaillant, de dissolu, fol, et couard qu'il estoit au paravant, et estant transporté d'une vie bestiale en une celeste et divine, il en ignorast le poinct de l'instant auquel se seroit fait un tel changement. Mais il a bien esté dit anciennement, qu'il falloit accommoder la pierre à la regle, et non pas la regle à la pierre: <p 113v>et ceux cy ne voulans pas accommoder leurs opinions aux choses, ains à toute force contraindre les choses, contre toute nature, de se conformer et accorder à leurs opinions, et suppositions, ont remply la philosophie de grandes perplexitez, mesmement de ceste cy qui est tres-grande, comprenant tous hommes ensemble soubs le vice, excepté un seul, celuy qui est parfait: laquelle sauvage supposition a fait, que ce mot de amendement leur semble un aenigme, et une fiction bien peu distante d'extréme resverie, et que ceux qui par le moyen de cest amendement, sont delivrez de toutes passions ensemble et de tous vices, ils les tiennent pour aussi malheureux, que ceux qui ne sont exemptez d'aucun des plus enormes vices du monde: et toutefois ils se refutent et se condamnent eux mesmes, car és disputes de leurs escholes ils mettent l'injustice d'Aristides pareille à celle de Phalaris, et la timidité de Brasidas à celle de Dolon, et l'ingratitude de Melitus en rien qui soit different de celle de Platon: et toutefois en leur vie, et en maniement d'affaires, ils fuyent et declinent ceux là comme gens de mauvais affaire: et se servent de ceux cy, et se fient à eux de leurs plus importans negoces, comme à personnes d'honneur et de valeur. Mais nous qui voyons qu'en tout genre de mal, principalement au desordre et debauchement de l'ame, il y a tousjours plus et moins, et que c'est en quoy different les amendements, selon que la raison petit à petit enlumine, purge et nettoye l'ame, en diminuant la meschanceté, comme l'ombre et l'obscurité, estimons qu'il n'est point hors de raison d'asseurer que lon en sent la mutation, bien qu'elle sorte comme d'un fond obscur, mais elle conte et estime combien elle va droit en avant, ne plus ne moins que ceux qui courent avec voiles par l'infinie estendue de la mer, en observant ensemble la longueur du temps, et la force du vent qui les poulse, viennent à mesurer le chemin qu'ils ont faict, combien il est vraysemblable, qu'en tant de temps, et estans portez par une telle puissance de vent, ils en aient passé: aussi en la philosophie on peut prendre conjecture de l'amendement et avancement, que lon aura gaigné par l'assiduité et la continuation de tousjours marcher, sans souvent s'arrester au milieu du chemin, et puis recommancer ou saulter, ains tousjours aller uniement, et egalement tirer en avant, et passer oultre avec la guide de la raison: car ce precepte là Si tu vas peu avecques peu mettant,
  Et plusieurs fois ce peu-là repetant,
n'a pas seulement lieu, et n'est pas seulement bien dit, pour augmenter les sommes de deniers, mais aussi pour toutes autres choses, et mesmes pour accroissement de la vertu, par ce que la raison en prent une accoustumance, qui est de grande force et efficace: là où les intermissions inegales, et mousses, ou tiedes affections de ceux qui se mettent à la philosophie, ne font pas seulement des pauses et des arrests de l'amendement, comme quand on se repose par le chemin, mais qui pis est, des relaschement et reculements en arriere, pour ce que le vice qui est tousjours au guet, leur vient courir sus, aussi tost comme il sent qu'ils se laschent un peu en oysiveté, et les fait rebourser chemin. Car les mathematiciens appellent les planetes stationaires, et disent qu'elles s'arrestent quand elles cessent d'aller en avant: mais à profiter en philosophie, c'est à dire, en correction de moeurs et de vie, il n'y peult avoir intervalle d'amendement, ny pause et cessation aucune, pour ce que la nature estant en un perpetuel mouvement, veult tousjours qu'on la poulse en la meilleure part, ou autrement elle se laisse emporter, comme une balance, en la pire. Si doncques suivant l'oracle qui fut respondu par Apollo à ceux de Cirrha, que s'ils vouloient vivre en pais les uns avec les autres, ill falloit qu'ils feissent la guerre sans cesse jours et nuicts au dehors: aussi si tu sens en toy-mesme que tu ayes combattu jour et nuict continuellement contre le vice, ou non gueres souvent abandonné ta garnison, ny reçeu ordinairement <p 114r>de luy des heraults et messagers, qui sont les voluptez, les negligences, et les amusemens à traicter de paix, il est vraysemblable, que tu peus lors asseureement et hardiment passer oultre. Mais encore qu'il y eust des interruptions de vivre philosophiquement, prouveu que les derniers fussent tousjours plus rares, et les reprises plus longues que les premieres, ce seroit un signe qui ne seroit pas mauvais, d'autant qu'il tesmoigneroit que par labeur et exercitation la paresse s'en iroit peu à peu chassee: comme le contraire aussi seroit mauvais signe, qu'il y eust plusieurs intermissions, et pres l'une de l'autre, pource que cela monstreroit que la chaleur de l'affection premiere s'en iroit peu à peu aneantissant et refroidissant. Car tout ainsi comme la premiere boutee que fait le germe du roseau, aiant force de poulser grande, produit une longue tige droicte, egale et unie du commancement, pour ce que'elle ne trouve rien qui l'arreste, ne qui la repoulse: et puis apres, comme si elle se lassoit au hault par une defaillance de courte haleine, elle est souvent retenue par plusieurs noeuds, non gueres distans l'un de l'autre, comme si l'esprit qui poulse contremont trouvoit quelque empeschement qui le rabbatist, et qui le feist trembler: aussi tous ceulx presque qui d'entree font de grands eslans en l'estude de philosophie, et puis un apres trouvent souvent des empeschements et des divertissements, ceux-là, sans sentir aucune difference de mutation en mieux, à la fin se lassent, quittent tout, et demeurent tout court, là où aux autres des ailes leur naissent, et pour le fruict qu'ils sentent donnent à travers toutes excuses, et fendent tous empeschements, comme une presse de gens qui leur voudroient empescher le passage par force, et bonne affection de venir à chef de leur entreprise. Tout ainsi doncques comme s'esjouir de voir une belle creature presente n'est pas signe d'amour commanceant, pour ce que cela est commun à toutes gens, mais bien sentir un regret, et estre marry quand on en est separé: aussi y en a il plusieurs qui prennent plaisir à la philosophie, et qui semblent s'attacher fort gaillardement à l'estude, mais s'il advient qu'ils soient un peu retirez de là par autres negoces et affaires, ceste premiere affection qu'ils avoient prise s'evanouit, et ne s'en soucient gueres: mais celuy qui est attaint au vif de la pointure d'amour de la philosophie, semblera moderé et non trop eschauffé en le frequentant à l'estude, et conferant avec luy de la philosophie, mais quand il en sera distraict et retiré arriere, on le verra bruslant, impatient, et se faschant de tous autres affaires, et de toutes autres occupations, jusques à oublier ses propres amis, tant il aura un passionné desir de la philosophie. Car il ne fault pas se delecter des lettres et de la philosophie, comme lon fait des senteurs et des parfums, en les trouvant beaux et bons tant comme ils sont presents, et puis quand on les a ostez, ne les regretter plus, et ne s'en soucier point, ains faut qu'elles impriment en nos ames une passion semblable à la soif, et à la faim, quand on nous en distraict, si nous y voulons profiter à bon escient, et y appercevoir amendement, quelque occasion que ce soit qui nous en distraye, ou mariage, ou richesse, ou amitié, ou quelque voyage de guerre qui surviene: car d'autant que plus grand sera le fruict que lon en aura appris, d'autant sera plus grief le regret de ce que lon en aura laissé. A ce premier signe d'amendement joinct un autre tres- ancien, qui est tout un ou bien pres de là, c'est celuy que descrit Hesiode quand on ne trouve plus la voye trop aspre ny roide, ains facile, plaine et unie, comme estant applanie par l'exercitation, et que la lumiere y commance à reluire clairement au lieu des perplexitez, fourvoyemens en tenebres, et des repentances esquelles encourent bien souvent ceux qui se mettent à la philosophie du commancement, ne plus ne moins que ceux qui laissent un païs qu'ils cognoissent bien, et ne voyent pas encore celuy auquel ils tendent. Car aians abandonné les choses communes, et qui les estoient familieres, devant qu'avoir cogneu les meilleurs, et en avoir jouy, en cest intervalle du milieu ils sont fort travaillez, tellement qu'aucuns retournent <p 114v>arriere: comme lon dit que Sextius gentil-homme Romain, aiant abandonné les honneurs, offices, et magistrats de la ville de Rome, pour l'amour de la philosophie, et puis se trouvant en l'estude d'icelle tourmenté, et ne pouvant mordre en ses discours et raisons du commancement, fut pres de se jetter d'une fuste dedans la mer. Semblable chose recite lon de Diogenes le Sinopien, quand il commença de se donner à la philosophie, c'estoit un jour de feste solennelle que les Atheniens faisoient des festins publiques, des jeux és Theatres, des assemblees les uns avec les autres, des danses et des masques toute la nuict: et luy en un coing de la place, s'estant enveloppé comme pour y dormir, tomba en des imaginations qui luy mettoient le cerveau sans dessus-dessoubs, et luy affoiblissoient fort le cueur, en discourant que, sans aucune necessité qui le contraignist, il s'estoit allé volontairement jetter en une vie laborieuse, estrange et sauvage, s'estant segregé de tout le monde, et privé de tous biens. Sur ces entrefaites il apperceut une petite souris qui venoit ronger les miettes qui luy estoient tombees de son gros pain, et qu'alors il reprit coeur, et dit en soy-mesme, comme se reprenant, et blasmant sa foiblesse de courage: «Que dis-tu Diogenes? voyla une creature qui vit encore et fait grand' chere de ton relief, et toy, lasche que tu es, as regret à ta vie, te lamentes de ce que tu n'es pas saoul et yvre comme ceulx- là couché en licts mols, delicats, et richement parez.» Quand donc telles tentations de divertissements ne reviennent pas souvent, et que la raison s'esleue incontinent alencontre, que les rembarre, et au retour comme de la chasse de ses ennemis dissoult aiseement tout le nuage de desespoir et de languissant ennuy, qui s'estoit concreé en l'entendement, alors se peut on asseurer qu'il y a certain profit et amendement. Mais pour autant que les occasions qui esbranlent les hommes qui s'addonnent à la philosophie, et quelquefois les font retourner en arriere, non seulement naissent et prennent force en eux-mesmes à cause de leur infirmité: mais aussi les poursuittes et instances que leur en font leurs amis à bon escient, les attaches que leur en donnent leurs adversaires par maniere de risee et de mocquerie, attendrissent, amollissent et ployent leurs coeurs, voire jusqus à en avoir dechassé de tout poinct quelques uns hors de la philosophie, ce ne sera pas un mauvais signe d'avancement si lon supporte cela doucement, sans s'esmouvoir, ny se chattouiller, de leur ouir raconter par nom et par surnom aucuns de leurs compagnons qui sont parvenus en grand credit et à grands biens aux cours de quelques Princes, ou qui ont eu de gros mariages des femmes qu'ils auront espousees, et qui sont allez avec une grande et honorable compagnie de gens en la place et au palais, pour quelque office, ou bien pour plaider quelque noble cause de grande consequence: car celuy qui ne s'esmeut ny ne s'estonne ou lasche point pour ouir toutes ces emorches là donne certainement à cognoistre qu'il est pris et arresté comme il fault de la philosophie, car il n'est pas possible de se garder de convoitter ce que les autres adorent, sinon à ceux qui n'admirent rien que la vertu: car de braver et faire teste à des hommes, il eschet à aucuns par cholere, et à d'autres par folie, mais de mespriser et rejetter ce que les autres estiment jusques à admiration, il n'est homme qui le sceust faire sans une grande, vraye et constante magnanimité: d'où vient que se comparans aux autres en cela, ils s'en glorifient, comme fait Solon quand il dit,
  Plusieurs meschants deviennent riches gens,
  Et plusieurs bons demeurent indigens,
  Mais toutefois changer nostre bonté
  Nous ne voudrions à leur meschanceté:
  Car la vertu est ferme et perdurable,
  Et la richesse incertaine et muable.
et Diogenes comparoit son passage de la ville d'Athenes en celle de Corinthe, et de <p 115r>celle de Corinthe à celle de Thebes, aux mutations de sejour que faisoit le grand Roy de Perse, lequel passoit la saison du printemps à Suse, celle de l'hyver en Babylone, et l'esté en la Medie. At Agesilaus oyant nommer le Roy de Perse, le grand Roy: «Pourquoy, dit-il, est-il plus grand que moy, si ce n'est qu'il soit plus juste?» et Aristote escrivant à Antipater touchant Alexandre le grand, luy mande: «Q'il ne luy appartenoit pas à luy seul de s'estimer grand, pour ce qu'il dominoit beaucoup de païs: mais aussi à quiconque avoit droicte et saine opinion des Dieux.» Et Zenon voiant que Treophrastus estoit en grand estime, pour ce qu'il avoit beaucoup d'auditeurs, dit: «Son auditoire est plus grand que le mien, mais le mien est mieux d'accord.» Quand doncques tu auras ainsi estably et fondé en ton coeur l'affection qu'il faut porter à la vertu, au pris des choses exterieures, et versé hors de ton ame toutes envies, toutes jalousies, et tout ce qui chattouille, ou qui rebute plusieurs de ceux qui commancent à philosopher, cela te sera un grand indice et argument de profiter et avancer en la philosophie: aussi n'en sera-ce pas un petit, que la mutation des propos autres que lon ne souloit tenir: car tous ceulx qui commancent à estudier en philosophie, à parler universellement, cerchent plus ceux qui ont de la gloire et de l'apparence, les uns se juchant en hault, comme les coqs et les poules, à la splendeur et hauteur des choses naturelles, pour ce qu'ils sont legers et ambitieux de leur inclination naturelle: les autres prenans plaisir ainsi comme les jeunes leurons, ce dit Platon, à tirer et deschirer tousjours quelque chose, s'en vont droict aux disputes, aux questions et arguts de la Dialectique, et la plus part en prennent provision pour passer oultre, jusques à la Sophistique. Il y en a qui vont çà et là faisans amas des beaux dicts, notables sentences et belles histoires des anciens, comme Anacharsis disoit qu'il ne voyoit point que les Grecs usassent de leurs deniers monnoyez à autre usage qu'a jetter et compter: aussi ne font ceux-là autre chose que compter et mesurer leurs beaux propos sans en tirer autre commodité ne profit. Et comme Autiphanes, l'un des familiers de Platon en se jouant disoit, qu'il y avoit une ville là où les paroles se geloient en l'air incontinent qu'elles estoient prononcees, et puis quand elles venoient à se fondre l'esté, les habitans entendoient ce qu'ils avoient devisé et parlé l'hyver: aussi la plus part, disoit- il, de ceulx qui viennent ouir jeunes les discours de Platon, à peine les entendent-ils jusques bien tard, quand ils sont devenus tous vieux: aussi leur en prent-il de mesme envers toute la philosophie, jusques à ce que le jugement aiant pris une fermeté de resolution saine et rassise, vient à donner dedans les discours qui peuvent imprimner en l'ame une affection morale, et une passion d'amour, et à cercher ces propos- là, dont les traces tendent plus tost au dedans que non pas au dehors comme dit la fable d'Aesope. Car ainsi comme Sophocles disoit en se jouant, qu'il vouloit changer la hautesse de l'invention d'Aeschylus, puis sa fascheuse et laborieuse disposition, et en tiers lieu l'espece de son elocution et de sa diction, qui est tresbonne, et pleine de douces affections: aussi les estudians en Philosophie, quand ils sentiront qu'ils ne s'arresteront plus aux choses artificiellement et ingenieusement escrittes par ostentation, ains passeront aux morales, et qui touchent au vif les affections, c'est lors qu'ils commanceront à profiter veritablement et à bon escient. Considere donc non seulement en lisant les oeuvres des poëtes, ou en les oyant lire, premierement si tu ne t'attacheras point plus tost aux paroles qu'a la sentence, et ne te jetteras point plus tost à ce qui est subtil et aigu, qu'à ce qui est utile, profitable et charnu: mais aussi en versant dedans les escripts des poëtes, et en prenant en main quelque histoire, observe bien si tu laisses point eschapper aucune sentence bien ditte, pour reformer les moeurs ou alleger quelque passion: car comme Simonides dit, que l'abeille hante les fleurs pour en tirer le roux miel, là où les autres en aiment seulement la couleur et la senteur, et n'en veulent, ny n'en prennent autre chose: aussi là où les autres <p 115v>versent en la lecture des poëtes pour plaisir seulement, et par maniere de jeu, celuy qui trouve quelque chose digne d'estre notee, et en fait un recueil, semble desja recognoistre de premier front le bien, par une familiarité et amitié de longue main prise avec luy, comme son domestique: car ceux qui lisent les oeuvres de Platon et de Xenophon, pour la beauté du stile seulement, sans y cercher autre chose que la purité du langage naïfvement Attique, comme s'ils allient recueillant ce peu de rosee et de bourre qui vient dessus les fleurs, que diriez vous de ceux- là, sinon qu'ils aiment des drogues medicinales la belle couleur, ou la doulce senteur seulement, mais au demourant la proprieté de purger le corps, ou d'appaiser une douleur qu'elles ont, ils ne la cognoissent point, et ne s'en veulent point servir? Au demourant ceux qui passent encore plus avant en ce profit, non seulement tirent utilité des escripts et des paroles, mais aussi des spectacles et des choses qu'ils voient, et en tirent ce qui leur est propre et commode: comme lon escrit d'Aeschylus, et de plusieurs autres semblables: car Aeschylus estant un jour present à voir és jeux Isthmiques un combat de deux champions combattans à l'escrime des poings, comme l'un deux eust receu un grand coup bien assené, tout le theatre s'escria: luy, poulsant du coude un nommé Ion natif de Chio, «Voys-tu, dit-il combien peult l'accoustumance et exercitation? le frappé ne dit mot, et les regardans crient.» Et Brasidas aiant trouvé une souris parmy des figues seiches, qui le mordit au doigt, il la secoua en terre, et puis dit en luymesme, «O Hercules, voyez-vous comment il n'y rien si petit ne si foible, que s'il oze se defendre, ne trouve moyen de sauver sa vie!» Et Diogenes aiant veu un qui buvoit dedans le creux de sa main, jetta le gobelet qu'il portoit en sa besace: tant l'accoustumance et l'exercitation, qui bien l'a continuee, et y a esté diligent, rend les personnes promptes à remarquer et à recevoir de tous costez choses qui servent à la vertu: ce qui se fait encore plus quand ils meslent les paroles avecques les actions, non seulement en la sorte que dit Thucydides, apprenans et s'exercitans entre les perils, mais aussi contre les voluptez, contre les querelles et altercations és jugements, és defenses des causes, és magistrats, comme donnans preuve des opinions qu'ils tiennent, ou plus tost par leurs deportemens enseignans quelles opinions on doit tenir. Car ceux qui apprennent encore, et neantmoins s'entremettent d'affaires, et qui ne font qu'espier s'ils pourront desrober quelque chose de la philosophie pour l'aller incontinent prescher, comme charlatans, ou au milieu d'un place, ou en une assemblee de jeunes gens, ou à la table d'un Prince, il ne faut non plus estimer que ces manieres de gens-là facent actes de philosophes, que ceux qui vendent les drogues medicinales et les simples facent actes de medecins: ou pour mieux dire, ce contrefaiseur-là de philosophe ressemble proprement à l'oyseau que descrit Homere, qui porte incontinent en sa bouche, tout ce qu'il prendre, à ses disciples, comme à des petits qui sont encore dedans le nid sans plumes,
  Et ce pendant il meurt de faim luy-mesme:
ne prenant rien de ce qu'il apporte pour s'en valoir et nourrir, ou ne digerant rien de ce qu'il prent. Et pourtant faut-il bien prendre garde si nous faisons un discours que ce soit quant à nous, pour en user en nous mesmes: et quant aux autres, que ce ne soit point pour une vaine gloire, ny pour ambition de nous monstrer, mais en intention d'apprendre ou d'enseigner quelque bonne chose: et sur tout faut aussi bien observer, si toute opiniastreté, et toute contentieuse animosité en dispute, est en nous amortie, et si nous avons desormais desisté d'inventer ambitieusement des raisons pour confondre noz adversaires, ne plus ne moins que les champions de l'escrime des poings, à qui on lie de grosses courroys alentour des bras, et des boules dedans les mains, prenans plus de plaisir à assener un bon coup, et à ruer par terre nostre compagnon, que non pas à apprendre ny enseigner: car la douceur et debonnaireté <p 116r>en cela, de ne vouloir jamais attacher une conference avec intention de vaincre en combattant, ny la rompre en courroux, ny par maniere de dire, fouler aux pieds l'adversaire quand on l'a vaincu, ou estre desplaisant quand on a esté vaincu, ce sont signes d'homme qui a suffisamment ja profité: ce que monstra bien un jour Aristippus aiant esté pressé de si pres en quelque dispute, qu'il ne sçeut que respondre sur le champ a un sophiste audacieux, mais au demourant homme ecervelleé et sans jugement: car le voyant fort joyeux et fort enflé de vaine gloire, pour l'avoir ainsi rengé à ne sçavoir que dire, «Je m'en vois, luy dit-il, vaincu pour ce coup, mais je dormiray plus souefvement que toy qui as vaincu.» Nous pouvons encore nous esprouver et sonder nous mesmes quand nous haranguons publiquement, si ne pour voir en l'audience plus de gens que nous n'en avions attendu, nous ne restivons point de peur, ny au contraire nous ne laschons point nostre courage pour y en avoir moins que nous n'avions esperé, ny là où il est besoing de haranguer devant un peuple ou devant un magistrat, nous perdons l'occasion de ce faire pour n'avoir pas bien premedité et mis par escript ce que nous devrions dire, comme lon recite de Demosthenes et d'Alcibiades: car Alcibiades estant tres-ingenieux et prompt à inventer les choses, estoit craintif à les dire, et se troubloit quand il venoit à les exposer, car bien souvent au milieu de son dire il cerchoit le mot propre à exprimer sa conception, ou quelque parole qui luy estoit eschappee de la memoire, que le faisoit demourer tout court en parlant. Et Homere ne feignit point de mettre hors le premier de ses vers defectueux en mesure, tant il avoit d'asseurance de la perfection et bonté des autres, pour la suffisance en l'art poëtique: tant plus est-il vraysemblable que ceux qui n'ont rien devant les yeux, où ils aspirent, que la vertu et le devoir seulement, se servent de l'occasion du temps, et de l'occurrence des affaires, sans se soucier que lon applaudisse à leur beau parler, ne qu'on les siffle, ou qu'on leur face bruit pour le trouver mauvais: si ne faut pas prendre garde aux paroles seulement, mais aussi aux actions, s'il y a plus de profit que de parade, et plus de verité que d'apparence et d'ostentation. Car si le vray amour de fille ou de femme ne demande point de tesmoings, ains jouïst de son contentement à par soy, encore que secrettement et sans le sçeu de personne il accomplisse son desir, combien plus est-il croyable que celuy qui est amoureux de l'honnesteté et du devoir, hantant familierement par ses actions avec la vertu, et en jouïssant, sente sans en mot dire un grand et haut contentement en soy-mesme, ne demandant autres auditeurs ny autres spectateurs que sa conscience propre? comme celuy qui appelloit sa chambriere en sa maison, et crioit tout haut, «Dionysia regarde comment je ne suis plus glorieux ne superbe:» aussi celuy qui a fait quelque chose honeste et vertueuse, et puis la va conter et la porte monstrer par tout, il est tout evident que celuy-là regarde encore dehors, et est tiré de la convoitise de vaine gloire, et n'a point encore veu à nud et au vray la vertu, ains seulement en dormant et en songe en a pensé entrevoir quelque umbre et quelque image, puis qu'il expose ainsi en veuë ce qu'il a faict, comme un tableau de peinture. Celuy doncques qui profitera, non seulement quand il aura donné quelque chose à un sien amy, ou fait quelque bien à un sien familier, n'en dira rien: mais aussi quand il aura donné sa voix ou sa balotte juste entre plusieurs autres injustes, ou quand il aura fermement resisté en face au propos deshonneste de quelque homme riche, ou de quelque seigneur et magistrat, ou qu'il aura refusé quelques presens, voire jusques à là, s'il a eu soif la nuict, et qu'il se soit gardé de boire, ou qu'il ait rebouté le baiser de quelque belle fille ou femme qui l'en ait pressé, comme feit Agesilaus, il le retiendra en soymesme, et n'en dira jamais rien: car celuy-là qui se contente de se prouver à soy-mesme, non par mespris des autres, mais pour l'aise et le contentement qu'il en a en sa conscience, estant suffisant tesmoing et spectateur des choses bien et louablement faittes, monstre que la <p 116v>raison est logee chez luy, et y a pris pied et racine, et comme dit Democritus, qu'il s'accoustume à prendre plaisir de soymesme: ainsi comme les laboureurs voyent plus volontiers les espics qui panchent et se courbent contre la terre, que ceux qui pour leur legereté sont hauts et droits, d'autant qu'ils les estiment vuides de grain, et qu'il n'y a presque rien dedans: aussi entre les jeunes gens qui se donne à la philosophie, ceux qui sont les plus vuides et qui ont moins de pois, ceux-là ont du commancement l'asseurance, la contenance, le port, le visage plein de mespris et de contemnement de toutes choses: et puis quand ils se commancent à remplir, et à amasser du fruict des discours de la raison, ils ostent alors ceste mine superbe, et ceste vanité d'apparence exterieure. Ne plus ne moins que les vaisseaux où lon met quelque liqueur, à mesure que la liqueur y entre, l'air vain en sort: aussi à mesure que les hommes se remplissent de biens certains et veritables, la vanité leur cede, et toute hypocrisie s'en va, l'enfleure en devient plus molle, et cessans de s'attribuer beaucoup pour la grande barbe et la robbe longue, ils transferent l'exercitation des choses exterieures au dedans de l'ame, usans d'amertume et de morsure de reprehension, principalement encontre eux mesmes, et au demourant devisent et parlent avec les autres plus gracieusement: et quant au nom de philosophie, et à la reputation de philosophes, ils ne l'usurpent plus comme ils faisoient au paravant, ains si d'adventure quelque gentil jeune homme est appellé par un autre de ce nom-là, il respondra en soubriant tout doucement, et rougissant de honte,
  Je ne suis pas un des celestes Dieux,
  Pourquoy pareil me faittes vous à eux? Car ainsi que dit Aeschylus,
  La jeune femme à qui l'oeil estincelle,
  Me fait juger qu'elle n'est plus pucelle:
mais le jeune homme qui a commancé à gouster le profit en l'exercice de la philosophie, ces accidents que descrit Sappho le suyvent,
  Quand je te voy,
  Soudainement je m'apperçoy,
  Que toute voix defaut en moy,
  Que ma langue n'a plus en soy
  Rien de langage.
  Une rougeur de feu volage
  Me court soubs le cuyr au visage.
Vous prendriez plaisir à veoir sa contenance rassise, son regard doux, et desireriez de l'ouir parler. Car ainsi comme ceux qui sont profés en la confrairie des mysteres, s'assemblans du commancement en foule et en tumulte, s'entre-heurtent et poulsent les uns les autres, mais quand on vient à faire le service divin, et à monstrer les choses sacrees, ils sont alors attentifs, avec crainte et avec silence: aussi au commancement de l'estude de philosophie et à l'entree de la porte, vous y verrez beaucoup de bruit, de tumulte, d'insolence et de caquet, pour ce que la plus part se jette dedans brusquement et violentement, pour l'envie qu'ils ont d'en acquerir reputation et honneur: mais celuy qui est une fois entré dedans, et qui a veu celle grande lumiere, comme si le repositoire des choses sainctes luy estoit ouvert, alors prenant une toute autre contenance, un silence et un esbahissement, il devient humble, souple, et modeste, suivant la raison comme Dieu: et me semble que lon leur peut bien appliquer et accommoder ce que Menedemus en jouant disoit, C'est que plusieurs venoient aux escholes à Athenes, qui du commancement estoient sages, puis devenoient amateurs de sagesse, car cela signifie ce mot de Philosophe: et puis de Philosophes devenoient Sophistes, et à la fin par succession de temps se trouvoient Idiots, c'est à dire, gens de tout ignorans: car d'autant que plus ils approchent de la <p 117r>raison, d'autant diminuent-ils plus de l'opinion de soymesme, et de la presumption. Or entre ceux qui ont besoing du secours du medecin, les uns qui n'ont mal qu'aux dents, ou au doigt, eux-mesmes vont devers ceux qui les pensent, et ceux qui ont fiebvres les appellent à la maison, et les prient de leur vouloir estre en aide: mais ceux qui sont tombez en une fureur de melancholie, ou en une frenesie, et alienation d'entendement, ne les veulent pas quelquefois recevoir, encore qu'ils viennent d'eux mesmes, ains les fuyent et les chassent, estans si fort malades, qu'ils ne sentent pas leur mal: aussi entre ceux qui pechent et qui faillent, ceux-là sont incurables et incorrigibles, qui se courroucent amerement, et haïssent mortellement ceux qui leur remonstrent et qui les reprennent: et ceux qui les endurent, et qui les reçoivent sont en meilleur estat et plus beau chemin de recouvrer guarison: mais ceux qui se baillent eux-mesmes à ceux qui les reprennent, qui confessent leur erreur, et qui descouvrent eux-mesmes leur pauvreté, n'estans pas bien aises qu'on ne sçache rien, ny contents d'estre secrets, ains l'advouënt, et prient ceux qui les en reprennent, et qui les admonestent de leur y donner remede, cela n'est pas un des pires signes de profit et amendement, suyvant ce que souloit dire Diogenes, «Que celuy qui se veut sauver et devenir homme de bien, il a besoing d'avoir ou un bon amy, ou une aspre ennemy, à fin que ou par amour de remonstrance, ou par force de justice, il se chastie de ses vices.» Mais tant que lon fait gloire de monstrer au dehors une souillure de robbe, ou une tache de vestement, ou un soulier rompu, et que par une façon d'humilité presumptueuse on se mocque de soymesme, de ce que lon sera d'adventure, ou petit, ou courbé et bossu, pensant faire une gallanterie, et ce pendant on couvre et cache les ordures de sa vie, et villanies de ses moeurs, les envies, les malignitez, l'avarice, les voluptez, comme des ulceres et apostumes, ne souffrant pas que personne y touche, non pas qu'on les voye seulement, pource qu'on craint d'en estre repris, certainement on a fait peu de profit, ou plus tost à vray dire, rien du tout. Mais celuy qui donne à travers, et qui peut ou qui veut principalement se penser soymesme, et se faire douloir, et sentir regret quand il a failly, ou sinon, à tout le moins qui endure patiemment qu'un autre par ses reprehensions et remonstrances le nettoye et le purge, celuy-là certainement semble haïr la meschanceté, et avoir envie de s'en desfaire: je ne veux pas dire qu'il ne faille avoir honte, et fuir d'estre estimé et tenu pour meschant, mais celuy qui a en haine la substance de la meschanceté, plus que non pas l'infamie, celuy-là ne feindra point de faire dire mal de soy, et d'en dire luy-mesme, prouveu qu'il voye qu'il soit pour en devenir meilleur. A quoy lon peut appliquer une gentille parole que dit un jour Diogenes, à un jeune homme, lequel s'estant apperçeu que Diogenes l'avoit veu en une taverne, s'en estoit vistement fuy plus au dedans de la taverne: «Tant plus, luy dit-il, que tu fuis au dedans, tant plus avant és-tu en la taverne:» aussi peut on dire des vicieux, que tant plus ils nient leur vice, tant plus se fourrent-ils avant au dedans du vice, comme les pauvres qui contrefont les riches, en son de tant plus pauvres pour leur vanité. Mais celuy qui profite veritablement, a pour exemple ce grand personnage Hippocrates, lequel publia luy-mesme, et escrivit ce qu'il avoit ignoré touchant les coustures de la teste de l'homme en l'anatomie, faisant ce compte que ce seroit bien chose hors de toute raison, que ce grand personnage-là ait bien voulu publiquement prescher sa faute, de peur que les autres ne tombassent en pareil erreur, et que celuy qui se veut sauver soy-mesme ne peust endurer qu'on le reprist, ne confesser son ignorance et sa mauvaistié. Au demourant les regles et preceptes que donnent Bion et Pyrron en cest endroit, ne sont pas, à mon advis, signes d'amendement, mais plus tost de quelque autre plus grande et plus parfaitte habitude de l'ame. Car Bion disoit à ses familiers et disciples, qu'ils estimassent avoir profité alors quand ils auroient acquis tant de constance, <p 117v>qu'ils entendroient aussi patiemment ceux qui les outrageroient et injurieroient, que ceux qui leur diroient,
  Amy passant certes tu n'as point chere
  D'estre homme fol, ny de mauvais affaire:
  A dieu te dis, priant la Deité
  De te donner toute prosperité.
Et Pyrron, ainsi comme on trouve par escript, estant dedans une navire, en une dangereuse tourmente de mer, monstra à quelques uns de ses disciples qui estoient avec luy, un petit cochon qui mangeoit fort gouluëment de l'orge que lon avoit respandu parmy la navire, leur disant qu'il falloit par la raison et l'exercice de la philosophie acquerir une constance ainsi impassible, pour ne s'esmouvoir ny ne se troubler point d'aucuns accidents de la fortune. Or voyez donc encore plus, quelle estoit la regle de Zenon, car il vouloit que chascun print garde à ses songes, pour cognoistre s'il profitoit ou non, si lon prenoit point plaisir en songeant à quelque chose deshonneste, ou s'il estoit point advis que lon endurast, ou que lon feist rien qui fust villain, ou qui fust injuste, voulant que lon veist, comme en un calme du tout tranquille, sans aucune agitation, au fond clair et net, la partie imaginative et passive de l'ame totalement applanie et regie par la raison: ce que Platon au paravant, à mon advis aiant entendu, nous a representé et figuré ce que fait la partie imaginative et sensitive en une ame de nature tyrannique la nuict en dormant, comme elle s'efforce quelquefois d'avoir compagnie charnelle avec sa propre mere, et comme il luy prent des appetits de manger des choses estranges, et comme lors elle se laisse aller à toutes ses sensualitez et concupiscences de chose que la loy, de honte ou par crainte, empesche et reprime de jour. Tout ainsi doncques comme les bestes de selle ou de voicture qui sont bien apprises, encore que celuy qui leur commande leur lasche la bride, ne se destournent point pour cela, ny ne sortent point de leur chemin, ains tirent tousjours avant comme elles ont accoustumé, ordonneement, sans se destracquer ny laisser leur train ordinaire: aussi ceux à qui la partie sensuelle de l'ame est rendue se obeïssante, si privee et si bien disciplinee par la raison, que non pas en songe mesme, ny en maladie, elle ne laisse ses appetits se desborder, jusques à commettre choses qui soient reprises et punies par les loix, elle retient et conserve en memoir sa bonne discipline et accoustumance, laquelle donne force et grande efficace à la diligence de prendre garde à soy. Car si elle a accoustumé par exercitation de resister aux passions et tentations, de tenir le corps et les parties d'iceluy soubs bride en sa subjection, tellement qu'elle engarde les yeux de jetter des larmes par pitié, le coeur de tressaillir de peur, les parties naturelles de se mouvoir et donner fascherie aupres de belles personnes, comment ne seroit-il plus vraysemblable, que l'accoustumance et exercitation prenant à domter ceste sensuelle partie de l'ame, ne la polisse, unisse, et reforme, reprimant et contenant ses imaginations et ses mouvements, jusques aux songes mesmes? Comme lon raconte du philosophe Stilpon, qu'il luy fut advis une nuict en songeant, que Neptune se courrouceoit à luy de ce qu'il ne luy avoit pas sacrifié un boeuf, comme avoient accoustumé de faire les autres presbtres paravant luy: Et que luy ne s'estant point estonné de ceste vision, luy respondit, «Que dis-tu, Sire Neptune? te viens-tu icy plaindre, comme un enfant qui pleure de ce qu'on ny luy a pas donné assez grand' part, de ce que je ne me suis pas endebté d'argent pris à usure, pour emplir toute ceste ville de la senteur de rosty, ains t'ay fait un sacrifice mediocre de ce que j'ay peu avoir de ma maison?» et qu'il luy fut advis que Neptune se prit à rire de ceste response, et qu'en luy tendant la main il luy promeit, que ceste annee-là il envoyroit grand foison de loches de mer aux Megariens, pour l'amour de luy. Ceux doncques à qui en dormant il ne monte <p 118v>point au cerveau d'illusions qui ne soient doulces, claires, sans douleur, non point espouventables, ny aspres ou malignes et tortueuses, lon dit que ce sont certaines reflexions de lumiere qui rejallissent de l'amendement en la philosophie: là où les furieux appetits, les frayeurs, les fuittes lasches, les aises excessives d'enfans, les regrets et lamentations, à cause des visions et illusions pitoyables et estranges, sont comme les brisements des flots de la mer, qui se rompent contre le rivage, et les undes de l'ame, laquelle n'a pas encore chez soy sa perfection rassise: ains se va à la journee formant par bonnes loix et sages enseignements, desquels se trouvant le plus esloignee quand elle dort, alors elle se laisse de rechef aller, et envelopper aux passions. Or si cela appartient à ce profit et avancement duquel nous parlons, ou bien à une autre habitude, aiant ja acquis plus grande force et plus ferme constance, non subjette à estre esbranlee és lettres, je te le laisseray considerer en toy-mesme. Comme ainsi soit doncques, que la totale impassibilité, pour ainsi parler, c'est à dire, l'estat de l'ame si parfaict qu'elle soit vuide de toutes passions, est chose grande et divine, et qu'en un relaschement et addoucissement des passions, consiste ce profit et amendement que nous traittons, il faut en comparant chascune d'icelles passions à soy-mesmes, et puis les unes aux autres, juger de la difference qu'il y a entre les deux. Nous confererons chascune passion à soy-mesme, en observant si nos cupiditez sont plus doulces et moins violentes qu'elles n'estoient au paravant, autant de nos peurs, autant de nos choleres: si nous ostons soudain avec la raison ce qui les souloit allumer et enflammer: si nous conferons les unes avec les autres, en considerant si nous avons maintenant plus de honte que de crainte, si nous sentons en nous emulation et non envie, si nous convoittons plus l'honneur que les biens, et brief si nous pechons plus en l'extremité de l'armonie Doriene, qui est grave et devote, ou en la Lydiene, qui est gaillarde et joyeuse, comme les chantres, tenants plus du lourd et du rude, en nostre maniere de vivre, que du mignon et delicat: si nous sommes plus lents en nos actions ou plus estourdis: si nous admirons plus outre le devoir, les propos des hommes, et eux-mesmes, ou si nous les mesprisons: pour ce que tout ainsi comme c'est un bon signe, quand les maladies se divertissent és parties du corps, qui ne sont pas les nobles, ny les principales: aussi semble il que quand le vice de ceux qui sont en estat de profit et d'amendement se change en passions plus douces, c'est commancement de s'effacer petit à petit. Or les Ephores des Laced@emoniens, qui estoient comme les contrerolleurs de tout l'estat de Laced@emone, demanderent au Musicien Phrynis, qui avoit adjousté deux chordes de nouveau à la lyre, s'il vouloit qu'ils coupassent de celles du haut, ou de celles du bas: mais quant à nous, nous avons besoing d'estre retrenchez et par haut et par bas, si nous voulons reduire nos actions au milieu en une mediocrité: et ce profit et acheminement à la perfection est, ce qui relasche les extremitez, et emousse les points des passions,
  En quoy les fols sont par trop vehements,
ce dit le poëte Sophocles. Or avons nous desja dit au paravant, qu'il nous faut appliquer le jugement aux choses, et ne laisser pas les paroles demourer toutes nues en l'air: ains faire qu'elles deviennent effects, et que cela est le propre du profit et amendement que nous cerchons, dequoy l'un des premiers indices sera l'affection de vouloir ensuyvre et imiter ce que lon entendra louer, et estre prompts et deliberez à executer ce que lon aura en estime et que lon prisera, comme aussi au contraire, ne vouloir pas seulement ouir parler de ce que lon blasmera et mesprisera. Car il est bien vraysemblable, que tous les Atheniens louoient et prisoient la hardiesse et prouesse de Miltiades: mais Themistocles, qui disoit, que la victoire et le trophee de Miltiades ne le laissoit pas dormir, ains l'esveilloit la nuict, il est tout evident qu'il ne le louoit et prisoit pas seulement, ains qu'il le desiroit imiter et en faire autant: ainsi <p 118v>faut il estimer, que l'amendement n'est pas encore grand, quand il imprime en nous une affection de louër, priser et estimer seulement ce que les gens de bien font, sans aucune emotion et incitation à les vouloir par effect imiter. Car l'amour mesme charnel, s'il n'y a un peu de jalousie meslé parmy, n'est point actif, ny la louange de vertu n'est ardente ny produisante effects, si elle ne poingt au vif, et n'aiguillonne le coeur d'un zele, au lieu d'envie, de vouloir ressembler aux gens de bien, et de desirer remplir ce qu'il s'en faut que nous n'arrivions à leur perfection: car il ne faut pas que le coeur de celuy qui philosophe à bon escient, soit renversé sans-dessus-dessoubs par les paroles seulement, comme disoit Alcibiades, jusques à faire sortir les larmes des yeux: ains faut que celuy qui profite veritablement, se comparant soy-mesme aux oeuvres et actions de l'homme de bien, parfaict en la vertu, sente tout ensemble en son coeur desplaisir de ce qu'il se verra court et defectueux, et plaisir de l'esperance et du desir qu'il aura de se rendre bien tost egal à luy, estant remply d'une bonne affection et volonté non oysifve, selon la similitude de Simonides,
  Comme un poulain suit la jument qu'il tette,
desirant en maniere de dire s'unir du tout et incorporer par imitation à celuy qu'il estime homme de bien. Car cela est une affection peculiere et propre à celuy qui profite veritablement, de ceux dont il estime les oeuvres aimer et cherir les conditions et les moeurs, et avec une bienveuillance rendant tousjours honneur de paroles à leur vertu, essayer de s'y conformer, et se rendre semblable à eux: mais où il y a ne sçay quoy d'envie, d'estrif et de contestation alencontre des plus excellents, sçachez que cela procede d'un coeur ulceré de la jalousie de quelque authorité et puissance, et non pas d'amour ou d'honneur qu'il porte à la vertu. Quand doncques nous commancerons à aimer les gens de bien en telle sorte, que non seulement nous estimerons bien-heureux l'homme temperant, comme dit Platon, et bien-heureux ceux qui sont ordinaires auditeurs des beaux discours, qui journellement procedent de sa bouche: mais aussi que nous aimerons et admirerons sa contenance, son port, sa marche, son regard, son rire: et que nous voudrons volontiers, par maniere de dire, nous conjoindre et coller à luy, alors pourrons nous certainement asseurer, que nous profitons en la vertu. Et encore plus si nous ne les admirons pas seulement en leurs prosperitez, ains comme les amoureux treuvent bien seante une langue grasse, ou une palle couleur en ceux qu'ils aiment pour leur beauté, de sorte que Panthea par ses larmes et son triste silence, toute affligee qu'elle estoit, et esploree pour le dueil de la mort de son mary, saisit Araspes de son amour: aussi nous ne refvirons point de peur ny le bannissement d'Aristides, ny la prison d'Anaxagoras, ny la pauvreté de Socrates, ny la condamnation de Phocion, ains reputerons avec tout cela leur vertu aimable et desirable, et courrons droict à elle pour l'embrasser par imitation, aiants tousjours en la bouche, à chascun de leurs accidents, ce beau mot d'Euripides,
  Que tout sied bien à un coeur genereux.
Car il ne fault pas craindre que rien de bon et d'honneste peust jamais plus divertir ceste inspiration divine de si vehemente affection, que non seulement elle ne se fasche point des choses qui semblent aux hommes les plus miserables et plus calamiteuses, ains au contraire elle les admire et les desire imiter. Et puis ceulx qui ont ja reçceu telle impression en leur coeur, prennent une autre façon de faire que quand ils vont commancer quelque entreprise, ou qu'ils entrent en l'administration de quelque office et magistrat, ou quand il leur survient quelque sinistre accident, ils se representent alors devant leurs yeux ceulx qui sont ou qui autrefois ont esté gens de bien, et discourent ainsi en eux mesmes, Qu'est-ce qu'eust fait Platon en cest endroict? Qu'est-ce qu'eust dit Epaminondas? Quel se fust icy monstré Lycurgus ou Agesilaus? <p 119r>en s'accoustrant, et se reformant à leurs moeurs, ne plus ne moins que devant un miroir, en rhabillant quelque parole qu'ils auront trop peu genereusement proferee, ou en resistant à quelque passion. Ceulx qui sçavent les noms de ces demy-dieux que lon appelle Dactyles Ideiens, en usent comme de preservatifs alencontre des soudaines frayeurs, en les nommant par leurs noms, les uns apres les autres: mais le souvenir et le penser aux grands et vertueux personnages soudain se representant, et embrassant ceux qui sont en voye de perfection, en toutes passions et toutes perplexitez où ils se puissent trouver, les maintient droicts, et les engarde de tomber: et pourtant te soit encore cela un signe d'homme qui va profitant en la vertu. Et oultre cela ne se troubler pas trop fort, ny ne rougir pas de honte, n'essayer point à se cacher, ou à rhabiller sa contenance ou quelque autre chose dessus sa personne, quand il se presente soudainement à l'improuveu quelque grand et sage personnage, ains s'asseurer, et aller droict à luy le visage ouvert, sent sa conscience bien asseuree, comme Alexandre voyant un messager qui accouroit à luy avec une face riante, et luy tendoit la main de tout loing, luy dit: «Quelle bonne nouvelle me sçaurois-tu plus apporter mon bel amy, si tu ne me venois dire, qu'Homere fust ressuscité?» estimant qu'a ses faicts et gestes ne se pouvoit plus adjouster aucune grandeur, sinon l'estre consacrez à l'immortalité par les escripts de quelque noble esprit. Mais un jeune homme qui va tous les jours de mieux en mieux composant ses moeurs, n'aime rien plus que se monstrer tel qu'il est aux hommes de bien et d'honneur, et de leur faire veoir entierement sa maison, sa table, sa femme, ses enfans, son estude, ses propos ou prononcez, ou mis par escript: de sorte qu'il a regret toutes les fois qu'il luy souvient ou de son pere ou de son maistre trespassez, de ce qu'ils ne l'ont veu en l'estat et la disposition qu'il est, et ne souhaiteroit, ny ne requerroit rien tant aux Dieux, que qu'ils peussent de rechef retourner en vie, pour estre spectateurs de sa vie et de ses actions: comme au contraire aussi, ceux qui ont esté paresseux de bien faire, et son corrompus en leurs moeurs, ne peuvent voir sans frayeur et sans tremblement ceux qui leur appartiennent, non pas en songe seulement. Adjoustez encore, si bon vous semble, à ce que nous avons dit, de ne reputer plus aucune faulte ny aucun peché petit, ains s'en donner de garde soigneusement, et les fuir tous. Car tout ainsi que ceux qui desesperent de pouvoir jamais devenir riches, ne font aucun compte de petite despense, pource qu'ils pensent que de petite espargne adjoustee à peu de chose ne se peult pas faire grand amas: et au contraire, l'esperance qui se voit approchee bien pres du but de la richesse, augmente sa convoitise d'avoir de tant plus qu'elle s'en sent plus prochaine: aussi au fait de la vertu, celuy qui ne se laisse pas beaucoup aller à tels langages, «Et bien que sera ce quand il s'en faudra cela? et, Pour ceste heure je feray ainsi, une autrefois je feray mieux:» ains est tousjours au guet, se mescontentant fort et se courrouceant, si jusques aux moindres faultes le vice se coulant par dessoubs y suggere aucune couleur d'excuse et aucun pardon, celuy la monstre manifestement qu'il a maison nette, et qu'il n'y veult plus endurer la moindre ordure du monde: mais n'estimer et n'avouër rien de grand en infamie, nous rend faciles et paresseux aux choses petites. Car ceux qui bastissent une haye ou une pallissade, ou bien une closture de maçonnerie, mettent en oeuvre toute sorte de bois qui leur vient en main, et toute pierre qu'ils rencontrent au devant d'eux, voire jusques à une coulomne quarree qui sera tombee de dessus un sepulchre: ainsi font les meschans qui assemblent l'un sur l'autre, et amassant en un monceau toute sorte de gaing, et toutes especes d'actions les premieres venues: mais ceux qui profitent en la vertu, qui ont desja planté et asis les fondement doré de bonne vie, comme d'un sainct temple ou d'un palais royal, ny reçoivent rien à bastir dessus temerairement, ains y adjoustent et y appliquent toutes choses avec le plomb et la regle de la raison. C'est pourquoy <p 119v>nous estimons que Polycletus faiseur d'images souloit dire, que le plus fort à faire et les plus difficile de leur besongne estoit, quand la terre estoit venue jusques à l'ongle, c'est à dire, que la difficulté plus grand de la perfection gist à la fin.

De la Superstition. Ce traicté est dangereux à lire, et contient une doctrine faulse: car il est certain, que la Superstition est moins mauvaise, et approche plus pres du milieu de la vraye Religion, que ne fait l'Impieté et Atheisme.
L'IGNORANCE et faulte de bien sçavoir que c'est que des Dieux, s'estant dés le commancement mespartie en deux branches: l'une se rencontrant avec des moeurs dures, comme en un païs rude, y engendra l'Impieté: l'autre avec des moeurs tendres, comme en païs mol, y imprima la Superstition. Or est il que tout erreur de jugement, mesmement en telle matiere, est chose mauvaise, mais avec celuy de la superstition, il y a une passion conjoincte, qui est bien pire, pour ce que toute passion est comme une deception qui nous tient en fiebvre: et tout ainsi comme les desboistements de membres mis hors de leurs lieux, qui se font avec blesseur sanglante, sont les plus dangereux, aussi sont les distorsions de l'ame conjoinctes avec passion. Comme, pour exemple, si quelqu'un pense, que de petits corps indivisibles que lon appelle Atomes, et le vuide, soient les principes de l'univers, c'est une faulse opinion qu'il a, mais elle ne luy engendre point d'ulcere, elle ne luy donne point de fiebvre, ny ne luy cause point de douleur qui le tourmente: et au contraire, si quelqu'un estime que la richesse soit le bien souverain de l'homme, ceste faulseté d'opinion a une rouille et verm qui luy ronge l'ame, qui le transporte hors de soy, et ne le laisse point reposer, elle le poingt de furieux aiguillons, elle le precipite, par maniere de dire, du hault des rochers, luy serre la gorge, et luy oste toute liberté de franchement parler: ou bien, si quelques uns ont opinion, que le vice et la vertu soient substances corporelles, et materielles, c'est à l'adventure une trop grosse et trop lourde ignorance, mais non pas digne d'estre lamentee ny deploree. Mais si ce sont de tels jugements, et de telles opinions,
  O miserable et chetifve vertu,
  Or rien que vent et langage n'est tu,
  Et comme estant une reale essence
  Je t'exerçois en toute reverence,
  Laissant le train d'injustice tenir,
  Qui à tous biens fait l'homme parvenir,
  Et rejettant intemperance arriere,
  Celle qui est de tous plaisirs la mere:
ce sont celles dont on doit avoir pitié ensemble, et s'en courroucer, d'autant qu'elles engendrent plusieurs maladies, et plusieurs passions, comme des vers et des tignes, dedans les ames où elles penetrent: aussi pour venir à celles dont à present il est question, l'impieté de l'atheiste est un faulx et mauvais jugement qui luy fait croire qu'il n'y a point de nature souverainement heureuse et incorruptible, et le conduit par ceste mescreance, à n'en sentir point aussi de passion: car sa fin, de n'estimer point qu'il y ait de Dieu, c'est de ne le craindre point aussi: mais la Superstition, ainsi <p 120r>comme la proprieté du nom Grec qui signifie crainte des Dieux, le donne clairement à cognoistre, est une opinion passionnee et une imagination, laquelle imprime en l'entendement de l'homme une frayeur qui abbat et atterre l'homme, estimant bien qu'il y ait des Dieux, mais qui soient malfaisans, nuisibles et dommageables aux hommes, de maniere que l'atheiste ne s'émeut aucunement envers la Deité, là où le superstitieux se mouvant et affectionnant envers elle autrement qu'il ne fault, se destort et fourvoye: ainsi l'ignorance fait à l'un descroire la nature qui est cause de tout bien, et à l'autre croire qu'elle soit cause de mal: tellement que l'impieté vient à estre un faulx jugement de Dieu, et la superstition une passion procedant d'un faulx jugement. Or est-il bien vray, que toutes les maladies et passions de l'ame sont laides et mauvaises, mais toutefois si y a il en quelques unes je ne sçay quoy d'eslevé et de hault, procedant de legereté: et n'y en a pas une en maniere de parler, qui soit destituee d'un mouvement actif, ains est le commun blasme que lon donne à toutes passions, qu'avec leurs aiguillons actifs, elles pressent et violentent si fort la raison, qu'elles la forcent, excepté la peur seule, laquelle n'estant pas moins, destituee de raison que d'asseurance, a un estourdissement et alienation de bon sens, oyseuse, morte, sans exploict ny effect quelconque. C'est pourqoy elle est par les Grecs appellee quelquefois Deima, qui signifie lien, et quelquefois Tarbos, c'est à dire, trouble, pource qu'elle tient l'ame liee sans pouvoir rien faire, et toute perturbee: [...]. [...]. mais entre toutes les sortes de peur, la plus confuse et la plus esperduë est celle de la superstition. Celuy qui ne navigue point ne craint point la mer, ny celuy qui ne suit point les armes ne doubte point la guerre, ny les voleurs et espieurs de chemins celuy qui ne bouge de sa maison, ny le calomniateur celuy qui n'a rien, ny l'envie celuy qui n'a point d'estats, ny le tremblement de terre celuy qui habite en la Gaule, ny le tonnerre celuy qui demeure en Aethiopie: mais celuy qui craint les Dieux, craint toutes choses, la terre, la mer, l'air, le ciel, les tenebres, la lumiere, le bruit, le silence, les songes. Les serfs oublient la dureté de leurs maistres quand ils dorment: le sommeil allege les ennuis de ceulx qui sont en prison, les fers aux pieds: les inflammations des playes, les ulcere malings, qui mangement cruellement les membres tous vifs, les angoisseuses douleurs donnent quelque relasche aux patients ce pendant qu'ils sont endormis, ainsi que dit le poëte Tragique,
  O gracieux dormir, allegement
  Doux aux travaux des malades, comment
  Tu m'est venu au besoing secourable,
  A ma douleur relasche desirable!
La superstition ne permet pas aux superstitieux de pouvoir dire cela, car elle seule ne fait point de trefves avec le sommeil, ny ne permet point à l'ame de pouvoir au moins aucunefois respirer, ny se rasseurer, en rejettant arriere d'elles ces mauvaises et fascheuses opinions qu'elle a de Dieu: ains comme si le dormir des superstitieux estoit un enfer, et le lieu des damnez, elle leur suscite des imaginations horribles, et des visions terribles et monstrueuses des diables et des furies qui tourmentent la miserable ame, et la chassent hors de son repos par ses propres songes, desquels elle se flagelle et s'afflige elle mesme, comme si elle le faisoit par les estranges et cruels commandements de quelque autre: mais encore le pis est puis apres, que quand ils sont esveillez et levez, ils ne mesprisent pas ce qu'ils ont songé, ny ne s'en mocquent pas, et ne s'apperçoivent pas, qu'il n'y a rien de veritable en toutes ces visions qui les ont tourmentez: ains estans sortis de l'ombre de ces faulses illusions, où il n'y a mal quelconque, ils se deçoivent eulx-mesmes à bon escient, et se tourmentent, et despendent infiniement en des magiciens, diseurs de bonne adventure, triacleurs et hommes abuseurs et affronteurs, qui leur vont disant, Si d'adventure tu crains quelque <p 120v>vision nocturne, ou que tu aies esté travaillé de Proserpine terrestre, appelle la vieille qui te paistrit le pain, et te plonge dedans la mer, et te tiens assis contre terre tout le long d'un jour.
  O Grecs aians trouvé des maulx barbares,
par ceste superstition se souiller de fange, se veautrer en la bourbe, chommer les sabbats, se jetter en terre villainement la face contre bas, se tenir assis en public sur la terre, faire d'estrange et extravagantes adorations! Anciennement quand un joueur de cithre commançoit à sonner, on luy commandoit qu'il chantast de bouche juste, au moins ceux qui vouloient entretenir la musique legitime, à fin qu'il ne dist rien de de deshonneste: mais il est bien plus raisonnable que nous prions les Dieux de bouche droicte et juste, et non pas en visitant les entrailles des hosties immolees, prendre garde si la langue en est pure et droicte, et ce pendant destordre la nostre, et l'infecter de noms peregrins, estrangers, et la contaminer de mots barbaresques, en offensant les Dieux, et violant la dignité de la religion receuë et authorisee en nostre païs. Mais le poëte Comique a dit plaisamment en quelque passage, parlant de ceux qui dorent et argentent les chalits de leurs licts, Pourquoy te rends tu cher le dormir, qui est le seul bien que les Dieux nous donnent gratuitement? aussi pourroit on dire à bon droict au superstitieux, que les Dieux nous ont donné le sommeil pour une oubliance et un repos de nos maulx, pourquoy en fais tu une gehenne perpetuelle et douloureuse de ta malheureuse ame, qui ne peult refuir ny avoir recours à un autre sommeil? Heraclitus disoit, que les hommes pendant qu'ils veillent n'ont qu'un monde commun à tous, mais quand ils dorment, que chacun d'eux s'en va au sien propre: mais le superstitieux n'a point de monde commun, car ny quand il veille il n'use point de sage discours qui l'asseure, ny quand il dort il n'est jamais sans quelque chose qui le tourmente: car la raison sommeille, et la peur veille tousjours, et jamais ne s'en peult sauver ny s'en desfaire. Le Tyran Polycrates estoit redouté en Samos, Periander à Corinthe, mais nul ne les craignoit plus depuis qu'il venoit en une ville franche, estant regie par gouvernement populaire: là où celuy qui redout l'empire des Dieux, comme une tyrannie severe et inexorable, où se retirera il? où s'enfuira-il? Quelle terre trouvera-il où il n'y ait point de Dieu? quelle mer? En quelle partie du monde pourras-tu devaller, pauvre homme, ny te cacher pour t'asseurer que tu sois hors de la puissance des Dieux? Il y a loy pour les pauvres esclaves qui sont si durement traictez de leur maistre, qu'ils n'esperent pas jamais en pouvoir obtenir liberté, qu'ils peuvent requerir d'estre vendus à un autre, et changer de maistre qui leur soit plus doulx et plus gracieux: mais la superstition ne nous donne point moyen de changer de Dieux, et ne sçauroit on trouver espece de Dieux que le superstitieux ne craigne, attendu qu'il craint les Dieux tutelaires du païs, et les Dieux de la naissance: Il redoute les Dieux salutaires et sauveurs, il tremble de frayeur quand il pense à ceux à qui nous demandons richesse, abondance de biens, concorde paix, heureux succes de nos dicts et de nos faicts. Et puis ceux-cy estiment qu'estre serf soit une calamité grande, en disant,
  C'est grand malheur à homme et femme d'estre
  Serfs, mesmement de miserable maistre.
et combien plus griefve et plujs miserable servitude estimez vous que seuffrent ceux qui ne s'en peuvent fuir, qui ne peuvent evader, ny se departir et retirer? le serf a les autels, ausquels il peut recourir, et y a beaucoup de temples, de la franchise desquels on n'ozeroit enlever les voleurs mesmes: les ennemis qui s'enfuient apres une desfaicte, s'ils peuvent embrasser une statue des Dieux, ou se jetter dedans une eglise, ils sont asseurez de leur vie: mais le superstitieux, ce que plus il fremit, que plus il craint et redoute, c'est ce en quoy mettent leur esperance ceux qui ont peur de plus cruelles <p 121r>peines que lon face souffrir aux hommes. Ne vous donnez pas peine de tirer par force un superstitieux des temples des Dieux, c'est là où plus aigrement il est affligé et tourmenté. Qu'est-il besoing de dire davantage? la mort est fin de la vie à tous hommes, mais non pas de la superstition, car elle estend ses bornes et limites au dela de l'extremité de la vie, faisant sa peur plus longue que sa vie, et attachant à la mort une imagination de maulx immortels: et lors qu'elle achéve tous ses ennuys et travaux, elle se persuade qu'elle en doive commancer d'autres qui jamais n'acheveront: les profondes portes de je ne sçay quel Pluto dieu des enfers s'ouvrent, des fleuves de feu cruel, et les creuses baricaves de la riviere de Styx se descouvrent, et se desploient des tenebres pleines de plusieurs apparitions d'ames et d'esprits, representans des figures horribles à voir et des voix piteuses à ouïr: des juges, et des bourreaux, des abysmes et des cavernes creuses, pleines de toutes sortes de gehennes et de tourments. Ainsi la miserable superstition, pour craindre par trop, sans propos, ce qu'elle imagine estre mauvais, ne se donne garde qu'elle se soubs-met à tous les maulx du monde: et pour ne sçavoir eviter de se passionner de la crainte des Dieux, elle se forge l'attente de maulx inevitables encore apres sa mort. L'impieté de l'atheïste n'a rien de tout cela: il est bien vray que son ignorance est bien malheureuse, et que c'est une grande calamité à l'ame que de mal veoir, ou du tout estre aveugle, en si grandes et si dignes choses, aiant le principal et le plus clair de ses yeux esteinct, qui est la cognoissance de Dieu, mais au moins ceste crainte passionnee, cest ulcere de conscience, ceste combustion d'esprit, et ceste servile abjection, n'est point conjoincte à son opinion. Platon escrit que la musique a esté donnee aux hommes par les Dieux, pour les rendre modestes, gracieux, et bien conditionnez, non pas pour delices ny pour une volupté, ny un chatouillement d'oreilles, pource qu'il advient aucunefois, à faulte des Muses et des Graces, grande confusion et desordre és accords et consonances de l'ame, qui se desbauche quelquefois outrageusement par intemperance, ou par nonchalance, et la musique survenant là-dessus les rameine et les remet derechef tout doulcement en leur ordre et en leur lieu: car, comme dit le poëte Pindare,
  Ceux qui ne sont point des esleus
  Du grand Jupiter bien-voulus,
  Trouvent la voix melodieuse
  Des Muses mesmes odieuse.
Voire et s'en aigrissent et courroucent: comme lon dit que les Tigres, si on leur sonne des tabourins alentour d'elles, en entrent en fureur, et s'en tourmentent tant, que finablement elles s'en deschirent elles mesmes. Il y a doncques moins de mal en ceulx qui par surdité, ou autre dureté et debilitation de l'ouyë, n'ont aucune passion ne sentiment de la musique. C'estoit un grand malheur à Tiresias de ne voir point ses enfans ny ses familiers, mais bien plus grief et plus grand fut-ce à Athamas et à Agavé de penser, en les voyant, voir des lions, ou des cerfs: et quand Hercules devint enragé, il luy eust mieux valu ne voir, ny ne sentir point ses enfans, que de faire à ceux qu'il aimoit plus au monde, ce qu'il eust sçeu executer alencontre de ses plus mortels ennemis. Ne te semble-il pas maintenant, qu'il y ait une semblable difference entre les atheïstes et les superstitieux? les atheïstes ne voyent point les Dieux du tout, les superstitieux les voyent autrement qu'il ne faut: les atheïstes se persuadent qu'il n'y en a point nullement: les superstitieux estiment effroyable ce qui est bening, cruel comme un tyran ce qui est doulx comme un pere, nous portant dommage ce qui a tout soing de nostre bien et profit, aspre et farouche en courroux ce qui est sans cholere: et puis ils adjoustent foy à des fondeurs de bronze, à des tailleurs de pierre, et à des imagiers et mouleurs en cire, qui leur representent les Dieux avec semblance de corps humains, et les forment, les accoustrent, et les adorent <p 121v>tels: et ce pendant ils mesprisent les philosophes, et les graves hommes de gouvernement, qui preuvent et monstrent que la majesté de Dieu est accompagnee de bonté, de magnanimité, de benevolence et de soing de nostre bien, tellement qu'il en demeure aux uns une privation de tout sentiment, et une mescreance des causes d'où procedent tous biens, et aux autres une desfiance et une crainte de ce qui ne fait que profiter et aider. Et en somme, l'impieté de l'atheïste est, ne sentir aucune passion envers la divinité, à faute d'entendre et de cognoistre ce qui est souverainement bon: et la superstition est un amas de diverses passions souspeçonnant que ce qui est bon de nature soit mauvais: car les superstitieux craignent les Dieux, et neantmoins recourent à eux: Ils les flatent, et leur disent injures: Ils les prient et les accusent. C'est chose commune aux hommes de n'estre jamais heureux en toutes choses, car comme dit Pindare parlant des Dieux,
  Ceux-là ne sont ny à vieillesse,
  Ny à maladifve foiblesse,
  Ny à autres maulx asservis,
  Tousjours en liesse ravis,
  Pour ne craindre point le passage
  D'Acheron au bruyant rivage.
Mais les passions et affaires des hommes sont entremeslez de divers accidents et adventures, qui tournent tantost en une sorte, et tantost en une autre. Voyons doncques quel est l'atheïste premierement és choses qui adviennent oultre son gré, et considerons un peu son affection et disposition en telles occurrences. S'il est au demourant homme modeste et temperé, il supportera sa fortune patiemment sans mot dire, et cerchera aide et confort de là où il pourra: mais s'il est vehement de nature, et qu'il porte impatiemment son malheur, il rejettera et fondera toutes ses plaintes et lamentations sur la fortune et casuelle adventure, et criera qu'il n'y a rien qui soit gouverné par justice ny par providence és choses humaines, ains que tout y va temerairement et confusément en perdition. Mais la façon du superstitieux n'est pas telle, car l'accident à luy survenu sera le moindre de ses maux, ains demourant assis sans prouveoir à rien, se bastira sur sa douleur d'autres afflictions grandes et griefves, et dont il ne se pourra desfaire, et se remplira luy-mesme de peurs, de frayeurs, de souspeçons, et de troubles et perturbations, s'attachant en toutes ses plaintes et lamentations à la providence divine: car il n'accuse de ses malheurs ny l'homme, ny la fortune, ny l'occasion, ny soymesme, ains attribue le tout à Dieu, et dit que c'est de là que luy descend et luy court sus une influence celeste de tout malheur, preschant qu'il n'est pas homme malheureux, mais haï et mal-voulu des Dieux, et qu'il est meritoirement puny, affligé, et tourmenté par la providence divine. Si l'atheïste devient malade, il discourt en luy-mesme, et se ramene en memoire s'il a point trop mangé, ou trop beu, ou s'il a point fait quelque autre desordre en son vivre, s'il a point travaillé excessivement ou s'il a point changé d'air qui luy fust familier en autre fort estrange et trop different du sien naturel. Et si d'adventure il luy est survenu quelque desastre en matiere de gouvernement de la chose publique, qu'il ait encouru quelque disgrace et mauvaise reputation envers le peuple, ou s'il a esté calomnié envers le prince, il en va recercher la cause en luymesme, et és choses qui sont alentour de luy,
  Où ay-je esté, qu'ay-je fait, ou mesfait?
  Qu'ay-je oublié que je deusse avoir fait?
Mais le superstitieux dira, que toute maladie de son corps, perte de biens, mort d'enfans, toute adversité et toute malencontre en affaires de gouvernement, seront autant de coups de l'ire des Dieux, et d'assaults de la justice divine, tellement qu'il n'osera pas se secourir soymesme, ny destourner son malheur, ou bien remedier à son <p 122r>inconvenient, non pas mesme s'y opposer, de peur qu'il ne semble se vouloir attacher à combatre contre les Dieux, ou leur resister quand ils le veulent chastier: en sorte que s'il est malade, il chassera hors de sa chambre le medecin qui le viendra visiter: s'il est en deuil, il sera fermer sa porte au philosophe qui le viendra consoler et reconforter: Laisse moy mon amy, dira-il, payer la peine que j'ay meritee, meschant, malheureux et maudit homme, haï des Dieux et demy-dieux, que je suis. On peut bien a un homme qui ne croit point et ne se persuade point qu'il y ait de Dieu, qui au demourant est oultré de douleur, et se tourmente desespereement, luy essuyer la larme de l'oeil, luy faire touzer ses cheveux, luy oster sa robbe de deuil. Mais le superstitieux, comment luy parlerez-vous? comment luy donnerez-vous secours? Il sera en sa douleur dehors de sa maison, affublé d'un sac, ou ceint sur les reins de quelques meschants haillons tous deschirez, souvent il se veautrera tout nud dedans la fange, il confessera et declarera je ne sçay quels pechez et fautes qu'il aura commises, comme qu'il aura beu ou mangé cecy ou cela, ou qu'il aura esté quelque part où Dieu luy defendoit d'aller: et s'il est le mieux qu'il sçauroit estre pour superstitieux, et que sa superstition soit doulce, pour le moins sera-il en sa maison assis avec force sacrifices que lon fera autour de luy, force aspersions: et les vieilles qui luy viendront attacher, et pendre au col, ne plus ne moins qu'a un pau fiché, comme disoit Bion, tous les brevets, et sorcelleries et sottises qu'elles auront en main. On lit que Teribasus quand les Perses le voulurent prendre prisonnier, meit le main à son cymeterre qui estoit fort et roide, et se defendit vaillamment: mais si tost qu'ils luy crierent et protesterent, que c'estoit par commission et commandement du Roy qu'ils le vouloient prendre, il jetta incontinent son espee, et bailla ses deux mains à lier. N'est-ce pas chose du tout semblable à ce que nous disons? Les autres combattent alencontre des adversitez, et repoulsent les afflictions, faisant tout ce qui est en eux pour les evader, et pour destourner ce qu'ils ne voudroient pas veoir advenir: Mais le superstitieux ne veut escouter personne, ains dit en luy-mesme à par soy: ô miserable, tout ce malheur te vient de la providence divine, et par le commandement de Dieu. Il rejette toute esperance, il s'abbandonne luy-mesme, il fuit et repoulse ceux qui le veulent secourir. Il y a beaucoup de maux qui d'eux-mesmes sont mediocres, que les superstitieux rendent mortels. L'ancien Roy Midas estant troublé et fasché pour quelques songes qu'il avoit songez, à la fin se desespera, tellement qu'il se feit volontairement mourir, en beuvant du sang de taureau: et Aristodemus Roy des Messeniens, en la guerre qu'il eut contre les Messeniens, estant advenu que les chiens hurlerent comme des loups, et que alentour de son autel domestique il estoit creu de l'herbe qui s'appelle chiendent, et que ses devins luy dirent qu'ils redoutoient fort ces signes-là, il en conceut en son coeur une si grande tristesse, et en entra en si grand desespoir, qu'il se desfeit luy- mesme. Et eust à l'adventure mieux valu que Nicias se fust ainsi delivré de sa superstition, comme feirent Midas et Aristodemus, que pour la crainte de l'ombre de l'eclipse de la lune, attendre que l'ennemy le vint envelopper et enceindre tout à l'entour, et au bout du jeu tomber vif entre les mains de ses ennemis, qui le feirent mourir honteusement avec quarante mille hommes Atheniens, qui furent ou mis à l'espee, ou pris prisonniers: car l'opposition de la terre se rencontrant diametralement entre la Lune et le Soleil n'estoit pas à craindre ny à redouter en temps où il estoit besoing se servir de ses pieds, mais bien estoient dangereuses les tenebres de la superstition, de troubler et confondre le jugement de celuy qui y estoit tombé, en temps mesmement qui avoit plus besoing de bon sens et de bon entendement.
  Desja la mer commance à se froncer
  De pers sillons, et à se courroucer:
  Desja la nue alentour environne
<p 122v>   Le haut des monts de venteuse couronne,
  En se levant tout' droitte contre mont.
Cela est un signe de tempeste: ce que voyant le bon pilote, prie bien aux Dieux de luy faire la grace d'en eschapper, et invoque à son aide ceux que lon appelle Salutaires: mais cependant, en faisant ses prieres, il prent en main le timon, il baisse l'antenne, et tasche en amenant la maistresse voile, à se jetter hors de la mer tenebreuse. Hesiode commande, avant que le laboureur commance à labourer ou semer,
  Faire ses veuts à Jupiter terrestre,
  Et à Ceres la deesse champestre:
mais c'est an aiant la main sur le manche de la charrue. Et Homere fait que Ajax, estant sur le poinct de combattre teste à teste contre Hector, admoneste les Grecs de faire priere aux Dieux pour luy: mais que cependant qu'ils prient, luy s'arme tresbien de toutes pieces. Et Agamemnon apres avoir recommandé aux soudards Grecs,
  Chascun sa lance aiguise et tiene preste,
  Et son escu ainsi qu'il faut appreste: alors il requiert à Jupiter,
  O Jupiter donne moy ceste grace,
  Que de Priam la cité je terrace.
Car Dieu est esperance de vertu, non pas excuse de lascheté. Mais les Juifs estant la solennité de leurs grands sabbats, combien que les ennemis plantassent les eschelles et gaignaissent leurs murailles, demeurerent assis en robbe de deuil en leurs maisons, et ne s'en leverent jamais de leurs sieges, ains demeurerent liez et enveloppez en leur superstition comme dedans une seinne. Voyla quelle est la superstition és occurrences des temps et affaires qui ne succedent pas à gré, ains au rebours de nostre volonté, c'est à dire en adversité: mais elle n'est de rien meilleure que l'atheïsme &eacut